Choses vues/Notes/Notes de l’éditeur

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 445-448).


NOTES DE L’ÉDITEUR.




I

HISTORIQUE DE CHOSES VUES.


Victor Hugo, dès son adolescence, a écrit des Choses vues ; l’une de ses premières poésies, le Rétablissement de la statue d’Henri IV, n’est-elle pas une Chose vue ? Son premier volume d’Odes donne, en vers, le récit des événements contemporains, la Mort du duc de Berry, la Naissance du duc de Bordeaux, etc. ; vers la même époque, nous retrouvons, en prose des Choses vues : le Journal d’un jeune Jacobite de 1819, et plus tard le Journal d’un révolutionnaire de 1830.

Il avait une telle puissance de travail et une telle activité qu’indépendamment des œuvres en cours, il trouvait encore le temps de noter, au fur et à mesure des événements, des incidents, personnels ou non ; comment, par exemple, en 1830, préoccupé des cabales qui troublent les premières représentations d’Hernani, travaillant à Notre-Dame de Paris, préparant les Feuilles d’automne, comment pense-t-il, en rentrant après un dîner chez Joanny, à écrire cette page typique, rude leçon aux critiques contemporains qui, en vingt-quatre heures, formulent un jugement sur une œuvre théâtrale et lui assignent un rang dans la postérité ?

Victor Hugo amasse, sans but déterminé encore, des matériaux : Talleyrand meurt, un détail appris amène tout naturellement le poète à peindre de pied en cap le personnage, condensant une vie entière dans une page ; l’émeute du 12 mai 1839 éclate, il la suit d’heure en heure, tel le plus habile reporter d’un de nos journaux les mieux informés ; c’est à propos de cette émeute qu’il a demandé à Louis-Philippe la grâce de Barbès, fort compromis dans cette affaire[1]. Les Funérailles de Napoléon, qu’on retrouve magnifiées par le lyrisme dans le Retour de l’Empereur, sont décrites ici dans ces « Notes prises sur place » ; pas un détail omis, ni dans la description du cortège, ni dans les impressions de la foule, on croit y assister, on suit le char, on voit le tombeau. Un incident survenu dans la rue et noté à propos lui donnera l’un des plus poignants épisodes des Misérables[2]

Jusqu’en 1843, il n’apparaît pas que Victor Hugo se soit assigné un but, mais des deux lignes qui terminent le récit de son entretien avec Royer-Collard on peut conclure que le poète a eu un moment l’idée de faire un volume d’histoire ; il n’y a cependant là qu’une indication.

Plus décisifs sont les comptes rendus des séances de l’Académie, sans suite pourtant et sur des feuilles volantes ; telle séance, où a été discutée l’élection d’Alfred de Musset, par exemple, a été griffonnée d’une écriture à peine lisible, mais le fait d’avoir préféré Nisard à Alfred de Musset semblait à Victor Hugo assez caractéristique pour le noter.

La série des portraits, tant en 1844 qu’en 1848, semble écrite en vue d’une publication possible, de même plusieurs pages volantes portant le même titre : Faits contemporains. Classons aussi dans le même ordre d’idées les conversations écrites en sortant des Tuileries, de Saint-Cloud, les descriptions de fêtes, de bals, tout ce compte rendu étincelant intitulé : Aux Tuileries ; là encore aucun détail n’est omis : coutumes, costumes, étiquette, silences mêmes, tout est scrupuleusement relaté, ce qui nous confirmerait dans la supposition émise plus haut.

Les procès aussi sont suivis méticuleusement ; en tête d’un feuillet on a pu remarquer cette phrase significative : Ces notes sont destinées à dire ce que les journaux ne disent pas. Dire à qui ? et quand ?

Enfin, en 1846, un Journal, un vrai journal est commencé par Victor Hugo, mais, dans sa pensée, ce Journal n’était pas destiné tel quel à la publicité, il l’écrivait pour son édification personnelle, comme l’indique la première page :


J’ai remarqué qu’il ne se passe pas de jour qui ne nous apprenne une chose que nous ignorions, surtout dans la région des faits. Souvent même ce sont des choses que nous sommes surpris et presque honteux d’ignorer. Un homme quelconque qui tiendrait note, jour par jour, de ces choses, laisserait un livre intéressant. Ce serait le registre curieux des accroissements successifs d’un esprit — du moins de la partie de l’esprit qui peut s’accroître par ce qui arrive du dehors. Une pensée contient toujours deux sortes de choses, celles qui y sont venues par inspiration, et celles qui y sont venues par alluvion. Ce serait l’histoire de ces dernières. J’ai l’intention, pour ce qui me concerne, d’écrire ce journal. Je le ferai sommairement, car le temps me manque. Je le commence aujourd’hui, 20 juillet 1846, jour de ma fête. Je regrette de le commencer si tard.

V. H.


La première page a pour titre : Journal de ce que j’apprends chaque jour et débute par un détail du cérémonial à la cour papale de Rome, continue le 21 juillet par un problème chimique et le 22 par une remarque sur les morses. Des détails scientifiques et impersonnels Victor Hugo glisse tout naturellement aux faits journaliers qui l’intéressent plus directement et, des la deuxième page, il note les bruits qu’il recueille sur l’attentat de Joseph Henri. Nous avons donné plusieurs extraits de ce Journal ou, de plus en plus, la personnalité du poète se mêle aux notes historiques ou scientifiques. C’est là aussi que sont relatées les premières phases des procès Joseph Henri, Lecomte, Teste et Cubières.

Un an après avoir commencé ce Journal, Victor Hugo ajoute ce post-scriptum à la première page :


29 juillet 1847. Après un an, je reconnais et je conviens que le plan que je me traçais est presque impossible à réaliser. Je le regrette, car cela eût pu être neuf, intéressant, curieux. Mais le naturel et la vie manqueraient à un pareil livre. Comment écrire froidement, chaque jour, ce qu’on a appris ou cru apprendre ? Cela, à travers les émotions, les passions, les affaires, les ennuis, les catastrophes, les événements, la vie ? D’ailleurs, être ému, c’est apprendre. Il est impossible, quand on écrit tous les jours, de faire autre chose que de noter chemin faisant ce qui vient de vous toucher. C’est ce que j’ai fini par faire, presque sans m’en douter, en tâchant pourtant que ce livre de notes fût aussi impersonnel que possible.

J’écris tout ceci en songeant à ma fille, que j’ai perdue, il y a bientôt quatre ans, et je tourne mon cœur et mon âme vers la providence.


Pourtant, en 1847, il présente encore çà et là quelques remarques scientifiques, mais la partie la plus importante a trait au procès Teste et Cubières, au duc de Praslin, au comte Mortier, ce qui ne l’empêche pas de constituer un dossier pour chaque procès intéressant.

Le Journal ouvre l’année 1848, puis cesse brusquement au milieu de la page à la date du 20 février. La révolution fermente, puis éclate.

Un autre journal, tout politique celui-là, est tenu par Victor Hugo sur des feuilles volantes, pendant les années 1848 et 1849. Un dossier spécial est constitué portant le titre Révolution de 1848, faits, pièces, etc. Il ne contient pas seulement des manuscrits de Victor Hugo, mais deux lettres à lui adressées ; la première, datée du 3 mars 1848, est naïve et convaincue, la suscription porte :


Monsieur Victor Hugo
Ex-pair de France.


La voici à titre de document :


Citoyen,

Ma conscience me dicte un devoir que je crois devoir remplir spontanément.

Dans le cas où mes paroles auraient été mal interprétées et auraient donné ou donneraient prise à suspecter un seul instant votre patriotisme, votre dévouement au pays (ce que je ne crois pas possible), car ce n’est pas d’aujourd’hui que date votre amour pour le peuple, je viens relater exactement ce qui s’est passé le 24 février 1848, de 2 à 3 heures.

Je déclare donc que vous vous êtes présenté sur la place de la Bastille, porté en triomphe par les flots du peuple et de la garde nationale, que vous vous êtes placé un moment devant la colonne de Juillet, donnant le bras à deux officiers de la garde nationale.

Prenant alors la parole vous avez annoncé que M. Odilon Barrot avait été appelé au ministère, que des réformes larges allaient être accordées, que satisfaction complète serait donnée aux vœux du peuple, que le roi avait abdiqué, que la régence allait être proclamée. Toutes vos paroles, qu’il m’a été impossible de retenir, respiraient du reste le plus grand patriotisme.

Je vous ai répondu avec le peuple entier qu’il n’était plus temps, que la couronne devait tomber. C’est alors qu’un cri presque unanime : Marchons sur les Tuileries ! s’est fait entendre sur la place de la Bastille.

Aussitôt fait que dit, le peuple en armes, franchissant les barricades, s’est mis à marcher vers les Tuileries.


Je ne recherche pas la publicité, je suis républicain et connu pour tel depuis dix-sept ans, ma déclaration ne peut donc être suspecte, vous en ferez usage si vous le jugez convenable.

Veuillez agréer l’expression de ma considération et me croire votre dévoué citoyen.

Delelou, de Bordeaux,
Hôtel de Tours, place de la Bourse.


L’autre lettre émane d’un chef d’état-major de la légion Pie IX, arrêté arbitrairement, et qui réclame à Victor Hugo aide et secours.

On trouve également dans ce dossier deux feuilletons de l’Assemblée nationale.

Enfin cette note, écrite en mars 1870, sur la chemise d’un dossier de notes :

révolution de 1848.

Tout ceci est à revoir sévèrement.

J’ai écrit ces notes, très consciencieuses du reste, dans les premiers mois de 1848. Les républicains du National[3] régnaient et … J’observais cela dans un étrange état d’esprit, comprenant peu cette révolution et craignant qu’elle ne tuât la liberté. Plus tard, la révolution s’est faite en moi-même ; les hommes ont cessé de me masquer les principes. J’ai compris que Révolution, République et Liberté sont identiques. La Liberté est le principe, la Révolution est le moyen, la République est le résultat.


Cette note explique d’une façon définitive l’évolution politique de Victor Hugo ; comme il le dit ailleurs, il n’est devenu républicain que lorsqu’il a vu la République étranglée et l’empire établi. En 1848, il n’est que spectateur attentif, observant « dans un étrange état d’esprit » les événements et les relatant jour par jour ; comme il le dira en janvier 1849, il « tâte le pouls à la situation », recueillant çà et là dans l’Assemblée, dans les salons, dans la rue, dans les réunions publiques, les symptômes alarmants ou rassurants et surtout les différents « états d’âmes » des diverses classes de la société. Toute une série de croquis pris à l’Assemblée nationale complète le récit des événements par le portrait de ceux qui les font ou qui les subissent et donne un relief saisissant à cette histoire en marge de l’Histoire, peut-être plus vraie, parce qu’elle nous montre les hommes politiques pris pour ainsi dire en instantanés, dépouillés du masque dont les couvre le respect humain ou l’hypocrisie.

Les deux volumes de Choses vues, parus le premier en 1887, le deuxième en 1900, furent une révélation pour ceux-là mêmes qui connaissaient le mieux l’œuvre du poète ; on trouva là un Victor Hugo familier, intime, moderne, passé maître dans l’art de présenter les grands et menus faits, ceux qui sont en marge des événements, et qui éclairent et complètent l’Histoire.


Nous remettons au tome II de Choses vues la publication de la Revue de la critique et des notices bibliographique et iconographique.



  1. Les Rayons et les Ombres (À Louis-Philippe).
  2. Origine de Fantine.
  3. Le bord du papier se trouvant arraché, les trois dernières lettres du titre de ce journal manquent, ainsi que le mot que nous laissons en blanc.