Choses vues/1849/D’après nature

La bibliothèque libre.
Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 27-30).


D’APRÈS NATURE.


Nuit du 3 au 4 février.

… Elle avait un collier de perles fines et un châle qui était un cachemire rouge d’une beauté étrange. Les palmes, au lieu d’être en couleur, étaient brodées en or et en argent, et traînaient sur ses talons ; de sorte qu’elle avait le charmant à son cou et l’éblouissant à ses pieds, symbole complet de cette femme qui volontiers introduisait un poëte dans son alcôve et laissait un prince dans son antichambre.

Elle entra, jeta son châle sur un canapé et vint s’asseoir à la table qui était toute servie près du feu. Un poulet froid, une salade, et quelques bouteilles de vin de Champagne et de vin du Rhin.

Elle fit asseoir son peintre à sa gauche, et, me montrant une chaise à sa droite :

— Mettez-vous là, me dit-elle, près de moi, et ne me faites pas le pied ; il ne faut pas trahir ce bêta. Si vous saviez, c’est moi qui suis bête, je l’aime. Vous le voyez, il est très laid.

En parlant ainsi, elle regardait Serio avec des yeux enivrés.

— C’est vrai, reprit-elle, qu’il a du talent, un grand talent même, mais imaginez-vous qu’il m’a prise d’une drôle de façon. Depuis quelque temps, je le voyais dans les coulisses rôder, et je disais : Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur qui est si laid ? Je dis cela au prince Cafrasti qui me l’amena un soir souper. Quand je le vis de près, je dis : c’est un singe. Lui me regardait je ne sais pas comment. À la fin du souper, je lui pressai la main en lui présentant une assiette. En prenant congé, il me demanda très bas :

— Quel jour voulez-vous que je revienne ?

Je lui répondis : — Quel jour ? Ne venez pas le jour, vous êtes trop laid, venez la nuit. — Il vint un soir. Je fis éteindre toutes les bougies. Il revint le lendemain, et puis encore le lendemain, comme cela pendant trois nuits. Je ne savais pas ce que j’avais. Le quatrième jour, je dis à ma maîtresse de piano : — Je ne sais pas ce que j’ai. Il y a un homme que je ne connais pas, — je ne savais pas son nom, — qui vient tous les soirs. Il me prend la tête sur sa poitrine et puis il me parle doucement, si doucement. Il est très pauvre, il n’a pas le sou, il a deux sœurs qui n’ont rien, il est malade, il a des palpitations. J’ai une peur de chien d’être amoureuse folle de lui. — Ma maîtresse de piano me dit : Bah ! — Le cinquième jour, il me sembla que cela s’en allait. Je dis à la maîtresse de piano : — Mais c’est qu’il commence à m’ennuyer beaucoup, ce monsieur ! — Elle me dit : Bah ! — Je ne savais plus du tout où j’en étais. Monsieur, cela dure depuis trente-deux jours. Et figurez-vous que lui, il ne dort pas. Le matin, je le chasse à grands coups de pied.

— C’est vrai, interrompit Serio mélancoliquement, elle rue.

Elle se pencha vers lui et lui dit avec idolâtrie :

— Tu es vraiment trop laid, vois-tu, pour avoir une jolie femme comme moi. — Au fait, Monsieur, poursuivit-elle en se tournant de mon côté, vous ne pouvez pas me juger, ma figure est une figure chiffonnée, voilà tout, mais j’ai vraiment de bien jolies choses. Dis donc, Serio, veux-tu que je lui montre ma gorge ?

— Faites, dit le peintre.

Je regardai Serio. Il était pâle. Elle, de son côté, écartait lentement, d’un mouvement plein de coquetterie et d’hésitation, sa robe entr’ouverte, et en même temps interrogeait Serio avec des yeux qui l’adoraient et un sourire qui se moquait de lui :

— Qu’est-ce que cela te fait que je lui montre ma gorge ? dis, Serio. Il faut bien qu’il voie. Aussi bien, je serai à lui quelqu’un de ces jours. Je vais lui montrer. Veux-tu ?

— Faites, répondit Serio.

Sa voix était gutturale. Il était vert. Il souffrait horriblement. — Elle éclata de rire.

— Tiens ! dit-elle, quand il verrait ma gorge, Serio ! Tout le monde l’a vue.

Et en même temps elle saisissait résolument sa robe des deux mains, et comme elle n’avait pas de corset, sa chemise fendue par devant laissa voir une de ces admirables gorges que les poètes chantent et que les banquiers achètent. Danaé devait avoir cette posture et cette chemise ouverte le jour où Jupiter se métamorphosa en Rothschild pour entrer chez elle.

Eh bien, en ce moment-là, je ne regardai pas Zubiri. Je regardai Serio.

Il tremblait de rage et de douleur. Tout à coup il se mit à ricaner comme un misérable qui a une agonie dans le cœur.

— Mais regardez-la donc ! me dit-il. La gorge d’une vierge et le sourire d’une fille !

J’ai oublié de dire que pendant que tout cela se passait, je ne sais lequel de nous avait découpé le poulet, et nous soupions.

Zubiri laissa sa robe se refermer et s’écria :

— Ah ! tu sais bien que je t’aime. Ne te fâche pas. Parce que tu n’as eu jusqu’à présent que des vieilles femmes ! tu n’es pas accoutumé à nous autres. Pardi ! c’est tout simple, tes vieilles, elles n’avaient rien à montrer. C’est vrai, mon pauvre garçon, tu n’as encore eu que des vieilles femmes. Tu es si laid ! Eh bien, qu’est-ce que tu veux qu’elles montrent, ta princesse de Belle-Joyeuse, ce spectre ! ta comtesse d’Agosta, cette sorcière ! et ton grand diable de bas-bleu de quarante-cinq ans, qui a des cheveux blondasses ! Voulez-vous bien vous cacher ! — À propos, Monsieur, vous n’avez pas vu ma jambe.

Et avant que Serio eût pu faire un geste, elle avait posé son talon sur la table, et sa robe relevée laissait voir jusqu’à la jarretière la plus jolie jambe du monde, chaussée d’un bas de soie transparent.

Je me tournai vers Serio. Il ne parlait plus, il ne bougeait plus, sa tête s’était renversée sur sa chaise. Il était évanoui.

Zubiri se leva ou plutôt se dressa debout. Son regard, qui la minute d’auparavant exprimait toutes les coquetteries, exprimait maintenant toutes les angoisses.

— Qu’a-t-il ? cria-t-elle. Eh bien, es-tu bête !

Elle se jeta sur lui, l’appela, lui frappa dans les mains, lui jeta de l’eau au visage ; en un clin d’œil, fioles, flacons, cassolettes, élixirs, vinaigres, couvrirent la table, mêlés aux verres à moitié vides et au poulet à demi mangé. Serio rouvrit lentement les yeux.

Zubiri s’affaissa sur elle-même et s’assit sur les pieds de Serio. En même temps elle prenait les deux mains du peintre dans ses petites mains blanches et qu’on eût dit modelées par Coustou. Tout en fixant sur les paupières de Serio qui se rouvraient des yeux éperdus, elle murmurait :

— Cette canaille ! se trouver mal parce que je montre ma jambe ! Ah bien ! s’il me connaissait seulement depuis six mois, il en aurait eu des évanouissements ! Mais enfin, tu n’es pas un crétin cependant, Serio ! tu sais bien que Zurbaran a fait mon portrait toute nue...

— Oui, interrompit languissamment Serio. Et il a fait une grosse femme lourde, une flamande. C’est bien mauvais.

— C’est un animal, reprit Zubiri. Et comme je n’avais pas d’argent pour payer le portrait, il l’offre en ce moment-ci à je ne sais plus qui, pour une pendule ! Eh bien, tu vois bien, il ne faut pas te fâcher. Qu’est-ce que c’est qu’une jambe ? D’ailleurs, il est certain que ton ami sera mon amant. Après toi, vois-tu. Oh ! en ce moment-ci, Monsieur, je ne pourrais pas. Vous seriez Louis XIV que je ne pourrais pas. On me donnerait cinquante mille francs que je ne pourrais pas tromper Serio. Tenez, j’ai le prince Cafrasti qui reviendra un de ces jours. Et puis, un autre encore. Vous savez, on a toujours un fonds de commerce. Et puis il y a des gens qui ont envie de moi. Il y a toujours des curieux qui ont de l’argent et qui disent : — Tiens, je voudrais passer une nuit avec cette créature, avec cette fille, avec ces yeux, avec ces épaules. avec cette effronterie, avec ce cynisme. Ça doit être drôle avoir de près, cette Zubiri-là. — Eh bien, personne ! je ne veux de personne ! Je suis accoutumée à Cafrasti. Monsieur, quand Cafrasti reviendra, je ne pourrai pas le supporter plus de dix minutes. S’il reste un quart d’heure, je le tue, voilà où j’en suis. J’adore celui-ci. Est-il canaille de s’être trouvé mal et de m’avoir fait peur comme cela ! J’aurais dû réveiller Cœlina. — Ma femme de chambre s’appelle Cœlina. — Une femme du monde l’aurait réveillée, mais nous autres filles, nous les laissons dormir, ces filles. Nous sommes bonnes, n’ayant rien autre chose. Ah ! voilà qu’il se remet tout à fait. Ô mon vieux pauvre ! si tu savais comme je t’aime ! Monsieur, il me réveille toutes les nuits à quatre heures du matin, et il me parle de sa famille, de sa pauvreté, et du grand tableau qu’il a fait pour le Conseil d’état. Je ne sais pas ce que j’ai, cela me fait frissonner, cela me fait pleurer. Après cela, il se fiche peut-être de moi avec ses jérémiades, c’est peut-être une balançoire qu’il avait aussi avec ses vieilles femmes. Tous ces hommes sont si gredins ! Je suis bien bête de me laisser prendre à tout cela, n’est-ce pas ? vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? c’est égal, cela me prend. Je pense à lui dans le jour, comme c’est bizarre ! Il y a des moments où je suis toute triste. Savez-vous ? j’ai envie de mourir. Au fait, je vais avoir vingt-quatre ans, je vais être vieille aussi, moi. À quoi bon se rider, se faner, et se défaire peu à peu ? Il vaut bien mieux s’en aller tout d’un coup. Cela fait dire au moins à quelques flâneurs qui fument leur cigare devant Tortoni : — Tiens ! vous savez, cette jolie fille, elle est morte ! — Tandis que plus tard on dit : — Quand donc mourra-t-elle, cette affreuse sorcière ! qu’est-ce qu’elle a donc à vivre comme cela ! c’est ennuyeux ! — Voilà les élégies que je me fais. — Oh ! mais c’est que je suis amoureuse pour de bon. Amoureuse de ce sapajou de Serio ! Oui, Monsieur, de ce sapajou de Serio ! Enfin, figurez-vous que je l’appelle ma mère !

Ici elle leva les yeux vers Serio. Lui, levait les yeux au ciel. Elle lui demanda doucement :

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il répondit :

— Je t’écoute.

— Eh bien, qu’est-ce que tu entends ?

— J’entends un hymne, dit Serio.