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Chronique d’un temps troublé/7

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Librairie Plon (p. 105-132).

VII
RELIGIONS

23 juin 1937.

Que c’est bon, mon amie, de vous avoir, de parler avec vous, de vous confier mes espoirs et mes dépits, car ce n’est pas suffisant de vivre sa vie : je n’y vois clair qu’en la racontant.

Suis-je né pour l’action ? Pour quelle action suis-je né ? J’ai le désir de servir. Dès que je sers, je me sens malheureux. Mais je m’analyse : pourquoi s’analyser ? Ne ferais-je pas mieux de vous énoncer les événements, comme ferait un Anglais ? Dois-je ajouter des explications, comme font les Français ? Je ne sais plus. Je me figure que vous êtes là, près de moi. Je veux vous dire ce que je viens de voir et de faire.

Saint-Remy m’a emmené à Pont-sur-Indre, où il est né, et qu’il habite l’été. Je sentais qu’il y tenait, qu’il avait là des attaches et des souvenirs. C’est un grand village mort, traversé par une route nationale. Trois mille habitants, je ne dis pas trois mille âmes : j’ai peur que ce ne soit une population stupide dans un pays laid. Saint-Remy arrange tout par un flot de paroles où on entend : « Vieille terre… Touchant passé !… Ah ! ce vieux Pont-sur-Indre ! »

En face du maréchal-ferrant, à l’angle de la route qui monte à la gare, il habite la « vieille maison de ses pères ». Il n’a eu, bien entendu, qu’un père, ayant eu une honnête mère, mais il désigne ainsi celui à qui il doit la vie, qui a été médecin trente-cinq ans dans ce trou mortel… où on ne meurt pas assez, et son grand-père, qui a construit la maison. Elle porte, au-dessus de la porte, 1850, et elle est pauvrement bourgeoise. Un perron moitié pierre, moitié briques, une marquise en verre et fer. Médiocre de matière et de forme, et menant la vie morose qu’ont toutes les demeures ratées, entre trois sapins noirs, qui, l’hiver ne rappellent pas l’été, mais l’été font souvenir de l’hiver. Derrière la maison s’étend un potager mal entretenu, où les rosiers sont dévorés de gourmands et les salades montées en graines, mais Saint-Remy m’a dit :

— Quelques fleurs… Des légumes… Un passage d’abeilles… C’est la vie du vieillard de Tarente !

Je n’ai vu aucun rapport entre ces mots et la réalité. Il a bien le droit, cet homme, d’être plus poète que moi !

Par une porte vermoulue, au fond du jardin, nous sommes passés dans un pré, au bout duquel coule une rivière.

— Ici, il y a trente ans, m’expliqua Saint-Remy, on pêchait des brochets de dix livres !

— Et maintenant ? demandai-je.

— Il y a quelques ablettes, qui ne se laissent pas prendre… Mais ne désespérons pas ! Quand la France sera refaite, les familles seront fécondes, et les rivières poissonneuses.

En longeant l’eau, nous sommes arrivés aux ruines de l’abbaye du XIe siècle.

— Cent cinquante moines ! a dit Saint-Remy. Il y avait là cent cinquante moines ! Le pays entier leur appartenait. C’était le vrai communisme, avec Dieu au sommet. Venez, mon cher ami, jusqu’au cimetière, prier les morts, pour que ces temps nous reviennent !

Le cimetière est bien plus plaisant que le village. Les herbes seules y sont folles. C’est le cimetière qui m’a touché. Devant des dalles, rongées par le vent et l’eau de la nature, j’oublie l’aspect d’un village rongé par l’envie et la sottise des hommes. La modestie des morts vous donne le goût de la vie. En regagnant la maison, j’ai dit à Saint-Remy :

— J’aime la campagne, à condition d’y être actif. Trouvez-moi une occupation.

— J’y pensais, dit Saint-Rémy avec cordialité. Je vais vous demander, mon ami, un grand service. Mais d’abord, je veux vous présenter à Mme Saint-Remy, qui va nous donner une bouteille de Pont-sur-Indre 27. Ce n’est pas un grand cru ; vous verrez qu’il se laisse boire !

Je connus Madame d’abord, le vin ensuite.

Mme Saint-Remy appartient à la race des créatures fécondes, nées pour servir et obéir. À quarante-cinq ans elle est usée par un mari, dont tout le monde dit : « Quel magnifique esprit ! » — par le régiment que lui constituent ses fils, par des idées de famille portées à bout de bras, comme des bannières. Elle représente une bourgeoisie condamnée, le dernier carré de la garde.

Le vin était bon. En le buvant, Saint-Remy m’exposa son affaire. Le petit imprimeur, chargé du premier numéro de B. B. R, a été lâché par son ouvrier typographe, qui, militant de la Ligue des Droits de l’homme, a refusé de composer certain texte, où l’école laïque, mère des citoyens libres, est discutée. Or, la Ligue des Droits de l’homme a une section à Pont-sur-Indre. Le Président est Cafaret, receveur des Postes. Il s’agissait d’aller voir ce fonctionnaire, de le convaincre, et de le prier de donner un ordre au typographe.

— J’irais bien, me dit Saint-Remy, mais il me connaît ; se méfiera, se raidira !

— J’irai avec plaisir, lui dis-je sans hésitation.

N’étant plus à Paris, j’étais possédé de nouveau par mon idée qu’il faut causer, qu’on peut beaucoup. J’attribuais à mon interlocuteur, d’avance, une loyauté parfaite, d’où la fraîcheur de mes illusions.

Elle fut vite ternie. Dès que je vis la maison de Cafaret ! Quand sa femme me poussa dans la salle à manger, on eût dit qu’elle m’enfermait dans une cage ; puis elle courut en hâte au jardin, où le receveur arrosait ses légumes et ses pieds.

— Viens vite ! lui dit-elle en s’étranglant, comme si la proie était à dévorer tout de suite.

Je contemplais le buffet Henri II, la suspension, surtout trois photographies agrandies de bonshommes qui sont la gloire poussiéreuse de la confrérie : Ferdinand Buisson, Guernut, Léon Brunschwicg ! J’avais pensé parler en tête à tête avec Cafaret ; et voici que ces sinistres visages abattaient mon élan, avant même l’arrivée du receveur.

Celui-ci entra de côté pour laisser ses sabots sur le seuil, et surtout glisser un regard de travers, avant d’être vu lui-même. Puis, sitôt entré, il s’assit à contre-jour, m’installant dans la lumière. Sa figure chafouine, où tout est plissé, se mit au guet, dans l’attente et le calcul. Je ne vis nettement tout cela qu’après ; mais je le devinai d’abord, je l’admis à priori, je le négligeai volontairement. J’ai déjà regardé des araignées en face ; je crois qu’elles s’arrêtent de tisser leurs toiles ; je regardai Cafaret. Je ne pris pas de détours, j’allai droit au but ; mon plaisir est de marcher dans la clarté, je m’en tins à mon plaisir ; j’exposai tout bonnement l’affaire.

— Oué…

C’est tout ce que consentit à émettre Cafaret, lorsque j’eus terminé. Après quoi, un temps s’écoula. Puis, il répéta ce grognement, frotta ses mains, prit deux ou trois positions sur sa chaise, et se décida enfin à insinuer :

— Personnellement, je n’approuve pas la conduite tenue à votre égard. Je l’ai laissé entendre…

— Ah ? Où et comment ? demandai-je.

— Dans des notes, que je transmets au Comité Central, fit le bonhomme, en prenant une pose avantageuse.

— Ces notes, lui dis-je, peut-on les voir ?

— Il faudrait faire partie de la Ligue, dit Cafaret.

J’eus l’impression qu’il allait me passer un bulletin de souscription.

— Mais, repris-je, fort de ces notes, vous pouvez en rappeler le contenu à… je ne sais plus son nom.

— Brutedeveau, me dit Cafaret. Non, je ne peux pas.

Un silence suivit.

— Pourquoi ne pouvez-vous pas ? demandai-je de la voix dont j’aurais dit : « Pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer ? »

Alors, Cafaret prit un air désinvolte. Il venait d’avoir la sensation que j’étais un enfant, et il méprise les enfants. Il dit avec une moue négligente :

— Nous ne sommes pas fondés sur le principe d’autorité.

Moi qui voulais causer !… Dans un sursaut je me dis : « Voyons, c’est trop bête… ou trop hypocrite. Il ne pourra jamais me dire cela deux fois ! » L’autre n’y tenait pas : pourquoi se répéter ? Il restait immobile et imprenable. J’éclatai :

— Ainsi, c’est votre premier et dernier mot ? Vous ne pouvez rien ? Vous ne voulez rien ?

— Nous ne voulons rien non plus contre vous, dit Cafaret, levant une main prudente, la main de Ponce Pilate.

— Comment ! m’écriai-je. Qui n’est pas avec nous est contre nous !

— Cela… c’est votre conception, murmura le bonhomme, qui se renfonça dans son ombre. Mais nous avons indiqué bien des fois dans les notes que je parle, que le droit de penser, et par conséquent de penser n’importe quoi, était le premier des droits.

— Ce qui n’est pas vrai ! lui dis-je vivement. La preuve, c’est que vous trouvez bon qu’on enferme les fous, et ce sont les plus authentiques des libres penseurs !

— Oh ! pardon, pardon ! reprit Cafaret qui pour la première fois prit un ton passionné, je suis receveur des postes, mais je n’accepterais pas, vu que je juge que c’est une situation incompatible avec la dignité humaine, d’être directeur d’un asile d’aliénés !

— Alors, lui dis-je, si vous respectez toutes les pensées, je ne dis pas : « Donnez l’ordre » mais « Conseillez à…

— Brutedeveau.

— De ne pas se dresser contre la nôtre, en ne l’imprimant pas !

— C’est qu’il y a la sienne, que la Ligue des Droits de l’homme respecte aussi.

— Pourtant, quelqu’un se trompe, lui ou nous !

— La Ligue des Droits de l’homme a été fondée pour respecter aussi celui qui se trompe.

Cafaret avait redressé la tête sur cette déclatation capitale. Je me levai brusquement, m’excusai d’être venu, et sortis.

Il faisait une soirée de juillet triomphale ! Le village était doré, et les champs rayonnaient. Le soleil paraissait le glorieux époux de la terre ; on eût dit qu’il venait de l’épouser et la comblait de dons. Transporté tout à coup dans la féerie de ces noces, je bus l’air à pleins poumons. Je me dis :

— Les Cafaret ne comptent pas ! Quelle sottise, au grand jour, d’entrer dans ces repaires d’oiseaux de nuit !

Mais comme je marchais, j’aperçus, venant au-devant de moi, Brutedeveau lui-même ! (Saint-Remy me l’avait montré sur la route.) Ah !… un sentiment fort me poussa droit vers lui. Je l’abordai, je l’arrêtai :

— Monsieur… parlons d’homme à homme !

Brutedeveau avait une face morne, où cette apostrophe n’éveilla rien. « Je vais prendre un train, dit-il, je n’ai pas le temps… »

— Je ne vous demande, lui dis-je, qu’une minute ! Nous sommes tous deux Français, c’est-à-dire raisonnables. Je m’adresse à votre intelligence (son front avait l’air d’un mur) — et à votre cœur (une brume couvrait ses yeux). Vous êtes un homme libre. Dominez en vous le typographe malséant. Voyez plus large, plus loin !

Brutedeveau répondit lentement :

— Je me refuse à prêter la main à ce qu’on imprime un texte, qui rapport à l’école laïque la tient pour une erreur. J’estime et je considère que l’enfant, à rebours de ce que lui enseignent les prêtres, trouve à l’école laïque une vision de la vie sans dramatique. Pas d’enfer, pas de punitions ! La Paix, la Science, qui place l’enfant rapport aux choses, bien en face d’elles, pour en tirer le maximum de bonheur et de bien-être. Ceux qui se refusent à évoluer et continuent de croire une religion qui est d’un autre âge, comme la chandelle et la diligence, je les tolère, mais personnellement je considère et j’estime n’avoir besoin ni du culte ni des prêtres, adorant Dieu partout où je le rencontre, adoptant rapport aux miracles l’attitude purement scientifique, et sachant que des pratiques telles que le jeûne et le maigre ne sont point religieuses, mais hygiéniques et pharmaceutiques !

On pouvait se demander à l’entendre, s’il parlait ou récitait. Il en était à son appréciation sur le maigre, quand un jeune lieutenant d’infanterie passa, et comme il passait, Brutedeveau fit cette remarque :

— L’armée me paraît aussi le prolongement inopportun d’une époque barbare révolue.

Le lieutenant s’arrêta net. Il avait une figure claire et décidée :

— Monsieur, dit-il, voulez-vous une paire de claques ?

— Je ne demande rien, dit Brutedeveau, je cause à ce Monsieur.

— Ainsi, dit le lieutenant, vous ajoutez la lâcheté à l’insolence ! Je vous somme de retirer le propos que vous venez de dire !

Le lieutenant avait rougi d’indignation. Brutedeveau, qui était blême, balbutia, tourné vers moi :

— Vous voyez ce qu’on devient à fréquenter les armes !

— Bien ! dit le lieutenant, je ne vous ferai pas l’honneur de vous gifler en uniforme. J’habite cette maison. Le temps de passer un vêtement aussi laid que le vôtre, je reviens et vous casse la gueule. Si vous êtes un homme, vous saurez m’attendre !

Je le vis courir et entrer chez Saint-Remy : était-ce son fils ? Je demeurai stupéfait, quand l’autre dit, le plus naturellement du monde :

— On ne peut empêcher les loups de vouloir mordre, ni les officiers de vouloir tuer. Salut, monsieur ! Je vais prendre mon train.

Je me précipitai chez Saint-Remy. Le lieutenant appelait, demandait un pantalon, un veston.

— Il est parti, criai-je, il est à la gare !

L’autre apparut, déshabillé, dans l’escalier :

— C’est honteux, fit-il, honteux !

Saint-Remy sortait de son bureau. On lui expliqua l’incident. Il dit dans un sourire :

— Calmez-vous ! Tout s’arrangera. Ne brouillons pas les cartes ; vous verrez que nous gagnerons !

M. Bourdelange, député de la Basse-Vienne, venait d’arriver. Il me le présenta avec une évidente satisfaction. Ce Bourdelange arrivait de Marseille, où il avait parlé la veille. Il devait être le lendemain à Roubaix. Il avait trouvé le moyen de venir dîner à Pont-sur-Indre.

— Celui-là est un ami, dit Saint-Remy, un ami véritable ! Nous relirons, ce soir, ensemble les Deux Pigeons !

Je fus tout de suite surpris que Saint-Remy manifestât tant de prévenances à ce parlementaire franchement commun. Mais… il avait peut-être besoin de lui !…

— Dès que le B. B. R., dit Saint-Remy, sera paru, nous aurons, grâce à Bourdelange, une clientèle patriotique de premier ordre !

— Quand paraîtra-t-il ! soupirai-je.

— Ah ! Vous n’avez pas réussi ? dit vivement Saint-Remy. Eh bien ! j’en suis presque heureux ! Une concession trop rapide de l’adversaire ne laisse plus de place à son amour-propre, qui étouffe et prend sa revanche. Il vaut bien mieux qu’il se satisfasse d’abord. Et demain ou après-demain, il se rendra !

— Il est admirable d’optimisme, dis-je en regardant Bourdelange, et c’est pour cela que je l’aime !

— Je suis comme Bourdelange, dit Saint-Remy qui lui mit la main sur l’épaule. Je crois en dépit de tout !

— Il est généreux pour moi ; c’est pour cela que je me ferais tuer pour lui ! dit Bourdelange, en me regardant.

Mme Saint-Remy parut, les traits tirés, l’œil inquiet.

— Je pense, dit-elle, qu’on peut se mettre à table…

— À table ! commanda Saint-Remy. Vous n’aurez, Messieurs, qu’un dîner simple, mais sain. Quant à la qualité de l’esprit, il dépend de vous !

Bourdelange sourit, s’assit, et commença de parler. Il commença et continua. Il continua et ne s’arrêta plus.

Cet homme est plus banal que commun. Il est représentatif. À lui seul il évoque non le Parlement, mais le système et l’éloquence parlementaires. Il réalise ce prodige, en ramenant tout à soi, de rester magnifiquement impersonnel. Il parla durant tout le dîner, raconta des séances de la Chambre, des meetings, des entrevues avec les hommes les plus variés. Tout s’absorba en lui, disparut en lui, et rien ne demeura que lui. Au dessert, il évoqua Mussolini, ce que Mussolini lui avait dit : rien ne subsista de cet homme puissant ; c’était lui, Bourdelange, qu’on voyait avec son ronron sans défaillance, la rondeur de sa conception patriotarde, ses périodes que mentalement on aurait pu terminer toutes.

— Vous avez un organe magnifique ! dit Saint-Remy émerveillé. On comprend que la France entière vous écoute bouche bée !

Et je songeais à cette éloquence satisfaite, promenée du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, sans qu’un effort soit même tenté pour s’adapter aux esprits, aux climats, aux intérêts, à toutes les nuances de la vie. Ce qui m’attristait, ce n’était pas Bourdelange ; il faut peut-être de ces gens-là ; c’est que Saint-Remy ne parût pas attristé. Mme Saint-Remy seule était triste, mais c’était le souci de sa maison. Elle n’a jamais vécu qu’avec des hommes ; on sent chez elle le respect de l’homme et de ses égoïsmes ; elle ne mange guère, pour veiller mieux à ce que les hommes mangent bien : les hommes ont besoin, paraît-il, de bien manger… Je ne pouvais m’empêcher d’être mélancolique. Cafaret, Brutedeveau, Bourdelange en une soirée ! Quel déversement de bruits affreux ! Et dire que le monde a entendu passer des êtres comme Mozart !…

Le dîner fini, on sortit dans le jardin. C’était une soirée de lune : elle commençait de monter au-dessus des arbres.

— Ah ! dis-je au lieutenant, celle-ci console de tout !

Le lieutenant était jeune, fort et rond, emplissait sa vie d’exercices précis et limités, commandait d’après le code, obéissait selon le règlement, ne sentait aucun besoin d’être consolé. Il sourit.

Je dis : « Si nous faisions un tour ? » — « Faisons un tour ! » — dit le lieutenant. Mais à peine étions-nous sur la route, dans les rayons d’argent de la lune, qu’un incident se produisit, à croire que cet astre malicieux l’avait provoqué. Un pochard se présenta, qui malheureusement était l’adjudant des pompiers, et en uniforme ! Il avait un délire sinueux et blasphémateur. Il tomba sur nous, qu’il traita de « fascistes », puis de « vendus ».

Je n’y prenais pas garde, mais le jeune lieutenant s’empourpra :

— Parfait ! dit-il. Je cours passer mon uniforme, puisque vous avez l’honneur d’en porter un, et vous allez mesurer la valeur de mes muscles, quand je défends les idées pour lesquelles on m’achète !

Il disparut, avant que j’aie pu l’approuver, et presque aussitôt le pochard s’éclipsa, avant que j’aie le temps de l’accabler. En avais-je envie d’ailleurs ? Je crois que je ne cherchais plus que le silence dans la solitude. J’étais soudain comme un instrument désaccordé. Je venais d’éprouver de graves dissonances avec Saint-Remy lui-même. Je le voyais souriant devant les plus sales bêtes, admirant un endormeur, fier d’un fils honnête, mais borné. Sans doute était-ce le modèle de l’homme d’action, qui ne doit jamais opposer sa nature, mais l’adapter, ronger avec les rongeurs, ruminer parmi les ruminants.

Au fond, je me trompe sur moi-même : je n’ai qu’une passion, le beau, parce qu’on peut créer de la beauté sans rencontrer la laideur, tandis qu’on ne peut pas faire du bien sans que le mal soit toujours là, ne serait-ce que sous la forme immédiate de l’ingratitude.

Je ne suis pas de force à fréquenter ni Cafaret ni Bourdelange. J’étouffe ; je meurs !… Quand je pense à mon enfant dans la haute montagne, je voudrais déjà qu’un train m’emporte. Qu’est-ce que cet effort pour me dominer moi-même, pour avoir l’air de servir une société à laquelle je ne crois pas ? Qu’elle prospère ou crève, avec ses tribunaux, Sorbonnes et banques, je me demande ce que cela peut me faire, ce que je regretterai si elle s’effondre, puisque je n’aurai que des sarcasmes si elle s’affermit. Que c’est difficile d’être logique ! La bassesse des hommes m’épouvante ; je rêve de m’écarter d’eux… puis m’aperçois que je voudrais surtout les aimer. Comment faire ? Quand je crie : « Non ! Non ! Plus de société ! » ce n’est pas ma pensée. J’aimerais tellement mieux que le juge soit juste, le financier désintéressé, le professeur débordant d’amour, enfin que les hommes soient des anges, et je m’élance… vers des rencontres impossibles !

C’est l’œil de Cafaret qui a raison : je ne suis qu’un enfant. S’il y avait dans le monde une femme pour m’aimer, elle dirait : « Enfant… ou poète ! » Mais sans cette femme pour me louer, je n’ai d’autre chance, ici-bas, que d’être l’égal de rien. Et après tout, que m’importe ! Rien ne peut me décourager : je le suis.

Ah ! inconstance ! fragilité ! Le lendemain, dans le train qui m’emmenait vers Paris, j’avais, une fois encore, oublié toutes mes déconvenues, et je m’émerveillais… du progrès des hommes !

Les chemins de fer, ne trouvez-vous pas, mon amie, que c’est une des plus belles inventions que l’esprit ait mises au point ? C’est la force sans effort, la vitesse sans secousse, l’audace si aisée qu’elle rassure, et il y a de la grâce dans cette combinaison du chemin parcouru sans fatigue et de l’heure atteinte avec justesse. Quel heureux ensemble ! J’y admirais le calcul et la discipline. Tous ces trains qui, chaque jour, nous attendent à heure fixe. Il suffit que le désir nous vienne de les prendre : ils sont prêts ; ils partent ; ils vont où il faut, sans erreur. Tout cela nécessite un ordre, qui n’a d’égal… que dans l’armée et l’Église, je crois qu’on peut le dire sans sacrilège.

Bref, je suis arrivé, pénétré des miracles où peut atteindre l’esprit. Mais… comme je traversais la gare d’Orsay, une musique d’orgue emplissait l’air, et je me suis arrêté. Je me trouvais entouré d’ondes pieuses ! Parmi des voyageurs et des bagages profanes, courait le mouvement d’une prière, l’élan d’un hymne sacré. J’ai dit à mon porteur :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il m’a répondu, l’air indifférent :

— C’t’une messe, à la radio.

Du génie je tombais dans la démence ! Le jour où Bruxelles fit au Roi Albert de solennelles funérailles, j’étais à midi dans le buffet d’une gare morte, sur une ligne des Deux-Sèvres. La bonne, constellation de taches de rousseur, tourna le bouton de la T. S. F., et voici que deux commis-voyageurs, le lampiste et moi, nous commençâmes d’entendre les chants de la liturgie sous les voûtes de Sainte-Gudule ! Je me rappelle que je me dressai devant ma table ; je me représentais la cérémonie, cette assemblée qui figurait toute la nation, le long cercueil où reposait l’héroïsme, — lorsque la bonne cria :

— Un veau au cresson, — un !

Ce n’était qu’une pauvre phrase : elle m’atteignit pour la vie. Je sais que je ne la chasserai plus jamais de ma mémoire. Elle y reparaît, la traverse, telles ces douleurs qui courent entre deux côtes. Je la trouve si symbolique de nos malheurs présents ! Rien, il n’y a plus rien à sa place ! Une messe dans un buffet ou dans une gare ! À la messe, il faudra bien penser à des voyages et à des menus.

Je rentrai à mon hôtel. Dans ma chambre, je retrouvai la messe ! Elle m’arrivait à travers la cloison. Mon voisin l’écoutait en faisant sa toilette : le bruit de l’eau se mêlait aux orgues. Brusquement, il dut l’arrêter. J’entendis la voix du speacker — c’est bien ainsi qu’on dit ? — cette voix satisfaite de Sganarelle primaire, qui répand des vérités définitives sur un monde d’imbéciles.

Je regardai mon singe, il était triste ; le Ravi : il était gai ; l’Égyptien, il se gardait de rien être. Je n’avais pas enlevé mon chapeau : je ressortis. Dimanche. Je me dirigeai vers une église. Je me disais : « Prier, seule réponse à tant de désordre ! Monter à Dieu ; laisser les hommes. » Je vous surprends ? Vous ne me saviez pas pieux ? Je n’ai pas changé, hélas ! Je me demande toujours ce qu’il faut croire. Mais j’ai des élans. Les églises me sont un refuge. Je n’y entre pas, je m’y précipite. Puis je reste des semaines sans y aller, lorsque, comme aujourd’hui, j’y suis blessé.

Récemment, j’ai trouvé dans mon courrier une lettre de Reims qu’ornait ce cachet de la poste : « Reims, sa cathédrale, son champagne. » J’aurais voulu être chez le Ministre, et lui tirer les oreilles, en l’appelant : « Petit mufle ! » Comme ç’eût été exagéré ! Ma révolte ingénue aurait révolté la plupart de Messieurs les ecclésiastiques. Pauvre clergé ! Je viens d’assister à ce qu’on appelle encore une messe dans une paroisse de Paris. Rien n’y a plus aucun sens… comme à la gare d’Orsay. Je le signale simplement, sans rien décrire. Une description ne redonnerait pas de l’esprit à ceux qui en manquent. Je le signale, parce que mon amertume a eu des conséquences. Quand j’ai été sage quelque temps — est-ce manque de force, ou bien excès de tempérament ? — mon sang s’échauffe, mes idées s’assemblent, mes paroles se précipitent. Aujourd’hui, je regrette ce que j’ai fait hier. Je dis : « À quoi bon ? » Hier, rien ne m’aurait arrêté !

Vers la fin de l’après-midi, j’avais subi, c’est vrai, l’agacement de deux rencontres stupides. D’abord, un cortège d’épiciers grévistes, qui promenaient des écriteaux, hurlant sur l’air des lampions : « Appliquez les lois ! Appliquez les lois ! » Je regardais ces ahuris barrer la rue, assourdir les passants, croyant nous intéresser à leurs intérêts. Le plus âgé n’avait pas vingt ans. Une femme du peuple, qui portait une lourde charge, haussa les épaules et dit :

— Ça vient de naître, et ça voudrait mener le monde ! Quand ils auront comme moi trente ans de travail dans les pieds, et élevé six enfants qui ont tous un métier dans les mains, alors peut-être, je leur donnerai ma considération !

Cette femme m’aurait rendu de la bonne humeur, si trois cents mètres plus loin, je n’étais tombé sur des échappés de la Salpêtrière, qui criaient sur le même ton : « Des retraites aux vieillards ! Des retraites aux vieillards ! » Sexagénaires hébétés, après des adolescents obtus. Je me dis : « Quel régime ! » J’entre dans un café. Il traîne sur une table un journal du soir. Les gros titres, les photographies confuses, les annonces obscènes, les échos menteurs, le roman pseudo-historique, tout est à donner des nausées ! Je m’enfuis ; je passe devant une boutique de parfumerie-mercerie. Parmi des flacons et des jarretelles je vois des livres : je m’arrête. La Chartreuse de Parme trône au-dessus d’un soutien-gorge, près d’une brochure intitulée : « Ton corps est à toi ; tu n’enfanteras que si tu veux bien. » J’entre encore. Au milieu de pelotes de fil, de chemises et de corsets, je trouve deux petits vieux inoffensifs, morts depuis longtemps, mais qu’on n’est jamais venu chercher. Je dis, en montrant la brochure : « Ce sont bien, n’est-ce pas, des conseils pour l’avortement ? » La petite vieille ressuscite : « Oh ! monsieur, répond-elle suffoquée, les Messageries ont mis cela dans notre lot, mais nous ne savons pas ce que c’est !… »

Il n’y avait rien à dire : je suis parti. Mais à ce moment-là, je me suis senti moralement submergé. Il faut une limite à la lâcheté, à la bêtise. Sinon, c’est la crue qui emporte tout. Un prêtre passait. Je l’ai reconnu : il avait dit cette messe qui m’avait tant désolé le matin. Je l’ai abordé :

— Monsieur l’abbé, avez-vous une minute ? Merci ! Voulez-vous regarder cette mercerie, qui joue à la librairie ? Voulez-vous jeter les yeux sur le marchand de journaux ? Avez-vous rencontré ces cortèges de hurleurs ? Quel sentiment éprouvez-vous devant tout cela ? N’est-ce pas celui d’un naufrage, d’une humanité à la dérive, et que le bon sens a fui ? Je vous demande pardon de ce discours, monsieur l’abbé, j’ai encore ma raison ; je vais vous en donner la preuve : ce matin, j’ai suivi la messe que vous avez dite ; elle m’a gravement atteint ! Dans une société qui n’a plus de spiritualité, j’espérais trouver là tant d’esprit ! Quelle déception ! Étiez-vous malade ? Avez-vous perdu la foi ? C’était horrible la lassitude de vos gestes pour célébrer ce sacrifice divin.

À ces mots, l’abbé, qui avait pâli, s’insurgea : — Mais, monsieur…

Je le coupai net :

— Vous aviez l’air de renoncer, comme le reste du pays ! Je sais bien qu’il n’est pas habituel, quand on pense des choses terribles, de les dire à celui qui les suscite. Je n’aurais pas été vous trouver chez vous. Je vous rencontre. C’est peut-être un signe. J’en profite !

— Monsieur, me dit l’Abbé en ricanant, seriez-vous Ministre de la morale publique ?

— Monsieur l’abbé, lui dis-je, je suis Français et chrétien. Je sais donc que vous avez la plus haute des vocations, et aussi qu’il ne doit rien y avoir de plus humble qu’un prêtre : ne m’opposez pas votre vanité meurtrie ! C’est mon humilité à moi qui, ce matin, a été blessée. Vous ne disiez pas vos prières : vous les grogniez. Vous êtes las ? Je le comprends. Vous avez une paroisse éreintante ? J’entends cela. Vous mariez, confessez, enterrez ? Hélas ! nous le savons tous ! Mais vous êtes prêtre, vous devez être sublime, et vous ne l’êtes pas. Voilà de quoi le pays meurt !

À ces mots, il me sembla qu’il tremblait… de peur ou de colère. Il regarda si on écoutait. Et je continuai :

— Vous n’avez pas l’air de sentir le respect que j’ai pour vous, monsieur l’abbé, à la minute où je vous bouscule avec cette violence ! Que n’êtes-vous un saint ! Voilà ce que je demande, avec une indignation qui peut se changer dans la seconde en admiration ! Car c’est d’admiration que j’ai soif, puisque je m’indigne ! J’ai besoin que les officiers soient des héros, les médecins des abîmes de charité, les prêtres des saints ! Quand vous n’êtes pas supérieur aux laïques, que vous restez à leur niveau, que vous entrez avec complaisance dans leur vulgarité matérielle — je pense à vos patronages, vos cinémas, vos jeunes abbés qui parlent argot — je ne vois plus grand’chose pour élever et sauver ce pays ! Ah ! cette messe de ce matin, le bruit des sous pour les chaises, le bruit des sous pour la quête, l’annonce fatiguée des offices de la semaine, ces fidèles qui traînaient les pieds, les bâillements de l’enfant de chœur, et misère des misères, cette communion donnée par vous avec autant d’ennui que si vous aviez distribué des prospectus pour vente de charité !

— Monsieur !

J’ai cru qu’il allait sauter sur moi, mais il se retint, fit mine de s’écarter, revint sur ses pas. Enfin… il dit d’une voix essoufflée :

— Je ne sais pas pourquoi je m’indigne… Je crus qu’il allait me jeter des mots d’orgueil et de mépris.

— Après tout, reprit-il avec effort, c’est peut-être vrai. Je suis peut-être un sujet de scandale… Votre ton est sincère… Je vous demande pardon, monsieur !

Je le regardai : il y avait une buée sur ses yeux. N’ayant pas prévu ce retour si brusque d’une âme que j’accusais pourtant de plus de négligence que de médiocrité, je sentis une émotion. Le mot de scandale n’avait pas un son de parfaite contrition ; mais… il fait partie du langage ecclésiastique ; je ne m’y attardai pas ; je repris :

— Monsieur l’Abbé…, je ne voudrais pas vous paraître trop violent. La violence est nécessaire, à une époque où tant de niais parlent avec béatitude des progrès de la religion ! La religion ! Elle fond comme neige au soleil ! On ne voit plus que des mares et des flaques, ces symboles de la stagnation et de l’indifférence. Pascal l’a crié : il n’y a plus assez d’hommes pour se passer le flambeau de l’esprit ! Sous le prétexte de la tolérance, on a loué, fêté, fait triompher tous ceux qui n’étaient que les servants du veau d’or ! Ah !… cette fois-ci, je prêche ; je prends le vocabulaire des sermons ! Il est temps que je rentre dans la nuit, d’où je suis sorti pour vous aborder, avec une audace… que je ne regrette pas !

À la vérité, je me demandais si je la regrettais ; c’est mon amour-propre qui décida. Celui de l’abbé, malgré ses paroles, n’était pas étouffé non plus, car nous nous quittâmes aussi maladroitement l’un que l’autre. En somme, j’étais confus ; l’abbé aussi. Quelle histoire !… et quelle lettre je vous inflige ! Mais tout se tient, chère amie. Si je n’avais pas été à Pont-sur-Indre, je n’aurais pas eu cette crise à Paris. Si je n’avais pas subi Cafaret, j’aurais laissé ce prêtre à la mollesse de son sacerdoce ennuyé. Ne pouvant « causer » avec le premier, j’ai voulu « causer » avec le second. Toujours cette manie, cette tentation, cette prétention ! Je ferais mieux…

Je n’ai pas fini ma phrase : on m’appelait au téléphone. Saint-Remy !… Devinez ce qu’il me demande ? De partir pour l’Allemagne, en voyage d’études ; et d’essayer… d’aller causer avec eux, là-bas. Ah ! le destin est le plus fort ; on n’échappe pas à son destin ! Je l’ai senti… je viens d’accepter ! Voici vingt ans, bientôt, qu’on ne s’est pas battu. Voici vingt ans qu’on parle tous les jours de se rebattre. Il n’y a pas eu un printemps, un été libre de cette angoisse. Que croire ? Qui croire ? Je pars… et je ferme ma lettre, pour préparer ma valise. À bientôt, chère Hélène. Je vous écrirai de l’autre côté du Rhin.