Choses vues - L’Ecole sous le régime bolchéviste

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Emilie Verneaux
Choses vues - L’Ecole sous le régime bolchéviste
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 671-680).
CHOSES VUES

L’ÉCOLE
SOUS LE RÉGIME BOLCHÉVISTE


LE BOUQUET ARISTOCRATIQUE MÊLÉ AU BOUQUET PLÉBÉIEN

Ceux qui, maîtres ou élèves, fréquentent nos lycées et collèges, en France, savent-ils ce qu’est la vie dans les écoles similaires de la Russie depuis l’établissement du régime bolchéviste ? J’ai vécu dans ce milieu et je veux relater ici quelques souvenirs qui pourront intéresser nos universitaires.

Qu’ils sont à plaindre, les enfants qui n’ont pas de famille, ou envers qui la famille ne fait pas son devoir ! Tout le monde le comprend, et cependant c’est dans cette triste situation que le Gouvernement communiste de Russie met obligatoirement toute la jeunesse de son pays sans aucune exception. Dès l’âge de sept ans, il arrache les enfants du sein de leur famille pour les élever à sa façon, les mères les gâtant trop, à son avis. Et ces pauvres êtres sont entassés, garçons et filles ensemble, dans des salles devenues trop étroites, pour y subir le dressage bolchéviste.

C’était beau autrefois de dire : « rendez la vie douce aux enfants ; faites-leur le nid chaud et austère en même temps ; soyez bons et sévères, pour en être aimés et respectés. » Hélas, la jeunesse bolchévisée ne connaît plus de nid chaud, de bonté, d’amour de la famille : on n’élève plus les enfants que pour les préparer à combattre plus tard les nations civilisées. Ainsi en ont décidé Lénine, Trotski et consorts.

Dès l’année 1918, le camarade Poletaev, chef de la chancellerie de l’Instruction publique, anciennement professeur d’histoire dans un lycée de garçons, et maintenant communiste acharné, voulut réformer le joli bouquet aristocratique, — c’est ainsi qu’il désignait les jeunes filles de l’institut Saint-Paul, et des instituts Xenia et Catherine II, — pour en faire un bouquet plus plébéien.

A cet effet, il résolut de mêler, dans chaque institut, les enfants de l’aristocratie, garçons et filles, avec les enfants, garçons et filles également, de l’arestantskaïa rota, c’est-à-dire les enfants de malfaiteurs de droit commun, détenus dans les prisons.

En août 1918, le commissaire de l’Instruction publique Lounatcharski m’avait nommée professeur de langue française au lycée, dit École prolétarienne du travail, récemment installé dans l’ancien séminaire Saint-Isidore. Dans une de mes classes, des jeunes filles de la noblesse, de dix-sept à vingt ans, étaient assises sur les mêmes bancs que des jeunes gens de même âge sortis du corps des cadets ou du corps des pages, tous de bonne famille.


LE FEU DE LA NOUVELLE JEUNESSE

Mais, dans les classes inférieures, mélange complet ; le bouquet plébéien dominait et avait une manière toute particulière de manifester ses sentiments bolchévistes : on voyait de jeunes bandits de sept à neuf ans courir dans les corridors, armés de couteaux, brandissant des bûches enflammées et poussant des cris sauvages. Ce n’étaient pas seulement des jeux d’enfants, et le fait suivant montre que ces bolchévistes en herbe ne le cédaient en rien à leurs aînés dans leurs manifestations terroristes.

Un jour, arrivant à neuf heures pour faire ma classe, je fus étonnée de voir aux jeunes filles des figures pâles et tirées, et de constater qu’aucune d’elles ne paraissait suivre la leçon comme de coutume. Je demandai l’explication de ce trouble général, et voici ce qu’une élève me raconta.

Au milieu de la nuit précédente, jeunes filles et sous-maîtresses avaient été brusquement réveillées par une épaisse fumée qui envahissait leur dortoir ; la porte brûlait et les flammes commençaient à gagner. Il leur fallut briser les fenêtres calfeutrées pour appeler au secours ; notez qu’on était au mois d’octobre, qu’il y avait déjà de la neige et de la glace. On parvint enfin à maîtriser le feu ; mais l’émotion fut si grande parmi les jeunes filles que plusieurs tombèrent malades.

L’incendie avait été allumé par les jeunes vauriens des classes inférieures, gamins de sept à dix ans, le bouquet de l’arestantskaïa rota, qui avait voulu s’offrir le plaisir de rôtir les jeunes filles de la classe supérieure. Ils avaient, pour arriver à leurs fins, forcé les armoires de la lingerie, enlevé une quantité de linge et de vêtements qu’ils avaient mis en tas devant la porte du dortoir, arrosés de pétrole, et allumés comme un feu de joie. Cambriolage et incendie, voilà les amusements de la nouvelle jeunesse des instituts modernisés par les soviets.

Les malheureuses jeunes filles furent forcées d’être en classe à l’heure habituelle, comme si rien ne s’était passé d’extraordinaire. Pendant trois nuits de suite, ni elles, ni les sous-maîtresses n’osèrent se déshabiller, et elles veillèrent à tour de rôle. Le méfait fut immédiatement rapporté à Poletaev, mais ce fut seulement au bout de huit jours que les principaux coupables furent exclus de l’établissement.

Un autre jour, un nouvel incident troubla ma classe. Je venais de m’installer à ma chaire, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et une brique arrachée par un de nos apprentis bolchévistes au carrelage d’un corridor, vola à travers la classe, à quelques pouces de ma tête, dans la direction de la fenêtre. Sans laisser paraître aucune émotion, je me levai, et descendis tranquillement en continuant mon explication sur le participe passé. Les élèves murmuraient d’indignation contre cette brutalité ; je me bornai à leur dire, du ton le plus calme : « Pourquoi vous effrayez-vous, pourquoi vous étonnez-vous ? Vous savez bien que nous sommes maintenant sous le régime bolchéviste : alors, il faut s’attendre à tout. »

Ces jeunes garçons avaient vraiment des allures peu rassurantes : ils portaient tous un petit poignard dans une gaine attachée à leur ceinture. Ils avaient aussi de petits revolvers qu’ils prenaient plaisir à faire partir dans la direction de leurs compagnes et surtout des professeurs ; c’étaient des pétarades continuelles ; il ne manquait que les balles.

Quand ils étaient las de ce genre de vacarme, ils en pratiquaient un autre. Les bâtiments qui composaient l’ancien séminaire Saint-Isidore contenaient alors une quantité prodigieuse de pianos ; il y en avait dans les salles, dans les corridors, partout, peut-être une centaine. Ce n’est pas que l’étude de la musique eût rendu nécessaire cette affluence de pianos ; mais le Gouvernement, pour mettre en pratique les théories communistes, en avait réquisitionné un grand nombre et en avait mis dans toutes les écoles, à profusion, afin de donner aux enfants du peuple la possibilité de cultiver, eux aussi, les arts d’agrément. Ceux-ci en profitaient à leur manière en frappant sur les claviers à coups de poing ; quelques-uns même s’asseyaient sur les pianos et plaquaient des accords à coups de pieds, pour accompagner leurs vociférations.

Bien entendu, il ne fallait pas songer à maintenir une discipline quelconque ; les enfants avaient entendu dire qu’on vivait sous le régime de la liberté : ils en abusaient. Je trouvai cependant le moyen de les calmer et de faire cesser le martyre des pianos dans le voisinage de ma classe. Je me mis à jouer sur l’un des magnifiques pianos à queue une mélodie russe, celle des Haleurs de la Volga, belle et mélancolique. Aussitôt, tous les tapageurs se turent : ils écoutaient avec attention, presque religieusement. Je continuai pendant une demi-heure. Voyant que j’avais trouvé le bon moyen, je leur promis de leur jouer tous les jours quelque chose, à la condition que le silence serait absolu et qu’ils respecteraient les pianos de ce corridor. Ils furent fidèles à ce traité jusqu’à la fin de l’année scolaire. Orphée avait charmé les bêtes féroces avec sa lyre ; mon piano opérait de même sur les jeunes bolchévistes.


LE BOUQUET PERD SA FLEUR

Le mélange des élèves des deux sexes sur les mêmes bancs est une idée des bolchévistes ; elle n’aurait jamais germé dans le cerveau des éducateurs de l’ancien régime.

J’ai vu dans les classes supérieures, les grands jeunes gens se sentir parfois gênés à côté des jeunes filles. Autrefois,-dans les familles, ils aimaient à parader, à briller devant elles ; mais ici, à l’école, il arrivait plus d’une fois que l’un d’eux eût à rougir en classe devant ses jeunes voisines dont le sourire moqueur accueillait une réponse ignorante. Par malheur, il arrivait aussi, — et c’était inévitable, — que de part et d’autre on s’habituât avec trop de facilité à ce mélange, dont le danger est évident. J’en ai vu des exemples qui ne sont que trop probants, dans la classe dite pédagogique, celle qui termine l’enseignement secondaire.

Une des élèves, qui se faisait surtout remarquer par sa paresse et la liberté de ses allures avec les jeunes gens, manquait souvent les classes pour cause d’indisposition ; elle finit par ne plus venir. A la conférence des professeurs, j’appris qu’elle était enceinte ; et, comme elle était interne, le directeur nous informa qu’il l’avait consignée à l’hôpital situé dans une aile de l’institut, en donnant pour prétexte qu’elle était atteinte d’une maladie contagieuse. Mais cette ruse administrative était bien inutile, car la jeune imprudente ne se faisait pas faute de se montrer dans les corridors où elle rencontrait ses compagnes.

Cette même année, j’ai eu connaissance de plusieurs autres cas semblables, que j’aurais ignorés si je n’avais pas été dans l’établissement, car l’administration les cachait soigneusement, et les journaux n’osaient pas en parler.

Le lecteur peut s’étonner de la divergence des récits et appréciations rapportés de Russie par divers témoins depuis la guerre. Un peu de réflexion lui fera comprendre pourquoi les uns, délégués à titres divers, ou envoyés spéciaux de journaux, et connus comme tels dès leur arrivée, n’ont vu que ce qu’on leur a laissé voir ; tandis que les autres, installés depuis longtemps dans le pays, mêlés à sa vie par profession, ont pu voir chaque jour, pendant des mois et des années, ce que ne pouvaient voir en quelques semaines des informateurs de passage, parfois guidés par l’esprit de parti. De telles visites rappellent un peu trop celle du Revisor de l’illustre Gogol.

Pour moi, ce que je raconte, je l’ai vu, dans l’exercice de mes fonctions. Je n’ai pas, comme certains délégués trop connus, demandé qu’on me fasse visiter des lycées pour en rendre compte à tel parti ou comité ; j’étais déjà dans la place : en 1917, j’étais attachée à un lycée, et je faisais aussi des cours dans deux autres ; rien ne pouvait m’échapper.


LE VOILÀ L’ENSEIGNEMENT UNIQUE

Si je jette un regard en arrière, je me rappelle la première année vécue par moi dans la Russie des Romanov, puis la dernière, vécue dans ce même pays sous le régime soviétique. La vieillesse, je l’ai vue disparaître à la fin de 1917 ; j’ai vu, dans les rues de Pétrograde, les vieux fonctionnaires, les vieux généraux, les prêtres, entraînés, les mains attachées. La jeunesse nouvelle, j’ai vu son aurore, quelle aurore !

Je connaissais cette jeunesse russe depuis mes débuts de professeur dans ce pays jadis riche, hospitalier. Elle était pleine d’enthousiasme pour la France et la civilisation moderne, avant l’arrivée de Lénine et Trotski, précurseurs de l’écroulement général. J’avais fréquenté les établissements d’enseignement secondaire où régnaient une discipline et un ordre parfaits, où, à côté de la science, la religion occupait la première place, où la jeunesse avait un idéal. Le régime des Romanov a été coupable de beaucoup d’erreurs, de faiblesses et d’injustices ; tout le monde le sait. Mais le régime soviétique, qu’a-t-il fait de la jeunesse ? Il s’est attaché à détruire en elle tout ce qui pouvait subsister de l’ancienne formation, pour la couler dans son nouveau moule. Quel est le résultat ?

Dans le peuple, la jeunesse n’a plus qu’un but : le gain, pour manger d’abord, puis pour s’enrichir. Les enfants eux-mêmes, oui, les enfants sont occupés à trafiquer : ils ne jouent plus, ils achètent et ils vendent : ce sont de petits marchands opérant pour leur propre compte. J’en ai vu qui, du jour au lendemain, s’étaient faits brocanteurs, bouquinistes, marchands de chiffons ou de vieilles nippes, camelots, spéculateurs sous toutes les formes. J’en ai vu qui s’étaient enrichis, en peu de temps, par des moyens plus ou moins honnêtes : ils portaient des bagues en or avec brillants, tout en continuant leur trafic.

Les familles russes ont toutes de nombreux enfants, souvent une douzaine et plus. On voyait autrefois ces enfants jouer dans les vastes cours des maisons, car toutes les maisons de Pétrograde ont de vastes cours. Maintenant ces cours sont vides et silencieuses : les enfants, sauf les tout petits, sont partis trafiquer au coin des rues ou sur les marchés.

Les chefs du mouvement bolchéviste sont presque tous juifs ; aussi, la haine religieuse se mêle à toutes leurs actions. Ils se sont attaqués à la religion chrétienne afin de pouvoir plus aisément façonner à leur gré la jeunesse, car c’est sur la jeunesse qu’ils s’appuient. Il en résulte que, parmi cette jeunesse bolchévisée, tout sentiment honnête a disparu ; elle est contaminée par le mensonge, l’espionnage, la délation pour le lucre.

La religion était, chez les Russes, un besoin individuel et social. Elevés, jusqu’en 1917, dans le respect du culte ancestral, ils ne peuvent pas tous se résigner à s’en passer. Nombreux sont, parmi eux, ceux qui éprouvent encore le besoin de lire l’Evangile, qui les réconforte dans leur pénible existence. Mais les autorités bolchévistes ne permettent pas cette lecture aux écoliers, qu’elles entendent modeler à leur façon.

J’en ai vu un exemple à l’Institut Saint-Isidore, transformé en école prolétarienne. Une jeune fille noble, Mlle Marie de R., dont le père, officier supérieur, avait trouvé une mort glorieuse à l’assaut de Przemysl, et dont la mère était morte de souffrances et de chagrin, avait découvert, dans un tas de bouquins mis au rebut, un Nouveau Testament et l’avait emporté au dortoir en cachette pour calmer sa jeune âme par la lecture des paroles du Christ. Elle fut punie cruellement, consignée et privée de nourriture : cela à une époque où les élèves ne recevaient déjà que la ration de famine. Elle était déjà faible de santé : elle tomba malade et mourut au bout de peu de jours. Quant à la sous-maitresse, responsable de la discipline du dortoir, elle fut révoquée. C’est ainsi que ce régime odieux exerce sa tyrannie, jusque sur la pensée et les sentiments intimes des enfants forcés de subir son enseignement.

Il y avait, dans cet ancien séminaire, une grande chapelle. On l’avait transformée en salle de foot-ball, se contentant de recouvrir l’iconostase d’une grosse toile sur laquelle les élèves faisaient rebondir leurs ballons, sans souci des riches icônes qui s’abritaient derrière elle.


Pour donner une idée exacte de la nouvelle pédagogie, je ne puis mieux faire que d’indiquer ici quelques-unes des décisions qui furent prises en ma présence à la première conférence des professeurs au début de l’année scolaire.

Tous les élèves, garçons et filles, mélangés sur les mêmes bancs, recevront un enseignement uniforme.

Adoption de la nouvelle orthographe.

Le système de notes est changé. Au lieu de notes graduées selon le mérite, on n’a plus à choisir qu’entre deux notes ; suffisant, ou insuffisant. D’où il résulte que beaucoup de professeurs, par crainte de représailles de la part des élèves, n’osent appliquer cette dernière note, trop souvent méritée.

Les livres de classe devront être rédigés d’après les nouvelles théories révolutionnaires.

L’enseignement littéraire et scientifique est continué, en principe, avec l’ancien personnel ; mais on ne lui accorde qu’un temps très restreint.

Comme langue vivante, seul l’allemand est obligatoire.

En ce qui concerne les langues mortes, latin et grec, et en général tout ce que l’on comprend sous le nom d’humanités, suppression complète.

Grande importance attribuée aux travaux manuels : les élèves, garçons et filles, sont tenus d’apprendre la menuiserie, la peinture en bâtiments, et à confectionner des chaussures. (J’en possède encore une paire, qui me fut offerte par les élèves nobles de ma classe qui y avaient collaboré.)

Les arts d’agrément sont obligatoires. Ainsi s’explique la réquisition des pianos par le Gouvernement.

Quant à l’art culinaire, il n’est pas prévu au programme ; peut-être aurait-il été trop difficile, en ce temps de famine, de procurer les ingrédients indispensables à ce genre d’enseignement ; surtout les mets préparés auraient été réquisitionnés pour les commissaires... sic vos, non vobis... La cruauté ne fut pas poussée jusque-là

La déclamation figure au programme, bien que les élèves ne sachent plus écrire correctement leur langue maternelle. Pareillement, la danse et les figures de ballet, enseignées par des danseuses du corps de ballet de l’Opéra. Ces « professeurs » font officiellement partie du personnel enseignant, et, à ce titre, comme leurs collègues des lettres et des sciences, reçoivent chaque jour une ration de vivres au lycée.

Plusieurs fois par semaine, les élèves, garçons et filles, iront sur la place publique faire des exercices militaires, avec fusil et cartouchière, sous le commandement de sous-officiers. (Ce genre d’exercice, qui est une nouveauté pour les jeunes filles, est un de ceux qui plaisent le plus à certaines d’entre elles, qui affectent des airs guerriers.)

Enfin pour achever le nivellement des conditions sociales, les élèves doivent, à tour de rôle, laver les parquets, apporter des bûches de la cave, allumer des poêles, et autres corvées... On voit le temps qui reste pour les études.


Les professeurs qui, pour la plupart, ont servi sous l’ancien régime et ont été formés d’après les anciens principes, ne se soumettent à ce nouveau régime que contraints et forcés ; le Gouvernement le sait ; aussi les considère-t-il comme des ennemis et leur témoigne-t-il une parfaite méfiance. Mais il a besoin d’eux, et il les conserve, le nombre en étant devenu insuffisant par suite de la guerre et de la révolution.

D’enseignement moral il ne saurait plus être question : la propagande en faveur du régime communiste en tient lieu.

Quant à la discipline, que peut-elle devenir dans ces écoles ? Elle est mise en échec par l’organisation soviétique implantée jusque parmi les élèves qui, à l’instar des soldats et de toutes les autres corporations, tiennent leur soviet dans chaque lycée, et ont leur club, magnifiquement installé, et meublé avec les meubles enlevés aux palais impériaux et même aux particuliers. (Je peux en témoigner, puisque toute mon installation a été « réquisitionnée » par les agents du nouveau Gouvernement.)

Voici un échantillon d’une de ces étranges conférences pédagogiques où se discutent les plus graves questions de discipline.

L’assemblée se compose du directeur, président, de son adjoint, de trois secrétaires, des professeurs, et d’une délégation du soviet des élèves, comprenant deux garçons et une jeune fille qui siègent à côté de la table au tapis vert, autour de laquelle sont assis les professeurs, pour contrôler toutes les décisions et en rendre compte à leurs camarades.

Une élève, d’origine prolétarienne, s’était permis deux fois de suite des réponses grossières, véritables provocations à l’adresse de son professeur, ancien avocat, qui faisait au lycée le cours de droit. La femme de celui-ci, personne très estimée, docteur en médecine, chargée du cours d’anatomie, avait subi des avanies semblables de la même élève, qui la haïssait, lui trouvant, à son gré, un air trop aristocratique. C’est sur ce cas d’indiscipline aggravé par la récidive que s’ouvre une longue discussion.

Le directeur, gêné par la présence de la jeune délégation, n’ose pas sévir ; le débat traîne sans aboutir. Le professeur de droit, qui prévoyait cette inertie administrative et qui connaissait ma franchise, m’avait priée de dire mon opinion.

Je demandai donc la parole, et, à la stupéfaction de tous, surtout des délégués élèves, je dis à haute et intelligible voix :

— Si on hésite à donner la suite qu’elle comporte à une plainte aussi légitime, j’en référerai demain au ministre Lounatcharski, au Palais d’hiver, où je suis convoquée, pour l’examen de ma méthode anglo-russe ; c’est lui qui décidera.

L’effet fut immédiat : l’expulsion de l’élève coupable fut prononcée séance tenante. Sans mon intervention, l’autorité était prête à s’incliner devant le jeune soviet.

Si la discipline disparaît des lycées, le respect de l’autorité ne souffre pas moins à l’intérieur de la famille ; des enfants, qui jadis eussent été des mieux élevés, prennent petit à petit les allures les plus grossières.

Voici, à titre d’exemple, un fait raconté à une de mes collègues par une mère désolée.

Sa fille, nouvellement imbue des idées égalitaires et libertaires, lui avait crié sur un ton impératif et brutal : « Marie, passe-moi mes bottes. Et plus vite que ça ! » La mère, stupéfaite, lui demanda si elle était folle ; mais elle, sans se troubler : « Papa t’appelle Marie ; j’ai le droit d’en faire autant ; nous sommes tous égaux. Passe-moi mes bottes, te dis-je. »

Plusieurs cas semblables m’ont été cités par des témoins indignés.

Voilà ce que sont devenus les enfants russes, ceux qui, jadis, grands ou petits, garçons ou filles, donnaient à leurs mères des noms si tendres, si caressants, qu’ils prononçaient avec leur intonation musicale, comme mamotchka (petite mère) ; milenkaïa (chérie) ; douchenka (ma petite âme) ; goloubotchka (petite colombe).

Aujourd’hui : « Marie, passe-moi mes bottes ! »


EMILIE VERNEAUX.