Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1325

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Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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[1325]


Cette année, par les conseils de la reine sa femme, comme on le croit fermement, le roi d’Angleterre promit de venir en France à un jour fixé, et de faire hommage au roi pour la terre de Gascogne et de Ponthieu. Comme le temps approchait, la nouvelle reine de France était enceinte et très-près d’accoucher, ce qui rendit plus supportable le retard du roi d’Angleterre. On espérait, d’après les pronostics de quelques astronomes, dit-on, que la reine accoucherait d’un fils, et l’arrivée du roi aurait beaucoup augmenté la joie de cette naissance ; mais Dieu, qui dispose de tout selon sa volonté, en ordonna d’une manière contraire aux mensongères opinions des hommes car peu de temps après la reine mit au monde une fille, son premier enfant. Dans ce temps, pendant que la reine d’Angleterre demeurait en France auprès du roi de France son frère, le roi d’Angleterre qui avait promis de venir au jour fixé faire hommage au roi de France, changea de résolution, et céda à son fils aîné Edouard, qui devait après lui régner sur l’Angleterre, tous ses droits sur le duché d’Aquitaine. Edouard étant venu en France par l’ordre de son père, son hommage fut, par l’intercession de sa mère, accueilli avec bienveillance. La reine d’Angleterre, qui demeurait en France, fut rappelée en Angleterre par son mari mais, sachant que le roi avait un conseiller qui, autant qu’il pouvait, jetait sur elle le blâme et la honte, et à la voix duquel le roi faisait tout indifféremment, elle craignit, non sans raison, de s’y rendre. Elle renvoya donc en Angleterre les hommes d’armes, les servantes et les chevaliers qu’elle avait amenés avec elle en venant, et n’en retenant qu’un petit nombre auprès d’elle, choisit la France pour résidence. Pendant ce temps, le roi de France lui fit fournir les sommes nécessaires pour elle et les gens qu’elle avait gardés.

Le jeune comte de Flandre soupçonnant le seigneur Robert son oncle de tramer quelque crime contre sa vie, manda par une lettre aux hommes de Warneston, distant de trois milles de Lille, où demeurait son oncle, qu’après avoir lu cette lettre, ils le tuassent comme un traître ; mais le chancelier du comte en donna avis au seigneur Robert avant que ladite lettre signée eût été remise aux hommes de ladite ville. A cette nouvelle, le seigneur Robert s’éloigna le plus promptement possible de la ville, en sorte que la lettre du comte étant arrivée après, la fuite du seigneur Robert empêcha qu’elle n’eût aucun effet ; de là de grandes inimitiés s’élevèrent entre ledit comte et le seigneur Robert. Le comte ayant fait saisir le chancelier, comme il lui demandait pourquoi il avait trahi son secret, le chancelier répondit que c’était pour empêcher le comte de se déshonorer ; cependant ledit chancelier fut renfermé dans une prison du comte. Peu de temps après, peut-être en punition de ses péchés, il arriva dans Courtrai audit comte une grande infortune. Dans les précédens traités de paix, le comte et les Flamands ayant promis au roi une très-forte somme d’argent qui serait perçue sur les comtés des villes, ledit comte envoya pour lever et recueillir la somme qu’il avait imposée, quelques nobles et quelques riches bourgeois de Bruges, d’Ypres et de Courtrai. Il sembla aux communautés et aux hommes des villages que lesdits percepteurs levaient une quantité d’argent plus forte que la somme due au roi de France ; ils ignoraient même si avec cet argent on s’acquitterait envers le roi de France. C’est pourquoi les chefs des communautés demandèrent au comte que les percepteurs rendissent compte de ce qu’ils avaient reçu ; mais le comte n’y ayant pas consenti, il s’éleva entre eux une grave dissension. Les percepteurs se retirant à Courtrai avec le comte, après une commune délibération, résolurent de mettre le feu aux faubourgs de la ville, afin que ceux du parti des communes qui viendraient exiger d’eux un compte n’ayant pas d’abris, fussent plus facilement vaincus ; car ils s’étaient rassemblés en cet endroit avec une nombreuse multitude d’hommes d’armes. Mais le Seigneur tourna contre eux-mêmes ce qu’ils avaient méchamment fait contre les autres ; car le feu mis au faubourg acquit une telle violence, qu’il consuma non seulement le faubourg, mais même tout le reste de la ville. Ce que voyant, les habitans de Courtrai croyant que c’était l’effet d’une trahison de la part du comte et des siens, eux qui auparavant étaient pour lui et avec lui, prirent alors unanimement les armes contre lui ; des deux cotés un grand nombre de nobles furent tués, principalement le seigneur Jean de Flandre, autrement appelé du nom de sa mère, Jean de Nesle. Le comte fut pris avec cinq chevaliers et deux autres nobles de sa maison ainsi pris, ils furent livrés aux gens de Bruges et renfermés en prison. Alors les maires, les communes et les villages des environs, excepté les Gantois, s’accordèrent unanimement à élire pour leur chef le seigneur Robert, oncle du comte, et son ennemi, comme nous l’avons dit. Ayant accepté cette souveraineté, il mit en liberté et combla d’honneurs le chancelier du comte, emprisonné comme nous l’avons dit auparavant. Les gens de Grand, soutenant le parti du comte contre les gens de Bruges qui le tenaient emprisonné, prirent les armes, et, les attaquant avec courage, en tuèrent, dit-on, près de cinq cents. Cependant le comte ne fut pas délivré de sa prison ; c’est pourquoi, vers le même temps, le roi de France envoya aux gens de Bruges une solennelle députation pour les prier de mettre le comte en liberté, mais les envoyés s’en retournèrent sans avoir réussi.

Vers la Madeleine, et pendant tout le temps de l’été qui précéda et suivit cette fête, il y eut une très-grande sécheresse, en sorte qu’il plut à peine dans l’espace de quatre lunes, et qu’en rassemblant les pluies qui tombèrent pendant ce temps, et en comptant comme si elles étaient tombées de suite, on peut les estimer à des pluies de deux jours. Quoique la chaleur fût excessive, il n’y eut cependant pas d’éclairs, de tonnerre, ni d’orage, d’où il arriva que les fruits furent en petite quantité, mais que le vin fut meilleur qu’à l’ordinaire. L’hiver suivant il y eut de très-grands froids, en sorte que dans un court espace de temps la Seine gela deux fois avec tant de solidité que des hommes chargés passaient dessus, et qu’on y traînait des tonneaux pleins. L’épaisseur des glaçons est attestée par les deux ponts de bois de Paris que la débâcle rompit.

Vers le même temps, une si grave maladie attaqua Charles, comte de Valois, que la moitié de son corps était privé de l’usage de ses membres. Comme les souffrances ouvrent l’intelligence, on croit fermement qu’elles rappelèrent à sa conscience le supplice d’Enguerrand, qu’il avait fait pendre, ainsi que nous l’avons dit. On peut en juger d’après ce fait. Comme sa maladie augmentait de jour eu jour, il fut fait aux pauvres de Paris une distribution générale d’argent, et à chaque denier que donnaient à chaque pauvre ceux qui distribuaient cet argent, ils disaient : « Priez pour le seigneur Enguerrand et pour le seigneur Charles, » ayant soin de mettre le nom du seigneurr Enguerrand avant celui du seigneur Charles ; d’où beaucoup de gens conclurent que le supplice d’Enguerrand lui causait des remords. Après avoir langui long-temps, il mourut, le dixième jour de l’année, dans une ville appelée Partey, du diocèse de Chartres. Son corps fut enterré dans le monastère des frères Prêcheurs à Paris ; quelques-uns assurent que c’est bien là le lieu de sa sépulture, mais qu’à cause du mauvais temps, ne pouvant aller plus loin, il y fut déposé pour y être gardé jusqu’à ce qu’il fit un temps plus convenable pour le transporter au monastère des Chartreux qu’il avait lui-même fondé et doté, et choisi, dit-on, de son vivant pour le lieu de sa sépulture. Son cœur fut enseveli dans la maison des frères Minimes à Paris. Cette même année beaucoup de gens de différens pays du monde, ayant appris que le seigneur Louis de Clermont s’embarquerait pour la Terre-Sainte à la prochaine fête de Pâques, furent excités par la ferveur de la dévotion et de la foi, quelques-uns même abandonnèrent leurs affaires et vendirent leur patrimoine dans le désir de voir, s’il leur était possible, le sépulcre de notre Seigneur Jésus- Christ, et ils vinrent à Paris. Ledit seigneur Louis voyant et réfléchissant qu’il n’y avait aucun préparatif convenable pour ce voyage, et que surtout il n’avait pas le moyen d’équiper une flotte pour entreprendre une si périlleuse traversée, fit annoncer publiquement en plein sermon à Paris, dans le Palais-Royal, le vendredi saint avant la fête de Pâques, qu’il n’avait ni le pouvoir ni l’intention de s’embarquer cette année mais que l’année suivante, le même jour, dans la ville de Lyon, sur le Rhône, ceux qui seraient prêts s’embarqueraient avec lui, et que là on leur nommerait le port auquel tous les pèlerins devraient aborder ensemble. Beaucoup de gens furent scandalisés de ces paroles, que quelques-uns même tournèrent en dérision ; ainsi, trompés dans leur attente, les pèlerins retournèrent chez eux sans avoir exécuté leur projet.

Cette même année, à la fin de janvier, le vénérable homme de Pontoise, autrement de Chambeil, abbé du monastère de Saint-Denis en France, laissa un utile exemple aux moines à venir il commença et acheva dans son monastère une nouvelle maison de malades, d’un travail admirable et très-somptueux. Il eut pour successeur, an mois de mars suivant, frère Gui de Castres, élu avec paix et accord par les moines dudit monastère, homme remarquable par son honorable dévotion et l’honnêteté de ses moeurs. Le seigneur souverain pontife, résidant à Avignon, confirma son élection an mois d’avril suivant, à savoir, le 27 dudit mois.