Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1322

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Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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[1322]


L’an du Seigneur 1322, la veille de l’Ascension, suffisamment informé que ladite comtesse d’Artois, mère de ladite Blanche, avait tenu ledit roi sur les fonts baptismaux, et qu’ainsi, vu la parenté spirituelle existant entre le roi et la fille de sa mère spirituelle, ils ne pouvaient, sans dispense, s’unir en mariage, ce qu’ils avaient fait, le pape prononça dans un consistoire public que le mariage était nul. La même année, vers la fête de la Purification, le comte de Nevers fut délivré de prison ; mais peu de temps après, étant venu à Paris, il y mourut, après avoir été pendant long-temps tourmenté de langueur, et fut enterré à Paris, dans le monastère des frères Minimes. Cette même année, le roi n’étant plus marié, et craignant qu’un si noble trône manquât de successeurs, épousa à la fête de l’apôtre saint Matthieu, à Provins château royal, Marie, aimable jeune fille de Henri, naguère empereur et comte de Luxembourg, et sœur du roi de Bohême.

Le comte de Flandre étant mort, Louis, fils aîné du comte de Nevers et marié à une fille du feu roi, fut créé comte de Flandre, quoique Robert, fils puîné du feu comte, aidé du comte de Namur, se fût emparé de quelques châteaux et forteresses de Flandre, malgré la promesse qu’il avait faite au roi, au mariage de sa fille. Les communes de Flandre, se rangeant du parti de Louis, jurèrent de ne pas recevoir d’autre comte que lui, et signifièrent même au roi que s’il recevait pour le comté de Flandre un autre hommage que celui du seigneur Louis, les Flamands gouverneraient eux-mêmes leurs villes et se passeraient de comte. Ainsi, malgré quelques oppositions, Louis fut reçu paisiblement par le roi pour l’hommage et la souveraineté du comté.

Vers ce temps il s’éleva en Angleterre une grave dissension entre le roi d’Angleterre et plusieurs barons, à la tête desquels était le comte de Lancaster, homme puissant en Angleterre, et d’une haute noblesse, car il était oncle du roi de France par sa mère, et frère du roi d’Angleterre par son père. Le roi ayant voulu introduire en Angleterre des innovations injustes et contraires au bien général du royaume, ce qu’il n’avait pu faire, disait-on, sans le consentement de ces barons, d’autant qu’ils le disaient imbécile et inhabile à gouverner le royaume, ils saisirent ce prétexte pour se soulever ; en sorte que, les uns se rangeant du parti du roi, les autres du parti des barons, toute l’Angleterre fut plongée dans les plus grands troubles. Il arriva qu’un chevalier d’Angleterre nommé André de Harcla, désirant plaire au roi d’Angleterre, dressa des embûches au comte de Lancaster dans la ville de Boroughbridge, et le prit en trahison ; ayant tué sur un pont le comte de Hertford, il conduisit prisonniers vers le roi d’Angleterre le comte de Lancaster et beaucoup de nobles barons. Après avoir entendu la messe, s’être confessé dévotement à un prêtre, et avoir reçu le corps du Seigneur, comme c’est, dit-on la coutume en Angleterre, le roi les condamna tous également comme conspirateurs contre leur roi et traîtres envers leur seigneur. Tous les autres ayant été envoyés en différens endroits pour y subir divers supplices, le roi fit, dans l’endroit même où il était, trancher la tête audit comte ; son corps fut enterré dans une abbaye près du lieu où il avait été décollé ; et, comme bien des gens l’affirment, le Seigneur opère aujourd’hui par lui et pour lui beaucoup de miracles sur les malades. Le roi d’Angleterre, en récompense du service que lui avait rendu ledit André de Harcla, qui avait pris ledit comte et les autres, lui donna le comté de Carlisle, qui renferme une ville et plusieurs châteaux forts. Ledit chevalier André, après le supplice du comte de Lancaster, réfléchissant qu’il n’était pas sûr pour lui de demeurer plus long-temps en Angleterre, et qu’il pourrait être protégé par les Ecossais, et, s’alliant avec Robert Bruce, qui tenait pour le parti du roi d’Ecosse, lui promis de lui donner tout entier le comte qui lui avait été accordé, et d’épouser sa sœur tout cela se fit cependant à l’insu du roi d’Angleterre.

Cette année le roi d’Angleterre ayant rassemblé une grande armée, entra en Ecosse. Après avoir ravagé tout jusqu’au château de Pendebone, appelé le château des Pucelles, il ne put s’avancer plus loin, parce que son armée n’avait pas de vivres. Il retourna jusqu’à une montagne appelée Black-Moor, au pied de laquelle est une abbaye vers laquelle la plus grande partie de l’armée s’étant dirigée, le roi dressa ses tentes à une petite distance ; auprès de lui était la reine qui suivait son seigneur. Le roi licencia son armée, car les Ecossais étant éloignés de quarante-huit milles du lieu où il était, on ne pouvait soupçonner aucun danger. Le seigneur Jean de Bretagne, comte de Richemond, et le seigneur de Sully, envoyés en députation par le roi de France vers le roi d’Angleterre, étaient aussi dans cette abbaye avec une nombreuse suite. Mais voilà que ledit chevalier André de Carlisle manda aux Ecossais de venir, parce qu’ils trouveraient le roi d’Angleterre dénué de troupes. Les Ecossais étant accourus comme des furieux, à travers les forêts, après avoir fait quarante-huit milles dans un jour et une nuit, arrivèrent jusqu’auprès de ladite abbaye où ledit comte de Richemond et le seigneur de Sully prenaient leur repas. A peine voulurent-ils croire ceux qui leur annoncèrent l’arrivée des Ecossais ; prenant les armes, ils voulurent boucher un étroit passage qui fournissait une entrée aux Ecossais ; mais après avoir tué plusieurs Ecossais en cet endroit, ils ne purent résister à la multitude, et se rendirent enfin aux ennemis. Ce qu’ayant appris, le roi se sauva à grand’peine avec un petit nombre de gens ; la reine se réfugia dans un très-fort château adjacent à la mer, et situé sur une roche, et par où les Flamands passent en allant chez les Ecossais. La reine craignant qu’en restant plus long-temps dans le château, elle n’y fût assiégée par les Ecossais, secourus peut-être même par les Flamands, aima mieux s’exposer aux périls de la mer qu’au danger de tomber entre les mains de ses ennemis ; c’est pourquoi s’embarquant avec sa suite, elle souffrit de très-graves et insupportables maux, qui firent périr une de ses servantes et enfanter une autre avant le temps. Cependant, aidée de Dieu, après beaucoup de tourmens, elle arriva en Angleterre. Le roi d’Angleterre ayant fait dresser de tous côtés des embûches à André de Carlisle, s’en empara, et le condamna à un terrible supplice. D’abord il fut traîné à la queue de deux chevaux, après quoi, n’étant pas encore mort, il fut éventré ; ses entrailles furent brûlées devant les yeux du roi et par son ordre ; ensuite on lui trancha la tête, et on pendit le tronc par les épaules, puis son corps fut coupé en quatre morceaux, dont chacun fut envoyé dans une ville, afin qu’un si horrible supplice fût désormais un exemple pour les autres. Robert Bruce, commandant des troupes du roi d’Ecosse, ayant reçu un message du roi de France, lui remit librement et sans aucune rançon, au carême suivant, le seigneur de Sully, envoyé en députation vers le roi d’Angleterre qui était alors en Ecosse ; mais il retint auprès de lui le comte de Richemond, qu’il ne voulut point délivrer, à quelque condition que ce fût.

Louis, fils de Louis, comte de Nevers, récemment mort, étant venu de Flandre à Paris, fut arrêté à Louvres, parce qu’il avait reçu des hommages sans le consentement du roi ; mais ayant donné une caution, il fut peu de temps après relâché. Une dispute s’étant élevée entre lui et son oncle pour savoir qui devait succéder à leur aïeul dans le comté de Flandre, d’après l’inspection des pactes confirmés par serment, on jugea en faveur du jeune Louis, et on imposa désormais silence aux autres à ce sujet. Ainsi Louis, admis à faire hommage, entra paisiblement en possession du comté. Le nouveau roi Charles, contre le bien général, suivant les traces de son père, qui dans son temps avait altéré les monnaies, jeune encore, et séduit par le conseil de quelques-uns des siens, établit cette année une petite monnaie ce qui fut dans la suite pour le peuple la cause d’innombrables dommages. En Allemagne, les deux ducs élus à la fois à la tête de leurs partisans, se combattirent cruellement et se livrèrent à mille ravages et incendies.