Choses vues/1846/Notes éparses

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 199-201).


NOTES ÉPARSES.


Quand le mariage de M. de Montpensier avec l’infante fut publié[1], le roi des belges bouda les Tuileries. Il est Orléans, mais il est Cobourg. C’était comme si sa main gauche avait donné un soufflet à sa joue droite.

Cependant le mariage fait, pendant que les jeunes mariés s’acheminaient de Madrid à Paris, le roi Léopold arriva à Saint-Cloud, où était le roi Louis-Philippe. Le roi des belges avait l’air froid et sévère. Louis-Philippe le prit dans une embrasure du salon de la reine, après dîner, et ils causèrent une grande heure. Léopold conservait son visage soucieux et aurais. Cependant, à la fin de la conversation, Louis-Philippe lui dit : — Voyez Guizot. — Je ne veux précisément pas le voir. — Voyez-le, reprit Louis-Philippe. Nous reprendrons cette conversation quand vous l’aurez vu.

Le lendemain, M. Guizot se présenta chez le roi Léopold. Il portait un énorme portefeuille plein de papiers. Le roi le reçut. L’abord de Léopold fut glacial. Cependant tous deux s’enfermèrent. Il est probable que M. Guizot communiqua au roi des belges tous les documents relatifs au mariage et toutes les pièces diplomatiques. On ne sait ce qui se passa entre eux. Ce qui est certain, c’est que lorsque M. Guizot sortit du cabinet du roi, Léopold avait l’air gracieux quoique triste, et qu’on l’entendit dire au ministre en le quittant : — J’étais venu mécontent de vous, je partirai satisfait. Vous avez, précisément dans cette affaire, acquis un nouveau titre à mon estime et à notre reconnaissance. Je voulais vous gronder, je vous remercie.

Ce furent les propres paroles du roi.




Octobre 1846.

On vient d’envoyer Alexandre Dumas en Espagne comme historiographe du mariage de M. de Montpensier. Voici comment ont été faits les fonds pour ce voyage. Le ministère de l’instruction publique a donné quinze cents francs, pris sur les encouragements et secours aux gens de lettres ; plus quinze cents francs pris sur les Missions littéraires ; le ministère de l’intérieur a donné trois mille francs pris sur la caisse des fonds particuliers ; M. de Montpensier a donné douze mille francs ; total dix-huit mille francs. En recevant la somme Dumas a dit : Bon ! cela paiera toujours mes guides !

En arrivant à Madrid pour les mariages, le fils d’Alexandre Dumas a rencontré Achard. Il lui a écrit ce billet :

J’arrive des pays les plus extravagants,
On m’a volé ma plume et j’ai perdu mes gants.
Mais puisque je retrouve un ami si fidèle.
Ma fortune va prendre une face nouvelle.




12 octobre. — Ce fut la Convention qui fit de l’Hôtel de Bourbon un palais législatif. Elle le destina au Conseil des cinq-cents[2]. Sous la tribune construite par son ordre elle fit placer dans un bloc de pierre une boîte en plomb qui contenait toutes les monnaies du moment, plus un exemplaire de la constitution de l’an iii. En 1829, de nouveaux travaux amenèrent la démolition de cette tribune. On retrouva intacts les écus de cinq francs et les gros sous. Quant à la constitution de l’an iii, elle était littéralement en poussière.




26 octobre. — Civilisation de la Grèce. — La guillotine vient d’être installée à Athènes. Le peuple y répugnait, le gouvernement a triomphé des répugnances du peuple. On a enfin réussi après seize ans d’hésitation à guillotiner cinq hommes sur le Pirée. Dans les premiers jours du mois d’octobre 1846, le soleil de Grèce a éclairé ces deux choses placées en face l’une de l’autre : le Parthénon et la guillotine.


Note écrite le 12 décembre suivant.

Pendant que j’écrivais ceci le 26 octobre, un acte horrible de piraterie s’accomplissait dans les eaux de Scio. Une barque pirate, montée de huit bandits, abordait en pleine mer un navire de commerce et le pillait. Deux juifs étaient à bord de ce navire. Les pirates leur demandèrent leur argent. Sur le refus des marchands juifs, ils en prirent un, le lièrent de cordes et lui donnèrent l’estrapade dans la mer. Le malheureux juif, retiré à demi mort après plusieurs immersions, s’obstina à dire qu’il n’avait pas d’argent ; ils lui firent sauter la cervelle d’un coup de pistolet. L’autre juif, voyant cela, terrifié, dit aux pirates où était son argent et celui de son camarade.

6 novembre. — Les deux chefs de l’armée qui conquit Alger en 1830, Bourmont et Duperré, viennent de mourir à peu de jours de distance. Le maréchal de Bourmont commandait l’armée, l’amiral Duperré la flotte. Je n’oublierai jamais que M. de Bourmont était du nombre des généraux qui assistaient le 30 janvier 1828 aux funérailles de mon père.




19 novembre. — La police autrichienne vient de saisir le Dante dans la poche d’un voyageur français entrant en Lombardie, comme œuvre pestilentielle de l’écrit français contemporain.




5 décembre 1846.

Le 27 novembre dernier, une vieille femme appelée Mme Guérin, âgée de soixante-six ans et demeurant rue des Fossés-du-Temple, no 34, au quatrième, était malade d’une maladie qui paraissait peu grave et que le médecin avait qualifiée indigestion. Il était cinq heures du matin, sa fille, veuve, nommée Mme Guérard, qui logeait avec elle, s’était levée de bonne heure, avait allumé sa lampe et travaillait assise au coin du feu près du lit de sa mère. Tout en travaillant, la fille dit à la mère : — Tiens ! Mme Lanne doit être revenue de la campagne. — (Cette Mme Lanne était l’ancienne épicière du coin de la rue Saint-Louis et de la rue Saint-Claude, une bonne grosse femme d’une soixantaine d’années, retirée avec quarante mille livres de rente et logée au premier, boulevard Beaumarchais, no …, dans la maison neuve.) — Il faudra, ajouta Mme Guérard, que j’aille la voir aujourd’hui. — C’est inutile, dit la mère. — Pourquoi, ma mère ? — C’est qu’elle est morte il y a une heure. — Bah ! ma mère ! que dites-vous là ? rêvez-vous ? — Non, je suis bien éveillée, je n’ai pas dormi de la nuit, et comme quatre heures du matin sonnaient, j’ai vu passer Mme Lanne qui m’a dit : — Je m’en vas. Venez-vous ?

La fille crut que sa mère avait fait un rêve. Le jour vint, elle alla voir Mme Lanne. Cette femme était morte dans la nuit à quatre heures du matin. Le même soir, Mme Guérin fut prise d’un vomissement de sang. Le médecin appelé dit : — Elle ne passera pas les vingt-quatre heures. — En effet, le lendemain, à midi, un second vomissement de sang la prit et elle mourut.

J’ai connu Mme Guérin et je tiens le fait de Mme Guérard, femme pieuse et honnête qui n’a menti de sa vie.



  1. Septembre 1846.
  2. Assemblée législative créée par la Constitution de l’an iii qui succéda immédiatement à la Convention. (Note de l’éditeur.)