Chronique de la quinzaine - 31 mars 1836

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Chronique no 95
31 mars 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mars 1836.


M. Thiers commence à sentir que le double rôle qu’il voulait continuer de jouer, est devenu impossible. Le discours de M. Guizot a mis fin à ces amitiés politiques que M. Thiers comptait bien entretenir avec tout le monde ; M. Guizot a dit en termes assez clairs qu’il n’entendait nullement se défendre d’avoir été dupé par M. Thiers, et en faisant ainsi à M. Thiers une part d’habileté, plus grande peut-être que celui-ci ne l’aurait voulu, il l’a forcé de s’en tenir à ses nouveaux alliés.

Cette réputation d’habileté du nouveau président du conseil fait à présent toute sa force. Personne, même parmi ses partisans, ne voudrait se donner le ridicule de parler de sa fidélité à ses engagemens, de la fixité de ses principes, de son système politique, de la suite et de l’étendue de ses plans ; mais il est habile. C’est le mot qui vient dans toutes les bouches ; on le craint ou l’on s’attache à lui à cause de ce mot unique. Il est habile répond à tout. Que M. Thiers soit donc habile, car le jour où il ne sera pas habile, M. Thiers ne sera plus rien.

M. Thiers a-t-il été bien habile dans les deux dernières discussions de la chambre, au sujet de la réduction de la rente et du vote des fonds secrets ? Nous ne parlerons pas de la discussion financière, où, selon les hommes les plus instruits en matière de finance, M. Thiers a prouvé que ses prétendues études en ce genre avaient bien peu de valeur. Mais M. Thiers, qui avait confié, dit-on, à ses intimes, qu’il comptait fonder le succès de la seconde partie de sa carrière sur le silence, comme il avait fondé sa première fortune politique par la parole, M. Thiers n’a-t-il pas été bien imprudent en annonçant sans nécessité à la chambre, que lui et ses collègues n’avaient qu’un but, qu’ils étaient sûrs de leur avenir, et qu’ils y marcheraient sans s’arrêter ! Et quatre jours après, M. Sauzet montait à la tribune, et prononçait un discours qui est la réfutation complète des deux discours prononcés par M. Thiers, lors de son installation, à la chambre des députés et à la chambre des pairs. Il est vrai que M. Thiers ne prévoyait pas le discours de M. Guizot qui a forcé M. Sauzet à réfuter, à sa manière, et M. Guizot et M. Thiers, son collègue et son nouvel ami.

En vérité, si M. Guizot n’était pas un homme trop grave et M. Sauzet un homme trop sincère pour qu’on les soupçonne de jouer un pareil tour, on serait tenté de croire qu’ils se sont entendus pour faire pièce à M. Thiers. Depuis sa nomination à la présidence du conseil, M. Thiers disait chaque jour à la chambre et dans les réunions politiques, que les circonstances qui avaient renversé le dernier ministère étaient indépendantes de lui, qu’il les avait subies avec douleur ; il répétait avec affectation que M. Guizot rentrerait au ministère quand il voudrait, que rien n’était changé au système, que c’était toujours le système du 13 mars et du 11 octobre, et que quant à lui, il ne ferait jamais partie d’un cabinet qui ne serait pas basé sur ce système. Le parti doctrinaire qui s’est établi sous ce drapeau que M. Thiers avait arboré sur le nouveau ministère, avait beau montrer M. Passy, M. Sauzet et M. Pelet de la Lozère, il avait beau s’étonner de l’attitude complaisante du centre gauche et de la gauche modérée, et se demander si M. Thiers n’avait pas signé quelque traité secret avec ce côté de la chambre ; M. Thiers répondait toujours par les dates du 13 mars et du 11 octobre, et se riait tout bas de l’embarras de ses amis les doctrinaires, forcés bon gré mal gré de voter pour lui.

Ce fut alors que M. Guizot jugea qu’il était temps de venir secouer à la chambre les plis de son manteau de philosophe, et d’en faire tomber une paix réelle ou une guerre comme la font les doctrinaires, c’est-à-dire une impitoyable guerre. On a dit que le discours de M. Guizot a été une grande faute. Il nous semble qu’on l’a jugé sous un faux point de vue. L’habileté de M. Thiers n’est pas l’habileté de M. Guizot ; celle de M. Thiers consiste à se dérober ; l’habileté de M. Guizot consiste, au contraire, à paraître. M. Guizot a le fanatisme de ses opinions ; il est de son parti, et, en cela, il tient par plus de liens qu’on ne pense à la grande majorité qui soutenait le dernier ministère, et qui a aussi des opinions très arrêtées sur ce qu’on nomme la politique du 13 mars et du 11 octobre, deux systèmes qui, soit dit en passant, se ressemblent fort peu. Voyant donc que M. Thiers s’abritait sous le système du 11 octobre, M. Guizot n’hésita pas à le relancer au gîte par ce discours que vous savez. En substance, ce discours peut se traduire ainsi : Vous êtes un nouveau ministère du 11 octobre, dites-vous ; vous jurez que le système sera maintenu ; je vais donc vous dire comment j’entends ce système, et comment vous l’avez entendu pendant quatre ans, vous qui l’avez soutenu avec moi comme ministre et membre d’un conseil où vos discours et vos votes ont été toujours plus acerbes que les miens, et jamais moins en aucun cas. — C’est alors que M. Guizot a étalé tout ce système, en ne dissimulant ni sa violence, ni sa rudesse. Sans doute en faisant ce tableau, M. Guizot se faisait tort à lui-même aux yeux d’une partie de la chambre ; mais, outre qu’il flattait les passions du véritable centre, que nous avons vu si ardent dans la question des lois de septembre et dans la discussion de toutes les mesures d’intimidation prises depuis quelques années, il jetait dans un inexprimable embarras ceux des collègues de M. Thiers qui appartiennent au parti parlementaire, comme on dit aujourd’hui. Quant à M. Thiers, il n’avait qu’une réponse à faire, il n’avait qu’à dire que ce n’était pas ainsi qu’il avait entendu le système du 11 octobre ; que, pour sa part, il avait toujours été le partisan d’une politique conciliatrice et modérée, comme il la voulait encore. Mais alors M. Persil se fût levé, et lui eût demandé s’il n’avait pas été, dans le conseil, l’adversaire de M. Guizot et de M. de Broglie, qui se refusaient à toucher à l’institution du jury. M. Guizot lui eût demandé s’il n’avait pas été le plus ardent promoteur de l’état de siége, l’ennemi le plus violent de toutes les oppositions modérées ou immodérées, l’homme des visites domiciliaires, des arrestations préventives, le héros du système dont il se dit la victime aujourd’hui. Nous disons que les anciens collègues de M. Thiers auraient pu lui répondre ainsi ; mais ils ne l’eussent pas fait, et M. Thiers n’eût pas non plus engagé cette discussion, qui semblait cependant résulter du discours de M. Guizot. Le véritable résultat que se promettait M. Guizot a été atteint. Après la séance, les collègues de M. Thiers, réunis au conseil, lui déclarèrent qu’ils donneraient leur démission, s’il ne répondait avec fermeté à M. Guizot. M. Thiers déclina cette mission, et M. Sauzet fut chargé de porter la parole. On sait le discours de M. Sauzet, qui est un démenti perpétuel aux deux discours de M. Thiers, et qui fixe une date nouvelle au cabinet nouveau. Or, c’est tout ce que demandait M. Guizot, qui voulait établir que M. Thiers du 11 octobre n’a rien de commun avec M. Thiers du 22 février, et qui prétendait éclaircir la question, tandis que M. Thiers s’efforçait de l’embrouiller. Elle est bien nette aujourd’hui. La majorité sait à qui elle a affaire, et la voie qu’elle doit suivre, selon qu’elle voudra rester au 11 octobre, ou passer au 22 février. Voilà ce qui a été fait par le discours de M. Guizot, qui le complétait en répondant à M. de Talleyrand, chargé par M. Thiers de lui offrir amicalement l’ambassade de Naples : « Mon prince, je suis une plante indigène ; je ne fleuris qu’à Paris, et j’attends ma saison. »

Nous ne savons si la saison de M. Guizot viendra ; à dire vrai, nous ne le désirons pas, car nous n’espérons pas qu’il adoucisse au pouvoir cette politique violente et hautaine, qu’il nous a tracée dans son dernier discours, et dont, ministre, il avait donné déjà tant de preuves ; mais il nous semble que la saison de M. Thiers commence à se passer. M. Thiers qui se croyait la force et le bouclier du dernier ministère, et qui avait la belle place en effet, ne sera bientôt que l’embarras de celui-ci. Dans le dernier ministère, M. Thiers se donnait à la chambre comme le véritable représentant de la révolution de juillet. En toute occasion, publique s’entend, M. Thiers rappelait ses antécédens de la restauration, comme pour les opposer à ceux de M. Guizot. Cette position avait été prise avec tant d’adresse par M. Thiers, que ses collègues, qui jugeaient aussi bien que personne la valeur de son alliance et la nature de sa fidélité, le regardaient comme un élément indispensable du cabinet. Aujourd’hui, M. Thiers, séparé violemment comme il l’est de l’ancienne administration, par son silence, par le discours de M. Guizot et par la réplique de M. Sauzet, M. Thiers que représente-t-il dans le ministère du 22 février, baptisé par M. Sauzet ? la queue, et la queue désavouée du 11 octobre. Mais à ce ministère de nouvelle date, il faut une majorité nouvelle. Si M. Thiers ne désavoue pas M. Sauzet (et que deviendrait le ministère au milieu de tous ces désaveux réciproques ?), M. Thiers se verra réduit, quant à ce qui est de son influence personnelle, à ce petit parti d’état-major de la garde nationale qu’il a attiré vers lui pendant son dernier ministère, parti qui se compose de M. Lavocat et de M. Ganneron. Il aura pour lui le centre des centres, qui vote avec tous les ministères ; mais il aura pour adversaires M. Jacqueminot suivi des siens, qu’on a eu beaucoup de peine à empêcher de voter contre les fonds secrets et de motiver son vote, le groupe resté fidèle à M. Guizot, les vingt-cinq voix de la droite qui n’oublieront pas dans les grandes circonstances que M. Thiers a été l’auteur de l’arrestation de la duchesse de Berry, les trente voix de la gauche qui n’oublieront pas non plus l’état de siége ni les rigueurs dont elle a été l’objet de la part de M. Thiers, ni le mépris dont il a payé la protection et les bienfaits qu’il a reçus des membres de ce côté. Il lui restera donc, s’il ne désavoue pas M. Sauzet, les voix du tiers-parti, quelques voix de la gauche, et une fraction du centre. On conçoit d’après cela que M. Thiers songe à dissoudre la chambre, et à en appeler à de nouvelles élections. Déjà les correspondances ministérielles ont ordre de réchauffer le zèle des fonctionnaires, et le mot d’ordre est expédié partout. Il consiste en trois paroles : Plus de doctrinaires !

Ce combat des élections, que M. de Montalivet est particulièrement appelé à soutenir comme ministre de l’intérieur, ne tournera pas au profit de M. Thiers. Si le parti doctrinaire perd tout-à-fait son influence et sa position, M. Thiers sera encore trop doctrinaire pour la chambre nouvelle ; il aura beau dire : Je suis oiseau, voyez mes ailes, on le traitera comme la chauve-souris de la fable, et on lui fera voir qu’on ne peut jouer deux rôles à la fois. M. de Montalivet, qui a reparu comme ministre avec un talent et une maturité qu’on s’est généralement accordé à reconnaître, et à qui le résultat des élections donnerait encore plus d’autorité, représentera suffisamment l’ordre et le système de la répression aux yeux de la chambre nouvelle, et il se peut qu’alors on juge nécessaire d’avoir à la tête du ministère un ministre des affaires étrangères présidant le conseil, plus consommé et plus imposant pour l’Europe que n’est M. Thiers. Voilà l’écueil qui le menace, nous le signalons à son habileté.

Quant aux doctrinaires, il va sans dire qu’il ne pourrait rentrer avec eux, qu’en subissant les plus honteuses humiliations.

Un symptôme fâcheux pour l’avenir politique de M. Thiers, c’est l’abandon de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand n’a pas plus que M. Thiers, l’habitude d’abandonner les hommes pour qui la fortune se déclare. M. de Talleyrand dit, à qui veut l’entendre, qu’il n’est pour rien dans la nomination de M. Thiers à la présidence du conseil, que c’est une fantaisie de quelqu’un plus puissant que lui, et qu’il faut bien quelquefois passer aux puissances leurs fantaisies. Ce n’est même pas sans aigreur que M. de Talleyrand parle d’une certaine Revue, qui l’a accusé, dit-il, d’avoir fait de M. Thiers un premier ministre, ce dont il se dit très innocent. Que M. de Talleyrand ait changé d’avis, nous l’admettons sans peine. Un esprit aussi supérieur s’instruit et se modifie bien vite par les faits. Il se peut aussi que l’impression produite en Europe par la nomination de M. Thiers n’ait pas été celle qu’attendait M. de Talleyrand ; mais il n’est pas moins vrai que Mme la duchesse de Dino, que Mme la princesse de Liéven, et la diplomatie russe ont contribué, de leurs démarches et de leur influence, à la nomination de M. Thiers, et que le nom de M. de Talleyrand a été mis en avant dans cette longue intrigue, qui date de six mois. Encore une fois, on peut changer d’avis. M. de Talleyrand, qui avait conseillé à Napoléon la guerre d’Espagne de 1808, ne l’improuva-t-il pas l’année suivante ? Toujours est-il que M. de Talleyrand désavoue M. Thiers aujourd’hui, et que la bienveillance des puissances du Nord, qui devait accueillir le nouveau président du conseil, ne semble pas près de se manifester, si l’on en juge par les insultes que la Gazette d’Augsbourg prodigue à la France, et au sujet desquelles M. de Mornay a demandé des explications à M. le ministre des affaires étrangères, dans la séance du 25 mars. M. Thiers a ajourné les explications à la discussion du budget ; et, depuis, la Gazette d’Augsbourg a renouvelé ses offenses, par des lettres datées de Berlin. Cette nouvelle insolence exige une explication du ministre de Bavière, dont le gouvernement tient la Gazette d’Augsbourg sous sa censure. Le devoir de M. Thiers est de demander satisfaction, et il l’obtiendra sans doute. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que cette irritation est due aux idées d’intervention en Espagne, que M. Thiers a exposées plusieurs fois dans le conseil, sous la présidence de M. de Broglie. Sans doute, la France saura faire respecter ses décisions, quelles qu’elles soient ; elle ne reculera pas devant les menaces anonymes de la Prusse, pas plus qu’elle ne recula devant ses démonstrations militaires, quand elle eut résolu le siége d’Anvers. La France est au-dessus de quelques misérables forfanteries qu’elle méprise ; mais que deviennent les espérances que M. de Talleyrand et la princesse de Liéven avaient conçues en appuyant la présidence de M. Thiers ? Le désaveu de M. de Talleyrand s’explique à présent ; et M. Thiers fera bien de se tourner de nouveau vers l’Angleterre, comme il s’est tourné vers le tiers-parti, le tout en gémissant, et bien malgré lui.

Un premier germe de division a éclaté, il y a peu de jours, dans le conseil, au sujet de deux projets de loi, que le dernier cabinet s’était engagé à présenter à la chambre dans cette session, savoir : le projet qui donne le domaine de Rambouillet en apanage à M. le duc de Nemours, parvenu à sa majorité, et une loi qui ouvre un crédit d’un million à la liste civile, pour le paiement de la dot de la reine des Belges. La discussion de ces deux projets étant venue à son tour dans le conseil, on a été fort étonné de voir M. Thiers s’opposer avec véhémence à leur présentation. M. Thiers était soutenu par MM. Passy, Sauzet et Pelet de la Lozère, qui, n’ayant pris aucun engagement de ce genre, combattaient les projets en toute liberté. Il avait pour adversaires M. de Montalivet et le maréchal Maison. On assure que cette séance fort orageuse se termina par quelques propos assez vifs. Un des principaux membres du conseil ne put assez témoigner la surprise que lui causait l’opposition de M. Thiers, et la lui reprocha vertement ; mais M. Thiers répondit qu’il avait besoin, en ce moment, de la gauche qui repousserait infailliblement ces lois, et qu’il se voyait avec douleur forcé de les ajourner indéfiniment. Il fallut bien céder à M. Thiers, à qui la gauche ne demandera plus, nous l’espérons, ce qu’il a fait pour elle depuis qu’elle vote pour lui.

Si la Prusse semble disposée à se brouiller avec la France, en dédommagement Mme de Flahaut s’est raccommodée avec Mme Dosne. On assure que pour gage de la paix qui vient de se conclure entre ces deux puissances, Mme Dosne a promis à Mme de Flahaut cette ambassade de Naples que M. Thiers voulait donner à M. Guizot, et que M. Guizot compte bien donner un jour à M. Thiers.

Au sujet des ambassades, on nous adresse deux réclamations qui concernent M. Marcellus et M. de Saint-Aulaire. Nous avions dit que M. le vicomte de Marcellus avait fait partie du cabinet de M. de Polignac. Il est vrai qu’à son entrée au ministère, M. de Polignac nomma M. de Marcellus, alors ministre à Lucques, sous-secrétaire d’état au département des affaires étrangères ; mais M. de Marcellus quitta toute espèce de fonctions le 1er janvier 1830, et il n’a pas songé depuis à reparaître dans la diplomatie.

Pour M. de Saint-Aulaire, ambassadeur à Vienne, nous avons parlé de ses anciens services. On nous fait observer que M. de Saint-Aulaire ne comptait, lors de sa nomination à l’ambassade de Rome, ni services nouveaux ni services anciens dans la diplomatie. Avant la restauration, il avait été chambellan de l’empereur et préfet de la Meuse. Sous la restauration, les seules fonctions publiques qu’il a exercées sont celles de préfet de la Haute-Garonne. De 1815 à 1830, M. de Saint-Aulaire fit partie de l’opposition, sauf le temps où M. le duc Decazes, devenu son gendre, figura à la tête des affaires.

Nous réparerons aussi quelques omissions dans notre esquisse du personnel des affaires étrangères.

M. le comte G. de Caraman a été rappelé de Dresde, où il avait approuvé les ordonnances de juillet. M. G. de Caraman comptait de vieux services diplomatiques, et il n’avait jamais fait partie du cercle intime des conseillers de M. de Polignac.

Le comte Septime de Latour-Maubourg, ministre de France à Bruxelles, est un homme de mérite, qui a donné sa démission de l’emploi qu’il occupait en Allemagne, lors des ordonnances de juillet. Le poste qu’il occupe lui était dû, et il le remplit avec distinction.

Nous avons omis, parmi les ambassadeurs français, M. le duc de Montebello, qui doit uniquement son élévation diplomatique à l’acharnement qu’il a montré contre la presse dans la chambre des pairs. M. de Montebello est un caractère dur et cassant, un esprit exclusif, tout-à-fait dans le goût de M. de Broglie. Il a laissé une impression unanimement défavorable à Copenhague et à Stockholm, où il a rapidement passé avec la qualité de ministre plénipotentiaire, que son rang et ses opinions lui avaient fait accorder sans le moindre noviciat. M. de Montebello, très jeune encore, était fait pour remplir tout au plus les fonctions de secrétaire d’ambassade. Dans un moment où la Suisse est le théâtre d’évènemens assez graves, par suite de l’obstination et de la hauteur de M. de Broglie, conçoit-on que M. le duc de Montebello, notre ambassadeur près de la confédération helvétique, ainsi que son secrétaire d’ambassade, M. de Belleval, soient l’un et l’autre à Paris, et que les affaires de cette importante mission restent entre les mains du chancelier de l’ambassade ?

Parmi les hommes que la révolution de juillet avait fait entrer dans la diplomatie, nous eussions dû comprendre M. de Saint-Aignan, envoyé en Suisse lors de la révolution de juillet, homme distingué, qu’on a vu avec regret s’éloigner des affaires.

M. de Bouillé, nommé ministre à Carlsruhe, éconduit plus tard, et écarté des emplois diplomatiques pour avoir surveillé trop rudement les intrigues carlistes qu’on ourdissait alors sur notre frontière.

M. le comte d’Estournel, homme de peu de portée, qui a fait du poste de ministre à Colombie une sinécure presque scandaleuse.

M. Chodron, fils du doyen des notaires de Paris, dont on a trouvé le nom trop plébéien pour représenter auprès des puissances étrangères la monarchie bourgeoise de juillet ; et M. Berniche, dont le nom a été jugé plus mal sonnant encore que celui de M. Chodron.

Au nombre des jeunes gens qui s’annoncent avec distinction, et qui appartiennent à la classe des publicistes, on doit compter M. de Bécourt, qui était attaché au cabinet de M. de Rigny, et qui est venu prendre place dans la rédaction du Journal des Débats, après la nomination de M. de Bourqueney au poste de premier secrétaire d’ambassade à Londres. M. de Bourqueney est à Paris en ce moment. M. His a été envoyé à Londres pour suppléer à son absence, car on sent l’impossibilité de laisser M. Sébastiani, abandonné à lui-même en ce moment.

M. Desmousseaux de Givré est un publiciste instruit et laborieux, qui appartient à l’école doctrinaire. M. Fontaney, jeune homme distingué, qui a publié d’intéressantes esquisses sur l’Espagne, sous le nom de lord Feeling, avait été attaché à l’ambassade de Madrid. Après avoir passé plusieurs années en Espagne, il sollicita vainement l’emploi, bien modeste, de secrétaire d’ambassade au Brésil. Il est maintenant à Londres, où il a repris ses travaux littéraires après avoir renoncé à une carrière qu’il eût parcourue avec honneur et supériorité, mais où son mérite personnel, dépourvu de naissance, ne lui a valu que des dégoûts.

M. d’Eyragues, premier secrétaire à Constantinople, est un homme intelligent et habile ; en revanche, M. le baron Mortier, ministre à La Haye, est un triste choix. C’est sans doute pour se rendre agréable au roi de Hollande, que M. le baron Mortier vient d’obtenir du roi des Belges l’ordre du Lion-Belge ? On assure que M. Lehon n’est pas étranger à cette malicieuse plaisanterie.

Dans les bureaux, outre les noms que nous avons cités, nous trouvons M. Deffaudis, qui a passé à la place de sous-chef au Mexique, où il rendra des services, et M. Feuillet, chef du protocole, homme d’esprit et de goût, qui a eu le bonheur de rapporter le traité d’alliance entre l’Angleterre et la France ; à la division politique M. Alletz, qui s’occupe plus de philosophie que de politique, et aux archives M. Mignet, homme du premier ordre, comme on sait, et qui se livre à d’importans travaux, où il est bien secondé par le bibliothécaire du ministère, homme très modeste, très instruit et très distingué.

Plusieurs secrétaires d’ambassade ont été forcés de quitter la diplomatie et d’entrer dans les consulats, à cause de la tendance aristocratique des choix, depuis cinq ans. Ce sont, entre autres, MM. Lachallaye, Tellier et Schwebel. Le second a été envoyé à Londres par M. de Talleyrand, pour faire place à M. Adolphe de Bacourt. D’autres ont été mis à la retraite par la révolution de juillet ; ce sont : MM. Durand de Mareuil, ambassadeur à Naples ; Roth, ministre à Hambourg, Artaud, premier secrétaire à Rome et membre de l’académie des inscriptions, et Château, premier secrétaire à Turin ; tous plébéiens.

Nous reviendrons sur le ministère des affaires étrangères.


— Annoncer une quatrième édition de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands[1], c’est constater un des succès les plus grands et les mieux mérités de ce temps. Déjà, depuis la troisième édition, qui parut en 1830, le beau monument historique élevé par M. Augustin Thierry était arrivé à tout le degré de perfection qu’on pouvait désirer. Cette histoire, qui, en ne s’appuyant que sur des faits critiqués et bien éclaircis, a su être si neuve, et a amené une révolution presque soudaine dans l’étude du moyen-âge, se présente (ce qui lui est propre entre les autres histoires, d’ailleurs remarquables, publiées de nos jours) avec un caractère singulier de composition, d’art, et, on peut le dire, de beauté. « À mon avis, dit M. Augustin Thierry dans son avertissement, toute composition historique est un travail d’art autant que d’érudition : le soin de la forme et du style n’y est pas moins nécessaire que la critique des faits. » Le concours de tant de mérites éminens, de tant de vie et de tant de sobriété, de tant de nouveauté et de tant de justesse, d’un pittoresque si exact, si réel, et d’un ton si grave, si élevé, assure à jamais à l’Histoire de M. Thierry une place à part ; nous sommes déjà pour elle la postérité. Mais ce n’est pas la dernière œuvre de l’illustre auteur ; sa pensée vigoureuse et lucide, aidée d’une autre pensée affectueuse et attentive, a su triompher du malheur qui semblait devoir l’enchaîner. Ses nouvelles Lettres sur l’Histoire de France marquent assez cet avenir qui lui reste, et qu’il conquiert avec un courage ferme comme son talent


  1. Just-Tessier, quai des Augustins, 37.