Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1327

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Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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[1327]


Cette année, le roi de France Charles envoya des députés au nouveau roi d’Angleterre demander qu’il vînt lui faire hommage pour le duché d’Aquitaine ; mais le roi d’Angleterre, assurant qu’à cause de la mort récente de son père il ne serait pas sûr pour lui de s’éloigner de son royaume, et craignant non sans raison des ennemis secrets, s’excusa là-dessus auprès du roi de France, qui admit volontiers cette excuse. Un grand nombre de barons s’assemblèrent à Paris avec le roi pour apaiser la discorde qui régnait entre le comte de Savoie et le Dauphin ; mais, n’ayant pu trouver moyen de les accorder, ils s’en retournèrent sans succès, et il fut permis à chacun de défendre ses droits, quoiqu’on en eût appelé au roi. A peu près dans le même temps, le seigneur Louis, comte de Clermont, voulant clairement manifester à tous la dévotion et l’affection qu’il avait pour la Terre-Sainte, ayant, dit-on, l’intention de s’embarquer le plus tôt qu’il lui serait possible de le faire, en reçut la permission dans l’église de Sainte-Marie à Paris, et jura publiquement dans la chapelle du roi qu’à compter de ce jour il ne rentrerait dans Paris qu’après avoir accompli son serment de passer dans le pays d’outre-mer. Et quoiqu’on ignore si, après ce serment, il rentra dans Paris, il ne s’en éloigna pourtant pas beaucoup, car, trouvant un port tranquille dans la maison du Temple, dans le Louvre et dans les autres faubourgs de Paris, il y demeura constamment, et, tout en ne regardant que de loin la Terre-Sainte, observa avec exactitude son serment.

Cette même année, il fut convenu entre les rois de France, d’Angleterre, d’Espagne, d’Aragon, de Sicile et de Majorque, que les marchands, de quelque pays qu’ils fussent, pourraient en sûreté passer avec leurs marchhandises d’un royaume à un autre, tant par terre que par mer, et transporter partout leurs marchandises et pour que cet édit ne fût ni ne pût être ignoré de personne, il fut publiquement proclamé dans chaque royaume. Cette année, le seigneur Aphonse d’Espagne, devenu chevalier de clerc et de moine de Paris qu’il était auparavant, mourut dans la maison du comte de Savoie, à Gentilly, près Paris, de la maladie dont il avait été attaqué en Gascogne, et fut saintement enseveli chez les frères Prêcheurs, à Paris.

Cette même année, vers la fin d’août, Louis duc de Bavière, qui prenait publiquement le titre de roi des Allemands accompagné seulement d’environ vingt chevaliers, et comme s’exerçant à la chasse, passa les Alpes. Dès que les Lombards en furent instruits, surtout les nobles, comme le seigneur Cani de Vérone, le seigneur Castruccio, le seigneur Galéas et ses frères, fils du seigneur Matthieu, et d’autres nobles du comté de Milan, ils vinrent au devant de lui avec une grande armée ; et conduit jusqu’à Milan, le Bavarois y fut reçu avec honneur par les principaux de la ville et du pays, et comblé de riches présens. Il y régla ses affaires avec lesdits nobles, et, dans l’octave de l’Épiphanie, fut couronné empereur avec la couronne de fer.

Cette année, le jour de la Nativité du Seigneur, vers le milieu de la nuit, le roi de France Charles fut attaqué d’une grave maladie, dont ayant souffert long-temps, il mourut la veille de la Purification de sainte Marie, dans le bois de Vincennes, près de Paris, laissant veuve et enceinte la reine sa femme, plongée dans la désolation. Son corps fut enterré avec honneur à Saint-Denis, auprès de son frère, dans la sépulture accoutumée dés rois de France ses ancêtres.

Après la mort du roi Charles, les barons s’assemblèrent pour délibérer sur le gouvernement du royaume ; car comme la reine était enceinte, et qu’on ne savait pas le sexe de l’enfant dont elle accoucherait, personne n’osait, à cause de cette incertitude, prendre le nom de roi, il était seulement question entre eux de savoir à qui on devait confier le gouvernement du royaume, comme au plus proche parent du feu roi, les femmes ne pouvant dans le royaume de France monter en personne sur le trône. Les Anglais prétendaient que le gouvernement du royaume et le trône même, si la reine n’avait pas d’enfant mâle, devaient appartenir au jeune Edouard, roi d’Angleterre, comme au plus proche parent du feu roi, étant fils de la fille de Philippe le Bel, et par conséquent neveu du feu roi Charles, plutôt qu’à Philippe, comte de Valois, qui n’était que cousin-germain du feu roi Charles. Beaucoup d’experts dans le droit canon et le droit civil étaient de cet avis ; ils disaient qu’Isabelle, reine d’Angleterre, fille de Philippe le Bel, et sœur de feu Charles, était repoussée du trône et du gouvernement du royaume, non parce qu’elle n’était pas par sa naissance la plus proche parente du feu roi, mais à cause de son sexe. Dès qu’on pouvait représenter quelqu’un qui était le plus proche parent par sa naissance, et apte par son sexe à régner, c’est-à-dire mâle, c’était à lui que revenaient la couronne et le gouvernement. D’un autre côté, ceux du royaume de France, ne pouvant souffrir volontiers d’être soumis à la souveraineté des Anglais, disaient que si ledit fils d’Isabelle avait quelques droits au trône, il ne pouvait les tenir naturellement que de sa mère ; or la mère n’ayant aucun droit, il s’ensuivait que le fils n’en devait pas avoir.

Cet avis ayant été accueilli et approuvé par les barons comme le meilleur, le gouvernement du royaume fut remis à Philippe, comte de Valois, qui fut appelé régent du royaume. Alors il reçut les hommages du royaume de France, mais non ceux du royaume de Navarre, parce que Philippe, comte d’Evreux, prétendait avoir des droits sur ce royaume, au titre de sa femme, fille de Louis, fils aîné de Philippe le Bel, à laquelle il appartenait, au titre de sa mère. Mais au contraire la reine Jeanne de Bourgogne, veuve de Philippe le Long, soutenait que les droits sur ce royaume appartenaient à sa fille, femme du duc de Bourgogne, au titre de son père, qui était mort possesseur et investi des droits dudit royaume et de ses appartenances. De même aussi, et au même titre, la reine Jeanne d’Evreux, veuve du roi Charles, disait que les droits les plus légitimes sur ce royaume étaient ceux de sa fille, à qui il appartenait, au titre de son père, qui le dernier de tous était mort dans la possession et investiture desdits droits du royaume et de ses appartenances. Après beaucoup d’altercations de part et d’autre, l’affaire resta pendant quelque temps en suspens.

Vers le même temps, fut saisi Pierre Remy, principal trésorier du feu roi Charles. Il avait été accusé par beaucoup de gens d’avoir en bien des circonstances fait un emploi infidèle des biens du roi et de plusieurs meubles et immeubles ; en sorte que beaucoup et d’importantes personnes soutenaient que ses prodigieuses spoliations avaient fait monter la valeur de ses biens à plus de douze cent mille livres. Comme il possédait un immense trésor, il fut sommé de rendre compte de sa gestion ; et n’ayant pu trouver aucune réponse satisfaisante il fut condamne à être pendu. Etant près du gibet, à Paris, il avoua qu’il avait trahi le roi et le royaume en Gascogne ; c’est pourquoi, à cause de cet aveu, il fut attaché à la queue du cheval qui l’avait amené au gibet ; et aussitôt, traîné du petit gibet à un grand gibet qu’il avait nouvellement fait faire lui-même, et dont il avait, dit-on, donné le plan aux ouvriers avec un grand soin, il fut le premier qui y fut pendu. C’est par un juste jugement que celui qui travaille recueille le fruit de ses travaux. Il fut pendu le 25 d’avril, jour de la fête de saint Marc l’évangéliste, l’an 1328, quoiqu’il eût été pris l’an 1327, peu de temps après la mort du roi Charles.

Vers la fin de cette année à savoir le vendredi saint, qui était le premier jour du mois d’avril, la reine Jeanne, femme du feu roi, accoucha d’une fille dans le bois de Vincennes ; comme les femmes ne peuvent parvenir à la dignité royale, Philippe, comte de Valois, appelé régent, fut dès lors appelé roi ; d’où on voit clairement que la ligne directe des rois de France fut rompue en lui, et que le royaume passa à une ligne collatérale ; car Philippe, alors roi, était fils de Charles, comte de Valois, lequel était oncle du feu roi Charles ; et ainsi Philippe, appelé auparavant régent, et alors roi, était seulement cousin-germain du roi Charles. Ainsi le royaume passa en une ligne collatérale, d’un cousin à un cousin-germain.


FIN DE LA CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.