Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1219

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1219]


Henri, comte de Nevers, et Gautier, camérier du roi de France, un grand nombre de barons et d’évêques, de chevaliers et de gens du peuple, ayant pris la croix, passèrent la mer, et, vers la fête des apôtres Simon et Jude, abordèrent à Damiette, où s’étaient rendus au mois de mai, avec une forte armée, Jean, roi de Jérusalem, et le duc d’Autriche, qui, négligeant les autres villes des Sarrasins, voulaient assiéger Damiette avec une puissante armée. Ils disaient en effet que, s’ils parvenaient à prendre cette ville, la Terre-Sainte pourrait être facilement purgée des Gentils. Par la faveur de Dieu, la chose en était venue au point que les nôtres, avec des peines extraordinaires et beaucoup de pertes, s’étaient emparés d’une tour située sur un petit canal du Nil, et suffisamment munie de tout ce qui était nécessaire à sa défense. Comme il périssait un grand nombre de Chrétiens, les clercs firent des processions, et ordonnèrent à tous un jeûne de quatre jours au pain et à l’eau car la veille de la fête de l’apôtre saint André, les flots de la mer s’élevant, étaient arrivés jusque dans le camp des fidèles, que d’un autre côté inondait le Nil débordé, dont ils avaient négligé de se garantir. C’est pourquoi leurs vaisseaux et leurs vivres furent grandement endommagés. Cette tempête dura pendant trois jours consécutifs. Quelques-uns furent en outre saisis de douleurs soudaines dans les pieds et les jambes. La chair de leurs gencives s’enfla entre leurs dents, et leur ôta la possibilité de mâcher. Un grand nombre d’entre eux moururent de ce mal, les autres ayant souffert jusqu’au printemps furent sauvés par une chaleur bienfaisante. A la fête de la vierge sainte Agathe, le Père de miséricorde et le Dieu de toute consolation daigna accorder aux siens, occupés au siège de Damiette, une glorieuse victoire ; car quelques Chrétiens ayant passé le Nil pour assiéger la ville de toutes parts, le soudan de Babylone et les siens, qui avaient campé sur un des bords du fleuve avec une nombreuse armée, miraculeusement frappés de terreur, s’enfuirent avant l’aurore, abandonnant leurs tentes. Les nôtres l’ayant appris, passèrent aussitôt le Nil, s’emparèrent du camp des fuyards, où ils trouvèrent des dépouilles innombrables, et ainsi le lendemain matin Damiette fut complètement assiégée par les nôtres.

Philippe, roi de France, rendit une ordonnance générale pour défendre aux Juifs du royaume de recevoir en gage des ornemens d’église, et de fournir de l’argent à un religieux sans le consentement de son abbé et du chapitre. Cette ordonnance réglait aussi qu’aucun Chrétien ne pourrait être forcé de vendre son héritage ou ses revenus pour dettes envers les Juifs ; que deux parts de l’héritage ou des revenus du débiteur et de celui qui se portait caution seraient assignées au Juif.

Jérusalem, qui paraissait fortifiée d’une manière inexpugnable, fut détruite par Conradin, fils de Saladin ; les murs et les tours furent réduits en monceaux de pierre, à l’exception du temple du Seigneur et de la tour de David. Les Sarrasins formèrent le dessein de détruire le sépulcre du Seigneur, et le firent savoir par une lettre aux habitans de Damiette pour les consoler ; mais personne n’osa y porter une main téméraire, car, ainsi qu’il est écrit dans l’Alcoran, le livre de leur foi, ils croient que Jésus-Christ notre Seigneur a été conçu et est né de la vierge Marie, et qu’il vécut sans péché, prophète et plus que prophète ; ils soutiennent qu’il a rendu la vie aux aveugles, guéri les lépreux, ressuscité les morts, et ils assurent fermement qu’il est monté aux cieux. C’est pourquoi, dans les temps de trêve, leurs sages se rendant à Jérusalem, demandaient qu’on leur montrât les livres des Evangiles, et les baisaient et révéraient à cause de la pureté de la sainte loi enseignée par le Christ, et surtout à cause des évangiles de Luc, à savoir « Gabriel fut envoyé, » paroles que leurs lettres repètent et commentent souvent :

Après la mort de Simon de Montfort, frappé d’un coup de pierre à Toulouse, Louis, fils de Philippe, roi de France, à la tête d’une nombreuse armée de croisés levés dans toutes les parties de la France, marcha contre les hérétiques Albigeois et Toulousains. Il assiégea et prit d’abord le château de Marmande, fortifié par les hérétiques ; après quoi il marcha vers Toulouse, qu’il assiégea et battit long-temps ; mais trahi, dit-on, par quelques nobles de son parti, il fut forcé de revenir sans avoir rien fait. Après son retour, ceux des nôtres qui étaient restés souffrirent un grand nombre d’outrages de la part des hérétiques Toulousains, devenus plus audacieux que de coutume. Quelques-uns abandonnèrent les châteaux, que les hérétiques réduisirent en leur pouvoir par la trahison de plusieurs.

Ceux des nôtres qui étaient occupés au siége de Damiette, livrant à cette ville de fréquens assauts par terre et par mer, l’attaquant par des machines, et la foudroyant par des pierres, passèrent l’été à faire tous leurs efforts pour s’en emparer. Mais les Sarrasins leur livraient des batailles rangées, et s’opposaient fortement à leur dessein, qui paraissait quelquefois sur le point d’être accompli. A la décollation de saint Jean-Baptiste, s’étant avancés avec orgueil et sans ordre pour combattre le soudan, comme ils se fiaient en leurs forces, et non au Seigneur, un grand nombre d’entre eux succombèrent et périrent, non cependant sans quelque dommage pour l’armée des païens. Parmi les nôtres, furent faits prisonniers de nobles hommes, tels que Milon de Nanteuil, évêque de Beauvais ; le vicomte de Sainte-Suzanne ; Gautier, camérier du roi de France ; et quelques autres Français puissans par la gloire de leurs armes. Ce jour-là, Jean, roi de Jérusalem, se conduisant courageusement, fut presque brûlé par le feu grégeois ; mais le Dieu compatissant et miséricordieux sauva la vie à son chevalier, abaissant d’ailleurs l’orgueil des nôtres. Vers la fête de la Toussaint, quelques-uns de nos gens, envoyés pendant la nuit à une porte de la ville pour reconnaître l’état des assiégés, n’ayant aperçu au dedans aucune sentinelle, dressèrent des échelles, et montèrent sur les remparts. Ensuite ils ouvrirent les portes, prirent et tuèrent un petit nombre d’assiégés qui voulaient faire résistance. Ainsi donc fut prise par les nôtres, aux nones de novembre, la ville de Damiette, sans reddition, sans assaut ni sans violent pillage, aux yeux du soudan de Babylone, qui, miraculeusement frappé de terreur, n’osa pas, selon sa coutume ordinaire, attaquer les chevaliers du Christ, afin que la victoire fût attribuée à Dieu seul. Comme les nôtres n’osaient entrer dans la ville, dans la crainte que l’armée des païens, qui les entourait, ne s’emparât de leur camp, il arriva, par la volonté divine, que le Nil déborda, au point que les eaux, rendirent le camp des nôtres inaccessible, Dieu manifestant évidemment par là que les élémens eux-mêmes s’opposaient et livraient combat aux insensés, en faveur des adorateurs du Christ. Le soudan s’en étant aperçu, mit le feu à son camp, et s’enfuit, craintif et confus. Les nôtres étant entrés dans la ville, trouvèrent les places jonchées des cadavres de gens morts de la peste et de la famine ; car le Seigneur avait tiré son glaive sur eux ; et sa main en avait tant fait périr que, depuis le commencement du siège, dans l’espace de vingt mois, il périt dans la ville soixante-dix mille païens ; trois mille seulement demeurèrent vivans. On y trouva beaucoup de vivres, de l’or, de l’argent, des étoffes de soie, des pierres précieuses et d’autres richesses infinies. On fit un partage de tout cela, ainsi que de la ville, et chacun reçut ce qui lui convenait, d’après les prudentes décisions des hommes sages et du commun conseil de personnes choisies pour cette affaire. La domination de la ville fut donnée à perpétuité à Jean, roi de Jérusalem, pour augmenter son royaume. La ville ayant enfin été purifiée, Pélage, légat du Siége apostolique, accompagné du clergé et du peuple, au milieu des flambeaux et des luminaires, des hymnes et des cantiques, partit en procession, le jour de la Purification de sainte Marie, pour entrer dans la ville ; et de la Mahomerie, purifiée avant par ses ordres, il fit une basilique qu’il consacra en l’honneur de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu. Il y établit un siége épiscopal, et, fondant en larmes et manifestant une grande dévotion, y célébra la messe au milieu du peuple. Cette ville, outre qu’elle était fortifiée par sa situation naturelle, était entourée d’une triple muraille, très-solidement munie de nombreuses et hautes tours en brique c’était la clef et le boulevard de toute l’Égypte, et on l’appelait autrefois Héliopolis.