Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1285

La bibliothèque libre.
Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

◄   1284 1285 1286   ►



[1285]


Le mercredi d’après le dimanche de la Résurrection, le pape Martin étant mort, Honoré IV, Romain de nation, cent quatre-vingt-quatorzième pape, gouverna l’Église de Rome. Aussitôt après son élection, il continua au comte d’Artois, occupé dans la Pouille, et à quelques autres, que son prédécesseur le pape Martin avait pris à son service, et employés en divers lieux, la solde que leur avait donnée ledit pape Martin, les garda à son service, et les excita à poursuivre avec ardeur l’entreprise commencée. Des gens affligés de diverses souffrances et maladies étant venus vers le tombeau du pontife de Rome Martin, quatre y recouvrèrent la santé, à la vue de tout le monde. Pierre d’Aragon ayant appris que Philippe, roi de France, s’était mis à la tête d’une armée pour envahir le royaume d’Aragon, et craignant de perdre ce royaume, s’y transporta aussitôt. Comme les Messinais avaient transféré dans un certain château Charles, prince de Salerne, Pierre craignit leur infidélité, et le fit conduire de Sicile en Aragon et garder en ce royaume avec les plus grandes précautions. Vers la fête de la Saint-Jean-Baptiste, Philippe roi de France, attaquant les domaines du royaume d’Aragon, assaillit d’abord la ville d’Elna sur les frontières du Roussillon, qui lui était contraire, et l’eut bientôt détruite entièrement. Il traversa les Pyrénées par un chemin impraticable, auprès de la passe d’Ecluse, et conduisit son armée jusqu’à Gironne, ville très-forlifiée. Ce que voyant les Aragonais qui se tenaient en armes au sommet de la passe d’Ecluse, qui était l’entrée de leur pays la plus fortifiée, et ne croyaient pas que le roi des Français passât par un autre endroit, ils furent grandement saisis d’admiration et d’épouvante, et se réfugièrent dans les villes et les châteaux. Le roi de France assiégeant Gironne, livra plusieurs assauts qui affaiblirent beaucoup les habitans mais ceux-ci, faisant une vigoureuse résistance, tinrent pendant environ trois mois. Vers la fin du siège, à savoir le jour de l’Assomption de la Vierge sainte Marie, mère du Seigneur, le roi de France ayant envoyé vers le port de Roses, où était stationnée la flotte royale, pour apporter à l’armée les vivres qu’on y conservait, Pierre, roi d’Aragon, qui en fut informé, s’empara du chemin avec cinq cents cavaliers armés et trois mille hommes de pied, afin de pouvoir, au retour des Français, piller les vivres qu’ils amèneraient. Mais Raoul, seigneur de Nesle, connétable de France, le comte de la Marche, et Jean de Harcourt, maréchal, instruits de ces embûches, prirent sur-le-champ avec eux cent cinquante-six chevaliers armés, et marchèrent promptement à sa rencontre. A la vue des ennemis venant en si petit nombre en comparaison du leur, les Aragonais, qui ne connaissaient pas la bravoure des Français, les attaquèrent aussitôt. Mais les Français, résistant vigoureusement, tuèrent presque tous les Aragonais, et forcèrent leur roi, qui combattait avec eux, caché sous une armure ordinaire, de s’enfuir du champ de bataille. Mortellement blessé, il s’arrêta dans une abbaye, et expira peu de temps après à l’insu des Français. Quoique les plus vaillans et les plus nobles du royaume d’Aragon eussent assisté à ce combat, il y en eut peu cependant, dans un si grand nombre, qui s’en retournassent chez eux. A la suite de cette affaire, les habitans de Gironne, n’ayant plus aucun secours à attendre, rendirent leur ville au roi de France qui y mit une garnison. Le roi de France, ignorant la mort du roi Pierre, et attaqué de maladie, licencia une partie de sa flotte, et se retira vers Narbonne, à cause de l’approche de l’hiver. Les Aragonais ayant appris son départ, tuèrent un grand nombre de Français, et enlevèrent les vaisseaux qui étaient restés dans le port de Roses. Peu de temps après, assiégeant la ville de Gironne, ils forcèrent à se rendre les Français laissés pour la défendre. Le roi de France, qui était parti malade, étant arrivé à Perpignan, mourut en cette ville. Sa chair et ses entrailles furent ensevelis à Narbonne dans la grande église, et ses os, ainsi que son cœur, furent portés à Saint-Denis en France. Mais, avant qu’on ne les eût enterrés dans ce monastère, il s’éleva au sujet du cœur une grande dissension entre les moines dudit lieu et les frères Prêcheurs qui demeuraient à Paris ; car lesdits frères voulaient, malgré les moines, obtenir ce cœur pour l’ensevelir à Paris dans leur église, parce que le jeune roi Philippe, héritier du trône, en avait fait la promesse à un certain frère de l’ordre des Jacobins. Mais enfin, le roi de France, ému par les instances des frères, et regardant comme honteux de se dédire, fit, contre les conseils de beaucoup de gens, ensevelir le cœur à Paris, dans l’église des frères Prêcheurs. Dans la suite, plusieurs docteurs en théologie décidèrent, que le roi ni les moines n’avaient pu faire une telle concession, ni les frères en profiter, sans la permission du souverain pontife. Philippe, succédant au trône de son père, fut, le jour de la fête de l’Epiphanie, couronné roi de France avec sa femme, dans l’église de Rheims. Le feu roi Philippe laissait deux fils, Charles, comte de Valois, et ledit Philippe, roi de France, du lit de sa première femme la reine Isabelle ; et trois autres enfans, à savoir Louis, comte d’Evreux ; Marguerite, reine d’Angleterre et Blanche, duchesse d’Autriche, du lit de Marie de Brabant sa seconde femme.