Choses vues/1847/Le comte Mortier

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 290-292).
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1847


LE COMTE MORTIER.


11 novembre 1847.

Hier, M. le chancelier Pasquier arrive chez Mme de Boignes et la trouve bouleversée, tenant une lettre à la main.

— Qu’avez-vous. Madame ?

— Mon Dieu ! cette lettre que je reçois ! lisez.

Le chancelier prend la lettre, elle était signée Mortier et disait en substance : « Madame, quand vous lirez cette lettre, mes deux enfants et moi nous ne serons plus en vie. »

C’était M. le comte Mortier, pair de France et ancien ambassadeur je ne sais plus où, qui écrivait. M. Pasquier s’émut très fort. M. Mortier était connu pour un hypocondriaque parfait. Il y a quatre ans, à Bruges, il poursuivait sa femme, un rasoir à la main, voulant la tuer. Il y a un mois, il avait fait la même tentative ; ce qui avait amené une séparation, dans laquelle M. Mortier avait gardé ses enfants, un petit garçon de sept ans et une petite fille de cinq. Hypocondrie née, à ce qu’il paraît, de la jalousie et dégénérant aisément en fureur.

Le chancelier demande sa voiture et ne s’assied pas.

— Où demeure M. Mortier ?

— Rue Neuve-Saint-Augustin, hôtel Chatham, dit Mme de Boignes.

M. Pasquier arrive à l’hôtel Chatham. Il trouve l’escalier encombré, un commissaire de police, un serrurier avec sa trousse, la porte barricadée. L’éveil avait été donné. On avait sommé M. Mortier d’ouvrir, il refusait. On allait enfoncer la porte.

— Je vous le défends, dit le chancelier. Vous l’exaspéreriez, et, si le malheur n’est pas encore fait, il le ferait.

Du reste, depuis quelque temps M. Mortier ne répondait plus. Il n’y avait derrière cette porte fermée qu’un silence profond ; silence effrayant, car il semblait que, si les enfants étaient encore vivants, ils devaient crier.

— On eût dit, me disait le chancelier en me contant cela aujourd’hui, que c’était la porte d’une tombe.

Cependant le chancelier se nomme :

— Monsieur le comte Mortier, c’est moi, M. Pasquier, le chancelier, votre collègue. Vous reconnaissez ma voix, n’est-ce pas ?

Ici une voix répond : — Oui.

C’était la voix de M. Mortier.

Les assistants respirent.

— Eh bien, reprend M. Pasquier, vous me connaissez, ouvrez-moi.

— Non, répond la même voix.

Insistance de M. Pasquier.

— Non, répète la voix, puis elle se tait obstinément. Le silence recommence.

Ceci à plusieurs reprises. Il répondait, le dialogue reprenait, il refusait d’ouvrir, puis se taisait. On tremblait que, dans ces moments de silence, il ne fit cette affreuse chose.

Cependant le préfet de police était arrivé.

— C’est moi, votre collègue, Delessert, — et votre ancien camarade. — (Ils ont été camarades de collège, je crois.)

On parlemente ainsi pendant plus d’une heure. Enfin il consent à entr’ouvrir la porte, pourvu qu’on lui donne parole de ne point entrer. Parole lui est donnée. Il entr’ouvre la porte ; on entre.

Il était dans l’antichambre, un rasoir ouvert à la main ; derrière lui, la porte de communication de ses appartements fermée et la clef ôtée. Il paraissait en frénésie.

— Si quelqu’un approche, dit-il, c’en est fait de lui et de moi, je veux rester seul avec Delessert, et causer avec lui ; j’y consens.

Conversation chanceuse avec un furieux armé d’un rasoir. M. Delessert, qui s’est bravement comporté, a fait retirer tout le monde, est resté seul avec M. Mortier, et après une résistance de vingt minutes l’a déterminé à quitter son rasoir.

Une fois désarmé, on l’a saisi.

Mais les enfants étaient-ils morts ou vivants ? On tremblait d’y songer. Aux questions, il avait toujours répondu :

— Cela ne vous regarde pas.

On enfonce la porte de communication, et que trouve-t-on tout au fond de l’appartement ? les deux enfants blottis sous des meubles.

Voici ce qui s’était passé :

Le matin, M. Mortier avait dit à ses enfants : — Je suis bien malheureux, vous m’aimez bien et je vous aime bien, je vais mourir. Voulez-vous mourir avec moi ?

Le petit garçon dit résolument :

— Non, papa.

Quant à la petite fille, elle hésitait. Pour la décider, le père lui passe le dos du rasoir doucement sur le cou, et lui dit :

— Tiens, chère enfant, cela ne te fera pas plus de mal que cela.

— Eh bien, papa, dit l’enfant, je veux bien mourir.

Le père sort, probablement pour aller chercher un second rasoir. Dès qu’il est sorti, le petit garçon se jette sur la clef, la prend, tire la porte, et la ferme en dedans à double tour.

Puis il emmène sa sœur au fond de l’appartement et se fourre avec elle sous des meubles.

Les médecins ont déclaré que M. le comte Mortier était fou mélancolique et furieux. On l’a conduit à une maison de santé.

Le rasoir était du reste sa manie. Quand on l’a eu saisi, on l’a fouillé ; outre celui qu’il avait à la main, on lui en a trouvé un dans chaque poche.




Le même jour arrivait à Paris la nouvelle que notre collègue le comte Bresson s’était coupé la gorge à Naples où il était nouvellement ambassadeur. C’est une tristesse pour nous tous, et une stupeur.

Au simple point de vue humain, le comte Bresson avait tout ; il était pair de France, ambassadeur, grand-croix. Son fils, dernièrement, venait d’être fait duc en Espagne. Comme ambassadeur, il avait deux cent mille francs de traitement. C’était un homme grave, bon, doux, intelligent, sensé, très raisonnable en tout, de haute taille avec de larges épaules, une bonne face carrée, et à cinquante-cinq ans l’air d’en avoir quarante ; il avait la fortune, la grandeur, la dignité, l’intelligence, la santé, le bonheur dans la vie et aux affaires. Il se tue.

Nourrit aussi est allé se tuer à Naples.

Est-ce le climat ? est-ce cet admirable ciel ?

Le spleen naît aussi bien du ciel bleu que du ciel sombre. Mieux peut-être.

Comme la vie de l’homme, même la plus prospère, est toujours au fond plus triste que gaie, le ciel sombre nous est harmonieux. Le ciel éclatant et joyeux nous est ironique. La nature triste nous ressemble et nous console ; la nature rayonnante, magnifique, impassible, sereine, splendide, éblouissante, jeune tandis que nous vieillissons, souriante pendant que nous soupirons, superbe, inaccessible, éternelle, satisfaite, calme dans sa joie, a quelque chose d’accablant.

À force de regarder le ciel impitoyable, indifférent et sublime, on prend un rasoir et l’on en finit.