Choses vues/1845/Villemain

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 130-135).


VILLEMAIN.


7 décembre.

Dans les premiers jours de décembre 1845 j’allai voir Villemain. Je ne l’avais pas vu depuis le 3 juillet ; il y avait précisément cinq mois. Villemain avait été atteint dans les derniers jours de décembre 1844 de cette cruelle maladie qui a marqué la fin de sa carrière politique.

Il faisait froid, le temps était sombre, j’étais triste moi-même ; c’était le cas d’aller consoler quelqu’un. Je montai donc chez Villemain.

Il demeurait alors dans le logement attribué au secrétaire perpétuel de l’Académie française, au second étage de l’escalier à droite, au fond de la deuxième cour de l’Institut.

Je montai cet escalier ; je sonnai à la porte, qui est à droite, on ne vint pas ; je sonnai une seconde fois ; la porte s’ouvrit.

C’était Villemain lui-même.

Il était pâle, défait, vêtu d’une longue redingote noire boutonnée en haut d’un seul bouton, ses cheveux gris en désordre. Il me regarda d’un air grave et me dit sans me sourire :

— Tiens, c’est vous, ah ! bonjour.

Puis il ajouta : — Je suis seul, je ne sais où sont mes domestiques, entrez donc.

Il me conduisit par un long corridor dans une chambre, et de là dans sa chambre à coucher.

Tout ce logement est triste et a quelque chose qui sent le grenier de couvent. La chambre à coucher, éclairée de deux fenêtres sur la cour, avait pour tout meuble un lit d’acajou sans rideaux et sans couvre-pied ; sur le lit une feuille de papier blanc posée négligemment ; quelques fauteuils de crin ; une commode entre les deux fenêtres et un bureau chargé de papiers, de livres, de journaux et de lettres ouvertes.

Presque toutes ces lettres avaient des en-têtes imprimées comme : Chambre des pairs, Institut de France, Conseil d’État, Journal des savants, etc. Sur la cheminée, le Moniteur du jour, quelques lettres et quelques livres, parmi lesquels l’Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. de Lacretelle, qui vient de paraître.

Près du lit il y avait un petit lit d’enfant à balustrade d’acajou avec un couvre-pied vert. Sur le mur, vis-à-vis le lit, trois cadres accrochés, contenant le portrait de Villemain lithographie et les portraits des deux aînées de ses petites filles, peints à l’huile et assez ressemblants. Sur la cheminée une pendule dérangée et qui marquait une autre heure que l’heure qu’il était réellement; dans la cheminée un feu presque éteint.

Villemain me fit asseoir et me prit les mains. Il avait quelque chose d’égaré, mais de doux et de grave. Il me demanda des nouvelles de mon été, me dit qu’il avait voyagé, me parla de quelques amis communs, des uns avec affection, des autres avec défiance. Puis son air devint plus calme, et il causa pendant un quart d’heure de choses littéraires avec une grande élévation d’esprit, clair, simple, élégant, spirituel, quoique toujours triste et sans sourire une seule fois.

Tout à coup il me dit en me regardant fixement :

— J’ai dans la tête un point douloureux, je souffre, j’ai des préoccupations pénibles. Si vous saviez quelles machinations il y a contre moi !

— Villemain, lui dis-je, calmez-vous.

— Non, reprit-il, cela est vraiment affreux ! — Après un silence, il ajouta, comme se parlant à lui-même : — Ils ont commencé par me séparer de ma femme ; je l’aimais, je l’aime toujours ; elle avait quelque chose dans l’imagination ; cela a pu engendrer des fantômes. Mais ce qui est bien plus certain, c’est qu’on a réussi à créer en elle une antipathie contre moi ; et puis, voilà, on m’a séparé d’elle, ensuite on m’a séparé de mes enfants. Ces pauvres petites filles, elles sont charmantes, vous les avez vues, c’est ma passion. Eh bien ! je n’ose pas aller les voir, et, quand je les vois, je me borne à m’assurer qu’elles se portent bien et qu’elles sont roses, gaies et fraîches, et j’ai peur de leur donner même un baiser sur le front. Grand Dieu ! on se servirait peut-être de mon contact pour leur faire du mal ! Est-ce que je sais les inventions qu’ils auraient ? Ainsi on m’a séparé de ma femme, on m’a séparé de mes enfants, maintenant je suis seul.

Après une pause, il continua :

— Non, je ne suis pas seul ! je ne suis pas même seul ! j’ai des ennemis, j’en ai partout, ici, dehors, autour de moi, chez moi ! Tenez, mon ami, j’ai fait une faute, je n’aurais pas dû entrer dans les choses politiques. Pour y réussir, pour y être fort et solide, il m’eût fallu de l’appui ; un appui intérieur, le bonheur ; un appui extérieur... quelqu’un. (Il voulait sans doute désigner le roi.) Ces deux appuis m’ont manqué tous les deux. Je me suis jeté au milieu des haines, ainsi, follement ; j’étais désarmé et nu ; elles se sont acharnées sur moi ; aujourd’hui j’ai fini de toute chose.

Puis tout à coup me regardant avec une sorte d’angoisse :

— Mon ami, quoi qu’on vous dise, quoi qu’on vous raconte, quoi qu’on vous affirme sur moi, mon ami, promettez-moi que vous n’ajouterez foi à aucune calomnie. C’est qu’ils sont si infâmes ! Pourtant ma vie est bien sombre, mais elle est bien pure. Si vous saviez ce qu’ils inventent, on ne peut se figurer cela. Oh ! quelles indignités ! Il y a de quoi devenir fou. Si je n’avais pas mes petites filles, je me tuerais. Savez-vous ce qu’ils ont dit ? Oh ! je ne veux pas répéter cela !... Ils disent que, la nuit, des maçons montent par cette fenêtre pour coucher avec moi.

J’éclatai de rire. — Et cela vous tourmente ! mais cela est niais et bête !

— Oui, me dit-il, je suis au second étage, mais ils ont tant de malice qu’ils mettent la nuit de grandes échelles contre mon mur pour le faire croire. Et quand je songe que ces choses-là, ces turpitudes-là, on les dit en bas et on les croit en haut, et personne pour me défendre ! Les uns me font un visage froid, les autres un visage faux. Victor Hugo, jurez-moi que vous ne croirez à aucune calomnie.

Il s’était levé, j’étais profondément ému, je lui dis toutes les paroles douces et cordiales qui peuvent apaiser.

Il poursuivit :

— Oh! les abominables haines ! Voici comment ils ont commencé. Quand je sortais, ils s’arrangeaient de façon à ce que tout ce que je voyais eût un aspect sinistre, je ne rencontrais que des hommes boutonnés jusqu’au menton, des gens habillés de rouge, des toilettes extraordinaires, des femmes vêtues moitié en noir, moitié en violet, qui me regardaient avec des cris de joie, et partout des corbillards de petits enfants suivis d’autres petits enfants, les uns en noir, les autres en blanc. Vous me direz : Mais ce ne sont là que des présages, et un esprit sérieux ne se trouble pas pour des présages. Mon Dieu, je le sais bien ; ce ne sont pas les présages qui m’effrayaient, c’est la pensée qu’on me haïssait au point de se donner tant de peine pour rassembler tant de spectacles lugubres autour de moi. Si un homme me hait assez pour m’envelopper sans cesse d’une volée de corbeaux, ce qui m’épouvante, ce ne sont pas les corbeaux, c’est sa haine.

Ici encore je l’interrompis. — Vous avez des ennemis, lui dis-je, mais vous avez aussi des amis, songez-y.

Il retira vivement ses mains des miennes :

— Tenez, me dit-il, écoutez bien ce que je vais vous dire, Victor Hugo, et vous jugerez ce que j’ai dans l’âme. Vous verrez si je souffre et si mes ennemis ont réussi à ébranler toute confiance et à éteindre toute lumière en moi. Je ne sais plus où j’en suis, ni ce qu’on me veut. Tenez, vous ! vous êtes un homme noble entre tous, vous êtes de sang vendéen, de sang militaire, je dis plus, de sang guerrier, il n’y a rien en vous que de pur et de loyal, vous n’avez besoin de rien ni de personne, je vous connais depuis vingt ans et je ne vous ai jamais vu faire une action qui ne fût honorable et digne. Eh bien, jugez de ma misère, en mon âme et conscience je ne suis pas sûr que vous ne soyez pas envoyé ici par mes ennemis pour m’espionner.

Il souffrait tant que je ne pouvais que le plaindre. Je lui repris la main. Il me regardait d’un air égaré.

— Villemain, lui dis-je, doutez que le ciel soit bleu, mais ne doutez pas que l’ami qui vous parle ici soit loyal.

— Pardon, reprit-il, pardon, oh ! je le sais bien, je disais Là des choses folles ; vous ne m’avez jamais manqué, vous, quoique vous ayez eu quelquefois à vous plaindre de moi. Mais j’ai tant d’ennemis ! Si vous saviez ! cette maison en est pleine. Ils sont partout cachés, invisibles, ils m’obsèdent, je sens leurs oreilles qui m’écoutent, je sens leurs regards qui me voient. Quelle anxiété que de vivre ainsi !

En ce moment, par un de ces hasards étranges qui arrivent parfois comme à point nommé, une petite porte masquée dans la boiserie près de la cheminée s’ouvrit brusquement. Il se retourna au bruit.

— Qu’est-ce ?

Il alla à la porte, elle donnait sur un petit corridor. Il regarda dans le corridor.

— Y a-t-il quelqu’un là ? demanda-t-il.

Il n’y avait personne.

— C’est le vent, lui dis-je.

Il revint près de moi, mit le doigt sur sa bouche, me regarda fixement et me dit à voix basse avec un accent de terreur inexprimable :

— Oh ! non !

Puis il resta quelques instants immobile, silencieux, le doigt sur sa bouche comme quelqu’un qui écoute, et les yeux à demi tournés vers cette porte, qu’il laissa ouverte.

Je sentis qu’il était temps d’essayer de lui parler efficacement. Je le fis rasseoir, je lui pris la main.

— Écoutez, Villemain, lui dis-je, vous avez vos ennemis, des ennemis nombreux, j’en conviens...

Il m’interrompit, son visage s’illumina d’un éclair de triste joie.

— Ah ! me dit-il, au moins vous en convenez, vous ! tous ces imbéciles me disent que je n’ai pas d’ennemis et que je suis visionnaire.

— Si, repris-je, vous avez vos ennemis, mais qui n’a pas les siens ? Guizot a ses ennemis, Thiers a ses ennemis, Lamartine a ses ennemis. Moi qui vous parle, est-ce que je ne lutte pas depuis vingt ans ? Est-ce que je ne suis pas depuis vingt ans haï, déchiré, vendu, trahi, conspué, sifflé, raillé, insulté, calomnié ? Est-ce qu’on n’a pas parodié mes livres et travesti mes actions ? Moi aussi, on m’obsède, on m’espionne, on me tend des pièges, on m’y fait même tomber ; qui sait si on ne m’a pas suivi aujourd’hui même pendant que j’allais de chez moi chez vous ? Mais qu’est-ce que tout cela me fait ? Je dédaigne. C’est une des choses les plus difficiles et les plus nécessaires de la vie que d’apprendre à dédaigner. Le dédain protège et écrase. C’est une cuirasse et une massue. Vous avez des ennemis ? Mais c’est l’histoire de tout homme qui a fait une action grande ou créé une idée neuve. C’est la nuée qui bruit autour de tout ce qui brille. Il faut que la renommée ait des ennemis comme il faut que la lumière ait des moucherons. Ne vous en inquiétez pas ; dédaignez ! Ayez la sérénité dans votre esprit comme vous avez la limpidité dans votre vie. Ne donnez pas à vos ennemis cette joie de penser qu’ils vous affligent et qu’ils vous troublent. Soyez content, soyez joyeux, soyez dédaigneux, soyez fort.

Il hocha la tête tristement :

— Cela vous est facile à dire à vous, Victor Hugo ! Moi je suis faible. Oh ! je me connais bien. Je sais mes limites. J’ai un certain talent pour écrire, mais je sais jusqu’où il va ; j’ai une certaine justesse dans l’esprit, mais je sais jusqu’où elle va. Je me fatigue vite. Je n’ai pas d’haleine. Je suis mou, irrésolu, hésitant. Je n’ai pas fait tout ce que j’aurais pu faire. Dans les régions de la pensée, je n’ai pas tout ce qu’il faut pour créer. Dans la sphère de l’action, je n’ai pas tout ce qu’il faut pour lutter. La force ! mais c’est précisément ce qui me manque ! Or le dédain est une des formes de la force.

Il resta un moment pensif, puis ajouta, cette fois avec un sourire :

— C’est égal, vous m’avez fait du bien, vous m’avez calmé, je me sens mieux. La sérénité est contagieuse. Oh ! si je pouvais en venir à porter mes ennemis comme vous portez les vôtres !

En ce moment la porte s’ouvrit, deux personnes entrèrent, un M. Fortoul, je crois, et un neveu de Villemain.

Je me levai.

— Vous vous en allez déjà ? me dit-il.

Il me conduisit par le corridor jusqu’à l’escalier.

Là, il me dit :

— Mon ami, je crois en vous.

— Eh bien, lui dis-je, je vous ai dit de dédaigner vos ennemis ; faites-le. Mais vous en avez deux dont il faut vous occuper et dont il faut vous défaire. Ces deux ennemis sont la solitude et la rêverie. La solitude amène la tristesse ; la rêverie produit le trouble. Ne soyez pas seul et ne rêvez pas. Allez, sortez, marchez, mêlez vos idées à l’air ambiant, respirez librement et à pleine poitrine, visitez vos amis, venez me voir.

— Mais me recevrez-vous ? me dit-il.

— Avec joie.

— Quand ?

— Tous les soirs si vous voulez.

Il hésita, puis il dit :

— Eh bien ! je viendrai. J’ai besoin de vous voir souvent. Vous m’avez fait du bien. À bientôt.

Il hésita encore, puis il reprit :

— Mais si je ne viens pas ?

— Alors, lui dis-je, ce sera moi qui viendrai.

Je lui serrai la main et je descendis l’escalier.

Comme j’étais en bas près de sortir dans la cour, j’entendis sa voix qui disait :

— À bientôt, n’est-ce pas ?

Je levai les yeux. Il avait descendu un étage, et il me disait doucement adieu avec un sourire.