Choses vues/1849/Le suicide d’Antonin Moine

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 41-42).


[LE SUICIDE D’ANTONIN MOINE.]


Avril 1849.

Antonin Moine, avant février 1848, faisait des figurines et des statuettes pour le commerce.

Figurines, statuettes, nous en étions là. Le commerce a remplacé l’État. Comme l’histoire est vide, l’art est pauvre ; comme il n’y a plus de figures, il n’y a plus de statues.

Antonin Moine subsistait assez chétivement de son travail. Pourtant, il avait pourvu à l’éducation de son fils Paul et l’avait fait entrer à l’École polytechnique.

Vers 1847, le commerce de luxe, qui contient l’art et la fantaisie, allant déjà assez mal, il avait joint aux figurines des portraits au pastel. Une statuette par-ci, un pastel par-là, il vivait.

Après février, tout manqua à la fois, le fabricant qui voulait un modèle de flambeau ou de pendule, comme le bourgeois qui commandait son portrait. Que faire ? Antonin Moine lutta comme il put, usa ses vieux habits, mangea des haricots et des pommes de terre, vendit ses chinoiseries à des bric-à-brac, mit au Mont-de-Piété d’abord sa montre, puis son argenterie.

Il demeurait dans un petit appartement, rue Boursault, no 8, je crois, au coin de la rue La Bruyère[1]. Le petit appartement se démeubla lentement.

Après juin, Antonin Moine sollicita une commande du gouvernement. Cela traîna six mois. Trois ou quatre ministres se succédèrent, et Louis Bonaparte eut le temps d’être nommé président. Enfin M. Léon Faucher accorda à Antonin Moine un buste, sur lequel le statuaire pouvait gagner six cents francs, mais on le prévint que, l’État n’étant pas en fonds, le buste ne serait payé que lorsqu’il serait fait, dans un an.

La misère arrivait, et l’espérance s’en allait.

Antonin Moine dit un jour à sa femme, qui était jeune encore et qui avait quinze ans lorsqu’il l’avait épousée, il lui dit : — Je me tuerai.

Le lendemain, sa femme trouva sous un meuble un pistolet chargé. Elle le prit et le cacha ailleurs. Il paraît qu’Antonin Moine le retrouva.

Sa raison commençait sans doute à se troubler. Il portait toujours sur lui un casse-tête et un rasoir.

Il dit un jour à sa femme : — On peut fort bien se tuer à coups de marteau.

Une fois, il se leva et ouvrit la fenêtre si violemment que sa femme se jeta sur lui et le saisit à bras-le-corps.

— Que voulais-tu faire ? demanda-t-elle.

Il répondit : — Respirer. Et toi, qu’est-ce que tu me veux ?

— Je t’embrasse, dit-elle.

Le 18 mars 1849, c’était, je crois, un dimanche, sa femme lui dit : — Je vais à la messe. Viens-tu avec moi ?

Il était religieux, et sa femme, ayant cette surveillance qui aime, le quittait le moins possible.

Il répondit : — Tout à l’heure. Il passa dans une pièce voisine qui était la chambre de son fils.

Quelques minutes s’écoulèrent. Tout à coup Mme Antonin Moine entendit un bruit pareil à celui d’une porte cochère qui se ferme ; mais elle ne s’y trompa pas, elle tressaillit, et s’écria : C’est cet affreux pistolet !

Elle se précipita dans la chambre où Antonin Moine était entré, puis elle recula avec horreur ; elle venait de voir un corps étendu à terre.

Elle courut éperdue dans la maison, criant au secours, mais personne ne vint, soit qu’on fût absent, soit qu’on n’entendît pas à cause du bruit de la rue.

Alors elle revint, rentra dans la chambre et s’agenouilla près de son mari. Le coup de pistolet avait emporté presque toute la tête. Le sang ruisselait sur le carreau, il y avait de la cervelle sur les murs et sur les meubles.

C’est ainsi que mourut, marqué par la fatalité, comme Jean Goujon son maître, Antonin Moine, nom qui désormais rappellera deux souvenirs, une mort horrible, un talent charmant.


  1. Jusqu’en 1860, il existait deux rues Boursault, l’une à Batignolles, l’autre entre la rue de la Rochefoucauld et la rue Blanche ; cette dernière porte maintenant le nom de la rue La Bruyère, dont elle forme le dernier tronçon. (Note de l’éditeur.)