Choses vues/1848/M. Libri

La bibliothèque libre.
Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 338).


M. LIBRI.


Le lundi qui suivit la révolution (le 28 février), M. Libri vint comme à l’ordinaire à l’Académie des sciences. Il avait une large cocarde tricolore fixée par une épingle sur sa poitrine. En entrant, il demanda à M. Pingard : — Est-ce qu’il n’y a pas ici de liste de souscription pour les blessés ? — Non, Monsieur, répondit Pingard. — Ah ! — M. Libri parut surpris et presque mécontent, et ajouta : — Si l’on ouvre une liste, vous me le direz, que j’y mette mon nom.

Cela dit, il alla s’asseoir à sa place habituelle. Il y était depuis quelques instants lorsqu’un billet écrit au crayon et plié en quatre lui fut remis par M. Pingard jeune. Ce billet venait de la part d’un spectateur mêlé au public, et qu’on a supposé être un journaliste. M. Libri ouvrit le papier, lut et pâlit. Il resta encore à sa place un quart d’heure environ, puis il se leva, fit le tour de la salle et sortit. On ne l’a plus revu depuis à l’Académie.

Il paraît que le billet était un avis de la pièce trouvée et des poursuites commencées contre lui[1].

M. Libri rentra à son logis, ressortit au bout d’une heure, et dit à son domestique de ne pas s’inquiéter s’il ne revenait pas coucher. Il fut en effet deux jours absent, puis il reparut un soir et coucha une nuit chez lui. Le lendemain il prit la fuite. Il paraît qu’il n’a pu emporter aucun papier. Avant de quitter Paris, il fit un paquet de livres qu’il renvoya à la bibliothèque.

M. Libri avait mauvaise renommée à l’Institut. Il passait pour avoir dérobé force autographes précieux, de Descartes entre autres, dans les cartons du secrétariat, du temps du vieux bonhomme Cardot. Un jour, Pingard, le voyant fouiller dans les cartons, prit le parti de s’installer au secrétariat et de n’en point bouger. Ceci impatientait fort M. Libri qui lui disait : — Mais allez donc à vos affaires ! — Pingard tint bon.



  1. Libri, membre de l’Académie des sciences, s’était fait confier, à titre de mission, l’inspection des bibliothèques et des dépôts d’archives. Accusé de détournements, une instruction démontra qu’il avait dérobé des livres et des manuscrits. Au lendemain de la chute de Louis-Philippe, l’arrestation fut décidée et Libri s’enfuit en Angleterre. (Note de l’éditeur.)