Choses vues/1841/Origine de Fantine

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 59-62).


1841.


ORIGINE DE « FANTINE ».


V. H. fut nommé à l’Académie un mardi. Deux jours après Mme  de Girardin, qui demeurait alors rue Laffitte, l’invita à dîner.

À ce dîner était Bugeaud, qui n’était encore que général, qui venait d’être nommé gouverneur général de l’Algérie et qui allait partir pour son poste.

Bugeaud était alors un homme de soixante-cinq ans, vigoureux, très coloré de visage, marqué de petite vérole. Il avait une certaine brusquerie qui n’était jamais de la grossièreté. C’était un paysan mélangé de l’homme du monde, fruste et rempli d’aisance, — n’ayant rien de la lourdeur de la culotte de peau, — spirituel et galant.

Mme  de Girardin mit le général à sa droite et V. H. à sa gauche. La conversation s’établit entre le poëte et le troupier, Mme  de Girardin servant de truchement.

Le général était en grande humeur contre l’Algérie. Il prétendait que cette conquête empêchait la France de parler haut à l’Europe ; que, du reste, rien n’était plus facile à conquérir que l’Algérie, qu’on y pouvait sans peine bloquer les troupes, qu’elles seraient prises ainsi que des rats et qu’on n’en ferait qu’une bouchée ; — qu’en outre, il était très difficile de coloniser l’Algérie ; que le sol était improductif : il avait inspecté les terrains lui-même, et il avait constaté qu’il y avait un pied et demi de distance entre chaque tige de blé.

— Comment ! dit V. H., voilà ce qu’est devenu ce que l’on appelait le grenier des romains ! Mais, en serait-il ce que vous dites, je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’hosanna. Vous pensez autrement que moi, c’est tout simple. Vous parlez en soldat, en homme d’action. Moi je parle en philosophe et en penseur[1].

V. H. quitta d’assez bonne heure Mme  de Girardin. C’était le 9 janvier. Il neigeait à flocons. Il avait des souliers minces, et, quand il fut dans la rue, il vit l’impossibilité de revenir à pied chez lui. Il descendit la rue Taitbout, sachant qu’il y avait une place de cabriolets sur le boulevard au coin de cette rue. Il n’y en avait aucun. Il attendit qu’il en vînt.

Il faisait ainsi le planton, quand il vit un jeune homme ficelé, et cossu dans sa mise, se baisser, ramasser une grosse poignée de neige et la planter dans le dos d’une fille qui stationnait au coin du boulevard et qui était en robe décolletée.

Cette fille jeta un cri perçant, tomba sur le fashionable, et le battit. Le jeune homme rendit les coups, la fille riposta, la bataille alla crescendo, si fort et si loin que les sergents de ville accoururent.

Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l’homme.

En voyant les sergents de ville mettre la main sur elle, la malheureuse se débattit. Mais, quand elle fut bien empoignée, elle témoigna la plus profonde douleur.

Pendant que deux sergents de ville la faisaient marcher de force, la tenant chacun par le bras, elle s’écriait :

— Je n’ai rien fait de mal, je vous assure, c’est le monsieur qui m’en a fait. Je ne suis pas coupable ; je vous en supplie, laissez-moi. Je n’ai rien fait de mal, bien sûr, bien sûr !

Les sergents de ville lui répliquaient sans l’écouter : — Allons, marche ; tu en as pour tes six mois. — La pauvre fille à ces mots : Tu en as pour tes six mois, recommençait à se justifier et redoublait ses suppliques et ses prières.

Les sergents de ville, peu touchés de ses larmes, la traînèrent à un poste rue Chauchat, derrière l’Opéra.

V. H., intéressé malgré lui à la malheureuse, les suivait, au milieu de cette cohue de monde qui ne manque jamais en pareille circonstance.

Arrivé près du poste, V. H. eut la pensée d’entrer et de prendre parti pour la fille. Mais il se dit qu’il était bien connu, que justement les journaux étaient pleins de son nom depuis deux jours et que se mêler à une semblable affaire c’était prêter le flanc à toutes sortes de mauvaises plaisanteries. Bref, il n’entra pas.

La salle où l’on avait déposé la fille était au rez-de-chaussée et donnait sur la rue. Il regarda ce qui se passait, à travers les vitres. Il vit la pauvre femme se traîner de désespoir par terre, s’arracher les cheveux ; la compassion le gagna, il se mit à réfléchir, et le résultat de ses réflexions fut qu’il se décida à entrer.

Quand il mit le pied dans la salle, un homme, qui était assis devant une table éclairée par une chandelle et qui écrivait, se retourna et lui dit d’une voix brève et péremptoire :

— Que voulez-vous, Monsieur ?

— Monsieur, j’ai été témoin de ce qui vient de se passer ; je viens déposer de ce que j’ai vu et vous parler en faveur de cette femme.

À ces mots, la femme regarda V. H., muette d’étonnement, et comme étourdie.

— Monsieur, votre déposition, plus ou moins intéressée, ne sera d’aucune valeur. Cette fille est coupable de voies de fait sur la place publique, elle a battu un monsieur. Elle en a pour ses six mois de prison.

La fille recommençait à sangloter, à crier, à se rouler. D’autres filles qui l’avaient rejointe lui disaient : « Nous irons te voir. Calme-toi. Nous te porterons du linge. Prends cela en attendant. » Et en même temps elles lui donnaient de l’argent et des bonbons.

— Monsieur, dit V. H., lorsque vous saurez qui je suis, vous changerez peut-être de ton et de langage et vous m’écouterez.

— Qui êtes-vous donc, monsieur ?

V. H. ne vit aucune raison pour ne pas se nommer. Il se nomma. Le commissaire de police, car c’était un commissaire de police, se répandit en excuses, devint aussi poli et aussi déférent qu’il avait été arrogant, lui offrit une chaise et le pria de vouloir bien prendre la peine de s’asseoir.

V. H. lui raconta qu’il avait vu, de ses yeux vu, un monsieur ramasser un paquet de neige et le jeter dans le dos de cette fille ; que celle-ci, qui ne voyait même pas ce monsieur, avait poussé un cri témoignant d’une vive souffrance ; qu’en effet elle s’était jetée sur le monsieur, mais qu’elle était dans son droit ; qu’outre la grossièreté du fait, le froid violent et subit causé par cette neige pouvait, en certain cas, lui faire le plus grand mal ; que, loin d’ôter à cette fille — qui avait peut-être une mère ou un enfant — le pain gagné si misérablement, ce serait plutôt l’homme coupable de cette tentative envers elle qu’il faudrait condamner à des dommages-intérêts ; enfin que ce n’était pas la fille qu’on aurait dû arrêter, mais l’homme.

Pendant ce plaidoyer, la fille, de plus en plus surprise, rayonnait de joie et d’attendrissement. — Que ce monsieur est bon ! disait-elle. Mon Dieu, qu’il est bon ! Mais c’est que je ne l’ai jamais vu, c’est que je ne le connais pas du tout !

Le commissaire de police dit à V. H. :

— Je crois tout ce que vous avancez, Monsieur ; mais les sergents de ville ont déposé, il y a un procès-verbal commencé. Votre déposition entrera dans ce procès-verbal, soyez-en sûr. Mais il faut que la justice ait son cours et je ne puis mettre cette fille en liberté.

— Comment ! Monsieur, après ce que je viens de vous dire et qui est la vérité — vérité dont vous ne pouvez pas douter, dont vous ne doutez pas, — vous allez retenir cette fille ? Mais cette justice est une horrible injustice.

— Il n’y a qu’un cas, Monsieur, où je pourrais arrêter la chose, ce serait celui où vous signeriez votre déposition ; le voulez-vous ?

— Si la liberté de cette femme tient à ma signature, la voici.

Et V. H. signa.

La femme ne cessait de dire : Dieu ! que ce monsieur est bon ! Mon Dieu, qu’il est donc bon !

Ces malheureuses femmes ne sont pas seulement étonnées et reconnaissantes quand on est compatissant envers elles ; elles ne le sont pas moins quand on est juste.



  1. En 1846 — cinq ans après — l’opinion de Bugeaud était entièrement changée. Il vint trouver Victor Hugo, alors pair de France, pour le prier de parler dans la question du budget. Bugeaud dit qu’après expérience il avait acquis la conviction que l’annexion de l’Algérie à la France avait d’excellents côtés, qu’il avait trouvé un système de colonisation applicable, qu’il peuplait la Mitidja, grand plateau au milieu de l’Afrique, de colons civils, qu’à côté il éléverait une colonie de troupes. Il prit pour comparaison une lance : — le manche serait un civil, la flèche la troupe ; de façon à ce que les deux colonies se touchassent sans se mêler, etc., etc. — En résumé, le général Bugeaud, que l’Afrique avait fait maréchal et duc d’Isly, était devenu très favorable à l’Afrique. (Note de Victor Hugo.)