Choses vues/1848/Une table historique

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 353).


[UNE TABLE HISTORIQUE.]


L’autre jour, j’étais au ministère de l’Intérieur, dans le cabinet de M. Charles Blanc, frère de Louis Blanc, directeur des Beaux-Arts. Il s’agissait de faire donner des secours aux associations d’art. Tout en causant, je remarquais la table où s’accoudait M. Charles Blanc, table énorme, massive, rectiligne, à larges jambages carrés, chargée de cuivres dorés, thyrses et médaillons avec palmettes. C’était hideux, l’acajou empire mêlé au bronze Ravrio. Ledit bahut fort délabré.

Comme je regardais cette chose, M. Charles Blanc me dit : — Vous examinez cette table ? savez-vous ce qu’elle a coûté ?

— Je n’en donnerais pas cent sous.

— Elle a coûté quarante mille francs.

— Bah !

— Et savez-vous à qui elle a appartenu ?

— À qui ?

— À l’empereur.

Au fait, je m’en doutais. Cela était assez empire pour avoir été à l’empereur.

Napoléon commanda une table pour son cabinet en 1810. On lui fit ce meuble avec toute la splendeur d’alors, acajou massif, et l’on fit exécuter les bronzes par les sculpteurs de l’Institut. Les médaillons qui font le tour de l’entablement ont en effet toute la sécheresse de l’Académie. J’y ai remarqué Socrate et Démosthènes. Cette immondice coûta donc quarante mille francs. Vers 1812, comme le ministre de l’Intérieur, M. de Montalivet, admirait fort cette table, Napoléon la lui donna. La table passa du cabinet de l’empereur dans le cabinet du ministre. Après 1815, M. de Corbières la donna à M. de Lourdoueix, Lourde-oie, comme on disait alors. Nouvelle chute. Du cabinet du ministre au cabinet du commis. De Lourdoueix, sous Charles X, elle a passé à Cavé, sous Louis-Philippe, et de Cavé à Charles Blanc, sous la République. Maintenant elle va tomber au bric-à-brac.

J’ai dit à M. Charles Blanc : — C’est égal, elle est horrible, mais c’est la table de Charlemagne. Il faut la mettre dans un musée.