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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 113-126).


AUX TUILERIES. — 1844.


I

LE ROI LOUIS-PHILIPPE.


28 juin 1844.

Conversation avec le roi.

Il me disait à propos de langues : — L’anglais est un squelette allemand vêtu d’habits français.

Il me contait que M. de Talleyrand lui avait dit un jour : — Vous ne ferez jamais rien de Thiers, qui serait pourtant un excellent instrument. Mais c’est un de ces hommes dont on ne peut se servir qu’à la condition de les satisfaire. Or, il ne sera jamais satisfait. Le malheur, pour lui comme pour vous, c’est qu’il ne puisse plus être cardinal.




À propos des fortifications de Paris, le roi me contait comment l’empereur Napoléon apprit la nouvelle de la prise de Paris par les alliés.

L’empereur marchait sur Paris à la tête de sa garde. Près de Juvisy, à un endroit de la forêt de Fontainebleau où il y a un obélisque (que je ne vois jamais sans un serrement de cœur, me disait le roi), un courrier qui venait au-devant de Napoléon lui apporta la nouvelle de la capitulation de Paris. Paris était pris. L’ennemi y était entré. L’empereur devint pâle. Puis il cacha son visage dans ses deux mains, et resta ainsi un quart d’heure immobile. Puis, sans dire une parole, il tourna la bride de son cheval, et reprit la route de Fontainebleau. — Le général Atthelin assistait à cette chose et l’a contée au roi.




Juillet 1844.

Il y a quelques jours, le roi disait au maréchal Soult (devant témoins) : — Maréchal, vous souvient-il du siège de Cadiz[1] ? — Pardieu, sire, je le crois bien ! J’ai assez pesté devant ce maudit Cadiz. J’ai investi la place et j’ai été forcé de m’en aller comme j’étais venu. — Maréchal, pendant que vous étiez devant, j’étais dedans. — Je le sais, sire. — Les cortès et le cabinet anglais m’offraient le commandement de l’armée anglo-espagnole. — Je me le rappelle. — L’offre était grave. J’hésitais beaucoup. Porter les armes contre la France ! pour ma famille, c’est possible ; mais contre mon pays. J’étais fort perplexe. Sur ces entrefaites, vous me fîtes demander par un affidé une entrevue secrète, entre la place et votre camp, dans une petite maison située sur la Cortadura. Vous en souvenez-vous, Monsieur le maréchal ? — Parfaitement, sir ; le jour même fut fixé et le rendez-vous pris. — Et je n’y vins pas. — C’est vrai. — Savez-vous pourquoi ? — Je ne l’ai jamais su. — Je vais vous le dire. Comme je me disposais à vous aller trouver, le commandant de l’escadre anglaise, averti de la chose je ne sais comment, tomba brusquement chez moi et me prévint que j’étais sur le point de tomber dans un piège ; que, Cadiz étant imprenable, on désespérait de m’y saisir, mais qu’à la Cortadura je serais arrêté par vous ; que l’empereur voulait faire du duc d’Orléans le second tome du duc d’Enghien, et que vous me feriez immédiatement fusiller. Là, vraiment, ajouta le roi avec un sourire, la main sur la conscience, est-ce que vous vouliez me faire fusiller ? — Le maréchal est resté un moment silencieux, puis a répondu, avec un autre sourire, non moins inexprimable que le sourire du roi : — Non, sire, je voulais vous compromettre.

La conversation a changé d’objet. Quelques instants après, le maréchal a pris congé du roi, et le roi, en le regardant s’éloigner, a dit en souriant à la personne qui entendait cette conversation : — Compromettre ! compromettre ! cela s’appelle aujourd’hui compromettre. En réalité, c’est qu’il m’aurait fait fusiller.




4 août 1844.

Hier, le roi m’a dit : — Un de mes embarras en ce moment, dans toute cette affaire de l’université et du clergé, c’est M. Affre.

— Alors, sire, ai-je dit, pourquoi l’avez-vous nommé ?

— C’est une faute que j’ai faite, je m’en accuse. J’avais d’abord nommé à l’archevêché de Paris le cardinal d’Arras, M. de la Tour d’Auvergne.

— C’était un bon choix, ai-je repris.

— Oui, bon. Insignifiant. Un vieillard honnête et nul. Un bonhomme. Il était fort entouré de carlistes. Fort circonvenu. Toute sa famille me haïssait. On l’amena à refuser. Ne sachant que faire, et pressé, je nommai M. Affre. J’aurais dû m’en défier. Il n’a pas la figure ouverte ni franche. J’ai pris cet air en dessous pour un air de prêtre, j’ai eu tort. Et puis, vous savez, c’était en 1840. Thiers me le proposait et me poussait. Thiers ne se connaît pas en archevêques. J’ai fait cela légèrement. J’aurais dû me souvenir de ce que M. de Talleyrand m’avait dit un jour : — Il faut toujours que l’archevêque de Paris soit vieux. Le siège est plus tranquille, et vaque plus souvent. — J’ai nommé M. Affre qui était jeune, c’est un tort. Au reste, je vais rétablir le chapitre de Saint-Denis, et en nommer primicier le cardinal de la Tour d’Auvergne. Ceci va, faire endiabler mon archevêque. Le nonce du pape, auquel je parlais tout à l’heure de mon projet, en a beaucoup ri, et m’a dit : — L’abbé Affre fera quelque folie. — Au reste il irait à Rome, que le pape le fêterait fort mal. Il a agi comme un pauvre sire dans toute occasion depuis qu’il est archevêque. Un archevêque de Paris, qui a de l’esprit, doit toujours être bien avec le roi ici et avec le pape là-bas.




Août 1844.

L’autre mois, le roi alla à Dreux. C’était l’anniversaire de la mort de M. le duc d’Orléans. Le roi avait choisi ce jour pour mettre en ordre les cercueils des siens dans le caveau de famille.

Il se trouvait dans le nombre un cercueil qui contenait tous les ossements des princes de la maison d’Orléans que Mme  la duchesse d’Orléans, mère du roi, avait pu recueillir après la Révolution, où ils furent violés et dispersés. Ce cercueil, placé dans un caveau séparé, avait été défoncé dans ces derniers temps par la chute d’une voûte. Les débris de la voûte, pierres et plâtras, s’y étaient mêlés aux ossements.

Le roi fit apporter ce cercueil devant lui et le fit ouvrir. Il était seul dans le caveau avec le chapelain et deux aides de camp. Un autre cercueil plus grand et plus solide avait été préparé. Le roi prit lui-même et de sa main les ossements de ses aïeux l’un après l’autre dans le cercueil brisé et les rangea avec soin dans le cercueil nouveau. Il ne souffrit pas que personne autre y touchât. De temps en temps il comptait les crânes et disait : — Ceci est M. le duc de Penthièvre. Ceci est M. le comte de Beaujolais. Puis il complétait de son mieux et comme il pouvait chaque groupe d’ossements.

Cette cérémonie dura de neuf heures du matin à sept heures du soir, sans que le roi prît de repos ni de nourriture.




Août 1844.

Hier 15, après avoir dîné chez M. Villemain qui habite une maison de campagne près Neuilly, je suis allé chez le roi.

Le roi n’était pas dans le salon, où il n’y avait que la reine, Madame Adélaïde et quelques dames, parmi lesquelles Mme  Firmin Rogier, qui est charmante. Il y avait beaucoup de visiteurs, entre autres M. le duc de Broglie et M. Rossi avec lesquels je venais de dîner, M. de Lesseps qui s’est distingué dans ces derniers temps comme consul à Barcelone, M. Firmin Rogier, le comte d’Argout.

J’ai salué la reine qui m’a beaucoup parlé de Mme  la princesse de Joinville accouchée d’avant-hier et dont l’enfant est venu le même jour que la nouvelle du bombardement de Tanger par son père. C’est une petite fille. Mme  la princesse de Joinville passe sa journée à la baiser en disant : — Comme elle est gentille ! avec son doux accent méridional que les plaisanteries de ses beaux-frères n’ont pu encore lui faire perdre.

Pendant que je parlais à la reine, Madame la duchesse d’Orléans, vêtue de noir, est entrée et s’est assise près de Madame Adélaïde qui lui a dit ; — Bonsoir, chère Hélène.

Un moment après, M. Guizot, en noir, une chaîne de décorations et un ruban rouge à la boutonnière, la plaque de la Légion d’honneur à l’habit, pâle et grave, a traversé le salon. Je lui ai pris la main en passant et il m’a dit :

— Je vous ai été chercher inutilement ces jours-ci. Venez donc passer une journée à la campagne avec moi. Nous avons à causer. Je suis à Auteuil. Place d’Aguesseau, n° 4. — Je lui ai demandé : — Le roi viendra-t-il ce soir ? — Il m’a répondu : — Je ne crois pas. Il est avec l’amiral de Mackau. Les nouvelles sont sérieuses. Il en a pour toute la soirée. — Puis M. Guizot est parti.

Il était près de dix heures, j’allais en faire autant, et j’étais déjà dans l’antichambre, quand une dame d’honneur de Madame Adélaïde, envoyée par la princesse, est venue me dire que le roi désirait causer avec moi et me faisait prier de rester. Je suis rentré dans le salon qui s’était presque vidé.

Un moment après, comme dix heures sonnaient, le roi est venu. Il était sans décorations et avait l’air préoccupé. En passant près de moi, il m’a dit : — Attendez que j’aie fait ma tournée ; nous aurons un peu plus de temps quand on sera parti. Il n’y a plus que quatre personnes et je n’ai à dire que quatre mots. Il ne s’est en effet arrêté un moment qu’auprès de l’ambassadeur de Prusse et de M. de Lesseps qui avait à lui communiquer une lettre d’Alexandrie, relative à l’étrange abdication du pacha d’Égypte.

Tout le monde a pris congé, puis le roi est venu à moi, m’a saisi le bras et m’a mené dans le grand salon d’attente, où il s’est assis et m’a fait asseoir sur un canapé rouge qui est entre deux portes vis-à-vis de la cheminée. Alors il s’est mis à parler vivement, énergiquement, comme si un poids se levait de dessus sa poitrine.

— Monsieur Hugo, je vous vois avec plaisir. Que pensez-vous de tout ceci ? Tout cela est grave et surtout paraît grave. Mais en politique, je le sais, il faut quelquefois tenir compte de ce qui paraît autant que de ce qui est. Nous avons fait une faute en prenant ce chien de protectorat[2]. Nous avons cru faire une chose populaire pour la France, et nous avons fait une chose embarrassante pour le monde. L’effet populaire a été médiocre ; l’effet embarrassant est énorme. Qu’avions-nous besoin de nous empêtrer de Taïti (le roi prononçait Taëte)[3] ? Que nous faisait cette pincée de grains de tabac au milieu de l’Océan ? À quoi bon loger notre honneur à quatre mille lieues de nous dans la guérite d’une sentinelle insultée par un sauvage et par un fou ? En somme, il y a du risible là-dedans. Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, c’est petit, il n’en sortira rien de gros. Sir Robert Peel a parlé comme un étourdi. Il a fait, lui, une sottise d’écolier. Il a diminué sa considération en Europe. C’est un homme grave, mais capable de légèretés. Et puis il ne sait pas de langues. Un homme qui ne sait pas de langues, à moins d’être un homme de génie, a nécessairement des lacunes dans les idées. Or, sir Robert n’a pas de génie. Croiriez-vous cela ? il ne sait pas le français. Aussi il ne comprend rien à la France. Les idées françaises passent devant lui comme des ombres. Il n’est pas malveillant, non ; il n’est pas ouvert, voilà tout. Il a parlé étourdiment. Je l’avais jugé ce qu’il est, il y a quarante ans. Il y a quarante ans que je l’ai vu pour la première fois. Il était alors jeune homme et secrétaire du comte de… (je n’ai pas bien entendu le nom. Le roi parlait vite). J’allais souvent dans cette maison. J’étais alors en Angleterre. Je pensai envoyant ce jeune Peel qu’il irait loin, mais qu’il s’arrêterait. Me suis-je trompé ?

Il y a des anglais, et des plus hauts placés, qui ne comprennent rien aux français. Comme ce pauvre duc de Clarence, qui a, depuis, été Guillaume IV. Ce n’était qu’un matelot. Il faut se garer de l’esprit matelot, je le dis souvent à mon fils de Joinville. Qui n’est qu’un marin n’est rien sur terre. Or, ce duc de Clarence me disait : — Duc d’Orléans, il faut une guerre tous les vingt ans entre la France et l’Angleterre. L’histoire le montre. — Je lui répondais : — Mon cher duc de Clarence, à quoi bon les gens d’esprit si on laisse le genre humain refaire toujours les mêmes sottises ? — Le duc de Clarence ne savait pas un mot de français, non plus que Peel.

Quelle différence de ces hommes-là à Huskisson ! Vous savez ? Huskisson qui est mort si fatalement sur les rails d’un chemin de fer ? — Celui-là était un maître homme. Il savait le français et il aimait la France. Il avait été mon camarade au club des Jacobins. Je ne dis pas cela en mauvaise part. Il comprenait tout. S’il y avait en ce moment un homme comme cela en Angleterre, lui et moi ferions la paix du monde. — Monsieur Hugo, nous la ferons sans lui. Je la ferai tout seul. — Sir Robert Peel reviendra sur ce qu’il a dit. Hé mon Dieu ! il a dit cela. Sait-il seulement pourquoi et comment ? Avez-vous vu le parlement d’Angleterre ? On parle de sa place, debout, au milieu des siens, on est entraîné, on dit plus souvent encore ce que pensent les autres que ce qu’on pense soi-même. Il y a une communication magnétique. On la subit. On se lève (ici le roi s’est levé et a imité le geste de l’orateur qui parle au parlement). L’assemblée fermente tout auprès de vous ; on se laisse aller, on dit de ce côté-ci : L’Angleterre a subi une grossière injure, et de ce côté-là : Avec une grossière indignité. Ce sont tout simplement des applaudissements qu’on cherche des deux côtés. Rien de plus. Mais cela est mauvais. Cela est dangereux. Cela est funeste. En France notre tribune qui isole l’orateur a bien ses avantages.

De tous les hommes d’État anglais, je n’en ai connu qu’un qui sût se soustraire à ces entraînements des assemblées. Ce n’était pas M. Fox, homme rare pourtant. C’était M. Pitt. M. Pitt avait de l’esprit, quoiqu’il fût de haute taille. Il avait l’air gauche et parlait avec embarras. Sa mâchoire inférieure pesait un quintal. De là une certaine lenteur qui amenait par force la prudence dans ses discours. Quel homme d’État d’ailleurs que ce Pitt ! On lui rendra justice un jour, même en France. On en est encore à Pitt et Cobourg. Mais c’est une niaiserie qui passera. M. Pitt savait le français. Il faut, pour faire de bonne politique, des anglais qui sachent le français et des français qui sachent l’anglais.

Tenez, je vais aller en Angleterre le mois prochain. J’y serai très bien reçu : je parle anglais. Et puis, les anglais me savent gré de les avoir étudiés assez à fond pour ne pas les détester. Car on commence toujours par détester les anglais. C’est l’effet de la surface. Moi je les estime et j’en fais état. Entre nous, j’ai une chose à craindre en allant en Angleterre, c’est le trop bon accueil. J’aurai à éluder une ovation. De la popularité là-bas me ferait de l’impopularité ici. Cependant, il y a une autre difficulté. Il ne faut pas non plus que je me fasse mal recevoir. Mal reçu là-bas, raillé ici. Oh ! ce n’est pas facile de se mouvoir quand on est Louis-Philippe ! n’est-ce pas, monsieur Hugo ?

Je tâcherai pourtant de m’en tirer mieux que ce grand bêta d’empereur de Russie qui est allé là au grand galop chercher une chute. Voilà un pauvre sire. Quel niais ! ce n’est qu’un caporal russe, occupé d’un talon de botte et d’un bouton de guêtre. Quelle idée ! arriver à Londres la veille du bal des polonais ! Est-ce que j’irais en Angleterre la veille de l’anniversaire de Waterloo ? à quoi bon aller chercher une avanie ? Les nations ne dérangent pas leurs idées pour nous autres princes. Monsieur Hugo ! monsieur Hugo ! les princes intelligents sont bien rares. Voyez ce pacha d’Égypte, qui avait de l’esprit, et qui abdique, comme Charles-Quint qui avait du génie pourtant et qui a fait la même sottise ! Voyez cet imbécile de roi du Maroc ! Quelle misère de gouverner à travers cette cohue de rois ahuris ! On ne me fera pourtant pas faire la grosse faute ! On m’y pousse, on ne m’y précipitera pas. Écoutez ceci et retenez-le, le secret de maintenir la paix, c’est de prendre toute chose par le bon côté, aucune par le mauvais. Oh ! sir Robert Peel est un singulier homme de parler ainsi à tort et à travers ! Il ne connaît pas toute notre force. Il ne réfléchit pas !

Tenez, le prince de Prusse disait cet hiver à ma fille, à Bruxelles, une chose bien vraie : — Ce que nous envions à la France, c’est l’Algérie. Non à cause de la terre, mais à cause de la guerre. C’est un grand et rare bonheur qu’a la France d’avoir là à ses portes une guerre qui ne trouble pas l’Europe et qui lui fait une armée. Nous, nous n’avons encore que des soldats de revues et de parades. Le jour où une collision éclaterait, nous n’aurions que des soldats faits par la paix. La France seule, grâce à Alger, aurait des soldats faits par la guerre. — Voilà ce que disait le prince de Prusse et c’était juste.

En attendant, nous faisons aussi des enfants. Le mois dernier, c’était ma fille de Nemours, ce mois-ci, c’est ma fille de Joinville. Elle m’a donné une princesse. J’aurais mieux aimé un prince. Mais bah ! dans la position d’isolement qu’on veut faire à ma maison parmi les maisons royales de l’Europe, il faut songer aux alliances de l’avenir. Eh bien, mes petits-enfants se marieront entre eux. Cette petite, qui est née d’hier, ne manquera pas de cousins, — ni de mari, par conséquent. —

Ici le roi s’est mis à rire, et je me suis levé. Il avait parlé presque sans interruption pendant cinq quarts d’heure. Je disais çà et là quelques mots seulement. Pendant cette espèce de long monologue. Madame Adélaïde a passé, se retirant dans ses appartements. Le roi lui a dit : — Je vais te rejoindre tout à l’heure, et a continué.

Il était près de onze heures et demie quand j’ai quitté le roi.

C’est dans cette conversation que le roi me dit : — Êtes-vous allé en Angleterre ? — Non, sire. — Eh bien, quand vous irez, — car vous irez, — vous verrez ; c’est étrange, ce n’est plus rien qui ressemble à la France ; c’est l’ordre, l’arrangement, la symétrie, la propreté, l’ennui, des arbres taillés, des chaumières jolies, des pelouses tondues, dans les rues un profond silence. Les passants sérieux et muets comme des spectres. Dès que vous parlez dans la rue, — français que vous êtes, vivant que vous êtes, — vous voyez ces spectres se retourner et murmurer avec un mélange inexprimable de gravité et de dédain : — French people ! — Quand j’étais à Londres, je me promenais donnant le bras à ma femme et à ma sœur, nous causions, parlant pas très haut, vous savez, nous sommes des gens comme il faut, — tous les passants se retournaient, bourgeois et hommes du peuple, et nous les entendions grommeler derrière nous : — French people ! French people !




5 septembre 1844.

... Le roi s’est levé, a marché quelques instants, comme violemment agité, puis est venu se rasseoir près de moi, et m’a dit :

— Tenez, vous avez dit à Villemain un mot qu’il m’a rapporté. Vous lui avez dit : « Le démêlé entre la France et l’Angleterre à propos de Taïti et de Pritchard me fait l’effet d’une querelle de café entre deux sous-lieutenants, dont l’un a regardé l’autre de travers ; il en résulte un duel à mort. Or deux grandes nations ne doivent pas se comporter comme deux mousquetaires. Et puis, dans le duel à mort de deux nations comme l’Angleterre et la France, c’est la civilisation qui serait tuée. » Ce sont bien là vos paroles, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Elles m’ont frappé, et je les ai écrites le soir même à une personne couronnée, car j’écris souvent toute la nuit. Je passe bien des nuits à refaire ce qu’on a défait. Je ne le dis pas. Loin de m’en savoir gré, on m’en injurierait. Oh ! oui, je fais un rude travail. À mon âge, avec mes soixante et onze ans, pas un instant de vrai repos, ni jour, ni nuit. Comment voulez-vous que je ne sois pas toujours inquiet ? je sens l’Europe pivoter sur moi.




6 septembre 1844.

Le roi me disait hier : — Ce qui rend la paix difficile, c’est qu’il y a en Europe deux choses que les rois de l’Europe détestent, la France et moi. Moi plus encore que la France. Je vous parle en toute franchise. Ils me haïssent parce que je suis Orléans ; ils me haïssent parce que je suis moi. Quant à la France, on ne l’aime pas, mais on la tolérerait en d’autres mains. Napoléon leur était à charge ; ils l’ont renversé en le poussant à la guerre qu’il aimait. Je leur suis à charge, ils voudraient me jeter bas, en me poussant hors de la paix que j’aime.

Puis il a mis ses deux mains sur ses yeux ; et est resté un moment, la tête appuyée en arrière aux coussins du canapé, pensif et comme accablé.




6 septembre 1844.

— Je n’ai jamais vu, me disait le roi, qu’une seule fois Robespierre en chambre (dans une chambre, de près, mais je conserve l’expression même du roi). C’était dans un endroit appelé Mignot, près de Poissy, qui existe encore. Cela appartenait alors à un riche fabricant de drap de Louviers appelé M. Decréteau. C’était en quatre-vingt-onze ou douze. M. Decréteau m’invita un jour à venir dîner à Mignot. J’y allai. L’heure venue, on se mit à table. Il y avait Robespierre et Pétion. Je connaissais beaucoup Pétion, mais je n’avais jamais vu Robespierre. C’était bien la figure dont Mirabeau avait fait le portrait d’un mot, un chat qui boit du vinaigre. Il fut très maussade et desserra à peine les dents, laissant à regret échapper une parole de temps en temps, et fort âcre. Il paraissait contrarié d’être venu, et que je fusse là. Au milieu du dîner, Pétion s’adressant à M. Decréteau s’écria : — Mon cher amphitryon, mariez-moi donc ce gaillard-là ! — Il montrait Robespierre. Robespierre de s’exclamer : — Qu’est cela et que veux-tu dire, Pétion ? — Pardieu, fit Pétion, je veux dire qu’il faut que tu te maries. Je veux te marier. Tu es plein d’âcreté, d’hypocondrie et de fiel, d’humeur noire, de bile et d’atrabile. J’ai peur de tout cela pour nous. Il faudrait une femme pour fondre toutes ces amertumes et faire de toi un bonhomme. — Robespierre hocha la tête et voulut faire un sourire, mais ne parvint qu’à faire une grimace. — C’est la seule fois, reprit le roi, que j’aie vu Robespierre en chambre. Depuis je l’ai retrouvé à la tribune de la Convention. Il était ennuyeux au suprême degré, parlait lentement, longuement et pesamment, et était plus âcre, plus maussade et plus amer que jamais. On voyait bien que Pétion ne l’avait pas marié.




7 septembre 1844.

Le roi me disait jeudi dernier : — M. Guizot a de grandes qualités et d’immenses défauts. (Chose bizarre, M. Guizot m’avait dit précisément la même chose du roi le mardi d’auparavant, — en commençant par les défauts.) M. Guizot a au plus haut degré, et je l’en estime profondément, le courage de l’impopularité chez ses adversaires ; il ne l’a pas parmi ses amis. Il ne sait pas se brouiller momentanément avec ses partisans, ce qui était le grand art de M. Pitt. Dans cette affaire de Taïti, comme dans l’affaire du droit de visite, M. Guizot na pas peur de l’opposition, ni de la presse, ni des radicaux, ni des carlistes, ni des dynastiques, ni des cent mille hurleurs des cent mille carrefours de France ; il a peur de Jacques Lefebvre[4]. Que dira Jacques Lefebvre ? Et Jacques Lefebvre a peur du iie arrondissement. Que dira le iie arrondissement ? Le iie arrondissement n’aime pas les anglais, il faut tenir tête aux anglais ; mais il n’aime pas la guerre, il faut céder aux anglais. Tenir tête en cédant. Arrangez cela. Le iie arrondissement gouverne Jacques Lefebvre, Jacques Lefebvre gouverne Guizot ; un peu plus le iie arrondissement gouvernerait la France.

Je dis à Guizot : — Mais que craignez-vous ? Ayez donc du courage. Soyez d’un avis. — Ils sont là tous pâles et immobiles et ne répondent pas. Oh ! la peur ! Monsieur Hugo, c’est une étrange chose que la peur du bruit qui se fera dehors ! elle prend celui-ci, puis celui-là, et elle fait le tour de la table. Je ne suis pas ministre, mais, si je l’étais, il me semble que je n’aurais pas peur. Je verrais le bien et j’irais droit devant moi. Et quel plus grand but ? La civilisation par la paix !




Octobre 1844.

M. Guizot sort tous les jours après son déjeuner, à midi, et va passer une heure chez Mme  la princesse de Liéven, rue Saint-Florentin. Le soir il y retourne, et, excepté les jours officiels, il y passe toutes ses soirées.

M. Guizot a cinquante-sept ans, la princesse en a cinquante-huit.

À ce sujet, le roi disait un soir à M. Duchâtel, ministre de l’intérieur :

— Guizot n’a donc pas un ami qui le conseille ? Qu’il prenne garde à ces femmes du nord. Il ne se connaît pas en femmes du nord. Quand une femme du nord est vieille et a affaire à un homme plus jeune qu’elle, elle le suce jusqu’à la moelle.

Puis le roi de rire.

M. Duchâtel, qui est gros et gras, qui a des favoris et quarante-cinq ans, rougit très fort.




Novembre.

Le roi, chez lui, le soir, ne porte habituellement aucune décoration. Il est vêtu d’un habit marron, d’un pantalon noir et d’un gilet de satin noir ou de piqué blanc. Il a une cravate blanche, des bas de soie à jour et des souliers vernis. Il porte un toupet gris, peu dissimulé, et coiffé à la mode de la restauration. Point de gants. Il est gai, bon, affable et causeur.

Son voyage en Angleterre l’a charmé. Il m’en a parlé une heure et demie avec force gestes et imitations de l’accent anglais et des pantomimes anglaises.

— J’ai été fort bien accueilli, me disait-il. La foule, les acclamations, les salves d’artillerie, les banquets, cérémonies, fêtes, visites des corps de ville, harangue de la cité de Londres, rien n’a manqué. Dans tout cela, deux choses surtout m’ont touché. Près de Windsor, à un relais, un homme, qui avait suivi ma voiture en courant, s’est arrêté près de moi à la portière, en criant : — Vive le roi ! vive le roi ! vive le roi ! — en français. Puis il a ajouté, toujours en français : — Sire, soyez le bienvenu chez ce vieux peuple d’Angleterre ; vous êtes dans un pays qui sait vous apprécier. — Cet homme ne m’avait jamais vu et ne me reverra jamais. Il n’attend rien de moi. Il m’a semblé que c’était la voix du peuple. Cela m’a touché plus que tous les compliments. — En France, au relais après Eu, un ivrogne me voyant passer a dit à haute voix : — Voilà le roi de retour. Tout est bien. Les anglais sont contents, les français seront tranquilles. — Paix et satisfaction des peuples, c’est en effet mon but.

Oui, j’ai été bien reçu en Angleterre. Et si l’empereur de Russie a comparé son accueil au mien, il a dû souffrir, lui qui est vaniteux. Il est venu en Angleterre avant moi pour m’empêcher de faire mon voyage. C’est une sottise. Il eût mieux fait de venir après moi. On eût été obligé de le traiter de la même façon. Par exemple, il n’est pas aimé à Londres. Je ne sais pas si l’on eût pu obtenir que le corps de ville se dérangeât pour l’aller voir. Ces aldermen sont des blocs.

Louis-Philippe s’amusait fort de M. Dupin aîné, qui, croyant exagérer les raffinements du langage de cour, appelle Madame Adélaïde, sœur du roi, ma belle demoiselle.




SAINT-CLOUD.


16 novembre.

Le roi était hier soucieux et paraissait fatigué. Quand il m’a aperçu, il m’a conduit dans le salon qui est derrière le salon de la reine, et il m’a dit en me montrant un grand canapé de tapisserie où sont figurés des perroquets dans des médaillons : — Asseyons-nous sur ces oiseaux. — Puis il m’a pris la main, et s’est plaint assez amèrement :

— Monsieur Hugo, on me juge mal. On dit que je suis fin. On dit que je suis habile. Cela veut dire que je suis traître. Cela me blesse. Je suis un honnête homme. Tout bonnement. Je vais droit devant moi. Ceux qui me connaissent savent que j’ai de l’ouverture de cœur. Thiers, en travaillant avec moi, me dit un jour que nous n’étions pas d’accord : — Sire, vous êtes fin, mais je suis plus fin que vous. — La preuve que non, lui répondis-je, c’est que vous me le dites. — Thiers, du reste, a de l’esprit, mais il est trop fier d’être un parvenu. Guizot vaut mieux. C’est un homme solide. Un point d’appui. Espèce rare et que j’estime. Il est supérieur même à Casimir Perier, qui avait l’esprit étroit. C’était une âme de banquier scellée à la terre comme un coffre-fort. Oh ! que c’est rare, un vrai ministre ! Ils sont tous comme des écoliers. Les heures de conseil les gênent. Les plus grandes affaires se traitent en courant. Ils ont hâte d’être à leurs ministères, à leurs commissions, à leurs bureaux, à leurs bavardages. Dans les temps qui ont suivi 1830, ils avaient l’air humiliés et inquiets quand je les présidais. Et puis, aucun goût vrai du pouvoir. Peu de grandeur au fond, pas de suite dans les projets, pas de persistance dans les volontés. On quitte la partie comme un enfant sort de classe. Le jour de sa sortie du ministère, le duc de Broglie dansait de joie dans la salle du conseil. Le maréchal Maison arrive. — Qu’avez-vous, mon cher duc ? — Maréchal, nous quittons le ministère ! — Vous y êtes entré comme un sage, dit le maréchal qui avait de l’esprit, et vous en sortez comme un fou. —

Le comte Molé, lui, avait une manière de me céder et de me résister tout à la fois. — Je suis de l’avis du roi quant au fond, disait-il, je n’en suis pas quant à l’opportunité. — M. Humann, qui a été ministre des finances, était bon économiste, mais alsacien et entêté. Quand nous étions en désaccord, notamment pour la conversion des rentes, je lui disais, si c’était en été : — Monsieur Humann, venez avec moi à Eu. Nous prendrons une calèche ou un char à bancs, et nous causerons en nous promenant dans la forêt. Nous partions pour la ville d’Eu, je faisais mettre les chevaux à la voiture, et nous nous en allions par le bois, lui pérorant, moi regardant les arbres, cela durait toute la journée, et je m’en revenais le soir après avoir promené M. Humann.

Je n’aime pas le système des finances en France. Je suis payé pour m’en plaindre. C’est-à-dire pas payé. L’arriéré me doit soixante-quinze millions dont je n’aurai jamais un sou. On me doit pour la principauté de Dombes, pour Gaillon, pour Vernon. On me doit pour Rambouillet. J’en ai fait mon deuil, mais cela m’impatiente d’être accusé quand c’est moi qui devrais réclamer et récriminer. Enfin, n’importe ! Monsieur Hugo, si vous saviez comme les choses se passent quelquefois au conseil ! Le traité du droit de visite, ce fameux droit de visite ! croiriez-vous cela ? n’a pas même été lu en conseil. Le maréchal Sébastiani, alors ministre, disait : — Mais, messieurs, lisez donc le traité. — Je disais : — Mes chers ministres, mais lisez donc le traité. — Bah ! nous n’avons pas le temps, nous savons ce que c’est. Que le roi signe ! disaient-ils. — Et j’ai signé.


II

LA DUCHESSE D’ORLÉANS.


Mme  la duchesse d’Orléans est une femme rare, d’un grand esprit et d’un grand sens. Je ne pense pas qu’on l’apprécie complètement aux Tuileries. Le roi pourtant en fait haute estime, et cause souvent très particulièrement avec elle. Il lui arrive fréquemment de lui donner le bras le soir pour la reconduire du salon de famille à ses appartements. Il ne paraît pas que les princesses brus lui fassent toujours aussi bon visage.




26 février 1844.

Hier, Mme  la duchesse d’Orléans me disait : — Mon fils n’est pas ce qu’on peut appeler un enfant aimable. Il n’est pas de ces jolis petits prodiges qui font honneur à leur mère, et dont on dit : — Que d’à-propos ! que d’esprit ! que de grâce ! Il a du cœur, je le sais, il a de l’esprit, je le crois ; mais personne ne sait et ne croit cela que moi. Il est timide, farouche, silencieux, effaré aisément. Que sera-t-il ? je l’ignore. Souvent à son âge un enfant dans sa position comprend qu’il faut plaire, et se met, tout petit qu’il est, à jouer son rôle. Le mien se cache dans la jupe de sa mère et baisse les yeux. Tel qu’il est, je l’aime ainsi. Je le préfère même. J’aime mieux un sauvage qu’un comédien.




Août 1844.

M. le comte de Paris a signé l’acte de naissance de la princesse Françoise de Joinville. C’est la première fois que le petit prince signait son nom. Il ne savait ce qu’on lui voulait, et quand le roi lui a dit en lui présentant l’acte : — Paris, signe ton nom, l’enfant a refusé. Mme  la duchesse d’Orléans l’a pris entre ses genoux, et lui a dit un mot tout bas. Alors l’enfant a pris la plume et, sous la dictée de son aïeul, a écrit sur l’acte L. P. d. O. Il a fait l’O démesuré et les autres lettres gauchement, fort embarrassé et tout honteux comme les enfants farouches.

Il est charmant pourtant et adore sa mère, mais c’est à peine s’il sait qu’il s’appelle Louis-Philippe d’Orléans. Il écrit à ses camarades, à son précepteur, à sa mère ; mais les petits billets qu’il fait, il les signe Paris. C’est le seul nom qu’il se connaisse.

Ce soir, le roi a mandé M. Régnier, précepteur du prince, et lui a donné l’ordre d’apprendre au comte de Paris à signer son nom.



  1. Le maréchal Soult, à la tête des troupes françaises, assiégea la ville de Cadiz en décembre 1810, mais la ville ne put être prise et les Cortès s’y installèrent. En février 1811, le siège fut recommencé sans succès et dut être levé après six mois, en août 1812. (Note de l’éditeur.)
  2. Le protectorat de Taïti. (Note de l’éditeur.)
  3. Pritchard, consul d’Angleterre, n’ayant pas réussi à faire accepter le protectorat de Taïti par le gouvernement anglais, la reine Pomaré, quoique toujours dominée par l’influence anglaise, dut, sous la pression des chefs de l’île, demander le protectorat français, qui fut concédé par la convention du 25 mars 1843. Pritchard fut fort malmené par les français qui prirent possession de l’île. Le gouvernement anglais réclama, sous menace de guerre, le désaveu des brutalités commises et une indemnité pour Pritchard, en même temps que le ministre Robert Peel prononçait des paroles violentes contre la France. Louis-Philippe se soumit à toutes les exigences anglaises. (Note de l’éditeur.)
  4. Jacques Lefebvre était député du iie arrondissement de Paris, et, en sa qualité de banquier, inspirait un grand respect à M. Guizot.