Choses vues/Extraits des Carnets/Mort de François-Victor Hugo

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 209-216).


1873.


MORT DE FRANÇOIS-VICTOR.


Guernesey. 17 janvier. — Décidément Thiers me tient parole. Cette fois encore Rochefort ne part pas.


22 janvier. — J’envoie à Paul Meurice qui veut bien me suppléer aux répétitions de Marion de Lorme un exemplaire unique de Marion de Lorme, 1831, avec chiffres et marques à l’encre de la main de Mme Dorval, variantes de ma main, et, sur la couverture, un siffleur dessiné par moi[1].


23 janvier. — Je reçois d’Émile Allix une lettre qui m’attriste. Mon Victor souffre[2].


25 janvier. — Les journaux anglais sont dupes de la mystification des journaux bonapartistes qui ont donné comme faits pour Napoléon III les vers que j’ai faits sur Charles X en 1837[3]. Tous les journaux anglais les reproduisent.


13 mars. — Il y a deux ans aujourd’hui que mon Charles a cessé d’être visible pour nous, mais j’espère qu’il ne nous a pas quittés. N’est-ce pas que tu es là, mon Charles bien-aimé ?


30 mars. — Deux comités électoraux de Lyon m’ont écrit, l’un le 16 mars, l’autre le 25, pour me prier d’être représentant de Lyon (siège vacant par la démission Laprade). Je leur réponds que je ne pourrais rentrer à l’Assemblée que pour proposer l’amnistie, qui serait rejetée en ce moment, ce qui compromettrait la question pour l’avenir, que par conséquent je crois devoir m’abstenir de rentrer à l’Assemblée.


4 avril. — Incidents en France. La droite a fini par forcer Grévy à donner sa démission de président de l’Assemblée. Grévy est un homme de cœur, de probité et de talent.


15 avril. — La nouvelle arrive que Dorian est mort. C’était un homme vaillant et qui avait rendu de grands services à Paris assiégé comme ministre des travaux publics. Il était venu manger du cheval chez moi en famille au pavillon de Rohan. Je le regrette, ce brave et utile Dorian.


19 avril. — La nouvelle arrive qu’Albert Glatigny est mort. Une charmante âme envolée.


17 mai. — Nous sommes allés revoir la Maison visionnée[4]. Elle a toujours le même aspect. Elle est seule, déserte et lugubre, avec toutes ses portes et toutes ses fenêtres murées, excepté deux. Au moment où nous arrivions, un corbeau est venu se poser sur la cheminée, puis y est entré, en est ressorti, et s’est envolé au-dessus des bruyères en criant. Nous sommes descendus de voiture, nous avons fait le tour de la maison. On voyait au loin le phare des Hanois. Tout à coup, pendant que j’étais là, pensif, un nuage s’est abattu sur la mer, un grand nuage blanc qui a traîné sur l’eau et l’a cachée ; au bout de quelques instants, ce nuage avait pris la forme du brouillard où j’ai fait perdre la Durande ; c’était exactement la haute muraille blanche semblable à une falaise mouvante, ayant une frontière en ligne droite sous laquelle les navires disparaissent ; et j’avais sous les yeux une page des Travailleurs de la mer.

Telle est la politesse que m’a faite l’océan.


25 mai. — Thiers est renouvelé. Mac-Mahon le remplace.


27 mai. — Ce soir j’ai écrit à Mac-Mahon pour Rochefort.


4 juin. — Meurice m’écrit que nos amis ont craint que ma lettre à Mac-Mahon n’irritât le gouvernement de réaction furieuse et ne fît plus de mal que de bien. Veillons sur Rochefort et attendons.

28 juin. — Les journaux arrivent. Ernest Lefèvre vient d’être arrêté.


5 juillet. — Émile Allix est arrivé. Les nouvelles de Victor que nous donne Émile Allix sont de plus en plus rassurantes.


30 juillet. — Beau temps. Nous partons ce matin.


Paris, 31 juillet. — Je suis descendu 55, rue Pigalle.

Après le déjeuner je suis parti pour Auteuil, villa Montmorency. Sur le perron du no 2, il y avait Alice qui m’attendait, et Georges et Jeanne. J’ai donné à ces deux anges un chariot et une poupée et j’ai profité de leur éblouissement pour embrasser Victor qui était dans le salon à côté. Mon bien-aimé Victor a la voix forte et l’œil bon, et j’espère.


8 août — Hier soir, Mme Edmond Adam est venue avec son gendre et sa fille. Elle voulait me parler de Rochefort, qui, dit-on, va partir pour Nouméa par le navire de guerre la Virginie. — On n’espère plus qu’en vous, m’a-t-elle dit. J’ai répondu : — Je ferai ce qu’on voudra.

Ce matin. Mme Edmond Adam m’écrit que le départ est décidé. Je me suis mis immédiatement à écrire au duc de Broglie[5].

Nous avons dîné comme d’ordinaire chez Victor. Victor me paraît soutenir le mieux.


9 août. — Mme Edmond Adam m’écrit qu’elle part avec son mari pour dire adieu à Rochefort qui est embarqué.

Ma lettre arrivera-t-elle à temps ?


11 août. — Je reçois la réponse de M. de Broglie au sujet de Rochefort. C’est une fin de non-recevoir.


12 août. — Rochefort est parti. Il ne s’appelle plus Rochefort. Il s’appelle le no 166.

Après le dîner sont venus M. et Mme Edmond Adam amenant les enfants de Rochefort, Octave et Noémie, tout en deuil. Je les ai embrassés. Je leur ai dit : — Vous reverrez votre père.


13 août. — Ce matin Edmond Adam a vu Thiers qui lui a dit : — Comme je suis content d’avoir tenu ma parole à Victor Hugo ! Si Rochefort mourait en route ! quelle responsabilité prennent ces gens-là !


28 août. — À midi et demi, MM. Ritt et Larochelle, directeurs de la Porte-Saint-Martin, sont arrivés avec les acteurs qui doivent jouer Marie Tudor, Mmes Marie Laurent, Dica Petit et Frédérick Lemaître, Dumaine, Taillade et les autres. J’ai fait la lecture de Marie Tudor.


1er septembre. — Aujourd’hui lundi 1er septembre ont commencé les répétitions de Marie Tudor. J’y suis allé (à une heure). On a répété les deux premières journées.

Après la répétition, M. Larochelle m’a montré le théâtre dont la construction avance. L’irréparable salle de la Porte-Saint-Martin est à jamais perdue. J’avais recommandé à l’architecte actuel de la reproduire exactement. Il me l’avait promis, il ne l’a pas fait. La salle nouvelle sera belle, mais mauvaise.


3 septembre. — Nous avons dîné en famille. Victor va bien. C’est moi qui l’ai porté à table. Il marche et passe ses bras autour de mon cou.


8 septembre. — Aujourd’hui, étant sur l’impériale de l’omnibus d’Auteuil, après avoir reçu une averse qui m’a transpercé jusqu’aux os, par parenthèse, je suis passé devant les Tuileries au moment où les maçons jetaient bas la dernière muraille de l’aile où avait été la salle de la Convention. On eût dû respecter ces murs où avait habité la monarchie, mais où avait siégé la Révolution.


16 septembre. — Victor va être traité par les inhalations d’oxygène.


24 septembre. — On a de bonnes nouvelles de Rochefort. Il a écrit de Canaries à sa fille. Il se porte assez bien.


4 octobre. — Victor a emménagé aujourd’hui 20, rue Drouot. Il a très bien supporté le voyage d’Auteuil à Paris.


7 octobre. — Les journaux royalistes et dévots m’appellent marquis de Sade. Marie Tudor, disent-ils, est le plus grand scandale depuis Justine[6].


26 octobre. — Aujourd’hui la trentième de Marie Tudor. Avant-hier quatre jeunes élégants, on appelle cela aujourd’hui gommeux, étaient à la représentation dans une première loge. Bochet était près d’eux. Il a entendu l’un de ces quatre dire aux autres avec douceur : On devrait le mener en cour d’assises, l’auteur d’une pièce comme ça.


28 octobre. — Cette nuit, après quelques heures de profond sommeil, je me suis réveillé. Il y avait au levant, dans le ciel, au-dessus des toits du carrefour Pigalle, une grande clarté plutôt d’or que de feu, plutôt rose que rouge. Aucun cri, aucun bruit. J’ai pensé que c’était l’aurore et je me suis rendormi.


29 octobre. — Ce matin, cette aurore m’est expliquée, c’était l’incendie. Cette nuit l’Opéra a brûlé.


31 octobre. — Ce matin, Georges, ayant enfreint une défense de sa mère relative à un pot de confitures, m’a dit : — Papapa, veux-tu me donner la permission d’avoir mangé les confitures ce matin ?


1er novembre. — Après le dîner est venu Edmond Adam. Il nous a apporté d’assez bonnes nouvelles de Rochefort. On le traite bien dans le navire. Ils arriveront à Nouméa dans les premiers jours de novembre.


6 novembre. — Monselet devait dîner avec nous aujourd’hui ; il s’est excusé télégraphiquement par un quatrain :


Contretemps détestable.
Théâtres et tracas.
Ce soir à votre table
On ne me verra pas.


Je lui ai répondu :


Que désormais chez nous chaque jeudi t’amène !
Et je m’adresse à Dieu lui-même, et je lui dis :
Fais-nous la semaine
Des quatre jeudis !


11 novembre. — Le docteur Voillemier est venu ce matin. Il ne croit pas que Victor puisse partir pour le Midi avant le 1er janvier. Il pense que la douleur va décroître.

Après le dîner sont venus Louis Blanc, Peyrat et Brisson. On a parlé de Bazaine. J’ai dit que la peine devait être la dégradation, Louis Blanc le pense aussi ; Peyrat et Brisson sont pour la peine de mort.

13 novembre. — Très beau mot que m’a répété Mme Larrieu. Un soldat, pendant le siège de Paris, a écrit à sa mère : Vous ne me reverrez pas simple soldat. Je veux me couvrir de terre ou de gloire.


21 novembre. — On a posé dans le salon de mon fils le buste de marbre blanc couronné de lauriers que David d’Angers a fait de moi, et m’a donné. Le buste en bronze lui avait été commandé par la ville de Besançon et est à Besançon. Victor a fait placer le buste de marbre sur un grand socle revêtu de velours rouge.


30 novembre. — Le docteur Sée a déclaré que dans un mois Victor marcherait, et que dans trois mois il serait radicalement et absolument guéri. Joie.


10 décembre. — Minuit. Bazaine vient d’être condamné à mort. À l’unanimité.


11 décembre. — Camille Pelletan nous a dit que Bazaine, en rentrant dans sa chambre-prison, après la lecture de son jugement, avait eu un accès de fureur, et avait tout cassé autour de lui.


13 décembre. — La peine de Bazaine est commuée en vingt ans de détention.

Je ne voulais point la mort, mais la dégradation publique était nécessaire à la conscience universelle.

J’ai invité Schœlcher à dîner. Il est venu m’annoncer qu’il avait déposé aujourd’hui même à la tribune une demande d’abolition de la peine de mort. Je l’ai félicité.


20 décembre. — Victor a eu une somnolence de deux jours causée par le chloral. Il a une fièvre qui me préoccupe.


23 décembre. — Minuit. Victor s’affaiblit beaucoup. Inquiétude profonde.


26 décembre. — Ce matin vendredi, à midi, mon fils, mon bien-aimé Victor, nous a quittés. Il est mort.


27 décembre. — C’était hier. Il était midi. J’étais rue Pigalle. Je travaillais. On m’a apporté un mot de Gouzien[7]. Une voiture était en bas. Je m’y suis jeté comme j’étais, en caban de chambre, en pantalon à pieds et en pantoufles. Je suis arrivé rue Drouot. Je suis monté, je suis entré dans la chambre. Les rideaux du lit étaient fermés. Alice était sur un fauteuil comme évanouie. Mme Gouzien la soutenait et pleurait. Gouzien et Émile Allix étaient là, accablés. J’ai écarté les rideaux. Victor semblait dormir. J’ai soulevé et baisé sa main, qui était souple et chaude. Il venait d’expirer, et si son souffle n’était plus sur sa bouche, son âme était sur son visage. J’ai baisé Victor au front, et je lui ai parlé bas. Qui donc entendrait, si ce n’est la mort ? Oh ! j’ai une foi profonde. Je vous reverrai tous, vous que j’aime et qui m’aimez. Je suis resté longtemps penché sur Victor, je l’ai béni, et je lui ai dit de nous bénir et de nous prendre sous les ailes qu’il a maintenant.

Louis Blanc est venu, et M. Lionnet qui a dessiné à la lampe Victor endormi.

Encore une fracture, et une fracture suprême, dans ma vie. Je n’ai plus devant moi que Georges et Jeanne.

Au moment où j’écris ceci, un corbillard blanc passe sous ma fenêtre.

Ô mon doux Victor bien-aimé !


Dix heures du matin. — Meurice vient de venir. Louis Blanc parlera. L’enterrement se fera demain dimanche. On n’ira pas à l’église. Je désire que devant cette tombe, Louis Blanc, en mon nom, affirme l’âme immortelle et Dieu éternel.

Victor est couché sur son lit dans des draps blancs avec des fleurs sur la tête et autour de lui. Il est pâle et beau. J’entre de temps en temps et je lui parle. Je baise son front qui est de marbre.

Je lui ai mené Georges, et j’ai dit à Georges : Souviens-toi ! Je lui ai fait baiser le front de mon Victor bien-aimé.

Jeanne est trop petite, et ne comprend pas. Elle joue.

Les amis se pressent autour de ce cercueil. Il y a foule en cette sombre maison. On enterre mon enfant demain dimanche.


28 décembre. — Le 26, vers onze heures du matin, j’étais dans ma chambre, rue Pigalle. Je corrigeais une des dernières feuilles du tome III de Quatre-vingt-treize. J’avais l’œil sur ceci que Gauvain dit à Cimourdain :

… Je rêvais que la mort me baisait la main.

C’est en ce moment-là qu’on m’a apporté le billet de Gouzien m’appelant en hâte près de Victor.

29 décembre. Hier. — C’est au Père-Lachaise qu’on l’a porté. Il n’y avait plus de place dans le caveau de mon père. On l’a mis dans un caveau provisoire. Je l’ai suivi à pied de la rue Drouot jusque-là. Le peuple l’a suivi comme moi.

Louis Blanc a parlé. Ce qu’il a dit est beau. Il a attesté, comme je le souhaitais, le Dieu infini et l’âme immortelle.

La foule m’a entouré. J’ai serre des mains innombrables.

En voilà un de plus parmi mes bien-aimés invisibles, mais présents. Car vous n’êtes pas morts, et je sens l’ombre de vos ailes sur moi.

En marchant, je n’ai pas quitté des yeux le cercueil. Il y avait deux bouquets des deux côtés de la tête. La foule faisait une haie épaisse. Je voyais vaguement des têtes à toutes les fenêtres. De temps en temps des mains se tendaient avec des couronnes d’immortelles qu’on posait sur le cercueil. Il faisait beau, le soleil brillait, mais il avait plu, et l’on marchait dans la boue. Au cimetière, il a fallu s’arrêter. La foule a empêché un moment d’avancer. Puis on s’est remis en marche. Quand le cercueil a été dans le caveau, on a posé dessus les fleurs et les couronnes. Alors Louis Blanc a parlé. Paul Meurice et Auguste Vacquerie étaient à côté de moi.

Je suis revenu dans une voiture noire avec Louis Blanc, Mme Louis Blanc, Paul Foucher.

J’ai trouvé près d’Alice Schœlcher et Edmond Adam et toutes ces dames. J’ai causé longtemps avec Mme Jules Simon. Je veux assurer l’avenir des deux petits ; Georges et Jeanne deviennent toute ma vie. Jules Simon a été le tuteur d’Alice et peut m’aider.

Les frères Lionnet sont venus, et m’ont apporté le portrait que l’un d’eux a fait de Victor l’autre soir. C’est ressemblant, beau et poignant.

Je reçois des lettres de tous. Je n’ai pas le temps ni la force de répondre. Pourtant j’ai écrit à Edgar Quinet. Je lui dis dans ma lettre : — Je suis accablé, mais j’ai foi. Je crois à l’immortel moi de l’homme comme à l’éternel moi de Dieu.

J’ai écrit à Louis Blanc ceci : — Je vous remercie au nom de l’âme qui vous écoutait. Le cercueil est une oreille ouverte. On y entend déjà le ciel et on y entend encore la terre. Votre voix arrivait jusqu’à lui qui était là, gisant comme corps, et planant comme esprit.


  1. Cet exemplaire fait partie de la collection que Paul Meurice a donnée à la Maison de Victor Hugo. (Note de l’éditeur.)
  2. François-Victor était atteint depuis plusieurs mois d’une grave maladie des reins. (Note de l’éditeur.)
  3. Suunt Lacrymæ rerum. Les Voix intérieures. (Note de l’éditeur.)
  4. Les Travailleurs de la mer. (Note de l’éditeur.)
  5. Président du Conseil des ministres. Voir Actes et Paroles, Depuis l’exil. (Note de l’éditeur.)
  6. Justine ou les Malheurs de la vertu, roman du marquis de Sade, 1791. (Note de l’éditeur.)
  7. La petite lettre d’Armand Gouzien est collée en regard de la page du carnet, c’est un petit mot écrit au crayon, à la hâte :

    Cher et bien-aimé maître, nous attendons M. Sée qui doit venir d’un instant à l’autre. Victor est beaucoup plus mal depuis ce matin.
    Votre très respectueux

    Armand Gouzien.
    (Note de l’éditeur.)