Choses vues/1848/Les journées de Février

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 305-325).


[LES JOURNÉES DE FÉVRIER.]


23 février.

… Comme j’arrivais à la Chambre des pairs, il était trois heures précises, le général Rapatel entrait au vestiaire et me dit : — La séance est finie.

Je suis allé à la Chambre des députés. Au moment où mon cabriolet prenait la rue de Lille, une colonne épaisse et interminable d’hommes en vestes, en blouses et en casquettes, marchant bras dessus bras dessous, trois par trois, débouchait de la rue Bellechasse et se dirigeait vers la Chambre. Je voyais l’autre extrémité de la rue barrée par une rangée profonde d’infanterie de ligne, l’arme au bras. J’ai dépassé les gens en blouse qui étaient mêlés de femmes et qui criaient : Vive la ligne ! À bas Guizot ! Ils se sont arrêtés à une portée de fusil environ de l’infanterie. Les soldats ont ouvert leurs rangs pour me laisser passer. Les soldats causaient et riaient. Un, très jeune, haussait les épaules.

Je ne suis pas allé plus loin que la salle des Pas-Perdus. Elle était pleine de groupes affairés et inquiets. M. Thiers, M. de Rémusat, M. Vivien, M. Merruau (du Constitutionnel) dans un coin ; M. Émile de Girardin, M. d’Alton-Shée et M. de Boissy, M. Franck-Carré, M. d’Houdetot et M. de Lagrenée. M. Armand Marrast prenait M. d’Alton à part. M. de Girardin m’a arrêté au passage ; puis France d’Houdetot et Lagrenée. MM. Franck-Carré et Vigier nous ont rejoints. On a causé. Je leur disais :

— Le cabinet est gravement coupable. Il a oublié que, dans un temps comme le nôtre, il y a des abîmes à droite et à gauche et qu’il ne faut pas gouverner trop près du bord. Il se dit : Ce n’est qu’une émeute, et il s’en applaudit presque. Il s’en croit raffermi ; il tombait hier, le voilà debout aujourd’hui. Mais d’abord qui est-ce qui sait la fin d’une émeute ? C’est vrai, les émeutes raffermissent les cabinets, mais les révolutions renversent les dynasties. Et quel jeu imprudent ! risquer la dynastie pour sauver le ministère ! Comment sortir de là ? La situation tendue serre le nœud, et il est impossible de le dénouer aujourd’hui. L’amarre peut casser et alors tout s’en ira à la dérive. La gauche a manœuvré imprudemment et le cabinet follement. On est responsable des deux côtés. Mais quelle folie à ce cabinet de mêler une question de police à une question de liberté et d’opposer l’esprit de chicane à l’esprit de révolution ! Il me fait l’effet d’envoyer des huissiers et du papier timbré à un lion. Les arguties de M. Hébert en présence de l’émeute ! la belle affaire ! Malheureusement il est trop tard pour décomposer les éléments de la crise. Le sang va couler.

Comme je disais cela, un député a passé près de nous et a dit : — La Marine est prise.

— Allons voir ! m’a dit France d’Houdetot.

Nous sommes sortis. Nous avons traversé un régiment d’infanterie qui gardait la tête du pont de la Concorde. Un autre régiment barrait l’autre bout. La cavalerie chargeait, sur la place Louis XV, des groupes immobiles et sombres qui, à l’approche des cavaliers, s’enfuyaient comme des essaims. Personne sur le pont, qu’un général en uniforme et à cheval, la croix de commandeur au cou, le général Prévôt. Ce général a passé au grand trot et nous a crié : On attaque !

Comme nous rejoignions la troupe qui était au bout opposé du pont, un chef de bataillon à cheval, en burnous galonné, gros homme à bonne et brave figure, a salué M. d’Houdetot. — Y a-t-il quelque chose ? lui a demandé France. — Il y a, a dit le commandant, que je suis arrivé à temps. — C’est ce chef de bataillon qui a dégagé le palais de la Chambre que l’émeute avait envahi ce matin à dix heures.

Nous sommes descendus sur la place. Les charges de cavalerie tourbillonnaient autour de nous. À l’angle du pont, un dragon levait le sabre sur un homme en blouse. Je ne crois pas qu’il ait frappé. Du reste, la Marine n’était pas « prise ». Un attroupement avait jeté une pierre à une vitre de l’hôtel et blessé un curieux qui regardait derrière la vitre. Rien de plus.

Nous apercevions des voitures arrêtées et comme rangées en barricade dans la grande avenue des Champs-Élysées, à la hauteur du rond-point. D’Houdetot me dit : — Le feu commence là-bas. Voyez-vous la fumée ? — Bah ! ai-je répondu, c’est la vapeur de la fontaine. Ce feu est de l’eau. — Et nous nous sommes mis à rire.

Du reste, il y avait là en effet un engagement. Le peuple avait fait trois barricades avec des chaises. Le poste du grand carré des Champs-Élysées est venu pour détruire les barricades. Le peuple a refoulé les soldats à coups de pierres dans le corps de garde. Le général Prévôt a envoyé une escouade de garde municipale pour dégager le poste. L’escouade a été entourée et obligée de se réfugier dans le poste avec les soldats. La foule a bloqué le corps de garde. Un homme a pris une échelle et, monté sur le toit du corps de garde, a arraché le drapeau, l’a déchiré et l’a jeté au peuple. Il a fallu un bataillon pour délivrer le poste.

— Diable ! disait France d’Houdetot au général Prévôt qui nous racontait ceci, un drapeau enlevé ! Le général a répondu vivement : — Pris, non. Volé, oui.

Nous étions revenus sur le pont, M. Vivien passait et nous a abordés. Il était fort calme, et même de bonne humeur ; ce qui ne l’empêchait pas d’avoir les cheveux mal peignés, la chemise sale et les ongles noirs. Avec son grand vieux chapeau à larges bords et son paletot boutonné jusqu’à la cravate, l’ancien garde des sceaux avait l’air d’un sergent de ville. Du reste nous étions d’accord lui et moi. Il est certain qu’en ce moment on sent que toute la machine constitutionnelle est soulevée. Elle ne pose plus d’aplomb sur le sol. On entend le craquement. La crise se complique de toute l’Europe en rumeur.

M. Pèdre Lacaze est survenu, donnant le bras à Napoléon Duchâtel, tous deux fort gais. Ils ont allumé leur cigare au cigare de France d’Houdetot, et nous ont dit : — Savez-vous ? Genoude dépose son acte d’accusation à lui tout seul. On n’a pas voulu le laisser signer l’acte d’accusation de la gauche. Il n’a pas voulu en avoir le démenti, et maintenant voilà le ministère entre deux feux : à gauche, toute la gauche ; à droite, M. de Genoude. — Puis Napoléon Duchâtel a repris : — On dit qu’on a porté Duvergier de Hauranne en triomphe. — Ils n’auront pas eu grand’peine, a dit France d’Houdetot. — Le fait est qu’il n’est pas de poids, a dit Pèdre Lacaze. — Et ces messieurs s’en sont allés.

Vivien me contait que le roi avait jeté dans son tiroir un projet de loi de réforme électorale, en disant : — Voilà pour mon successeur ! — C’est le mot de Louis XV, en supposant que la réforme soit le déluge.

Il paraît certain que le roi a interrompu M. Sallandrouze lui apportant les doléances des progressistes, et qu’il lui a demandé brusquement : — Vendez-vous beaucoup de tapis ?

À cette même réception des progressistes, le roi a aperçu M. Blanqui et est allé à lui gracieusement : — Eh bien, Monsieur Blanqui, que dit-on ? que se passe-t-il ? — Sire, a dit M. Blanqui, je dois dire au roi qu’il y a dans les départements, et en particulier à Bordeaux, beaucoup d’agitation. — Ah ! a interrompu le roi, encore les agitations ! — Et il a tourné le dos à M. Blanqui.

Tout en causant : — Écoutez, me dit Vivien, il me semble que j’entends la fusillade.

Un jeune officier d’état-major s’est adressé en souriant au général d’Houdetot et lui a dit : — Mon général, en avons-nous encore pour longtemps ? — Pourquoi ? a dit France d’Houdetot. — C’est que je dîne en ville, a repris l’officier.

En ce moment, un groupe de femmes en deuil et d’enfants vêtus de noir passait rapidement sur l’autre trottoir du pont. Un homme donnait la main au plus grand des enfants. J’ai regardé et j’ai reconnu le duc de Montebello. — Tiens ! a dit d’Houdetot, le ministre de la marine ! — Il a couru et a causé un moment avec M. de Montebello. La duchesse avait eu peur, et toute la famille se réfugiait sur la rive gauche.

Nous sommes rentrés au palais de la Chambre, Vivien et moi. D’Houdetot nous a quittés. En un instant, nous avons été entourés. Boissy m’a dit : — Vous n’étiez pas au Luxembourg ? J’ai essayé de parler sur la situation de Paris. J’ai été hué. À ce mot la capitale en danger, on m’a interrompu, et le chancelier, qui était venu présider exprès pour cela, m’a rappelé à l’ordre. Et savez-vous ce que m’a dit le général Gourgaud : — Monsieur de Boissy, j’ai soixante pièces de canon avec leurs caissons chargés de mitraille. C’est moi qui les ai chargés. — J’ai répondu : — Général, je suis charmé de savoir la pensée intime du château. — Et savez-vous ce qu’a dit le maréchal Bugeaud qui commande Paris depuis deux heures : — Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. — Il y aura de belles choses d’ici à demain matin.

Duvergier de Hauranne, sans chapeau, les cheveux hérissés, pâle, mais l’air content, a passé en ce moment et m’a tendu la main.

Pendant que nous échangions un bonjour, un jeune homme à barbe blonde est survenu et lui a dit : — Avez-vous quelque chose de plus à me donner pour la Patrie (c’est le journal du soir). — Non, a dit Duvergier. Mais n’oubliez pas d’effacer la signature de Moreau. — Soyez tranquille. — Moreau, du département de la Seine. — Je sais. — C’est qu’il ne faut pas qu’il réclame, cela ferait mauvais effet. — J’y veillerai. — Prenez-en note. Moreau, Seine. — J’ai pris note. — Où ? — Dans mon cerveau. Ne craignez rien. — Et le journaliste est parti.

J’ai laissé Duvergier et je suis entré dans la Chambre. Il n’y avait pas cent députés. On y discutait une loi sur la Banque de Bordeaux. Un bonhomme nasillard était à la tribune, et M. Sauzet lisait les articles de la loi d’un air endormi. M. de Belleyme, qui sortait, m’a serré la main en passant, et m’a dit : Hélas !

Plusieurs députés sont venus à moi, M. Marie, M. Roger (du Loiret), M. de Rémusat, M. Chambolle et quelques autres. Je leur ai conté le fait du drapeau arraché, grave à cause de l’audace de cette attaque d’un poste en rase campagne. Un d’eux a dit : — Le plus grave, c’est qu’il y a un mauvais dessous. Cette nuit, plus de quinze hôtels riches de Paris ont été marqués d’une croix sur la porte pour être pillés, entre autres l’hôtel de la princesse de Liéven, rue Saint-Florentin, et l’hôtel de Mme  de Talhouët. — Êtes-vous sûr ? ai-je demandé. — J’ai vu la croix de mes yeux sur la porte de Mme  de Liéven, m’a-t-il répondu.

Le président Franck-Carré a rencontré ce matin M. Duchâtel et lui a dit :

— Eh bien ? — Cela va bien, a répondu le ministre. — Que faites-vous de l’émeute ? — Je la laisse ici. Que voulez-vous qu’ils fassent place Louis XV et dans les Champs-Élysées ? Il pleut. Ils vont piétiner là toute la journée. Ce soir, ils seront éreintés, et iront se coucher.

M. Étienne Arago, qui entrait, nous a jeté sans s’arrêter ces quatre mots : — Déjà sept blessés et deux tués. Il y a des barricades rue Sainte-Avoye. La séance a fini. Je suis sorti en même temps que les députés et je m’en suis revenu par les quais.

On continuait de charger place de la Concorde. Deux barricades avaient été essayées rue Saint-Honoré. On dépavait le marché Saint-Honoré. Les omnibus des barricades avaient été relevés par la troupe. Rue Saint-Honoré, la foule laissait passer les gardes municipaux, puis les criblait de pierres dans le dos. Une multitude montait par les quais avec le bruit d’une fourmilière irritée. J’ai vu passer une très jolie femme en chapeau de velours vert avec un grand cachemire marchant au milieu d’un groupe de blouses et de bras nus. Elle relevait sa robe à outrance, à cause de la boue, et était fort crottée. Car il pleut de minute en minute. Les Tuileries étaient fermées. Aux guichets du Carrousel, la foule était arrêtée et regardait par les arcades la cavalerie rangée en bataille devant le palais.

Vers le pont du Carrousel, j’ai rencontré M. Jules Sandeau. Il m’a demandé : — Que pensez-vous de ceci ? — Que l’émeute sera vaincue, mais que la révolution triomphera.

Tout le long du quai, des patrouilles passaient, et la foule criait : Vive la ligne ! Les boutiques étaient fermées et les fenêtres ouvertes.

Place du Châtelet, j’ai entendu un homme dire à un groupe : — C’est 1830 !

Non. En 1830, il y avait le duc d’Orléans derrière Charles X. En 1848, derrière Louis-Philippe il y a un trou. C’est triste de tomber de Louis-Philippe en Ledru-Rollin.

J’ai pris par l’Hôtel de Ville et par la rue Sainte-Avoye. Tout était tranquille à l’Hôtel de Ville, deux gardes nationaux se promenaient devant la grille et il n’y avait point de barricades rue Sainte-Avoye. Quelques gardes nationaux, en uniforme, le sabre au côté, allaient et venaient rue Rambuteau. On battait le rappel dans le quartier du Temple.

Jusqu’à ce moment, le pouvoir avait fait mine de se passer cette fois de la garde nationale. Ce serait peut-être prudent. Ce matin, le poste de garde nationale de service à la Chambre des députés a refusé de marcher.

On dit le roi fort calme et même gai. Il ne faut pourtant pas trop jouer ce jeu. Toutes les parties qu’on y gagne ne servent qu’à faire le total de la partie qu’on y perd.


Minuit sonne en ce moment. Il y a dix pièces de canon place de Grève. L’aspect du Marais est lugubre. Je m’y suis promené et je rentre. Les réverbères sont brisés et éteints sur le boulevard fort bien nommé le boulevard noir. Il n’y a eu ce soir de boutiques ouvertes que rue Saint-Antoine. Le théâtre Beaumarchais a fermé. La place Royale est gardée comme une place d’armes. Des troupes sont embusquées sous les arcades. Rue Saint-Louis, un bataillon est adossé silencieusement le long des murailles dans les ténèbres.

Tout à l’heure, quand l’heure a sonné, nous nous sommes levés et nous sommes allés sur le balcon, en disant : C’est le tocsin !


24 février.

Au jour, je vois, de mon balcon, arriver en tumulte devant la mairie une colonne de peuple mêlé de garde nationale. Une trentaine de gardes municipaux gardaient la mairie. On leur demande à grands cris leurs armes. Refus énergique des gardes municipaux, clameurs menaçantes de la foule. Deux officiers de la garde nationale interviennent : — À quoi bon répandre encore le sang ? toute résistance serait inutile. — Les gardes municipaux déposent leurs fusils et leurs munitions et se retirent sans être inquiétés.

Le maire du viiie arrondissement, M. Ernest Moreau, me fait prier de venir à la mairie. Il m’apprend la terrifiante nouvelle du massacre des Capucines. Et, de quart d’heure en quart d’heure, d’autres nouvelles arrivent de plus en plus graves. La garde nationale prend décidément parti cette fois contre le gouvernement et crie : Vive la Réforme ! L’armée, effrayée de ce qu’elle-même avait fait la veille, semble vouloir se refuser désormais à cette lutte fratricide. Rue Sainte-Croix-la-Bretonnerie, les troupes se sont repliées devant la garde nationale. On vient nous dire qu’à la mairie voisine du ixe arrondissement les soldats fraternisent et font patrouille avec les gardes nationaux. Deux autres messagers en blouse se succèdent : — La caserne de Reuilly est prise. — La caserne des Minimes s’est rendue.

— Et du gouvernement, je n’ai ni instruction, ni nouvelles ! dit M. Ernest Moreau. Quel est-il seulement, ce gouvernement ? Le ministère Molé existe-t-il encore ? Que faire ? — Allez jusqu’à la préfecture de la Seine, lui dit M. Perret, membre du conseil général ; l’Hôtel de Ville est à deux pas. — Eh bien, venez avec moi.

Ils partent. Je fais une reconnaissance autour de la place Royale. Partout l’agitation, l’anxiété, une attente fiévreuse. Partout on travaille activement aux barricades déjà formidables. C’est plus qu’une émeute, cette fois, c’est une insurrection. Je rentre. Un soldat de la ligne, en faction à l’entrée de la place Royale, cause amicalement avec la vedette d’une barricade construite à vingt pas de lui.


Huit heures un quart. — M. Ernest Moreau est revenu de l’Hôtel de Ville. Il a vu M. de Rambuteau et rapporte des nouvelles un peu meilleures. Le roi a chargé Thiers et Odilon Barrot de former un ministère. Thiers n’est pas bien populaire, mais Odilon Barrot, c’est la Reforme. Par malheur, la concession s’aggrave d’une menace : le maréchal Bugeaud est investi du commandement général de la garde nationale et de l’armée. Odilon Barrot, c’est la Réforme, mais Bugeaud, c’est la répression. Le roi tend la main droite et montre le poing gauche.

Le préfet a prié M. Moreau de répandre et de proclamer ces nouvelles dans son quartier et au faubourg Saint-Antoine. — C’est ce que je vais faire, me dit le maire. — Bien ! dis-je, mais croyez-moi, annoncez le ministère Thiers-Barrot et ne parlez pas du maréchal Bugeaud. — Vous avez raison.


Le maire requit une escouade de la garde nationale, prit avec lui les deux adjoints et les conseillers municipaux présents et descendit sur la place Royale. Un roulement de tambours amassa la foule. Il annonça le nouveau cabinet. Le peuple applaudit aux cris répétés de : — Vive la Réforme ! Le maire ajouta quelques mots pour recommander l’ordre et la concorde et fut encore universellement applaudi. — Tout est sauvé ! me dit-il en me serrant la main. — Oui, dis-je, si Bugeaud renonce à être le sauveur.

M. Ernest Moreau, suivi de son escorte, partit pour répéter sa proclamation place de la Bastille et dans le faubourg, et je montai chez moi pour rassurer les miens.


Une demi-heure après, le maire et son cortège rentraient émus et en désordre à la mairie. Voici ce qui s’était passé :

La place de la Bastille était occupée, à ses deux extrémités, par la troupe, qui s’y tenait l’arme au bras, immobile. Le peuple circulait librement et paisiblement entre les deux lignes. Le maire, arrivé au pied de la colonne de Juillet, avait fait sa proclamation et, de nouveau, la foule avait chaleureusement applaudi. M. Moreau se dirigea alors vers le faubourg Saint-Antoine. Au même moment, des ouvriers accostaient amicalement les soldats, leur disant : Vos armes, livrez vos armes. Sur l’ordre énergique du capitaine, les soldats résistaient. Soudain un coup de fusil part, d’autres suivent. La terrible panique de la veille au boulevard des Capucines va se renouveler peut-être. M. Moreau et son escorte sont bousculés, renversés. Le feu des deux parts se prolonge plus d’une minute et fait cinq ou six morts ou blessés.

Heureusement, on était cette fois en plein jour. À la vue du sang qui coule, un brusque revirement s’est produit dans la troupe, et, après un instant de surprise et d’épouvante, les soldats, d’un élan irrésistible, ont levé la crosse en l’air en criant : Vive la garde nationale ! Le général, impuissant à maîtriser ses hommes, s’est replié par les quais sur Vincennes. Le peuple reste maître de la Bastille et du faubourg.

— C’est un résultat qui aurait pu coûter plus cher ; à moi surtout, disait M. Ernest Moreau. Et il nous montrait son chapeau troué d’une balle. — Un chapeau tout neuf ! ajoutait-il en riant.


Dix heures et demie. — Trois élèves de l’École polytechnique sont arrivés à la mairie. Ils racontent que les élèves ont forcé les portes de l’École et viennent se mettre à la disposition du peuple. Un certain nombre d’entre eux se sont ainsi répartis entre les mairies de Paris.

L’insurrection fait des progrès d’heure en heure. Elle exigerait maintenant le remplacement du maréchal Bugeaud et la dissolution de la Chambre. Les élèves de l’École vont plus loin et parlent de l’abdication du roi.

Que se passe-t-il aux Tuileries ? Pas de nouvelles non plus du ministère, pas d’ordre de l’état-major. Je me décide à partir pour la Chambre des députés en passant par l’Hôtel de Ville, et M. Ernest Moreau veut bien m’y accompagner.

Nous trouvons la rue Saint-Antoine toute hérissée de barricades. Nous nous faisons connaître au passage et les insurgés nous aident à franchir les tas de pavés.

En approchant de l’Hôtel de Ville, d’où partait une grande rumeur de foule, et en traversant un terrain en construction, nous voyons venir devant nous, marchant à pas précipités, M. de Rambuteau, le préfet de la Seine. — Hé ! que faites-vous là, Monsieur le préfet ? lui dis-je. — Préfet ! est-ce que je suis encore préfet ? répond-il d’un air bourru. — Des curieux, qui ne semblaient pas très bienveillants, s’amassaient déjà. M. Moreau avise une maison neuve à louer, nous y entrons, et M. de Rambuteau nous conte sa mésaventure.

— J’étais dans mon cabinet avec deux ou trois conseillers municipaux. Grand bruit dans le corridor. La porte s’ouvre avec fracas. Entre un grand gaillard, capitaine de la garde nationale, à la tête d’une troupe fort échauffée. — Monsieur, m’a dit l’homme, il faut vous en aller d’ici. — Pardon, Monsieur ; ici, à l’Hôtel de Ville, je suis chez moi et j’y reste. — Hier, vous étiez peut-être chez vous à l’Hôtel de Ville ; aujourd’hui le peuple y est chez lui. — Eh ! mais... — Allez à la fenêtre et regardez sur la place. — La place était envahie par une foule bruyante et grouillante où se confondaient les hommes du peuple, les gardes nationaux et les soldats. Et les fusils des soldats étaient aux mains des hommes du peuple. Je me suis retourné vers les envahisseurs et je leur ai dit : — Vous avez raison, Messieurs, vous êtes les maîtres. — Eh bien alors, a dit le capitaine, faites-moi reconnaître par vos employés. — C’était trop fort ! J’ai répliqué : — Il ne manquerait plus que ça ! — J’ai pris quelques papiers, j’ai donné quelques ordres, et me voici. Puisque vous allez à la Chambre, s’il y a encore une Chambre, vous direz au ministre de l’intérieur, s’il y a un ministère, qu’il n’y a plus, à l’Hôtel de Ville, ni préfet, ni préfecture.


Nous avons dû traverser à grand’peine l’océan humain qui couvrait, avec un bruit de tempête, la place de l’Hôtel-de-Ville. Au quai de la Mégisserie se dressait une formidable barricade ; grâce à l’écharpe du maire, on nous a laissés la franchir. Au delà, les quais étaient à peu prés déserts. Nous avons gagné la Chambre des députés par la rive gauche.

Le Palais-Bourbon était encombré d’une cohue bourdonnante de députés, de pairs et de hauts fonctionnaires. D’un groupe assez nombreux est sortie la voix aigrelette de M. Thiers : — Ah ! voilà Victor Hugo ! — Et M. Thiers est venu à nous, demandant des nouvelles du faubourg Saint-Antoine. Nous y avons ajouté celles de l’Hôtel de Ville ; il a secoué lugubrement la tête. — Et par ici ? dis-je. D’abord êtes-vous toujours ministre ? — Moi ! ah ! je suis bien dépassé, moi ! bien dépassé ! On en est à Odilon Barrot, président du conseil et ministre de l’intérieur. — Et le maréchal Bugeaud ? — Remplacé aussi par le maréchal Gérard. Mais ce n’est rien. La Chambre est dissoute ; le roi a abdiqué ; il est sur le chemin de Saint-Cloud, Mme  la duchesse d’Orléans est régente. Ah ! le flot monte, monte, monte !

M. Thiers nous engagea, M. Ernest Moreau et moi, à aller nous entendre avec M. Odilon Barrot. Notre action dans notre quartier, si important, pouvait être grandement utile. Nous nous sommes donc mis en route pour le ministère de l’intérieur.

Le peuple avait envahi le ministère et refluait jusque dans le cabinet du ministre, où allait et venait une foule peu respectueuse. À une grande table, au milieu de la vaste pièce, des secrétaires écrivaient. M. Odilon Barrot, la face rouge, les lèvres serrées, les mains derrière le dos, s’accotait à la cheminée. Il dit en nous voyant : — Vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Le roi abdique, la duchesse d’Orléans est régente… — Si le peuple consent, dit un homme en blouse qui passait.

Le ministre nous emmena dans l’embrasure d’une fenêtre, en jetant autour de lui des regards inquiets. — Qu’allez-vous faire ? que faites-vous ? lui dis-je. — J’expédie des dépêches aux départements. — Est-ce très urgent ? — Il faut bien instruire la France des événements. — Mais, pendant ce temps-là, Paris les fait, les événements. Hélas, a-t-il fini de les faire ? La Régence, c’est bien, mais il faudrait qu’elle fût sanctionnée. — Oui, par la Chambre. La duchesse d’Orléans devrait mener le comte de Paris à la Chambre. — Non, puisque la Chambre est dissoute. Si la duchesse doit aller quelque part, c’est à l’Hôtel de Ville. — Y pensez-vous ? Et le danger ? — Aucun danger. Une mère, un enfant ! Je réponds de ce peuple. Il respectera la femme dans la princesse. — Eh bien, allez aux Tuileries, voyez la duchesse d’Orléans, conseillez-la, éclairez-la. — Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ? — J’en arrive. On ne savait où était la duchesse ; je n’ai pu l’aborder. Mais dites-lui, si vous la voyez, que je suis à sa disposition, que j’attends ses ordres. Ah ! Monsieur Victor Hugo, je donnerais ma vie pour cette femme et pour cet enfant !

Odilon Barrot est l’homme le plus honnête et le plus dévoué du monde, mais il est le contraire d’un homme d’action ; on sentait le trouble et l’indécision dans sa parole, dans son regard, dans toute sa personne.

— Écoutez, me dit-il encore, ce qui importe, ce qui presse, c’est que le peuple connaisse ces graves changements, l’abdication, la Régence. Promettez-moi d’aller les proclamer à votre mairie, au faubourg, partout où vous pourrez. — Je vous le promets.


Je me dirige, avec M. Moreau, vers les Tuileries.

Rue Bellechasse, chevaux au galop. Un escadron de dragons passe comme un éclair et a l’air de s’enfuir devant un homme aux bras nus qui court derrière lui en brandissant un coupe-chou.

Les Tuileries sont encore gardées par les troupes. Le maire montre son écharpe, et nous passons. Au guichet, le concierge, auquel je me nomme, nous dit que Mme la duchesse d’Orléans, accompagnée de M. le duc de Nemours, vient de quitter le château, avec le comte de Paris, pour se rendre sans doute à la Chambre des députés. Nous n’avons donc plus qu’à continuer notre route.

À l’entrée du pont du Carrousel, des balles sifflent à nos oreilles. Ce sont les insurgés qui, place du Carrousel, tirent sur les voitures de la cour sortant des petites écuries. Un des cochers a été tué sur son siège.

— Ce serait trop bête de nous faire tuer en curieux ! me dit M. Ernest Moreau. Passons de l’autre côté de l’eau.

Nous longeons l’Institut et le quai de la Monnaie. Au Pont-Neuf, nous nous croisons avec une troupe armée de piques, de haches et de fusils, conduite, tambour en tête, par un homme agitant un sabre et vêtu d’un grand habit à la livrée du roi. C’est l’habit du cocher qui vient d’être tué rue Saint-Thomas-du-Louvre.


Quand nous arrivons, M. Moreau et moi, à la place Royale, nous la trouvons toute remplie d’une foule anxieuse. Nous sommes aussitôt entourés, questionnés, et nous n’arrivons pas sans peine à la mairie. La masse du peuple est trop compacte pour qu’on puisse parler sur la place. Je monte, avec le maire, quelques officiers de la garde nationale et deux élèves de l’École polytechnique, au balcon de la mairie. Je lève la main, le silence se fait comme par enchantement. Je dis :

— Mes amis, vous attendez des nouvelles. Voilà ce que nous savons : M. Thiers n’est plus ministre, le maréchal Bugeaud n’a plus le commandement (Applaudissements). Ils sont remplacés par le maréchal Gérard et par M. Odilon Barrot (Applaudissements, mais plus clairsemés). La Chambre est dissoute. Le roi a abdiqué (Acclamation universelle). La duchesse d’Orléans est régente (Quelques bravos isolés, mêlés à de sourds murmures).

Je reprends : — Le nom d’Odilon Barrot vous est garant que le plus large appel sera fait à la nation et que vous aurez le gouvernement représentatif dans toute sa sincérité.

Sur plusieurs points des applaudissements me répondent, mais il paraît évident que la masse est incertaine et non satisfaite.

Nous rentrons dans la salle de la mairie. — Il faut à présent, dis-je à M. Ernest Moreau, que j’aille faire la proclamation sur la place de la Bastille. Mais le maire est découragé. — Vous voyez bien que c’est inutile, me dit-il, tristement ; la Régence n’est pas acceptée. Et vous avez parlé ici dans un milieu où vous êtes connu, où vous êtes aimé ! À la Bastille, vous trouveriez le peuple révolutionnaire du faubourg, qui vous ferait un mauvais parti peut-être. — J’irai, dis-je, je l’ai promis à Odilon Barrot. — J’ai changé de chapeau, reprit en souriant le maire, mais rappelez-vous mon chapeau de ce matin. — Ce matin, l’armée et le peuple étaient en présence, il y avait danger de conflit ; à l’heure qu’il est, le peuple est seul, le peuple est maître. — Maître... et hostile, prenez-y garde ! — N’importe ! j’ai promis, je tiendrai ma promesse.

Je dis au maire que sa place à lui était à la mairie et qu’il y devait rester, mais plusieurs officiers de la garde nationale se présentèrent spontanément pour m’accompagner, et, parmi eux, l’excellent M. Launaye, mon ancien capitaine. J’acceptai leur offre amicale, et cela fit un petit cortège, qui se dirigea, par la rue du Pas-de-la-Mule et le boulevard Beaumarchais, vers la place de la Bastille.


Là s’agitait une foule ardente, où les ouvriers dominaient. Beaucoup armés de fusils pris aux casernes ou livrés par les soldats. Cris et chant des Girondins, Mourir pour la patrie ! Groupes nombreux qui discutent et disputent avec passion. On se retourne, on nous regarde, on nous interroge : — Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? qu’est-ce qui se passe ? Et l’on nous suit. J’entends murmurer mon nom avec des sentiments divers : Victor Hugo ! c’est Victor Hugo ! Quelques-uns me saluent. Quand nous arrivons à la colonne de Juillet, une affluence considérable nous entoure. Je monte, pour me faire entendre, sur le soubassement de la colonne.

Je ne rapporterai de mes paroles que celles qu’il me fut possible de faire arriver à mon orageux auditoire. Ce fut bien moins un discours qu’un dialogue, mais le dialogue d’une seule voix avec dix, vingt, cent voix plus ou moins hostiles.

Je commençai par annoncer tout de suite l’abdication de Louis-Philippe, et, comme à la place Royale, des applaudissements à peu près unanimes accueillirent la nouvelle. On cria cependant aussi : — Non ! pas d’abdication ! la déchéance ! la déchéance. — J’allais décidément avoir affaire à forte partie.

Quand j’annonçai la Régence de la duchesse d’Orléans, ce furent de violentes dénégations : — Non ! non ! pas de Régence ! à bas les Bourbons ! Ni roi, ni reine ! Pas de maîtres ! Je répétai : — Pas de maîtres ! je n’en veux pas plus que vous, j’ai défendu toute ma vie la liberté ! — Alors pourquoi proclamez-vous la Régence ? — Parce qu’une régente n’est pas un maître. D’ailleurs, je n’ai aucun droit de proclamer la Régence, je l’annonce. — Non ! non ! pas de Régence !

Un homme en blouse cria : — Silence au pair de France ! à bas le pair de France ! — Et il m’ajusta de son fusil. Je le regardai fixement, et j’élevai la voix si haut qu’on fit silence. — Oui, je suis pair de France et je parle comme pair de France. J’ai juré fidélité, non à une personne royale, mais à la monarchie constitutionnelle. Tant qu’un autre gouvernement ne sera pas établi, c’est mon devoir d’être fidèle à celui-là. Et j’ai toujours pensé que le peuple n’aimait pas que l’on manquât, quel qu’il fût, à son devoir.

Il y eut autour de moi un murmure d’approbation et même quelques bravos çà et là. Mais quand j’essayai de continuer : — Si la Régence… les protestations redoublèrent. On ne me laissa en relever qu’une seule. Un ouvrier m’avait crié : — Nous ne voulons pas être gouvernés par une femme. — Je ripostai vivement : — Hé ! moi non plus je ne veux pas être gouverné par une femme, ni même par un homme. C’est parce que Louis-Philippe a voulu gouverner que son abdication est aujourd’hui nécessaire et qu’elle est juste. Mais une femme qui règne au nom d’un enfant ! n’y a-t-il pas là une garantie contre toute pensée de gouvernement personnel ? Voyez la reine Victoria en Angleterre… — Nous sommes français, nous ! cria-t-on. Pas de Régence ! — Pas de Régence ? Mais alors quoi ? Rien n’est prêt, rien ! C’est le bouleversement total, la ruine, la misère, la guerre civile peut-être ; en tout cas, c’est l’inconnu. — Une voix, une seule voix, cria : Vive la République ! Pas une autre voix ne lui fit écho. Pauvre grand peuple, inconscient et aveugle ! il sait ce qu’il ne veut pas, mais il ne sait pas ce qu’il veut !

À partir de ce moment, le bruit, les cris, les menaces devinrent tels que je renonçai à me faire entendre. Mon brave Launaye me dit : — Vous avez fait ce que vous vouliez, ce que vous aviez promis ; nous n’avons plus qu’à nous retirer.

La foule s’ouvrit devant nous, curieuse et inoffensive. Mais à vingt pas de la colonne, l’homme qui m’avait menacé de son fusil me rejoignit et de nouveau me coucha en joue, en criant : — À mort le pair de France ! — Non, respect au grand homme ! — fit un jeune ouvrier, qui vivement avait abaissé l’arme. Je remerciai de la main cet ami inconnu et je passai.

À la mairie, M. Ernest Moreau, qui avait été, paraît-il, fort anxieux sur notre sort, nous reçut avec joie et me félicita avec cordialité. Mais je savais que, même dans la passion, ce peuple est juste, et je n’avais pas eu le moindre mérite, n’ayant pas eu la moindre inquiétude.


Pendant que ces choses se passaient place de la Bastille, voici ce qui se passait au Palais-Bourbon :

Il y a en ce moment un homme dont le nom est dans toutes les bouches et la pensée dans toutes les âmes ; c’est Lamartine. Son éloquente et vivante Histoire des Girondins vient pour la première fois d’enseigner la Révolution à la France. Il n’était jusqu’ici qu’illustre, il est devenu populaire, et l’on peut dire qu’il tient dans sa main Paris.

Dans le désarroi universel, son influence pouvait être décisive. On se l’était dit aux bureaux du National, où les chances possibles de la République venaient d’être pesées et où l’on avait ébauché un projet de gouvernement provisoire, dont n’était pas Lamartine. En 1842, lors de la discussion sur la Régence, qui avait abouti au choix de M. le duc de Nemours, Lamartine avait chaleureusement plaidé pour la duchesse d’Orléans. Était-il aujourd’hui dans les mêmes idées ? que voulait-il ? que ferait-il ? il importait de le savoir. M. Armand Marrast, le rédacteur en chef du National, prit avec lui trois républicains notoires, M. Bastide, M. Hetzel, l’éditeur, et M. Bocage, l’éminent comédien qui a créé le rôle de Didier dans Marion de Lorme. Tous quatre se rendirent à la Chambre des députés. Ils y trouvèrent Lamartine et allèrent conférer avec lui dans les bureaux.

Ils parlèrent l’un après l’autre, ils dirent leurs convictions et leurs espérances : ils seraient heureux de penser que Lamartine était avec eux pour la réalisation immédiate de la République. S’il jugeait pourtant que la transition de la Régence était nécessaire, ils lui demandaient, du moins, de les aider à obtenir des garanties sérieuses contre tout retour en arrière. Ils attendaient avec émotion sa décision dans ce grand arbitrage.

Lamartine écouta silencieusement leurs raisons, puis les pria de vouloir bien le laisser se recueillir pendant quelques instants. Il s’assit à l’écart devant une table, prit sa tête dans ses mains et songea. Les quatre consultants, debout, le regardaient respectueusement en silence. Minute solennelle. — Nous écoutions passer l’histoire, me disait Bocage.

Lamartine redressa la tête et leur dit : — Je combattrai la Régence.


Un quart d’heure après, la duchesse d’Orléans arrivait à la Chambre, tenant par la main ses deux fils, le comte de Paris et le duc de Chartres. M. Odilon Barrot n’était pas auprès d’elle. Le duc de Nemours l’accompagnait.

Elle était acclamée par les députés. Mais, la Chambre dissoute, y avait-il des députés ?

M. Crémieux montait à la tribune et proposait nettement un gouvernement provisoire. M. Odilon Barrot, qu’on était allé chercher au ministère, se montrait enfin et plaidait la cause de la Régence, mais sans éclat et sans énergie. Puis, voilà qu’un flot de peuple et de gardes nationaux, avec armes et drapeaux, envahissait la salle. La duchesse d’Orléans, entraînée par des amis, se retirait avec ses enfants.

La Chambre des députés alors s’évanouissait submergée sous une sorte d’assemblée révolutionnaire. Ledru-Rollin haranguait cette foule. Puis venait Lamartine, attendu et acclamé. Il combattit, comme il l’avait promis, la Régence.

Tout était dit. Les noms d’un gouvernement provisoire étaient jetés au peuple. Et, par des cris oui ou non, le peuple élut ainsi successivement : Lamartine, Dupont de l’Eure, Arago et Ledru-Rollin, à l’unanimité, Crémieux, Garnier-Pagès et Marie à la majorité.

Les nouveaux gouvernants se mirent aussitôt en route pour l’Hôtel de Ville.

À la Chambre des députés, dans les discours des orateurs, pas même dans celui de Ledru-Rollin, pas une fois le mot République n’avait été prononcé. Mais maintenant, au dehors, dans la rue, ce mot, ce cri, les élus du peuple le trouvèrent partout, il volait sur toutes les bouches, il emplissait l’air de Paris.


Les quelques hommes qui, dans ces jours suprêmes et extrêmes, tenaient dans leur main le sort de la France, étaient eux-mêmes, à la fois outils et hochets, dans la main de la foule, qui n’est pas le peuple, et du hasard, qui n’est pas la providence. Sous la pression de la multitude, dans l’éblouissement et la terreur de leur triomphe qui les débordait, ils décrétèrent la République, sans savoir qu’ils faisaient une si grande chose.

On prit une demi-feuille de papier en tête de laquelle étaient imprimés les mots : Préfecture de la Seine. Cabinet du Préfet. M. de Rambuteau avait peut-être, le matin même, employé l’autre moitié de cette feuille à écrire quelque billet doux galant ou rassurant à ce qu’il appelait ses petites bourgeoises.

M. de Lamartine traça cette phrase sous la dictée des cris terribles qui rugissaient au dehors :

« Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement provisoire de la France est le gouvernement républicain, et que la nation sera immédiatement appelée à ratifier la résolution du gouvernement provisoire et du peuple de Paris. »

J’ai tenu dans mes mains cette pièce, cette feuille sordide, maculée, tachée d’encre, qu’un insurgé emporta et alla livrer à la foule furieuse et ravie. La fièvre du moment est encore empreinte sur ce papier, et y palpite. Les mots, jetés avec emportement, sont à peine formés. Appelée est écrit appellée.

Quand ces six lignes furent écrites, Lamartine signa et passa la plume à Ledru-Rollin.

M. Ledru-Rollin lut à haute voix la phrase : « Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement provisoire de la France est le gouvernement républicain… »

— Voilà deux fois le mot provisoire, dit-il.

— C’est vrai, dirent les autres.

— Il faut l’effacer au moins une fois, ajouta M. Ledru-Rollin.

M. de Lamartine comprit la portée de cette observation grammaticale qui était tout simplement une révolution par escamotage.

— Il faut pourtant attendre la sanction de la France, dit-il.

— Je me passe de la sanction de la France, s’écria Ledru-Rollin, quand j’ai la sanction du peuple.

— Mais qui peut savoir en ce moment ce que veut le peuple ? observa Lamartine.

— Moi, dit Ledru-Rollin.

Il y eut un moment de silence. On entendait la foule comme une mer. Ledru-Rollin reprit :

Ce que le peuple veut, c’est la République tout de suite, la République sans attendre !

— La République sans sursis, dit Lamartine, cachant une objection dans cette traduction des paroles de Ledru-Rollin.

— Nous sommes provisoires, nous, repartit Ledru-Rollin, mais la République ne l’est pas.

M. Crémieux prit la plume des mains de Lamartine, raya le mot provisoire au bas de la troisième ligne et écrivit à côté : actuel.

— Le gouvernement actuel ? dit Ledru-Rollin, à la bonne heure. J’aimerais mieux définitif. Pourtant je signe.

À côté de la signature de Lamartine, signature à peine formée, où l’on retrouve toutes les incertitudes qui bouleversaient le cœur du poëte, Ledru-Rollin mit sa signature tranquille ornée de ce banal paraphe de clerc d’avoué qu’il partage avec Proudhon. Après Ledru-Rollin et au-dessous, Garnier-Pagès signa avec la même assurance et le même paraphe. Puis Crémieux, puis Marie, enfin Dupont de l’Eure, dont la main tremblait de vieillesse et d’épouvante.

Ces six hommes signèrent seuls. Le gouvernement provisoire en ce moment-là ne se composait encore que de ces six députés.

Le cachet de la Ville de Paris était sur la table. Depuis 1830, le navire voguant sous un ciel semé de fleurs de lys, avec la devise : Prælucent certius astris, avait disparu du sceau de la Ville. Ce sceau n’était plus qu’un simple cercle figurant un grand zéro et portant à son centre ces seuls mots : Ville de Paris. Ledru-Rollin prit le cachet et l’apposa au bas du papier, si précipitamment qu’il l’imprima renversé. Personne ne songea à mettre une date.

Quelques minutes après ce chiffon de papier était une loi, ce chiffon de papier était l’avenir d’un peuple, ce chiffon de papier était l’avenir du monde. La République était proclamée. Alea jacta, comme l’a dit plus tard Lamartine.




25 février.

… Dans la matinée, le mouvement de va-et-vient à la mairie du arrondissement et aux alentours était relativement calme, et les mesures d’ordre, prises la veille d’accord avec M. Ernest Moreau, semblaient assurer la sécurité du quartier[1].

Je crus pouvoir quitter la place Royale et me diriger vers le centre avec mon fils Victor. Le bouillonnement d’un peuple (du peuple de Paris !) le lendemain d’une révolution, c’était là un spectacle qui m’attirait invinciblement.

Temps couvert et gris, mais doux et sans pluie. Les rues étaient toutes frémissantes d’une foule en rumeur et en joie. On continuait avec une incroyable ardeur à fortifier les barricades déjà faites et à en construire de nouvelles. Des bandes, avec drapeaux et tambours, circulaient criant : Vive la République ! ou chantant la Marseillaise et Mourir pour la patrie ! Les cafés regorgeaient, mais nombre de magasins étaient fermés, comme les jours de fête ; et tout avait l’aspect d’une fête, en effet.

J’allai ainsi par les quais jusqu’au Pont-Neuf. Là, je lus au bas d’une proclamation le nom de Lamartine, et, ayant vu le peuple, j’éprouvai je ne sais quel besoin d’aller voir mon grand ami. Je rebroussai donc chemin, avec Victor, vers l’Hôtel de Ville.

La place était, comme la veille, couverte de foule, et cette foule, autour de l’Hôtel de Ville, était si serrée qu’elle s’immobilisait elle-même. Les marches du perron étaient inabordables. Après d’inutiles efforts pour en approcher seulement, j’allais me retirer, quand je fus aperçu par M. Froment-Meurice, l’orfèvre artiste, le frère de mon jeune ami Paul Meurice. Il était commandant de la garde nationale et de service, avec son bataillon, à l’Hôtel de Ville. Je lui dis notre embarras. — Place ! cria-t-il avec autorité, place à Victor Hugo ! — Et la muraille humaine s’ouvrit, je ne sais comment, devant ses épaulettes.

Le perron franchi, M. Froment-Meurice nous guida, à travers toutes sortes d’escaliers, de corridors et de pièces encombrées de foule. En nous voyant passer, un homme du peuple se détacha d’un groupe et se campa devant moi. — Citoyen Victor Hugo, dit-il, criez : Vive la République ! — Je ne crie rien par ordre, dis-je. Comprenez-vous la liberté ? Moi, je la pratique. Je crierai aujourd’hui : Vive le peuple ! parce que ça me plaît. Le jour où je crierai : Vive la République ! c’est parce que je le voudrai. — Il a raison ! c’est très bien ! murmurèrent plusieurs voix. Et nous passâmes.

Après bien des détours, M. Froment-Meurice nous introduisit dans une petite pièce et nous quitta pour aller m’annoncer à Lamartine.

La porte vitrée de la salle où nous étions donnait sur une galerie, où je vis passer mon ami David d’Angers, le grand statuaire. Je l’appelai. David, républicain de vieille date, était rayonnant. — Ah ! mon ami, le beau jour ! s’écria-t-il. Il me dit que le gouvernement provisoire l’avait nommé maire du xie arrondissement. — On vous a mandé, je crois, pour quelque chose de pareil. — Non, dis-je, je ne suis pas appelé. Je viens de moi-même pour serrer la main à Lamartine.

M. Froment-Meurice revint et me dit que Lamartine m’attendait. Je laissai Victor dans cette salle où je viendrais le reprendre et je suivis de nouveau mon obligeant conducteur à travers d’autres couloirs aboutissant à un grand vestibule plein de monde. — Un monde de solliciteurs ! — me dit M. Froment-Meurice. C’est que le gouvernement provisoire siégeait dans la pièce à côté. Deux grenadiers de la garde nationale gardaient, l’arme au pied, la porte de cette salle, impassibles et sourds aux prières et aux menaces. J’eus à fendre cette presse ; un des grenadiers, averti, m’entr’ouvrit la porte ; la poussée des assaillants voulut profiter de l’issue et se rua sur les sentinelles qui, avec l’aide de M. Froment-Meurice, la refoulèrent, et la porte se referma derrière moi.

J’étais dans une salle spacieuse faisant l’angle d’un des pavillons de l’Hôtel de Ville et de deux côtés éclairée par de hautes fenêtres. J’aurais souhaité trouver Lamartine seul, mais il y avait là avec lui, dispersés dans la pièce et causant avec des amis ou écrivant, trois ou quatre de ses collègues du gouvernement provisoire, Arago, Marie, Armand Marrast… Lamartine se leva à mon entrée. Sur sa redingote boutonnée comme d’habitude, il portait en sautoir une ample écharpe tricolore. Il fit quelques pas à ma rencontre et, me tendant la main : — Ah ! vous venez à nous, Victor Hugo ! c’est pour la République une fière recrue ! — N’allez pas si vite, mon ami ! lui dis-je en riant, je viens tout simplement à mon ami Lamartine. Vous ne savez peut-être pas qu’hier, tandis que vous combattiez la Régence à la Chambre, je la défendais place de la Bastille. — Hier, bien ; mais aujourd’hui ! Il n’y a plus aujourd’hui ni régence, ni royauté. Il n’est pas possible qu’au fond Victor Hugo ne soit pas républicain. — En principe, oui, je le suis. La République est, à mon avis, le seul gouvernement rationnel, le seul digne des nations. La République universelle sera le dernier mot du progrès. Mais son heure est-elle venue en France ? C’est parce que je veux la République que je la veux viable, que je la veux définitive. Vous allez consulter la nation, n’est-ce pas ? toute la nation ? — Toute la nation, certes. Nous nous sommes tous prononcés, au gouvernement provisoire, pour le suffrage universel.

En ce moment, Arago s’approcha de nous, avec M. Armand Marrast qui tenait un pli.

— Mon cher ami, me dit Lamartine, sachez que nous vous avons désigné ce matin comme maire de votre arrondissement.

— Et en voici le brevet signé de nous tous, dit Armand Marrast.

— Je vous remercie, dis-je, mais je ne puis accepter.

— Pourquoi ? reprit Arago ; ce sont des fonctions non politiques et purement gratuites.

— Nous avons été informés tantôt de cette tentative de révolte à la Force, ajouta Lamartine ; vous avez fait mieux que la réprimer, vous l’avez prévenue. Vous êtes aimé, respecté dans votre arrondissement.

— Mon autorité est toute morale, dis-je, elle ne peut que perdre à devenir officielle. D’ailleurs je ne veux, à aucun prix, déposséder M. Ernest Moreau, qui s’est loyalement et vaillamment comporté dans ces journées.

Lamartine et Arago insistaient. — Ne nous refusez pas notre brevet. — Eh bien, dis-je, je le prends… pour les autographes ; mais il est entendu que je le garderai dans ma poche. — Oui, gardez-le, reprit en riant Armand Marrast, pour que vous puissiez dire que, du jour au lendemain, vous avez été pair et maire.

Lamartine m’entraîna dans l’embrasure d’une croisée. — Ce n’est pas une mairie que je voudrais pour vous, reprit-il, c’est un ministère. Victor Hugo ministre de l’instruction publique de la République !… Voyons, puisque vous dites que vous êtes républicain ! — Républicain… en principe. Mais, en fait, j’étais hier pair de France, j’étais hier pour la Régence, et, croyant la République prématurée, je serais encore pour la Régence aujourd’hui. — Les nations sont au-dessus des dynasties, reprit Lamartine ; moi aussi, j’ai été royaliste… — Vous étiez, vous, député, élu par la nation ; moi, j’étais pair, nommé par le roi. — Le roi, en vous choisissant, aux termes de la Constitution, dans une des catégories où se recrutait la Chambre haute, n’avait fait qu’honorer la pairie et s’honorer lui-même. — Je vous remercie, dis-je, mais vous voyez les choses du dehors, je regarde dans ma conscience.

Nous fûmes interrompus par le bruit d’une fusillade prolongée qui éclata tout à coup sur la place. Une balle vint briser un carreau au-dessus de nos têtes. — Qu’est-ce encore que cela ? s’écria douloureusement Lamartine. M. Armand Marrast et M. Marie sortirent pour aller voir ce qui se passait. — Ah ! mon ami, reprit Lamartine, que ce pouvoir révolutionnaire est dur à porter ! on a de telles responsabilités, et si soudaines, à prendre devant la conscience et devant l’histoire ! Depuis deux jours je ne sais comment je vis. Hier j’avais quelques cheveux gris, ils seront tous blancs demain. — Oui, mais vous faites grandement votre devoir de génie, lui dis-je.

Au bout de quelques minutes, M. Armand Marrast revint. — Ce n’était pas contre nous, dit-il. On n’a pas pu m’expliquer cette lamentable échauffourée. Il y a eu collision, les fusils sont partis, pourquoi ? était-ce malentendu ? était-ce querelle entre socialistes et républicains ? on ne sait. — Est-ce qu’il y a des blessés ? — Oui, et même des morts.

Un silence morne suivit. Je me levai. — Vous avez sans doute des mesures à prendre ? — Hé ! quelles mesures ? reprit tristement Lamartine. Ce matin, nous avons résolu de décréter ce que vous avez déjà pu faire en petit dans votre quartier : la garde nationale mobile ; tout français soldat en même temps qu’électeur. Mais il faut le temps, et, en attendant… — Il me montra, sur la place, les vagues et les remous de ces milliers de têtes. — Voyez, c’est la mer !

Un jeune garçon portant un tablier entra et lui parla bas. — Ah ! fort bien ! dit-il, c’est mon déjeuner. Voulez-vous le partager, Hugo ? — Merci ! mais à cette heure, j’ai déjeuné. — Moi pas ! et je meurs de faim. Venez du moins assister à ce festin ; je vous laisserai libre après.

Il me fit passer dans une pièce donnant sur une cour intérieure. Un jeune homme, d’une figure douce, qui écrivait à une table, se leva et fit mine de se retirer. C’était le jeune ouvrier que Louis Blanc avait fait adjoindre au gouvernement provisoire. — Restez, Albert, lui dit Lamartine ; je n’ai rien de secret à dire à Victor Hugo. Nous nous saluâmes, M. Albert et moi.

Le garçonnet montra à Lamartine, sur la table, des côtelettes dans un plat de terre cuite, un pain, une bouteille de vin et un verre. Le tout venait de quelque marchand de vin du voisinage. — Eh bien, fit Lamartine, et une fourchette ? un couteau ? — Je croyais qu’il y en avait ici. S’il faut aller en chercher !… J’ai déjà eu assez de peine à apporter ça jusqu’ici ! — Bah ! dit Lamartine, à la guerre comme à la guerre ! Il rompit le pain, prit une côtelette par l’os et déchira la noix avec ses dents. Quand il avait fini, il jetait l’os dans la cheminée. Il expédia ainsi trois côtelettes et but deux verres de vin.

— Convenez, me dit-il, que voilà un repas primitif ! Mais c’est un progrès sur notre souper d’hier soir ; nous n’avions, à nous tous, que du pain et du fromage, et nous buvions de l’eau dans le même sucrier cassé. Ce qui n’empêche qu’un journal, ce matin, dénonce, à ce qu’il paraît, la grande orgie du gouvernement provisoire !

Je ne retrouvai pas Victor dans la salle où il devait m’attendre. Je pensai que, perdant patience, il était retourné seul à la maison.

Quand je descendis sur la place de Grève, la foule était encore tout émue et consternée de l’inexplicable collision de l’heure d’auparavant. Je vis passer le cadavre d’un blessé qui venait d’expirer. C’était, me dit-on, le cinquième. On le transportait, comme les autres, à la salle Saint-Jean, où étaient déjà exposés les morts de la veille, au nombre de plus de cent.

Avant de regagner la place Royale, je fis un tour pour visiter nos postes. Devant la caserne des Minimes, un garçonnet d’une quinzaine d’années, armé d’un grand fusil de la ligne, montait fièrement la garde. Il me sembla l’avoir déjà vu le matin ou même la veille. — Vous êtes donc en faction de nouveau ? lui dis-je. — Non, pas de nouveau, toujours ; on n’est pas venu me relever. — Ah çà ! depuis quand donc êtes-vous là ? — Eh ! voilà bien dix-sept heures ! — Comment ! vous n’avez pas dormi ? vous n’avez pas mangé ? — Si, j’ai mangé. — Oui, vous avez été chercher de la nourriture ? — Oh ! non ! est-ce qu’une sentinelle quitte son poste ? Ce matin, j’ai crié à la boutique en face que j’avais bien faim, et on m’a apporté du pain. — Je me hâtai de faire remplacer le brave enfant.

En arrivant place Royale, je demandai Victor. Il n’était pas rentré. Un frisson me saisit ; je ne sais pourquoi la vision de ces morts transportés à la salle Saint-Jean traversa ma pensée. Si mon Victor avait été surpris dans cette sanglante bagarre ? Je donnai un prétexte pour sortir de nouveau. Vacquerie était là, je lui dis tout bas mon angoisse, il s’offrit à m’accompagner.

Nous allâmes d’abord trouver M. Froment-Meurice, dont les magasins étaient rue Lobau, à côté de l’Hôtel de Ville, et je le priai de me faire entrer à la salle Saint-Jean. Il essaya d’abord de me détourner de ce spectacle hideux ; il l’avait vu la veille et en gardait encore l’impression d’horreur. Je crus saisir comme des ménagements dans ces réticences, j’insistai d’autant plus, et nous partîmes.

Dans la grande salle Saint-Jean, transformée en une vaste morgue, s’étendait sur des lits de camp la longue file des cadavres, méconnaissables pour la plupart. Et je passai la sinistre revue, frémissant quand un des morts était jeune et mince avec des cheveux châtains. Oh ! oui, le spectacle était horrible de ces pauvres morts ensanglantés ! Mais je ne saurais le décrire ; tout ce que je voyais de chacun d’eux, c’est que ce n’était pas mon enfant. J’arrivai enfin au dernier et je respirai.

Comme je sortais du lieu lugubre, je vis accourir à moi Victor bien vivant. Il avait quitté la salle où il m’attendait lorsqu’il avait entendu la fusillade, il n’avait pas retrouvé son chemin, et il avait été voir un ami.




  1. Dans la soirée du 24, on avait eu à craindre, dans le viiie arrondissement, des désordres qui, pour n’être pas de nature politique, n’en étaient pas moins graves. Les rôdeurs et malfaiteurs, qui semblent sortir de terre aux jours de trouble, promenaient par les rues leurs mines patibulaires. À la prison de la Force, rue Saint-Antoine, les criminels de droit commun avaient eu un commencement de révolte et avaient enfermé leurs gardiens. À quelle force publique recourir ? La garde municipale était dissoute, l’armée enfermée dans ses casernes ; quant à la police, on n’aurait su où la trouver. Victor Hugo, dans une harangue, qui cette fois fut acclamée, confia les biens et les personnes à la protection et au dévouement du peuple. Une garde civique en blouse fut improvisée. On transforma les boutiques à louer en corps de garde, on organisa des patrouilles, on posa des sentinelles. Les révoltés de la Force, terrifiés par la fausse menace des canons braqués à leurs portes, firent leur soumission et rentrèrent dans le devoir. (Note de l’éditeur.)