Choses vues/1848/Fuite de Louis-Philippe

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 328-333).


FUITE DE LOUIS-PHILIPPE.


Ce fut M. Crémieux qui dit au roi Louis-Philippe ces tristes paroles : — Sire, il faut partir.

Le roi déjà avait abdiqué. Cette signature fatale était donnée. Il regarda M. Crémieux fixement.

On entendait au dehors la vive fusillade de la place du Palais-Royal, c’était le moment où les gardes municipaux du Château-d’Eau luttaient contre les deux barricades de la rue de Valois et de la rue Saint-Honoré.

Par moment d’immenses clameurs montaient et couvraient la mousqueterie. Il était évident que le peuple arrivait. Du Palais-Royal aux Tuileries, c’est à peine une enjambée pour ce géant qu’on appelle l’émeute.

M. Crémieux étendit la main vers ce bruit sinistre qui venait du dehors et répéta :

— Sire, il faut partir.

Le roi, sans répondre une parole, et sans quitter M. Crémieux de son regard fixe, ôta son chapeau de général qu’il tendit à quelqu’un au hasard près de lui, puis il ôta son cordon rouge, puis il ôta son uniforme à grosses épaulettes d’argent, et dit, sans se lever du large fauteuil où il était comme affaissé depuis plusieurs heures :

— Un chapeau rond ! une redingote !

On lui apporta une redingote et un chapeau rond. Au bout d’un instant, il n’y avait plus qu’un vieux bourgeois.

Puis il cria d’une voix qui commandait la hâte :

— Mes clefs ! mes clefs !

Les clefs se firent attendre.

Cependant le bruit croissait, la fusillade semblait s’approcher, la rumeur terrible grandissait.

Le roi répétait : Mes clefs ! mes clefs !

Enfin on trouva les clefs, on les lui apporta. Il en ferma un portefeuille qu’il prit sous son bras, et un plus gros portefeuille dont un valet de pied se chargea. Il avait une sorte d’agitation fébrile. Tout se hâtait autour de lui. On entendait les princes et les valets dire : Vite ! vite ! La reine seule était lente et fière.

On se mit en marche. On traversa les Tuileries. Le roi donnant le bras à la reine ou, pour mieux dire, la reine donnant le bras au roi. La duchesse de Montpensier s’appuyant sur M. Jules de Lasteyrie ; le duc de Montpensier sur M. Crémieux.

Le duc de Montpensier dit à M. Crémieux :

— Restez avec nous, Monsieur Crémieux, ne nous quittez pas. Votre nom peut nous être utile.

On arriva ainsi à la place de la Révolution. Là, le roi pâlit.

Il chercha des yeux les quatre voitures qu’il avait fait demander à ses écuries. Elles n’y étaient pas. Au sortir des écuries, le cocher de la première voiture avait été tué d’un coup de fusil. Et au moment où le roi les cherchait sur la place Louis XV, le peuple les brûlait sur la place du Palais-Royal.

Il y avait au pied de l’obélisque un petit fiacre à un cheval, arrêté.

Le roi y marcha rapidement, suivi de la reine.

Dans ce fiacre il y avait quatre femmes portant sur leurs genoux quatre enfants.

Les quatre femmes étaient Mmes  de Nemours et de Joinville et deux personnes de la cour. Les quatre enfants étaient des petits-fils du roi.

Le roi ouvrit vivement la portière et dit aux quatre femmes : — Descendez ! Toutes ! toutes !

Il ne prononça que ces trois mots.

Les coups de fusil devenaient de plus en plus terribles. On entendait le flot du peuple qui entrait aux Tuileries.

En un clin d’œil les quatre femmes furent sur le pavé, — le même pavé où avait été dressé l’échafaud de Louis XVI.

Le roi monta, ou, pour mieux dire, se plongea dans le fiacre vide ; la reine l’y suivit. Mme  de Nemours monta sur la banquette de devant. Le roi avait toujours son portefeuille sous le bras. On fit entrer l’autre grand portefeuille, qui était vert, dans la voiture avec quelque peine. M. Crémieux l’y fit tomber d’un coup de poing. Du reste le portefeuille ne contenait pas d’argent. Deux jours après, le gouvernement provisoire, apprenant que Louis-Philippe était à Trouville, empêché par le défaut d’argent, fit porter par M. de Lamartine à M. de Montalivet trois cent mille francs pour le roi.

— Partez ! cria le roi.

Le fiacre partit. On prit l’avenue de Neuilly.

Thuret, le valet de chambre du roi, monta derrière. Mais il ne put se tenir sur la barre qui tenait lieu de strapontin. Il essaya alors de monter sur le cheval, puis finit par courir à pied. La voiture le dépassa.

Thuret courut jusqu’à Saint-Cloud, pensant y retrouver le roi. Là, il apprit que le roi était reparti pour Trianon.

En ce moment Mme  la princesse Clémentine et son mari, le duc de Saxe-Cobourg, arrivaient par le chemin de fer.

— Vite, Madame, dit Thuret, reprenons le chemin de fer et partons pour Trianon. Le roi est là.

Ce fut ainsi que Thuret parvint à rejoindre le roi.

Cependant, à Versailles, le roi s’était procuré une grande berline et une espèce de voiture omnibus. Il prit la berline avec la reine. Sa suite prit l’omnibus. On mit à tout cela des chevaux de poste et l’on partit pour Dreux.

Chemin faisant, le roi ôta son faux toupet et se coiffa d’un bonnet de soie noire jusqu’aux yeux. Sa barbe n’était pas faite de la veille. Il n’avait pas dormi. Il était méconnaissable. Il se tourna vers la reine, qui lui dit : — Vous avez cent ans.

En arrivant à Dreux il y a deux routes, l’une à droite, qui est la meilleure, bien pavée, et qu’on prend toujours, l’autre à gauche, pleine de fondrières et plus longue. Le roi dit : — Postillon, prenez à gauche.

Il fit bien, il était haï à Dreux. Une partie de la population l’attendait sur la route de droite avec des intentions hostiles. De cette façon il échappa au danger.

Le sous-préfet de Dreux, prévenu, le rejoignit et lui remit douze mille francs : six mille en billets, six mille en sacs d’argent.

La berline quitta l’omnibus, qui devint ce qu’il put, et se dirigea vers Évreux. Le roi connaissait là, à une lieue avant d’arriver à la ville, une maison de campagne appartenant à quelqu’un de dévoué, M. de …

Il était nuit noire quand on arriva à cette maison.

La voiture s’arrêta.

Thuret descendit, sonna à la porte, sonna longtemps. Enfin quelqu’un parut.

Thuret demanda : — M. de … ?

M. de … était absent. C’était l’hiver ; M. de … était à la ville.

Son fermier, appelé Renard, qui était venu ouvrir, expliqua cela à Thuret.

— C’est égal, dit Thuret, j’ai là un vieux monsieur et une vieille dame de ses amis, qui sont fatigués, ouvrez-nous toujours la maison.

— Je n’ai pas les clefs, dit Renard.

Le roi était épuisé de fatigue, de souffrance et de faim. Renard regarda ce vieillard et fut ému.

— Monsieur et Madame, reprit-il, entrez toujours. Je ne puis pas vous ouvrir le château, mais je vous offre la ferme. Entrez. Pendant ce temps-là, je vais envoyer chercher mon maître à Évreux.

Le roi et la reine descendirent. Renard les introduisit dans la salle basse de la ferme. Il y avait grand feu. Le roi était transi.

— J’ai bien froid, dit-il. Puis il reprit : J’ai bien faim.

Renard dit : — Monsieur, aimez-vous la soupe à l’oignon ?

— Beaucoup, dit le roi.

On fit une soupe à l’oignon, on apporta les restes du déjeuner de la ferme, je ne sais quel ragoût froid, une omelette.

Le roi et la reine se mirent à table, et tout le monde avec eux, Renard le fermier, ses garçons de charrue, et Thuret, le valet de chambre.

Le roi dévora tout ce qu’on lui servit. La reine ne mangea pas.

Au milieu du repas, la porte s’ouvre. C’était M. de … ; il arrivait en hâte d’Évreux.

Il aperçoit Louis-Philippe et s’écrie : — Le roi !

— Silence ! dit le roi.

Mais il était trop tard.

M. de … rassura le roi. Renard était un brave homme. On pouvait se fier à lui. Toute la ferme était pleine de gens sûrs.

— Eh bien ! dit le roi, il faut que je reparte tout de suite. Comment faire ?

— Où voulez-vous aller ? demanda Renard.

— Quel est le port le plus proche ?

— Honfleur.

— Eh bien ! je vais à Honfleur.

— Soit, dit Renard.

— Combien y a-t-il d’ici là ?

— Vingt-deux lieues.

Le roi effrayé s’écria :

— Vingt-deux lieues !

— Vous serez demain matin à Honfleur, dit Renard.

Renard avait un tape-cul dont il se servait pour courir les marchés. Il était éleveur et marchand de chevaux. Il attela à son tape-cul deux forts chevaux.

Le roi se mit dans un coin, Thuret dans l’autre, Renard, comme cocher, au milieu ; on mit en travers sur le tablier un gros sac plein d’avoine, et l’on partit.

Il était sept heures du soir.

La reine ne partit que deux heures après dans la berline, avec des chevaux de poste.

Le roi avait mis les billets de banque dans sa poche. Quant aux sacs d’argent, ils gênaient.

— J’ai vu plus d’une fois le moment où le roi allait m’ordonner de les jeter sur la route, me disait plus tard Thuret en me contant ces détails.

On traversa Évreux, non sans peine. À la sortie, près l’église Saint-Taurin, il y avait un rassemblement qui arrêta la voiture.

Un homme prit le cheval par la bride et dit : — C’est qu’on dit que le roi se sauve par ici.

Un autre mit une lanterne sous les yeux du roi.

Enfin une espèce d’officier de garde nationale qui, depuis quelques instants, semblait toucher aux harnais des chevaux dans une intention suspecte, s’écria :

— Tiens ! c’est le père Renard, je le connais, citoyens !

Il ajouta à voix basse en se tournant vers Thuret : — Je reconnais votre compagnon du coin. Partez vite.

Thuret m’a dit depuis :

— Il m’a parlé à temps, cet homme-là. Car je croyais qu’il venait de couper les traits d’un cheval, et j’allais lui donner un coup de couteau. J’avais déjà mon couteau tout ouvert dans la main.

Renard fouetta et l’on quitta Évreux.

On courut toute la nuit. De temps en temps on s’arrêtait aux auberges du bord de la route, et Renard faisait manger l’avoine à ses chevaux. Il disait à Thuret : — Descendez. Ayez l’air à votre aise. Tutoyez-moi. — Il tutoyait aussi un peu le roi.

Le roi abaissait son bonnet de soie noire jusqu’à son nez et gardait un silence profond.

À sept heures du matin on était à Honfleur. Les chevaux avaient fait vingt-deux lieues sans s’arrêter, en douze heures. Ils étaient harassés.

— Il est temps, dit le roi.

De Honfleur le roi gagna Trouville. Là, la reine le rejoignit.

À Trouville, ils espéraient se cacher dans une maison autrefois louée par M. Duchâtel quand il venait prendre les bains de mer aux vacances. Mais la maison était fermée. Ils se réfugièrent chez un pêcheur.

Le général de Rumigny survint dans la matinée et faillit tout perdre. Un officier le reconnut sur le port.

Enfin le roi parvint à s’embarquer. Le gouvernement provisoire s’y prêtait beaucoup.

Cependant, au dernier moment, un commissaire de police voulut faire du zèle. Il se présenta sur le bâtiment où était le roi en vue de Honfleur et le visita du pont à la cale.

Dans l’entre-pont, il regardait beaucoup ce vieux monsieur et cette vieille dame qui étaient là assis dans un coin et ayant l’air de veiller sur leurs sacs de nuit.

Cependant il ne s’en allait pas.

Tout à coup le capitaine tira sa montre et dit :

— Monsieur le commissaire de police, restez-vous ou partez-vous ?

— Pourquoi cette question ? dit le commissaire.

— C’est que, si vous n’êtes pas à terre en France dans un quart d’heure, demain vous serez en Angleterre.

— Vous partez ?

— Tout de suite.

Le commissaire de police prit le parti de déguerpir, fort mécontent et ayant vainement flairé une proie.

Le bâtiment partit.

En vue du Havre il faillit sombrer. Il se heurta — le temps était mauvais et la nuit noire — dans un gros navire qui lui enleva une partie de sa mâture et de son bordage. On répara les avaries comme on put, et le lendemain matin le roi et la reine étaient en Angleterre.