Choses vues/1848/Les journées de Juin

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 355-360).


[LES JOURNÉES DE JUIN.]


L’émeute de juin présenta, dès le premier jour, des linéaments étranges[1]. Elle montra subitement à la société épouvantée des formes monstrueuses et inconnues.

La première barricade fut dressée dès le vendredi matin 23 à la porte Saint-Denis ; elle fut attaquée le même jour. La garde nationale s’y porta résolument. C’étaient des bataillons de la première et de la deuxième légion. Quand les assaillants, qui arrivaient par le boulevard, furent à portée, une décharge formidable partit de la barricade et joncha le pavé de gardes nationaux. La garde nationale, plus irritée qu’intimidée, se rua sur la barricade au pas de course.

En ce moment, une femme parut sur la crête de la barricade, une femme jeune, belle, échevelée, terrible. Cette femme, qui était une fille publique, releva sa robe jusqu’à la ceinture et cria aux gardes nationaux, dans cette affreuse langue de lupanar qu’on est toujours forcé de traduire : — Lâches, tirez, si vous l’osez, sur le ventre d’une femme.

Ici la chose devient effroyable. La garde nationale n’hésita pas. Un feu de peloton renversa la misérable. Elle tomba en poussant un grand cri. Il y eut un silence d’horreur dans la barricade et parmi les assaillants.

Tout à coup une seconde femme apparut. Celle-ci était plus jeune et plus belle encore ; c’était presque une enfant, dix-sept ans à peine. Quelle profonde misère ! c’était encore une fille publique. Elle leva sa robe, montra son ventre, et cria : — Tirez, brigands ! — On tira. Elle tomba trouée de balles sur le corps de la première.

Ce fut ainsi que cette guerre commença.

Rien n’est plus glaçant et plus sombre. C’est une chose hideuse que cet héroïsme de l’abjection où éclate tout ce que la faiblesse contient de force ; que cette civilisation attaquée par le cynisme et se défendant par la barbarie. D’un côté le désespoir du peuple, de l’autre le désespoir de la société.


Samedi 24 juin.

La barricade était basse, elle barrait la place Baudoyer. Une autre barricade étroite et haute la protégeait dans la rue ***. Le soleil égayait le haut des cheminées. Les coudes tortueux de la rue Saint-Antoine se prolongeaient devant nous dans une solitude sinistre.

Les soldats étaient couchés sur la barricade qui n’avait guère plus de trois pieds de haut. Leurs fusils étaient braqués entre les pavés comme entre des créneaux. De temps en temps, des balles sifflaient et venaient frapper les murs des maisons autour de nous, en faisant jaillir des éclats de plâtre et de pierre. Par moments une blouse, quelquefois une tête coiffée d’une casquette, apparaissait à l’angle d’une rue. Les soldats lâchaient leur coup. Quand le coup avait porté, ils s’applaudissaient. — Bon ! Bien joué ! Fameux !

Ils riaient et causaient gaiement. Par intervalles, une détonation éclatait et une grêle de balles pleuvait des toits et des fenêtres sur la barricade. Un capitaine à moustaches grises, de haute taille, se tenait debout au milieu du barrage, dépassant les pavés de la moitié du corps. Les balles grêlaient autour de lui comme autour d’une cible. Il était impassible et serein et criait :

— Là, enfants ! on tire ! Couchez-vous ! Prends garde à toi, le picard, ta tête passe. Rechargez !

Tout à coup une femme débouche de l’angle d’une rue. Elle vient lentement vers la barricade. Les soldats éclatent en jurons mêlés d’avertissements :

— Ah ! la garce ! veux-tu t’en aller, p… ! Mais dépêche-toi donc, poison ! Elle vient observer. C’est une espionne ! Descendons-la ! À bas la moucharde !

Le capitaine les retenait : — Ne tirez pas ! C’est une femme !

La femme, qui semblait observer en effet, est entrée, après vingt pas, sous une porte basse qui s’est refermée sur elle.




Le samedi 24 juin au matin, il était onze heures, je revenais de ma visite à la barricade de la place Baudoyer où j’étais allé à quatre heures du matin, je m’étais assis à ma place ordinaire à l’Assemblée, un représentant que je ne connaissais pas et que j’ai su, depuis, être M. Belley, ingénieur, républicain rouge, demeurant rue des Tournelles, vint s’asseoir près de moi et me dit : — Monsieur Victor Hugo, la place Royale est brûlée, on a mis le feu par votre maison, les insurgés sont entrés par la petite porte sur le cul-de-sac Guéménée. — Et ma famille ? dis-je. — En sûreté. — Comment le savez-vous ? — J’en arrive. J’ai pu, n’étant pas connu, franchir les barricades pour arriver jusqu’ici. Votre famille s’était réfugiée d’abord à la mairie. J’y étais aussi. Voyant le danger grossir, j’ai engagé Mme  Victor Hugo à chercher quelque autre asile. Elle a trouvé abri, avec ses enfants, chez un fumiste appelé Martignoni qui demeure à côté de votre maison, sous les arcades.

Je connaissais cette digne famille Martignoni. Cela me rassura. — Et où en est l’émeute ? dis-je à M. Belley. — C’est une révolution. L’insurrection est maîtresse de Paris en ce moment. Nous sommes perdus.

M. Belley paraissait consterné.

Je quittai M. Belley et je traversai rapidement les quelques salles qui séparaient le lieu de nos séances du cabinet où se tenait la Commission exécutive.

C’était un petit salon appartenant à la présidence, précédé de deux pièces plus petites encore. Il y avait dans ces antichambres des officiers et des gardes nationaux, l’air éperdu, bourdonnant pêle-mêle. Cette cohue effarée n’opposait d’ailleurs aucune résistance au passage de quiconque voulait entrer.

Je poussai la porte du cabinet de la Commission exécutive, et je me trouvai brusquement face à face avec tous ces hommes qui étaient le pouvoir. Cela ressemblait plutôt à une cellule où des accusés attendaient leur condamnation qu’à un conseil de gouvernement. M. Ledru-Rollin, très rouge, était assis une fesse sur la table. M. Garnier-Pagès, très pâle, et à demi couché sur un grand fauteuil, faisait une antithèse avec lui. Le contraste était complet, Garnier-Pagès maigre et chevelu, Ledru-Rollin gras et tondu. Deux ou trois colonels, dont était le représentant Charras, causaient dans un coin. Je ne me rappelle Arago que vaguement. Je ne me souviens plus si M. Marie était là. Il faisait le plus beau soleil du monde.

M. de Lamartine, debout dans l’embrasure de la fenêtre de gauche, causait avec un général en grand uniforme, que je voyais pour la première et pour la dernière fois, et qui était Négrier. Négrier fut tué le soir de ce même jour devant une barricade.

Je courus à Lamartine qui fit quelques pas vers moi. Il était blême, défait, la barbe longue, l’habit non brossé et tout poudreux.

Il me tendit la main : — Ah ! bonjour, Hugo.

Voici le dialogue qui s’engagea entre nous et dont les moindres mots sont encore présents à mon souvenir.

— Où en sommes-nous, Lamartine ?

— Nous sommes f… !

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que dans un quart d’heure l’Assemblée sera envahie.

(Une colonne d’insurgés arrivait en effet par la rue de Lille. Une charge de cavalerie, faite à propos, la dispersa.)

— Comment ! et les troupes ?

— Il n’y en a pas.

— Mais vous m’avez dit mercredi, et répété hier, que vous aviez soixante mille hommes !

— Je le croyais.

— Comment, vous le croyiez ! vous vous êtes borné à le croire ! vous ne vous en êtes pas assuré, vous gouvernement !

— Que voulez-vous !

— Eh bien ! mais on ne s’abandonne pas ainsi. Ce n’est pas vous seulement qui êtes en jeu, c’est l’Assemblée, et ce n’est pas seulement l’Assemblée, c’est la France, et ce n’est pas seulement la France, c’est la civilisation tout entière ! Voilà ce que vous perdez dans une partie mal jouée et où évidemment quelqu’un triche ! Pourquoi n’avoir pas donné hier des ordres pour faire venir les garnisons des villes dans un rayon de quarante lieues ? Cela vous ferait tout de suite trente mille hommes.

— Nous avons donné les ordres.

— Eh bien ?

— Les troupes ne viennent pas.

Je haussai la voix et je le regardai fixement, j’étais indigné, hors de moi, injuste. — Ah çà ! dis-je, quelqu’un trahit ici.

Lamartine me prit la main et me répondit :

— Je ne suis pas ministre de la guerre !

En ce moment, quelques représentants entrèrent avec bruit. L’Assemblée venait de voter l’état de siège. Ils le dirent en trois mots à Ledru-Rollin et à Garnier-Pagès.

Lamartine se tourna à demi vers eux et dit à demi-voix :

— L’état de siège ! l’état de siège ! Allons, faites, si vous croyez cela nécessaire. Moi, je ne dis rien !

Il se laissa tomber sur une chaise, en répétant :

— Je n’ai rien à dire. Ni oui, ni non. Faites !

Cependant le général Négrier était venu à moi.

— Monsieur Victor Hugo, me dit-il, je viens vous rassurer, j’ai des nouvelles de la place Royale.

— Eh bien, général ?

— Votre famille est sauvée, mais votre maison est brûlée.

— Qu’est-ce que cela fait ? dis-je.

Négrier me serra vivement le bras :

— Je vous comprends. Ne songeons plus qu’à une chose. Sauvons le pays.

Comme je me retirais, Lamartine sortit d’un groupe et courut à moi :

— Adieu, me dit-il. Mais n’oubliez pas ceci : ne me jugez pas trop vite. Je ne suis pas ministre de la guerre.

J’avais depuis quelques jours des défiances dans l’esprit sur Cavaignac. Le mot de Lamartine les changea en soupçons.

La veille, comme l’émeute grandissait, Cavaignac, après quelques dispositions prises, avait dit à Lamartine :

— En voilà assez pour aujourd’hui.

Il était cinq heures.

— Comment ! s’écria Lamartine. Mais nous avons encore quatre heures de jour ! Et l’émeute en profitera pendant que nous les perdrons !

Il ne put rien tirer de Cavaignac que : — En voilà assez pour aujourd’hui !




24 juin. Journée du samedi.

Vers trois heures, au moment le plus critique, un représentant du peuple, en écharpe, arriva à la mairie du iie arrondissement, rue Chauchat, derrière l’Opéra. On le reconnut. C’était Lagrange.

Les gardes nationaux l’entourèrent. En un clin d’œil, le groupe devint menaçant. — C’est Lagrange ! l’homme du coup de pistolet ! Que venez-vous faire ici ? Vous êtes un lâche. Allez derrière les barricades, c’est votre place. Les vôtres sont là et pas avec nous. Ils vous proclament leur chef. Allez-y ! Ils sont braves, eux, au moins. Ils donnent leur sang pour vos folies. Et vous, vous avez peur ! Vous avez un vilain devoir, mais faites-le au moins ! Allez-vous-en ! Hors d’ici !

Lagrange essaya de parler, les huées couvrirent sa voix.

Voilà comment ces furieux accueillaient l’honnête homme qui, après avoir combattu pour le peuple, voulait se dévouer pour la société.




24 juin.

Voici comment les soldats de la ligne qualifient la garde mobile. Tout à l’heure, sur le perron de la Chambre, ils disaient : Les voyous ont mis la crosse en l’air.

Quelques heures après la garde mobile se comportait héroïquement.




25 juin.

Les insurgés tiraient, sur toute la longueur du boulevard Beaumarchais, du haut des maisons neuves. Beaucoup s’étaient embusqués dans la grande maison en construction vis-à-vis la Galiote. Ils avaient mis aux fenêtres des mannequins, bottes de paille revêtues de blouses et coiffées de casquettes.

Je voyais distinctement un homme qui s’était retranché derrière une petite barricade de briques bâtie à l’angle du balcon du quatrième de la maison qui fait face à la rue du Pont-aux-Choux. Cet homme visait longtemps et tuait beaucoup de monde.

Il était trois heures. Les soldats et les mobiles couronnaient les toits du boulevard du Temple et répondaient au feu. On venait de braquer un obusier devant la Gaîté pour démolir la maison de la Galiote et battre tout le boulevard.

Je crus devoir tenter un effort pour faire cesser, s’il était possible, l’effusion du sang ; et je m’avançai jusqu’à l’angle de la rue d’Angoulême. Comme j’allais dépasser la petite tourelle qui est tout près, une fusillade m’assaillit. La tourelle fut criblée de balles derrière moi. Elle était couverte d’affiches de théâtre déchiquetées par la mousqueterie. J’en ai détaché un chiffon de papier comme souvenir. L’affiche auquel il appartenait annonçait pour ce même dimanche une fête au Château des Fleurs avec dix mille lampions.




Depuis quatre mois, nous vivons dans une fournaise. Ce qui me console, c’est que la statue de l’avenir en sortira, et il ne faut pas moins qu’un tel brasier pour fondre un tel bronze.




Quatorze balles ont frappé ma porte cochère, onze en dehors, trois en dedans. Un soldat de la ligne a été atteint mortellement dans ma cour. On voit encore la traînée de sang sur les pavés.




Le souterrain des Tuileries fut construit pour le passage de Mme  la duchesse de Berry quand elle se promenait, dans sa grossesse, sur la terrasse du bord de l’eau après la mort de M. le duc de Berry. Je l’ai souvent vue à cette époque marcher lentement sous les arbres, vêtue de noir avec son gros ventre, seule ou suivie à distance par quelques femmes en deuil. Ce souterrain a seize lucarnes grillées sur le jardin, ces lucarnes sont rondes et la disposition de leurs barreaux les fait ressembler à des roues. C’est dans ce souterrain qu’on enferma d’abord les insurgés de juin. Il leur était défendu de mettre la tête aux soupiraux. Les sentinelles tiraient sur toute figure qui apparaissait. On voit encore le trou d’une balle au bas d’une lucarne, la troisième à partir du château.

À la barrière Rochechouart, les insurgés s’étaient embusqués dans la boutique d’un perruquier nommé Bataille. Cette boutique a été criblée de balles.



  1. À la fin de juin, quatre mois après la proclamation de la République, le travail régulier s’était arrêté, et les inutiles ateliers, dits ateliers nationaux, venaient d’être dissous par l’Assemblée nationale. La misère fit alors éclater une des plus formidables insurrections qu’ait enregistrées l’histoire. Le pouvoir était encore aux mains d'une Commission exécutive de cinq membres, Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès et Marie. Le général Cavaignac était ministre de la guerre. (Note de l’éditeur.)