Choses vues/Récits de témoins oculaires/L’exécution de Louis XVI

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 1-5).
Récits de témoins oculaires


RÉCITS DE TÉMOINS OCULAIRES.




I

L’EXÉCUTION DE LOUIS XVI.


Personne n’a donné sur l’exécution de Louis XVI certains détails minutieux et caractéristiques qu’on va trouver ici, écrits pour la première fois, rapportés par un témoin oculaire[1].

L’échafaud ne fut pas dressé, comme on le croit généralement, au centre même de la place, à l’endroit où est aujourd’hui l’obélisque, mais au lieu que l’arrêté du Conseil exécutif provisoire désigne en ces termes précis : « entre le pied d’estal et les Champs-Élysées ».

Qu’était-ce que ce piédestal ? Les générations actuelles qui ont vu passer tant de choses, s’écrouler tant de statues et tomber tant de piédestaux, ne savent plus trop quel sens donner aujourd’hui à cette désignation si vague et seraient embarrassées de dire à quel monument avait servi de base la pierre mystérieuse que le Conseil exécutif de la Révolution appelle laconiquement le pied d’estal. Cette pierre avait porté la statue de Louis XV.

Notons en passant que cette place étrange, qui s’est appelée successivement place Louis XV, place de la Révolution, place de la Concorde, place Louis XVI, place du Garde-Meuble et place des Champs-Élysées, et qui n’a pu garder aucun nom, n’a pu garder non plus aucun monument. Elle a eu la statue de Louis XV, qui a disparu ; on y a projeté une fontaine expiatoire, qui devait laver le centre ensanglanté de la place et dont la première pierre n’a même pas été posée ; on y avait ébauché un monument à la Charte ; nous n’avons jamais vu que le socle de ce monument. Au moment où l’on allait y ériger une figure de bronze représentant la Charte de 1814, la Révolution de Juillet est arrivée avec la Charte de 1830. Le piédestal de Louis XVIII s’est évanoui comme s’était écroulé le piédestal de Louis XV. Maintenant à ce même lieu nous avons mis l’obélisque de Sésostris. Il avait fallu trente siècles au grand désert pour l’engloutir à moitié ; combien faudra-t-il d’années à la place de la Révolution pour l’engloutir tout à fait ?

En l’an I de la République, ce que le Conseil exécutif appelait le « pied d’estal » n’était plus qu’un bloc informe et hideux. C’était une sorte de symbole sinistre de la royauté elle-même. Les parements de marbre et de bronze en avaient été arrachés, la pierre mise à nu était partout fendue et crevassée ; de larges entailles de forme carrée indiquaient sur les quatre faces la place du bas-relief rompu à coups de marteau. L’histoire des trois races royales avait été brisée et mutilée de même aux flancs de la vieille monarchie. À peine distinguait-on encore au sommet du piédestal un reste d’entablement, et sous la corniche un cordon d’oves frustes et rongées, surmonté de ce que les architectes appellent un chapelet de patenôtres. Sur la table même du piédestal on apercevait une espèce de monticule formé de débris de toute sorte et dans lequel croissaient çà et là quelques touffes d’herbe. Cet amas de choses sans nom avait remplacé la royale statue. Le symbole n’est-il pas complet ?

L’échafaud était dressé à quelques pas de cette ruine, un peu en arrière. Il était revêtu de longues planches assemblées transversalement qui masquaient la charpente. Une échelle sans rampe ni balustrade était appliquée à la partie postérieure, et ce qu’on n’ose appeler la tête de cette horrible construction était tourné vers le Garde-Meuble. Un panier de forme cylindrique, recouvert de cuir, était disposé à l’endroit même où devait tomber la tête du roi pour la recevoir ; et à l’un des angles de l’entablement, à droite de l’échelle, on distinguait une longue manette d’osier préparée pour le corps et sur laquelle l’un des bourreaux, en attendant le roi, avait posé son chapeau.

Qu’on se figure maintenant au milieu de la place ces deux choses lugubres à quelques pas l’une de l’autre, le piédestal de Louis XV et l’échafaud de Louis XVI, c’est-à-dire la ruine de la royauté morte et le martyre de la royauté vivante ; qu’on développe autour de ces deux choses quatre lignes formidables d’hommes armés, maintenant un grand carré vide au milieu d’une foule immense ; qu’on se représente, à gauche de l’échafaud les Champs-Élysées, à droite les Tuileries, qui, négligées et livrées au caprice du passant, n’étaient plus qu’un amas de collines et de terrassements informes ; qu’on pose sur ces mélancoliques édifices, sur ces arbres noirs et effeuillés, sur cette morne multitude le ciel sombre et glacial d’une matinée d’hiver, on aura une idée de l’aspect qu’offrait la place de la Révolution au moment où Louis XVI, traîné dans la voiture du maire de Paris, vêtu de blanc, le livre des psaumes à la main, y arriva pour mourir à dix heures et quelques minutes, le 21 janvier 1793.

Étrange excès d’abaissement et de misère, le fils de tant de rois, enveloppé de bandelettes et sacré comme les rois d’Égypte, allait être dévoré entre deux couches de chaux vive, et à cette royauté française, si grande jusque dans la mort, qui avait eu à Versailles un trône d’or et à Saint-Denis soixante sarcophages de granit, il ne restait plus qu’une estrade de sapin et un cercueil d’osier.

Nous ne dirons pas ici les détails connus. En voici qu’on ignore. Les bourreaux étaient au nombre de quatre ; deux seulement firent l’exécution ; le troisième resta au pied de l’échelle et le quatrième était monté sur la charrette qui devait transporter le corps du roi au cimetière de la Madeleine et qui attendait à quelques pas de l’échafaud.

Les bourreaux étaient en culottes courtes, vêtus de l’habit à la française tel que la Révolution l’avait modifié, et coiffés de chapeaux à trois cornes que chargeaient d’énormes cocardes tricolores. Ils exécutèrent le roi le chapeau sur la tête, et ce fut sans ôter son chapeau que Sanson, saisissant aux cheveux la tête coupée de Louis XVI, la présenta au peuple et en laissa, pendant quelques instants, ruisseler le sang sur l’échafaud.

Dans ce même moment, son valet ou son aide défaisait ce qu’on appelait les sangles ; et, tandis que la foule considérait tour à tour le corps du roi entièrement vêtu de blanc, comme nous l’avons dit, et encore attaché, mains liées derrière le dos, sur la planche-bascule, et cette tête dont le profil doux et bon se détachait sur les arbres brumeux et sombres des Tuileries, deux prêtres, commissaires de la Commune, chargés par elle d’assister, comme officiers municipaux, à l’exécution du roi, causaient à haute voix et riaient aux éclats dans la voiture du maire. Jacques Roux, l’un d’eux, montrait dérisoirement à l’autre les gros mollets et le gros ventre de Capet.

Les hommes armés qui entouraient l’échafaud n’avaient que des sabres et des piques ; il y avait fort peu de fusils. La plupart portaient de larges chapeaux ronds ou des bonnets rouges. Quelques pelotons de dragons à cheval en uniforme étaient mêlés à cette troupe de distance en distance. Un escadron entier de ces dragons était rangé en bataille sous les terrasses des Tuileries. Ce qu’on appelait le bataillon de Marseille formait une des faces du carré.

La guillotine, — c’est toujours avec répugnance qu’on écrit ce mot hideux, — semblerait aujourd’hui fort mal construite aux gens du métier. Le couteau était tout simplement suspendu à une poulie fixée au milieu de la traverse supérieure. Cette poulie et une corde de la grosseur du pouce, voilà tout l’appareil. Le couteau, chargé d’un poids médiocre, était de petite dimension et à tranchant recourbé, ce qui lui donnait la forme renversée d’une corne ducale ou d’un bonnet phrygien. Aucune capote n’était disposée pour abriter la tête du patient royal, et tout à la fois en masquer et en circonscrire la chute. Toute cette foule put voir tomber la tête de Louis XVI, et ce fut grâce au hasard, grâce peut-être à la petitesse du couteau qui diminua la violence du choc, qu’elle ne rebondit pas hors du panier jusque sur le pavé. Incident horrible, qui se produisit d’ailleurs souvent pendant les exécutions de la Terreur. On voit qu’on décapite aujourd’hui les assassins et les empoisonneurs plus décemment. La guillotine a reçu beaucoup de « perfectionnements ».

À la place où tomba la tête du roi, un long ruisseau de sang coula le long des planches de l’échafaud jusque sur le pavé. Quand l’exécution fut terminée, Sanson jeta au peuple la redingote du roi qui était en molleton blanc, et en un instant elle disparut, déchirée par mille mains. Scinderunt vestimenta sua.

Un homme monta sur la guillotine les bras nus et remplit par trois fois ses deux mains de caillots de sang qu’il dispersa au loin sur la foule en criant : Que ce sang retombe sur nos têtes ! Les révolutions produisent de ces épouvantables semeurs. Ils ensemencent l’avenir de désastres et de catastrophes ; et un demi-siècle après eux, les générations effrayées voient germer les choses terribles qu’ils ont jetées dans le sillon.

En défilant autour de l’échafaud, tous ces hommes armés qu’on appelait les volontaires trempèrent dans le sang de Louis XVI leurs baïonnettes, leurs piques et leurs sabres. Aucun des dragons ne les imita. Les dragons étaient des soldats.

Oh ! que les fondateurs de monarchies seraient accablés et tristes, et comme ils sentiraient se mêler à leur pensée auguste une pensée amère, s’ils pouvaient distinguer à travers les siècles les sombres figures de l’avenir ! S’ils savaient ! S’ils pouvaient voir, dans les profondes perspectives de l’histoire, ce qu’il advient de nos entreprises, de nos fondations, de nos empires, de nos rêves ; ce que les places publiques font des statues royales ; ce que les peuples font des couronnes ; ce que les échafauds font des trônes ; ce que les multitudes peuvent faire d’un homme ; quel abaissement remplace la majesté ; quel collier d’indignité et de misère peut venir se sceller brusquement à l’extrémité d’une longue chaîne de grandeur et de gloire ; et à quel panier d’osier peuvent aboutir soixante sarcophages de granit !


Au moment où la tête de Louis XVI tomba, l’abbé Edgeworth était encore près du roi. Le sang jaillit jusque sur lui. Il revêtit précipitamment une redingote brune, descendit de l’échafaud et se perdit dans la foule. Le premier rang des spectateurs s’ouvrit devant lui avec une sorte d’étonnement mêlé de respect ; mais, au bout de quelques pas, l’attention de tous était encore tellement concentrée sur le centre de la place où l’événement venait de s’accomplir, que personne ne regardait plus l’abbé Edgeworth.

Le pauvre prêtre, enveloppé de la grosse redingote qui cachait le sang dont il était couvert, s’enfuit tout effaré, marchant comme un homme qui rêve et sachant à peine où il allait. Cependant, avec cette sorte d’instinct que conservent les somnambules, il passa la rivière, prit la rue du Bac, puis la rue du Regard et parvint ainsi à gagner la maison de Mme  de Lézardière, près de la barrière du Maine.

Arrivé là, il quitta ses vêtements souillés, et resta plusieurs heures, comme anéanti, sans pouvoir recueillir une pensée ni prononcer une parole.

Des royalistes qui l’avaient suivi, et qui avaient assisté à l’exécution, entourèrent l’abbé Edgeworth et lui rappelèrent l’adieu sublime qu’il venait d’adresser au roi : — Fils de saint Louis, montez au ciel ! Chose étrange ! ces paroles si mémorables n’avaient laissé aucune trace dans l’esprit de celui qui les avait dites. — Nous les avons entendues, lui disaient les témoins de la catastrophe, encore tout émus et tout frémissants. — C’est possible, répondait-il, mais je ne m’en souviens pas.

L’abbé Edgeworth a vécu une longue vie sans pouvoir se rappeler s’il avait prononcé réellement ces paroles. C’était comme un éclair qui avait passé sur ses lèvres.

Mme  de Lézardière, atteinte d’une grave maladie depuis près d’un mois, ne put supporter le coup de la mort de Louis XVI. Elle mourut dans la nuit même du 21 janvier. L’abbé Edgeworth, envoyé pour ainsi dire dans cette maison par la providence, lui administra les derniers sacrements et lui donna les dernières consolations. Il finit sa journée comme il l’avait commencée.



  1. Ce témoin oculaire était un nommé Leboucher qui, arrivé de Bourges à Paris en décembre 1792, avait assisté de près à l’exécution de Louis XVI. Il raconta, en 1840, à Victor Hugo, la plupart de ces détails, qui avaient, on le conçoit, laissé dans son esprit une trace profonde. (Note de l’éditeur.)