Choses vues/1847/Faits contemporains (1)

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 207-211).


1847.


FAITS CONTEMPORAINS.


I


Le marquis de Normanby, ambassadeur d’Angleterre, me disait en janvier 1847 :

— Quand on saura le côté secret de l’affaire de Cracovie, on saura ceci : c’est que la Russie a dit à l’Autriche : Prenez Cracovie. Voulez-vous ? Non ? Alors, je la prends.

— Ainsi, ai-je répondu, l’Autriche a cédé, et son audace est de l’obéissance ! Sa violence est une lâcheté ! Son usurpation est une abdication !


Lord Normanby est un homme d’une cinquantaine d’années, de haute taille, blond, l’air anglais, — on l’aurait à moins, — élégant, gracieux, grand seigneur, bon garçon et dandy.

Il a été vice-roi d’Irlande et ministre de l’intérieur en Angleterre. Il est auteur de deux ou trois romans de high-life. Il a un ruban bleu sur sa cravate blanche, une plaque en diamant sur son habit noir. Il parle français avec difficulté et avec esprit.




II


O’Connell, en 1847, commençait à se casser. Ses soixante-treize ans lui pesaient, malgré sa haute stature et ses larges épaules.

Cet homme d’une éloquence si violente et si âpre était, dans un salon, obséquieux, complimenteur, modeste jusqu’à être humble, doux jusqu’à être doucereux. Lord Normanby me disait : O’Connell est maniéré.

O’Connell avait dans le comté de Kerry un ancien château patrimonial où il chassait deux mois de l’année, recevant les visiteurs et les traitant en vieux lord campagnard, exerçant, me disait encore le marquis de Normanby, une hospitalité sauvage.

Son éloquence, faite pour la foule et pour l’Irlande, avait peu d’action sur les communes d’Angleterre. Cependant il eut dans sa vie deux ou trois grands succès au parlement. Mais le tréteau lui allait mieux que la tribune.




III


Les séances du parlement d’Angleterre commencent à cinq heures et durent jusque vers minuit, quelquefois elles vont jusqu’à deux ou trois heures du matin. Vers sept heures et demie, on s’en va dîner, députés et ministres, laissant les orateurs pérorer. On revient après le dîner. De là tant d’indigestions et d’apoplexies.

Dans les deux chambres anglaises, les membres siègent en bottes, en paletots et en redingotes, le chapeau sur la tête. On ne se découvre que lorsqu’il vient un message de la couronne. Les membres des communes n’ont pas de costume officiel. Le costume des pairs se compose d’une robe. Le petit costume est une robe de drap rouge, le petit collet (lord Normanby prononçait collier) d’hermine. Des bandes d’hermine appliquées sur la robe indiquent le titre du pair. Les ducs ont quatre bandes à droite et à gauche ; les marquis quatre bandes à droite et trois bandes à gauche ; les comtes trois bandes à droite et trois à gauche ; les vicomtes trois à droite et deux à gauche ; les barons deux bandes seulement de chaque côté. Le grand costume ne se porte que le jour du couronnement. C’est une vaste robe de velours écarlate avec collet d’hermine, sans bandes. Les pairs portent sur la tête la couronne de leur titre.

Lorsqu’il y a conférence entre les comités des deux chambres, les pairs sont assis à une table en habit de ville, avec leur chapeau de cérémonie sur la tête, qui est pointu comme au temps de Charles Ier ; les membres des communes sont debout et découverts.

Il est interdit dans les deux chambres de lire des discours écrits. Un membre des communes essaya un jour de lire des notes. L’orateur le rappela à l’ordre.

Il est également défendu d’y lire le journal, c’est un cas de manque de respect. Si un membre malencontreux s’avise de déployer dans quelque coin un Times ou un Morning Chronicle, toute la chambre se soulève et l’on crie de toutes parts : à l’ordre ! à l’ordre !




IV


Hier jeudi, 14 janvier, j’ai dîné chez M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique.

Il y avait le marquis de Normanby, ambassadeur d’Angleterre ; le duc de Caraman, jeune grand seigneur intelligent et simple, très occupé d’études philosophiques ; Dupin aîné, avec son air de bourgeois brusque ; M. de Rémusat, l’académicien d’il y a huit jours, esprit fin, intelligence impartiale ; M. Gay-Lussac, le chimiste, que sa renommée a fait pair de France et à qui la nature a donné une figure de bon paysan ; l’autre chimiste, M. Dumas, homme de talent, un peu trop frisé, et montrant beaucoup le ruban de commandeur de la Légion d’honneur ; Sainte-Beuve, chauve et petit ; Alfred de Musset, avec son air jeune, sa barbe blonde, ses opinions équivoques et son visage spirituel ; M. Ponsard, homme de trente-deux ans, aux traits réguliers, aux yeux grands et ternes, au front médiocre, le tout encadré d’une barbe noire et d’une chevelure noire, beau garçon pour les boutiquières, grand poëte pour les bourgeois ; M. Michel Chevalier, avec sa tête tondue, son front fuyant, son profil d’oiseau et sa taille mince ; Alfred de Vigny, autre blond à profil d’oiseau, mais à longs cheveux ; Viennet, avec sa grimace ; Scribe, avec son air placide, un peu préoccupé d’une pièce qu’on lui jouait le soir même au Gymnase et qui est tombée ; Dupaty, triste de sa chute du 7 en pleine Académie ; Montalembert, avec ses cheveux longs et son air anglais, doux et dédaigneux ; Philippe de Ségur, causeur familier et gai, au nez aquilin, aux yeux enfoncés, aux cheveux gris imitant la coiffure de l’empereur ; les généraux Fabvier et Rapatel, en grand uniforme, Rapatel avec sa bonne figure ronde, Fabvier avec sa face de lion camard ; Mignet, souriant et froid ; Gustave de Beaumont, tête brune, vive et ferme ; Halévy, toujours timide ; l’astronome Leverrier, un peu rougeaud ; Vitet, avec sa grande taille et son sourire aimable quoiqu’il lui déchausse les dents ; M. Victor Leclerc, le candidat académique qui avait échoué le matin ; Ingres, à qui la table venait au menton, si bien que sa cravate blanche et son cordon de commandeur semblaient sortir de la nappe ; Pradier, avec ses longs cheveux et son air d’avoir quarante ans quoiqu’il en ait soixante ; Auber, avec sa tête en torticolis, ses façons polies et ses deux croix d’officier à sa boutonnière.

J’étais à côté de lord Normanby, qui est un fort aimable homme, quoiqu’il soit l’ambassadeur de la mauvaise humeur. Je lui ai fait remarquer le bout de la table ainsi composé : Ingres, Pradier, Auber, la peinture, la sculpture et la musique.

Mme de Salvandy avait lord Normanby à sa droite et M. Gay-Lussac à sa gauche ; M. de Salvandy avait à sa droite M. Dupin et à sa gauche M. de Rémusat.




V


Le 18 janvier 1847, il y eut un bal chez Mme la duchesse de Galliera. Le feu prit. Voilà la fumée partout. On crie au feu ! Chacun songe à l’incendie de la princesse de Schwartzenberg. Panique. C’est à qui se sauvera. C’est à qui sauvera. Les cavaliers emportent les femmes évanouies. Les maris s’effarent et tremblent qu’on ne sauve leurs femmes. Les valses s’achèvent en dévouements. On voit M. Molé emporter dans ses bras Mme de Castellane. Un moment après quelqu’un arrive et dit à Mme de Girardin : — Où est M. Molé ? Avez-vous vu M. Molé ? — Mme de Girardin, qui regardait le feu et ne s’étonnait pas, répondit tranquillement : — Je viens de le voir occupé à sauver quelque chose d’affreux.

La maison était un hôtel de la rue d’Astorg appartenant au marquis d’Aligre. Mme de Galliera avait chez elle la Madeleine de Canova qui ne courut aucun risque et un admirable tableau de Murillo qui un moment fut exposé. M. de Niewerkerque s’écria : Sauvez le Murillo ! et en oublia Mme la princesse Mathilde Demidoff.

Il y avait un « invité » qui poussait beaucoup à la démolition de la maison. C’était M. Visconti, architecte.

M. le duc de Montpensier ne voulut pas s’en aller quoiqu’on lui dît :

Mais, Monseigneur, c’est l’heure ou Votre Altesse se retire d’habitude. — Il y eut un moment de danger. Une salle en planches bâtie dans le jardin faillit prendre feu. Quand le feu fut éteint, les trois quarts des invités étaient partis. Il ne restait plus qu’une salle non brûlée et quelques danseurs intrépides qui se remirent à valser avec les danseuses qu’ils avaient sauvées. Mme la duchesse de Maillé entra dans ce salon et dit : — Je viens voir danser le bataillon sacré.




VI


Hier 5 février, j’étais aux Tuileries. Il y avait spectacle. Après l’opéra, tout le monde alla dans les galeries où était dressé le buffet, et l’on se mit à causer.

M. Guizot avait fait dans la journée à la Chambre des députés un discours très noble, très beau et très fier sur notre commencement de querelle avec l’Angleterre. On parlait beaucoup de ce discours. Les uns approuvaient, les autres blâmaient.

M. le baron de Billing passa auprès de moi, donnant le bras à une femme que je ne voyais pas.

— Bonjour, me dit-il. Que pensez-vous du discours ?

Je répondis :

— J’en suis content. J’aime à voir qu’on se relève enfin dans ce pays-ci. On dit que cette fierté est imprudente, je ne le pense pas. Le meilleur moyen de n’avoir pas la guerre, c’est de montrer qu’on ne la craint pas. Voyez, l’Angleterre a plié devant les États-Unis il y a deux ans. Elle pliera de même devant la France. Soyons insolents, on sera doux ; si nous sommes doux, on sera insolent.

En ce moment, la femme à laquelle il donnait le bras s’est tournée vers moi, et j’ai reconnu l’ambassadrice d’Angleterre.

Elle avait l’air très fâchée ; elle m’a dit :

— Oh ! Monsieur !…

J’ai répondu :

— Ah ! Madame !…

Et la guerre a fini là. Plaise à Dieu que ce soit là aussi tout le dialogue entre la reine d’Angleterre et le roi de France !