Chrestomathie française du XIXe siècle-Poètes/1914/La Cène

La bibliothèque libre.
Chrestomathie française du XIXe siècle-Poètes/1914
Chrestomathie française du xixe siècle, II, Poètes, Texte établi par Henri SensinePayot (p. 320-322).
La Cène[1].


Sur le mur décrépit du cloître ancien et froid,
À droite, dans le fond de la salle où l’on croit
Sentir l’horreur des lieux où reviennent des ombres,
Voilée, et recevant des vitres toujours sombres
Le peu de jour qui sied à la paix des tombeaux,
Une peinture encor fière, presque en lambeaux,
Se dresse ; on ne voit qu’elle en entrant : c’est la Cène.
La couleur, le contour y subsistent à peine,
Et l’on tressaille ainsi qu’en approchant un mort.

Comme tout ce que l’art ou la vie a fait fort,
L’œuvre sainte a souffert des choses et des hommes.
Le temps n’est pas un faible ennemi ; mais nous sommes
Plus cruels, et l’affront de nos mains est plus lourd.
L’âge, déjà mauvais, l’ayant d’un travail sourd
Trop peu blessée au gré de leur sauvagerie,
Les moines l’ont souillée et les soldats meurtrie.
D’un même accord ils ont trouvé dans leurs cerveaux,
Les soldats, d’attacher à ce mur leurs chevaux,
Et les religieux qu’un saint zèle transporte,
Pouvant la faire ailleurs, de percer une porte
Juste au milieu, trouant le Christ tendre et divin.
Un pareil attentat, hélas ! ne fut pas vain ;
Et la nature aussi, complice de nos crimes,
N’a guère respecté les convives sublimes.
L’eau, filtrant à travers l’inutile épaisseur
Des murs sur la beauté des fronts pleins de douceur,
Aux plus purs, sans raison, a mis des plis farouches.
Une tache a faussé l’expression des bouches.
Puis les restaurateurs[2] à leur tour ont osé
Sur l’œuvre où le pinceau du maître s’est posé,
Ô misère, porter leur main comme une insulte.
Tout profané qu’il est, l’autel garde son culte,
Et l’âme y voit le Dieu, reconnaissable ou non.
Mais tandis que le marbre, Hercule ou Parthénon,
Ruiné, mutilé, debout ou dans la terre.
Gardien sûr de la forme et de la ligne austère,

Sous le sol ténébreux ou le ciel baigné d’or,
Conserve sa couleur harmonieuse encor,
Et n’a pour retoucher sa vieillesse superbe
Que le travail exquis des lierres et de l’herbe
Dont la caresse effleure à peine sa beauté,
La Cène dans un coin tombe de vétusté.

Pourtant, lorsque devant la tristesse imprévue
Du tableau, l’intérêt accoutume la vue,
Alors, malgré le vague effroi religieux
Qu’on a de voir ces bras mutilés, et ces yeux
Dont la prunelle pâle et creuse vous regarde
Et vous poursuit d’un air si poignant qu’il vous tarde
Ainsi que d’un malheur d’en être détourné,
Le maître impérieux vous retient dominé.
L’œuvre était si parfaite, et dans son harmonie
Si claire transparaît la pensée infinie,
Que l’on retrouve encor le miracle effacé ;
Et, comme on reconstruit les choses du passé
Sur un trait que saisit notre âme ingénieuse,
La peinture revit entière et radieuse.
Et c’est d’abord Jésus, la douleur calme au front,
Les yeux baissés, portant sans se plaindre l’affront
De la vengeance noire et de l’amitié pire,
Qui laisse et ne voit pas ses apôtres lui dire,
Le regard appuyant leurs gestes chaleureux.
Qu’ils ont le cœur toujours fidèle, et que pour eux
C’est une chose amère et dure que ce doute !
Simon, rude pêcheur, sans l’oser croire, écoute
Mathieu montrant du doigt Judas sombre et moqueur.
Philippe, le plus jeune, a les mains sur son cœur.
Pierre indigné se lève et désigne le traître,
Qui s’étonne et qui semble en appeler au maître.
Mais celui-ci, sachant toute la vérité.
Qu’un ami l’a trahi, que les Juifs ont compté
Ses jours, l’œil déjà plein des luttes du calvaire.
N’ayant point de courroux, n’a pas de mot sévère,
Et, sublime rêveur, seul au milieu de tous,
Conserve son visage impénétrable et doux.

Ô Vinci ! quand ta main peignait l’histoire amère,
Tu n’as pas loin de toi poursuivi la chimère
Du beau hors de la vie et de la vérité,
Tes regards simplement s’ouvraient à la beauté

Sans séparer le corps harmonieux de l’âme,
S’il t’a fallu l’amour pour créer cette femme
Adorable, où l’esprit raille et dément la chair ;
Si Jésus, plus souvent, comme un sujet plus cher,
T’apparaît agitant sa chevelure blonde,
L’art surtout et la vie avaient ta foi profonde !
En ce temps-là le culte était celui du beau.
Quel temps ! Le monde ancien réveillé du tombeau,
Avide, et comme au seuil d’une aurore première,
Semblait de l’idéal aspirer la lumière
Et l’appeler des mains, des yeux et de la voix.
Poète, sculpteur, peintre, architecte à la fois,
Michel-Ange[3] sentait le monde en sa poitrine.
Raphaël copiait sa belle Fornarine.
Dans les cloîtres le sang contenu s’exaltait ;
Le talent arrivait à l’extase, et c’était
Fra Bartolomeo traduisant l’Évangile.
Le Corrège, aussi doux, continuait Virgile.
Magnifique ouvrier chez un patricien,
Giorgione à Venise aidait le Titien.
Ces hommes, d’une soif que rien ne rassasie,
Faillirent épuiser toute la poésie.
Leur trépas éteignit tous les siècles suivants,
Ils vivaient recueillis, candides et savants,
Ciselant des sonnets, sculptant des cathédrales ;
Tandis qu’avec des cris féroces et des râles,
Pour hâter la ruine et l’asservissement,
Les naissantes cités s’égorgeaient tristement.



  1. Extrait des Tableaux de voyage dans Les Chimères. Il s’agit ici de la fameuse fresque, malheureusement presque effacée aujourd’hui, de Léonard de Vinci à Milan, représentant le dîner (en latin cœna) que Jésus fit avec ses apôtres la veille de la passion. Voir page 108, note 2.
  2. Ceux qui remettent à l’état de neuf un objet d’art ou un monument, très souvent d’ailleurs, en diminuant maladroitement sa valeur artistique.
  3. Tous les noms cités dans la pièce sont ceux des grands artistes italiens de la Renaissance : Vinci (1452-1510) ; Michel-Ange (1475-1564) ; Raphaël (1483-1520) ; Fra Bartolomeo (1476-1517) ; Le Corrège (1494-1534) ; Giorgione (1477-1511) ; Le Titien (1477-1576).