Choses vues/1848/Une réunion publique

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 340-341).



[UNE RÉUNION PUBLIQUE.]


Mars 1848.

Cependant toutes sortes de passions fermentaient, les anciennes rancunes, les vieilles haines, qui jadis se dressaient contre le gouvernement, et qui maintenant, le gouvernement terrassé, montaient vers la société.

Dans les premiers jours de mars, une nouvelle et étrange classe d’hommes, classe exaltée et fanatique, irritée quelquefois à tort, quelquefois justement indignée, les condamnés politiques, s’assemblaient dans la salle Valentino. Sobrier avait provoqué la réunion ; Hubert, Barbès, Blanqui l’avaient organisée.

Cette assemblée ne fut qu’un long tumulte. Elle commença comme un orage et finit comme un combat. Sobrier y parla avec sa passion ardente, Blanqui avec sa colère froide. D’autres encore. Mille violences, contre le roi tombé, contre le gouvernement provisoire, contre Guizot, contre Lamartine, contre tous et contre tout.

— Les condamnés politiques étaient les vrais auteurs de la révolution de février. — Ils avaient préparé l’explosion, ils avaient fait l’idée. Or, faire l’idée, c’est faire la chose. — Et on les oubliait ! eux, les vrais, les purs, les seuls républicains ! eux, les vainqueurs, on les traitait en vaincus ! évidemment le gouvernement provisoire trahissait. —

Hubert, qui était sorti des cachots du Mont Saint-Michel perclus de tous ses membres, se fit porter sur le théâtre dressé au fond de la salle. Il était assis sur un fauteuil, pâle et furieux, suppléant aux gestes par le regard. Il cria : — Citoyens, savez-vous ce que j’ai vu ? Je suis allé à l’Hôtel de Ville. On a refusé devant moi la porte à nos frères des barricades, à nos frères des cabanons, à nos frères de 1829 et de 1848 ! On chasse les pieds nus et l’on admet les bottes vernies ! Ce sont les gens bien mis, les gens en habit, les riches, qui sont les maîtres ! De toutes parts on allonge des griffes vers les places, mais ce sont des griffes en gants jaunes ! Ceux qui sont en haut veulent rester en haut. Est-ce que ceux qui sont en bas ne vont pas monter à la fin ? La vieille société se défend, faisons-lui brèche et ouvrons l’assaut ! et commençons par jeter bas ce méchant mur de plâtre qu’on appelle le gouvernement provisoire !

Cette imprécation acheva l’exaspération. Toutes les têtes prirent feu. Une immense clameur remplit la salle : — Aux armes ! à l’Hôtel de Ville ! à bas le gouvernement provisoire !

Beaucoup crièrent : À bas les riches ! — Non ! non ! dirent les autres, républicains austères qui ne voulaient pas transformer l’idée de février et dépasser les proportions d’une révolution politique. Un conflit éclata. La scission se fit sur-le-champ, tout de suite, violemment, à coups de poing, entre ceux qui se contentaient de Robespierre et ceux qui allaient jusqu’à Babeuf. L’amphithéâtre de la salle, qui sert d’orchestre quand on y danse, servit de champ de bataille.

Occupés à la querelle entre eux, ils oublièrent pour un moment l’Hôtel de Ville et le gouvernement provisoire. Cette petite guerre empêcha la grande.