Chronique de la quinzaine - 14 mars 1845

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Chronique no 310
14 mars 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1845.


La situation s’aggrave en se prolongeant. Chaque jour démontre l’affaiblissement progressif du cabinet. Dans les questions d’affaires comme dans les questions politiques, les obstacles l’arrêtent à chaque pas. Partout il recule, partout il cède à une puissance supérieure. Irrésolu dans le conseil, son hésitation le suit à la tribune. Il n’ose défendre ses convictions. Il abandonne ses projets l’un après l’autre. Il ne songe qu’à parer les coups de ses adversaires, et croit vaincre les difficultés en les ajournant. Dans cette lutte sans gloire et sans dignité, le pouvoir s’abaisse. Son autorité diminue dans les chambres et dans le pays. Les mauvaises passions profitent de cet abaissement, et les amis du gouvernement s’inquiètent. Ils pensent aux éventualités dont l’avenir de la France est menacé. Ils se demandent si l’on agit sagement en laissant les affaires à des mains plus capables de susciter les crises que de les prévenir ou de les calmer. Ils se demandent aussi quelle peut être au dehors l’influence d’un cabinet dont l’existence est si précaire. Que deviennent les intérêts diplomatiques de la France, si le ministère du 29 octobre conserve vis-à-vis des gouvernemens étrangers l’attitude qu’il a devant nos chambres ?

Cependant, quoique timide dans ses résolutions et dans ses actes, le ministère est quelquefois hautain dans ses discours. Il voudrait dissimuler par la fierté du langage les embarras de sa position. Écoutez M. Guizot lorsqu’il parle de ses adversaires : quelle amertume et quel mépris ! En dehors du 29 octobre, M. Guizot ne voit point de ministère possible ; il ne voit que des combinaisons éphémères, des cabinets protégés, cherchant leur force, mendiant leur pain ! Quel langage dans la bouche d’un ministère qui lui-même est dominé depuis quatre ans, qui cherche la force partout et ne la trouve nulle part, qui accepte le pouvoir pour vivre et non pour gouverner, qui remue ciel et terre pour rassembler, dans les circonstances décisives, des majorités de quatre et de onze voix, parmi lesquelles il faut compter les injurieux suffrages de quelques radicaux pessimistes ! M. Molé, par respect pour l’opinion qu’il représente dans le pays, ne pouvait laisser sans réponse les paroles provocantes de M. Guizot. La discussion des fonds secrets au Luxembourg a donc amené une nouvelle lutte parlementaire entre l’illustre président du 15 avril et le chef éloquent de la coalition de 1839.

Nous ne sommes pas de ceux que ces combats réjouissent. Nous laissons à d’autres le soin d’applaudir quand les hommes éminens du parti conservateur se divisent, et lorsque leurs divisions éclatent au grand jour. On connaît là-dessus notre sentiment. Ces divisions nous affligent. Nous souhaitons, dans l’intérêt du parti conservateur, qu’elles deviennent rares ; mais si M. le comte Molé a pris plusieurs fois la parole depuis le commencement de cette session, à qui la faute ? Pendant cinq ans, l’honorable pair avait gardé le silence. Il n’approuvait pas la politique du ministère, et cependant il se taisait. Qui est venu le chercher sur son banc ? D’où sont parties les provocations ? On a beau dire qu’un homme politique du rang de M. Molé doit mépriser les attaques dirigées contre sa personne ; quand l’outrage vient d’une presse pour ainsi dire officielle, comment le dédaigner ? Quand l’injure, à peine dissimulée sous des formes oratoires, tombe de la tribune, comment ne pas la relever, surtout si elle part d’un adversaire puissant, dont la parole exerce un grand prestige ? Qui peut blâmer un homme d’état de garder soigneusement sa renommée ? D’ailleurs il ne s’agissait pas seulement pour M. le comte Molé de défendre un caractère injustement méconnu. Ce qui a décidé l’honorable pair à prendre une attitude agressive contre le cabinet, c’est l’intérêt du parti conservateur. M. Molé pense que la politique du 29 octobre compromet la cause qu’elle croit défendre : son devoir était de le dire. Il a vu le danger : pourquoi l’aurait-il caché ? Qui mieux que lui pouvait donner à la couronne et au pays un avertissement utile ? Personne, du reste, n’accusera M. Molé de s’être laissé entraîner par sa situation nouvelle au-delà de son parti. Il est resté conservateur, et plus conservateur que le ministère, en l’attaquant. De justes ressentimens, de tristes souvenirs qu’on a eu l’imprudence d’évoquer devant lui, ont pu donner à ses paroles une certaine véhémence, qui a rappelé un instant ses vives répliques de 1839 ; mais sa pensée, toujours maîtresse d’elle-même, est restée sage et mesurée. La passion n’a pas nui à ses principes. Pourrions-nous en dire autant du langage que tenait M. Guizot dans la coalition ? Comparez les derniers discours de M. Molé et la lettre de M. Guizot aux électeurs de Lisieux. Qui des deux s’est montré le plus conservateur dans l’opposition ?

Deux politiques, qui prétendent l’une et l’autre à la direction du parti conservateur, sont en présence. L’une est exclusive, absolue ; c’est celle qui voulait dominer au 6 septembre ; l’autre est modérée et conciliante c’est celle du 15 avril. L’une, dans un moment d’oubli, a laissé échapper le mot de haines vigoureuses, qui a trahi des sentimens d’une autre époque ; l’autre prononce le mot de tolérance. Celle-ci veut faire du parti conservateur une secte ombrageuse et immobile, qui ne se recrute nulle part, qui repousse toutes les alliances ; celle-là propose au parti conservateur des alliances honorables, devenues nécessaires. Ici, faute du nombre, on érige la faiblesse numérique en système, on prétend qu’une petite majorité suffit pour gouverner ; là, on pense que le pouvoir a besoin d’une grande majorité, et l’on offre les moyens de la lui donner, sans transaction impolitique, sans concession dangereuse. D’un côté, le pouvoir semble, entre les mains qui le tiennent, un patrimoine dont on est jaloux et que l’on partage à regret, surtout avec les nouveaux venus ; de l’autre côté, on considère le pouvoir comme une grande école d’expérience, où les préjugés s’effacent vite, et où il convient d’appeler de temps en temps, sous la garantie des noms éprouvés, les nouveaux talens, les renommées naissantes, qui se forment dans les rangs modérés de l’opposition : conduite habile, que l’aristocratie anglaise a pratiquée de tout temps, et que doivent tenir tous les gouvernemens sages, qui ne veulent pas mourir par l’isolement. Tel est le terrain sur lequel se rencontrent aujourd’hui M. Guizot et M. Molé. La lutte n’est pas nouvelle entre ces deux hommes d’état. L’opposition de leurs tendances politiques vient de la nature différente de leur esprit, de leur caractère, et même de leur talent. M. Guizot met au service de son ambition une admirable éloquence, qui lui donne un sentiment exagéré de sa force ; son excessive confiance lui cache le danger. Il traite les évènemens comme les hommes, avec dédain. De plus, M. Guizot aime le pouvoir avec passion, et se fait d’étranges illusions sur les motifs qui le poussent à le conquérir ou à le garder. M. Molé sait mieux mesurer la force du pouvoir et calculer ses chances. Quand le combat est nécessaire, il y déploie, comme on l’a vu, de grandes ressources ; mais il aime mieux prévenir les luttes. Il préfère l’intérêt de l’état à l’éclat d’une renommée qui grandit dans les orages. Le spectacle de nos révolutions l’a rendu prudent.

Où commence et où finit le parti conservateur ? M. Guizot et M. Molé diffèrent sur ce premier point. Pour M. Guizot, le parti conservateur, c’est le parti ministériel, c’est le club Lemardelay. Pour M. Molé, c’est la réunion de toutes les forces qui ont fondé le gouvernement de juillet et ont formé ce faisceau que Casimir Périer a tenu d’une main puissante. Ces forces se sont séparées depuis, sous l’influence d’une politique exclusive qui a dominé dans les conseils du pouvoir ou dans les chambres. Elles ont voulu plus d’une fois se rallier ; mais cette politique a empêché les rapprochemens, elle entretient encore aujourd’hui la désunion et la défiance. Pour rapprocher ces élémens épars, que faut-il ? Montrer dans le gouvernement un esprit libéral et conservateur à la fois, agir d’après les vues qui inspiraient Casimir Périer lorsqu’il ratifiait l’occupation d’Ancône, le ministère du 15 avril lorsqu’il proclamait l’amnistie, M. Thiers lorsqu’il venait apporter à la loi de régence le concours de sa popularité et de son talent. Mais on ne ralliera point le parti conservateur en suivant une politique stérile au dedans, faible au dehors, en élevant des barrières entre les hommes, en condamnant l’esprit de tolérance et de modération, en accusant, par exemple, M. Molé d’avoir changé de camp au 15 avril, parce qu’il a voulu s’appuyer sur les deux centres. Chose étrange, c’est M. Guizot qui reproche à M. Molé d’avoir changé de camp ! Faut-il s’étonner que la réplique de l’honorable pair ait été vive, et qu’il ait répondu en adversaire indigné ?

On demande encore quels sont les griefs de M. Molé contre le ministère du 29 octobre. Les scrutins de la chambre des députés et de la chambre des pairs se sont chargés, depuis deux mois, de répondre là-dessus aux plus incrédules, et d’éclairer les consciences les plus rebelles. Il est permis à M. Guizot de s’isoler dans la contemplation de son œuvre, de conserver son enthousiasme pour la politique du droit de visite et de Taïti, d’oublier le concours de M. Thiers en parlant des fortifications et de la loi de régence, d’oublier le maréchal Bugeaud en parlant de l’Algérie, d’oublier le roi en parlant du voyage à Windsor. Il est permis à M. le ministre des affaires étrangères, lorsqu’une opposition formidable se dresse devant lui, de croire encore qu’il rêve, et de ne voir dans cette opposition qu’un mouvement factice, effet passager d’un double travail des partis dans les chambres, et des journaux dans le pays. Grace à Dieu, de pareilles illusions ne sauraient être contagieuses. Les opinions sont faites, toute l’éloquence de M. Guizot ne les changera pas. Les fautes du 29 octobre sont évidentes pour tous les yeux. La discussion les a démontrées, et les embarras de la situation présente sont le triste commentaire de la discussion. Que deviendra le parti conservateur dans les élections prochaines ? voilà la question qui préoccupe tout le monde, amis ou ennemis du gouvernement de juillet. L’inquiétude que cette question répand dans le pays, les craintes qu’elle donne au parti conservateur, les espérances factieuses qu’elle fait naître, voilà le grief de M. le comte Molé contre la politique du 29 octobre. Que l’honorable M. Guizot se rappelle ses griefs contre le là avril. La source en était-elle aussi légitime, et pouvait elle s’avouer aussi franchement ?

M. Guizot a déclaré que son désir, il y a un mois, avait été d’abandonner le pouvoir. Il trouvait, dit-il, l’occasion belle pour se retirer ; mais une réunion de conservateurs ayant prié le cabinet de garder les affaires, leur vœu a dû être écouté, et maintenant M. Guizot s’applaudit de n’avoir pas obéi à son premier mouvement. Il dit à M. Molé : « Vous le voyez, le parti conservateur est avec nous ; il ne vous suivrait pas. Il s’inquiète de vos paroles, de vos alliances : vous êtes entré seul dans l’opposition. — Certes, voilà de ces hardiesses de tribune qui n’appartiennent qu’à M. le ministre des affaires étrangères. M. Molé seul dans l’opposition ! Et que font donc les conservateurs dissidens ? M. Guizot n’a-t-il jamais entendu parler de M. de Montalivet, de M. Dupin, de M. Saint Marc Girardin, de M. de Carné, et de vingt autres honorables membres dont le dissentiment est devenu public ? M. Guizot compte pour rien M. Dupin. Sans doute, il a oublié les rudes attaques de l’honorable député dans la discussion de l’adresse, comme il a oublié de les réfuter. Si M. Molé est seul dans l’opposition, pourquoi donc l’opposition réunit-elle 205 voix ? La gauche sera bien reconnaissante envers M. Guizot de l’hommage qu’il rend à sa puissance. La France et l’Europe seront bien rassurées, en apprenant qu’il suffit du déplacement d’une dizaine de voix dans la chambre pour constituer le parti conservateur en minorité. Si c’est là le fruit de la politique du 29 octobre, on a de singuliers remerciemens à lui faire. M. Molé seul dans l’opposition ! ce trait, il faut le dire, n’a pas été seulement dirigé contre M. Molé ; il était destiné du même coup à frapper M. de Montalivet. Tout le monde sait, tout le monde approuve l’honorable scrupule qui retient M. de Montalivet sur son banc à la chambre des pairs. Chacun sert son pays à sa manière et selon les devoirs de sa situation. Si M. de Montalivet garde une neutralité apparente, personne n’ignore ses sympathies politiques, et l’on sait qu’il est homme à les défendre partout, à ne les renier nulle part. Personne assurément n’a pris le silence de M. de Montalivet pour une adhésion au ministère. M. Guizot, moins que personne, aurait pu se faire illusion sur ce point. Combien de fois n’a-t-il pas offert à M. de Montalivet l’entrée du cabinet, et que de refus n’a-t-il pas essuyés ! Il faut croire que ces refus auront laissé dans l’ame de M. Guizot un secret dépit qui n’attendait qu’une circonstance pour se satisfaire. M. Guizot s’est vengé de M. de Montalivet en le déclarant ministériel. Il ne pouvait choisir, en effet, une vengeance plus ingénieuse et plus piquante ; mais le coup n’a point porté. Non, M. Guizot ne parviendra pas à faire supposer que M. de Montalivet s’incline devant la politique du 29 octobre. M. de Montalivet réserve son enthousiasme pour une meilleure occasion. Non, M. Molé n’est pas entré seul dans l’opposition. Quant à savoir si le parti conservateur suivrait M. Molé au ministère, nous sommes toujours surpris que ce soit M. Guizot qui soulève cette question. Le parti conservateur, il y a quatre ans, a rendu son appui à M. Guizot. Pourquoi repousserait-il M. Volé, qui n’a jamais abandonné ses rangs, et qui lui donne aujourd’hui une nouvelle preuve de sa fidélité et de son dévouement ?

M. Duchâtel a prononcé un discours habile. M. le ministre de l’intérieur a toujours l’art de se placer sur un terrain qui offre peu de prise. D’ailleurs, il a une situation privilégiée dans le ministère. Sa responsabilité directe y est faiblement engagée ; le poids des fautes de la politique extérieure ne retombe pas sur lui ; les questions de finances, devenues si embarrassantes pour le cabinet, ne le concernent pas ; la question religieuse lui est étrangère. Aussi, de tous les ministres du 29 octobre, M. Duchatel est celui qui a toujours montré le plus de décision. On voit qu’il se sent libre, et qu’il porte aisément le fardeau du pouvoir. M. Duchatel, en répondant à M. Molé, s’est attaché à démontrer que nous jouissons d’une paix profonde, animée par les progrès des arts, du commerce, de l’industrie et par les grands travaux de la civilisation moderne. Si la France a des chemins de fer, elle les doit au ministère du 29 octobre. Soit. Nous n’insisterons pas aujourd’hui sur ce moyen de défense ; nous ne rappellerons pas les mésaventures de la loi de 1842. Aussi bien, ce n’est pas là le point capital du discours de M. le ministre de l’intérieur : il ne serait pas monté à la tribune pour si peu. En prenant la parole, M. Duchatel n’a eu qu’un but : rassurer le parti ministériel sur l’époque de la dissolution. M. Molé avait montré la dissolution comme suspendue sur la tête du parti conservateur, destiné à être décimé dans les collèges, et à former une minorité où la politique du 29 octobre, vaincue dans le pays comme dans les chambres, viendrait se réfugier et organiser ses vengeances. M. Duchatel a déclaré que le ministère n’avait pas l’intention de dissoudre la chambre cette année. Nous ne mettons pas en doute la bonne foi de M. le ministre de l’intérieur ; cependant sa déclaration ne nous persuade pas. Pour ajourner la dissolution, il faudrait que le ministère pût se dire qu’il aura la majorité l’année prochaine. Or, c’est à peine s’il est sûr de conserver jusqu’au bout de l’année 1845 cette majorité de quelques voix qui lui a déjà fait défaut depuis plusieurs jours, et qui semble maintenant se réserver pour les grandes circonstances. Avec le ministère du 29 octobre, la dissolution aura lieu cette année. La chambre ne pourrait atteindre le terme légal de sa durée qu’avec un ministère nouveau, qui trouverait une forte majorité dans l’union des deux centres.

M. de Salvandy a parlé ; il a cru devoir à ses nouveaux collègues et à lui-même de prendre la défense du ministère contre M. le comte Molé. Nous regrettons qu’il ait fait à ses convictions récentes un sacrifice si pénible. Ce sacrifice, personne ne le lui demandait. M. de Salvandy ne peut être le défenseur de la politique du 29 octobre. Il a souvent blâmé cette politique ; il s’en est séparé plus d’une fois avec éclat : ce n’est pas à lui qu’il appartient de la célébrer, de la soutenir, lorsqu’elle succombe sous le poids de ses fautes. Le pays ne comprendra pas cet excès de générosité. Il y a beaucoup d’autres choses que l’on comprendra difficilement dans le discours de M. de Salvandy. Il y en a qui ont affligé profondément ses amis, et nous sommes du nombre. Cela ne nous empêche pas de rendre hommage au talent de parole qu’il a montré. Il faut d’ailleurs remercier le nouveau ministre de l’instruction publique d’avoir dit trois choses : la première, qu’il était venu apporter dans le cabinet des sentimens de susceptibilité nationale ; la seconde, qu’il était venu y apporter des sentimens de conciliation ; la troisième, que le ministère du 15 avril était un grand ministère. Ces trois choses ont dû être particulièrement agréables à M. Guizot.

Les incidens regrettables qui ont troublé la discussion des fonds secrets au Luxembourg ont ému le public. Il y a vu la preuve que le cabinet répand l’irritation dans les esprits les plus paisibles, et qu’il n’exerce pas une influence sérieuse sur les débats des chambres. Comment les convenances seraient-elles toujours respectées dans la discussion, lorsque les ministres eux-mêmes donnent l’exemple des personnalités les plus offensantes ? Que dire du langage tenu par le maréchal Soult au général Cubières ? Est-ce ainsi qu’un président du conseil, un ministre de la guepye, apostrophe en pleine tribune un pair de France ? Déjà M. Guizot, en destituant M. de Saint-Priest, avait montré à la pairie comment il comprenait l’indépendance parlementaire de chacun de ses membres ; M. le ministre de la guerre, en gourmandant M. de Cubières, a montré comment il comprend leur dignité. La destitution de M. le comte de Saint-Priest devait naturellement amener quelques explications. M. Guizot, interpellé sur ce sujet, a reproduit sa théorie des dissentimens partiels et des dissentimens généraux, et il a ajouté : Si M. de Saint-Priest a exprimé un dissentiment partiel, j’ai eu tort de le destituer. L’honorable pair, ainsi sollicité de se rétracter, n’a pas voulu donner cette satisfaction à M. Guizot. Loin de chercher à se justifier, il a exprimé nettement son opposition par de généreuses paroles, qui ont vivement impressionné la chambre.

A part ces incidens dont nous avons parlé, la discussion du Luxembourg a constamment excité le plus vif intérêt. Un discours de M. de Montalembert a été très favorablement accueilli. L’honorable pair, mettant de côté cette fois les luttes religieuses, a caractérisé de la manière la plus piquante les fautes du cabinet. Cette excursion sur le domaine de la politique temporelle lui a pleinement réussi. Le mandement de M. de Bonald et la déclaration d’abus prononcée sur l’avis du conseil d’état ont inspiré à M. Portalis de graves paroles, que le clergé fera bien de méditer. Enfin, après trois séances, les fonds secrets ont été votés, et, ce qui ne s’était jamais vu au Luxembourg depuis la révolution de juillet, sur 155 votans, 44 boules noires ont refusé leur confiance au cabinet. Il y a deux mois, la minorité, sur 182, était de 39 ; elle est aujourd’hui de 44 sur 155. Tels sont les progrès du ministère dans l’opinion. Désormais, l’opposition de la chambre des pairs doit être comptée comme un élément sérieux dans la crise ministérielle qui occupe les esprits. Une minorité de 44 voix, dans une chambre presque entièrement nommée par la couronne, est le symptôme d’un grand ébranlement dans le pays. Et quels sont les hommes qui marchent à la tête de cette minorité ? Un homme d’état désigné par l’opinion pour relever le drapeau d’une politique ferme et conciliante, d’anciens ministres que l’estime publique environne, des noms illustres, des capacités éprouvées. On assure que ces dispositions menaçantes de la pairie ont vivement troublé le cabinet. Elles ont dû influer sur la résolution qu’il a prise tout récemment de faire ajourner la discussion de la loi des colonies. Le ministère craint un échec dans cette discussion. Le voilà donc paralysé au Luxembourg comme au palais Bourbon. Partout l’influence lui échappe ; il avait espéré que la chambre des pairs serait un contre-poids qui établirait une sorte d’équilibre dans sa situation parlementaire ; cet espoir lui est enlevé.

Nous venons de voir comment les fonds secrets ont été discutés à la chambre des pairs ; voyons maintenant ce qui s’est passé depuis quinze jours à la chambre des députés.

Trois questions importantes ont occupé la chambre : le projet de loi sur les pensions civiles, la proposition de M. de Rémusat sur les incompatibilités, la conversion de la rente. Nous passons sous silence d’autres objets secondaires. Sur chacune de ces trois questions, le ministère a dû prendre un parti ; quel a été son rôle, quel a été celui de la chambre ?

La loi sur les pensions civiles était réclamée par l’intérêt public. Il s’agissait de fixer le sort des employés de l’état dans des proportions équitables, et sans imposer au trésor une charge trop lourde. La matière avait été long-temps controversée dans les commissions des finances, à la tribune et dans la presse. Des principes divers avaient été soutenus. Ce débat préliminaire avait déblayé le terrain. La chambre était suffisamment instruite. En un mot, c’était une de ces lois qu’une administration forte, entourée de la confiance des chambres, soumet sans la moindre crainte à l’épreuve de la discussion. Qu’est-il arrivé cependant ? Le projet de loi, malgré les louables efforts de M. le ministre des finances, a trébuché à chaque article, et a disparu au scrutin. Les manœuvres employées par le ministère ont rendu son échec plus complet. Au moment du vote, voyant que ses amis n’étaient pas en nombre, il a conseillé de déserter le scrutin ; mais l’expédient n’a pas réussi. Malgré l’appel fait au parti ministériel, la victoire est restée à l’opposition ; 201 voix contre 188 ont repoussé le projet de loi.

La question des incompatibilités soulève de sérieuses réflexions. Il y a dans la chambre des abus à réprimer. Dans l’intérêt du pouvoir lui-même, il y a des mesures à prendre contre le débordement des petites ambitions ; dans l’intérêt du service administratif, il y a des règles à poser pour empêcher que des l’onctions utiles, nécessaires, puissent devenir des sinécures. Sous ce rapport, des incompatibilités sont déjà établies dans la loi : il s’agit de savoir si l’on doit en étendre le cercle. D’un autre côté, lorsqu’on examine cette grave matière, il faut considérer l’état de notre société et le principe de notre gouvernement ; il faut voir quels sont, dans le sein de la chambre élective, les élémens les plus capables d’assurer l’avenir des institutions que nous avons fondées ; il faut apprécier les conséquences politiques de la substitution d’une force à une autre dans la composition du parlement. Si l’on ôte une des bases du pouvoir, il faut chercher à la remplacer, car le pouvoir, dans nos sociétés modernes, ne pèche point par l’excès de sua force. La proposition de M. de Rémusat résout-elle toutes ces difficultés ? nous avons peine à le croire. D’ailleurs l’honorable député déclare lui-même qu’il n’a pas la prétention d’apporter à la chambre un plan irréprochable. Les nouvelles doctrines émises par M. Guizot sur la situation des fonctionnaires dans la chambre ramenaient sur le tapis la question des incompatibilités ; M. de Rémusat devait naturellement reprendre sa proposition. Il l’a développée avec cette finesse et cette élégance de parole qui le distinguent. Son discours est un modèle de précision et de clarté. Il a eu l’art de dire des vérités dures sans blesser les gens ; il a fait plus d’une fois sourire ses victimes. Quant au ministère, quelle a été son attitude ? Quel langage a-t-il tenu ? Pendant plusieurs jours, il est resté en suspens. Deux opinions se sont partagé le cabinet. L’une voulait qu’on repoussât la prise en considération, l’autre qu’on l’acceptât. Enfin, ce dernier parti, soutenu par M. Duchâtel, a prévalu. Le ministère a donc déclaré, par l’organe de M. Guizot, qu’il admettait la prise en considération, mais qu’il se réservait de combattre énergiquement le principe des incompatibilités. Étrange contradiction, nouvelle preuve d’inconsistance et de faiblesse : l’année dernière, M. Guizot s’opposait à la discussion des incompatibilités, qu’il jugeait dangereuse ; aujourd’hui, sous le vain prétexte que cette discussion peut convertir certains esprits, il l’accepte, dans la crainte d’un échec, sacrifiant ainsi à ses intérêts ceux de son parti, et lui faisant adopter, d’une année à l’autre, deux résolutions contraires. Est-ce là ce qui s’appelle conduire une majorité, suivre un système, et conserver intact le dépôt du pouvoir ? Lorsque des conservateurs effrayés sont allés, il y a un mois, remettre leur cause entre les mains de M. Guizot, est-ce ainsi qu’ils l’ont prié de la défendre ?

Tout a été dit sur la conversion ; la question est jugée. Le ministère devait s’attendre à la voir reparaître. Comment a-t-il traversé cette nouvelle épreuve ? Tout le monde le déclare, ses amis comme ses adversaires, il a été timide et inconséquent : timide, en n’osant pas repousser nettement une mesure qu’il trouve inopportune ; inconséquent, en prenant l’engagement téméraire de présenter un projet de conversion l’année prochaine, comme si un ministère pouvait, dix mois à l’avance, répondre des évènemens. Mais, dites-vous, si les évènemens sont contraires, nous ne présenterons pas la conversion. Alors pourquoi prendre un engagement ? N’eût-il pas été plus simple de ne rien dire ? La franchise n’eût-elle pas été ici un bon calcul ? Cependant le ministère a persisté jusqu’au bout dans cette fausse voie. Lorsque M. Muret de Bort a proposé un projet de concession immédiate, le ministère a d’abord hésité s’il admettrait la prise en considération ; puis, toutes réflexions faites, plus jaloux de sa conservation que de sa dignité, il s’est résigné à subir ce nouvel affront. Il a déclaré qu’il ne s’opposait pas à l’examen de la mesure proposée par M. Muret de Bort, mais qu’il combattrait la mesure dans la discussion.

Ainsi, ce n’est pas le pouvoir qui fixe le terrain des débats parlementaires ; c’est la chambre des députés. Qu’il s’agisse de politique étrangère, de politique intérieure, d’administration, de finances, c’est la chambre qui pose les questions ; ce n’est pas le ministère. Les rôles sont changés. Ce n’est pas le gouvernement qui consulte la chambre, c’est la chambre qui consulte le gouvernement, sauf à se passer de ses avis. Le ministère a ses projets de lois qui sont défigurés, meurtris dans la discussion, et vont périr au scrutin ; la chambre a ses propositions qui occupent tous les esprits, qui répondent aux besoins, aux intérêts, aux passions du jour, qui animent la presse et la tribune. Ainsi l’initiative parlementaire, développée outre mesure par la faiblesse ou la timidité du pouvoir, met le pouvoir au second rang. Triste situation pour un cabinet où l’illustration, l’éloquence, le talent des affaires, brillent d’un si vif éclat ! situation dangereuse, qui préoccupe tous les esprits sérieux. En effet, depuis un mois, l’agitation du monde politique a changé d’objet. Il y a un mois, la question du droit de visite, Taïti, l’alliance anglaise, étaient le sujet de tous les entretiens et de tous les reproches contre le cabinet. Aujourd’hui, ces reproches ont fait place à d’autres tout aussi graves, et qu’une triste évidence justifie. On accuse le ministère de perpétuer une situation où le pouvoir s’amoindrit tous les jours, et les accusateurs ne sont pas tous dans l’opposition. Si le ministère regarde attentivement autour de lui, il peut déjà voir des amitiés mécontentes, des dévouemens ébranlés. Plus d’un admirateur de M. Guizot, plus d’un membre de la réunion Lemardelay commence à se dire, comme nous le disons nous-mêmes, que la situation s’aggrave, que le pouvoir s’abaisse, que des habitudes dangereuses s’introduisent dans le parlement ; que l’immobilité, l’isolement, ne sont pas la vie du gouvernement représentatif ; qu’un ministère dont la majorité flotte entre quatre et onze voix, et qui perd cette majorité dans les questions d’affaires, est exposé d’un jour à l’autre à périr d’inanition ; qu’après tout, les ministres du 29 octobre, en se faisant adresser il y a un mois les encouragemens de la réunion Lemardelay, ne lui avaient pas révélé toute la faiblesse de leur position ; que les conservateurs se sont engagés les yeux fermés, qu’il est temps pour eux de les ouvrir, d’arrêter les suites d’une erreur funeste, et de délivrer leur responsabilité. Voilà les réflexions que commencent à faire des hommes dont le dévouement à la cause conservatrice a été habilement exploité, et qui craignent aujourd’hui d’avoir été pris pour dupes. Ces réflexions ne sont pas les seules. En voyant le cabinet du 29 octobre accepter si facilement la situation qui lui est faite, apporter si peu de résistance aux envahissemens de la chambre, et laisser grandir devant lui les difficultés, une pensée est venue naturellement. On s’est demandé s’il y aurait dans le ministère un projet formé de gagner du temps pour augmenter les embarras de la succession ministérielle, et pour arriver à la dissolution. Y aurait-il en ce moment une politique qui spéculerait sur l’affaiblissement du parti conservateur dans une nouvelle chambre, comme elle a spéculé jusqu’ici sur sa force ? Y aurait-il des gens qui se diraient : Si le parti conservateur succombe avec nous dans les élections, nous recueillerons ses débris, nous en formerons une minorité imposante, un parti puissant, à la tête duquel nous dominerons le gouvernement ? S’il est vrai qu’un pareil calcul existe, il ne faut pas s’étonner que le parti ministériel s’ébranle.

Au dehors, il est une question qui ne cessera jamais de causer des inquiétudes au cabinet. Le bruit s’est répandu que les dernières nouvelles de Taïti sont alarmantes. Les récits publiés dans les journaux sont déjà loin d’être rassurans. Les naturels sont toujours en armes. La reine Pomaré paraît vouloir se soustraire au protectorat de la France. L’espoir chimérique d’une intervention anglaise entretient sa résistance et ses ressentimens. Nos officiers, investis d’une autorité illusoire, gémissent du rôle peu digne qui leur est confié. Qu’arrivera-t-il si, comme on l’annonce, la société centrale de Londres, autorisée par le gouvernement anglais, s’apprête à envoyer près de Pomaré un grand nombre de missionnaires méthodistes ? Quelle sera la force capable de prévenir de nouveaux conflits ? et, si les luttes recommencent, quelle sera la situation des autorités françaises ? Quels seront les devoirs de notre gouvernement ? Il faut croire que le ministère, instruit par des renseignemens confidentiels, redoute de nouvelles difficultés, car il envoie des renforts dans l’Océanie. On parle de deux frégates et de huit cents hommes. La mission particulière de M. le capitaine Page, rapprochée de ces faits, autorise de graves conjectures.

M. le duc de Broglie est parti pour Londres. L’honorable pair va régler avec le docteur Lushington la question du droit de visite. On indique les propositions dont il est porteur. Deux moyens seraient, dit-on, présentés pour remplacer le droit de visite réciproque. L’un consisterait à organiser des croisières mixtes en permanence au point de départ et à l’arrivée des bâtimens négriers ; l’autre consisterait à détruire les factoreries d’esclaves, et à déclarer la guerre aux chefs nègres qui seraient convaincus de faire la traite. Ces deux projets soulèvent l’un et l’autre plusieurs objections. En ce qui concerne les croisières mixtes, on objecte que l’inégalité des forces navales de France et d’Angleterre empêchera d’établir l’équilibre entre les stations des deux pays, à moins d’exiger de la France des sacrifices ruineux, ou de restreindre, au détriment de ses intérêts et de sa dignité, le nombre des vaisseaux qui sortent de ses ports pour protéger son pavillon et son commerce. Quant à la destruction des factoreries d’esclaves, on conteste l’efficacité de ce moyen. La destruction des factoreries n’aura d’autre effet que de disséminer la traite sur tous les points de la côte, et de la rendre par-là moins saisissable. La déclaration de guerre aux chefs livrés à la traite présente des inconvéniens d’une autre nature. Le moyen est violent, et il risque souvent d’être injuste ; de plus, il est souvent difficile et dangereux ; souvent aussi son efficacité serait douteuse. Il ne serait pas impossible cependant que l’Angleterre acceptât, de pareils arrangemens, elle y trouverait encore de nombreux avantages ; mais nous attendons qu’on nous démontre par quelles raisons ils conviendraient à la France.



— L’Académie des Sciences a tenu, il y a quelques jours, sa séance publique : un rapport de M. Arago sur les prix décernés et un morceau statistique de M. Charles Dupin ont occupé, sans beaucoup d’intérêt, la première partie de la séance. Il n’en a pas été ainsi de l’excellent éloge du botaniste Dupetit-Thouars, lu par celui des secrétaires perpétuels de l’Académie des Sciences qui a recueilli à l’Académie française la difficile succession des Condorcet et des, Fourier. M. Flourens ne vise pas à l’ingénieuse et subtile finesse de Fontenelle, il ne cherche pas à rappeler l’éloquence chaleureuse et un peu déclamatoire de Condorcet, mais il a une manière à lui, sobre, précise, élégante, et qui le distingue d’une façon très remarquable de ses illustres prédécesseurs. Ces mérites se retrouvent tous, on le devine, dans la notice sur Dupetit-Thouars récemment communiquée à l’Académie. M. Flourens tient évidemment à prouver qu’en lui donnant le fauteuil de M. Michaud les quarante n’ont nullement égaré leur choix : il y réussit de plus en plus. Les qualités de concision, de netteté et de goût qu’on avait déjà notées dans quelques-uns de ses précéderas écrits, se retrouvent de plus en plus marquées dans les ouvrages, pleins de sens et de vues, que M. Flourens a récemment consacrés à Buffon, à Cuvier, à la phrénologie. L’éloge du botaniste Dupetit-Thouars n’est pas indigne de figurer dans cette galerie.


— Le quatrième volume de l'Histoire politique, religieuse et littéraire du midi de la France, par M. Mary Lafon, vient de paraître. L’ouvrage est aujourd’hui complet. Ce livre, résultat de longs et persévérans travaux, a reçu des encouragemens de l’Institut, et il mérite un examen particulier que nous tâcherons de lui consacrer.