Chronique de la quinzaine - 28 février 1845

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Chronique no 309
28 février 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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28 février 1845.


Le ministère n’est pas renversé, mais la question ministérielle est jugée. Le cabinet du 29 octobre a eu douze voix de majorité absolue dans les fonds secrets. Il a obtenu ces douze voix après avoir employé les destitutions, les menaces, les séductions, les sollicitations de toute sorte. Des membres du parti légitimiste et de l’extrême gauche ont voté pour lui. Des conservateurs lui ont donné leurs boules sans lui donner leur confiance. Ils auraient voulu que le ministère tombât sans être frappé par eux, et ils gémissent aujourd’hui de leurs scrupules. Telle est la majorité dont le suffrage est invoqué par le cabinet. Elle peut lui servir de prétexte pour garder le pouvoir, mais elle ne lui donne pas la force suffisante pour l’exercer. Le terme de sa carrière est désormais fixé. Il porte en lui le sentiment de sa chute. Cependant il essaie encore de dissimuler sa faiblesse en prenant un langage fier et résolu. La partie est gagnée, dit-il ; nous sommes les maîtres du terrain ; maintenant gouvernons. Que le ministère gouverne donc, s’il le peut ; qu’il mette en pratique la théorie nouvelle de M. Guizot sur les petites majorités. Jamais doctrine ne fut mieux imaginée pour la circonstance. Qu’on nous montre par quel secret plus un ministère est faible dans la chambre, plus il acquiert de force dans le pays et devant l’Europe. Nous avions cru jusqu’ici qu’une forte majorité était nécessaire pour tranquilliser les esprits, surtout à la veille d’une crise électorale. Nous avions pensé qu’une majorité nombreuse était nécessaire pour donner du poids aux décisions des chambres, pour assurer la marche des affaires, pour élever le pouvoir au-dessus des passions et des intrigues, pour le faire respecter au dehors, pour lui inspirer partout des résolutions fermes et dignes. Le ministère du 29 octobre va nous convaincre de notre erreur ; il va prouver qu’on peut gouverner grandement, utilement, avec une imperceptible majorité, et que c’est la chose la plus simple du monde.

La discussion des fonds secrets n’a duré que deux jours. Encore, le premier jour a-t-il été entièrement consacré à l’incident des destitutions. M. Drouyn de Lhuys a parlé avec beaucoup d’esprit et de mesure. Il est toujours difficile de venir parler de soi à la tribune et de donner des détails sur une situation personnelle. M. Drouyn de Lhuys s’est tiré de cette difficulté avec un rare bonheur. Il est résulté clairement de ses explications que M. le ministre des affaires étrangères a eu sur les devoirs politiques du député fonctionnaire deux opinions opposées, deux convictions contraires, à quelques années ou même à quelques mois de distance. Ainsi, en 1839, lorsque M. Drouyn de Lhuys, secrétaire d’ambassade, se portait au collège de Melun comme candidat de l’opposition, M. Guizot encourageait sa candidature. Il trouvait l’attitude politique de M. Drouyn de Lhuys parfaitement compatible avec les devoirs du fonctionnaire. Il est vrai que M. Guizot était alors de l’opposition. Depuis, M. Drouyn de Lhuys, directeur de la division commerciale aux affaires étrangères, est venu siéger dans la chambre. Il a pris place au centre gauche ; il a voté publiquement contre la politique étrangère du cabinet. Qu’a fait M. Guizot ? Pendant trois ans, il a respecté la situation de M. Drouyn de Lhuys ; mais le jour où il a cru devoir intimider la chambre, il l’a destitué. M. Guizot a vainement essayé de justifier cette mesure de colère et de passion. Personne ne conteste au gouvernement le droit de choisir à son gré les agens de sa politique, et de prendre sous sa responsabilité les mesures nécessaires pour garantir son action administrative ; mais que les députés fonctionnaires dépendent du caprice ministériel, qu’un ministre vienne proclamer aujourd’hui à la tribune la liberté du vote silencieux, et que demain le même ministre, changeant de doctrine avec les circonstances, vienne faire des distinctions entre les fonctions administratives et les fonctions politiques, entre les questions spéciales et les questions de politique fondamentale, se réservant ainsi la faculté d’avancer ou de reculer, selon les besoins de sa position. les limites de l’indépendance parlementaire ; que l’arbitraire soit substitué à la règle, que les fonctionnaires des deux chambres soient sans cesse placés sous le coup d’une menace, cela n’est tolérable ni pour la dignité du parlement, ni pour la dignité du pouvoir lui-même. La destitution de M. Drouyn de Lhuys et le discours de M. Guizot devaient nécessairement ramener devant la chambre la question des incompatibilités. L’honorable M. de Rémusat, en reproduisant sa proposition, s’est rendu l’interprète du vœu public.

Le ministère demandait un vote de confiance. La question était nettement posée. Elle a fourni à M. Billault l’occasion d’un nouveau succès parlementaire. L’habile orateur n’a jamais été plus incisif, plus pressant, et à la fois plus contenu. Sa modération a captivé les centres. Il faut le reconnaître, le talent et la situation de M. Billault grandissent tous les jours, grace aux fautes de ce cabinet dont il s’est fait si résolument l’adversaire, et qu’il poursuit sans relâche depuis quatre ans. Le ministère du 29 octobre a beaucoup fait pour la fortune parlementaire de M. Billault ; l’honorable député serait bien ingrat, s’il ne conservait pas à M. Guizot quelque reconnaissance.

M. Guizot, dans cette discussion des fonds secrets, a déployé toutes ses ressources oratoires ; il a montré surtout une verve d’expression et une aisance d’esprit qui ne sont pas le caractère habituel de son talent. Pourquoi faut-il que des facultés si rares soient dépensées au service d’une cause perdue ? pourquoi faut-il aussi que ces grands dehors d’éloquence couvrent au fond des raisons si petites et des sophismes si dangereux ? M. Guizot repousse les ministères de conciliation ; il veut que la chambre comme le pays soient tranchés en deux partis inconciliables, systématiquement opposés l’un à l’autre. M. Guizot repousse les transactions politiques, il n’admet que les transactions individuelles. Peut-on méconnaître à ce point l’esprit de notre époque et les conditions du gouvernement représentatif ? Pas de transactions ! mais quel est le pouvoir sérieux qui refuse aujourd’hui de transiger, et qui ne fasse des concessions dans l’intérêt même de la cause qui lui est confiée ? Sans parler des gouvernemens libres, voyez les gouvernemens absolus, voyez les états du nord de l’Europe. En Suède, en Danemark, en Prusse, dans les états d’Allemagne, le pouvoir transige. Il modifie son principe, il atténue ce qu’il a d’exclusif et de rigoureux, il obéit à l’esprit du temps. Pas de conciliation, dites-vous, pas de transactions ! mais quand cela serait possible ailleurs, ce serait impossible en France. Que faisons-nous depuis 89, en philosophie, en industrie, en politique, si ce n’est un travail de rapprochement et de fusion entre des principes longtemps ennemis, long-temps en guerre ? En politique, nous cherchons à concilier la liberté et l’ordre, la discussion et le pouvoir, les droits de l’individu et ceux de la société ; nous voulons la paix, mais une paix suffisamment digne et glorieuse. Partout nous voulons cimenter l’alliance entre des intérêts qui semblent se repousser les uns les autres, et qu’un gouvernement habile doit savoir rapprocher et confondre dans une satisfaction commune. Telle est l’œuvre de notre époque. Nous admettons partout les idées de conciliation, nous repoussons partout les théories exclusives ; ce sont elles qui ont fait le malheur du genre humain. Et l’on vient nous dire aujourd’hui : Point de transactions ! point de partis intermédiaires ! autant vaudrait dire que la justice, la modération et le bon sens doivent être bannis du parlement.

M. le ministre des affaires étrangères a oublié ce qu’il disait en 1827. À cette époque aussi, il y avait en France un parti qui repoussait les opinions mixtes, et qui voulait que la chambre fût divisée en deux camps séparés par un abîme. On sait quel a été le triomphe de ce parti, et ce qu’il en a conté à la restauration pour avoir suivi ses conseils. M. Guizot était alors le partisan des opinions intermédiaires. Il voulait qu’on transigeât ; il voulait que le gouvernement élargît sa base au lieu de la rétrécir. Il donnait à la restauration de sages avertissemens. Le langage qu’il tenait alors, les conservateurs dissidens le tiennent aujourd’hui. Non, il ne faut pas repousser l’esprit de transaction. Il ne faut pas considérer la chambre comme divisée en deux camps, où flottent deux drapeaux ennemis dont les couleurs ne doivent jamais se confondre. Il ne faut pas dire : Ici tout est vérité, là tout est mensonge ; ici tout est juste, là tout est contraire à l’équité et au bon sens. Un pareil langage ne serait ni vrai ni politique. Il ne faut pas laisser supposer que le dévouement à la constitution, à la monarchie de juillet, aux grands principes du gouvernement des quinze années, soit l’apanage exclusif d’une partie de la chambre. Ce serait affaiblir la cause qu’on veut soutenir, et ce serait calomnier l’opposition. L’esprit révolutionnaire ne forme qu’une très petite minorité dans le parlement. Le ministère le sait mieux que personne, puisqu’il trouve aujourd’hui l’appoint de sa majorité dans les partis extrêmes. Au temps où nous vivons, il ne faut pas proscrire les opinions intermédiaires. Il ne faut pas vouloir que le fanatisme, la passion, la haine, remplacent de part et d’autre la modération et la justice. Quand on est le ministre d’un gouvernement constitutionnel, œuvre du temps et des révolutions ; quand on se prétend l’organe du parti conservateur, on ne se déclare pas l’ennemi des transactions politiques, car le gouvernement constitutionnel et le parti conservateur admettent naturellement ces transactions, pourvu qu’elles soient honorables et dignes. Nous en avons eu plus d’un exemple depuis 1830, sans compter l’amnistie, que M. Guizot a combattue. Enfin, quand on veut la dignité du pouvoir, on ne doit pas préférer aux transactions politiques les transactions individuelles, car les premières se font au grand jour et honorent le gouvernement qui a le bon esprit de les faire à propos, tandis que les secondes se passent dans le secret et discréditent le pouvoir, en faisant suspecter les moyens qu’il emploie pour subjuguer les consciences.

Du reste, il est bon de le faire remarquer, cette profession de foi sur les transactions politiques était, de la part de M. Guizot, un hors-d’œuvre dans la discussion des fonds secrets. Personne, en effet, ne parle en ce moment de transactions. De quoi s’agit-il entre l’opposition et le ministère ? S’agit-il d’une question de principes, d’un changement à faire dans la constitution ou dans la politique fondamentale des quinze années ? Non ; il s’agit seulement d’une question de conduite. Au dehors, le ministère a été imprévoyant et faible ; il a mis la France dans une fausse situation vis-à-vis de l’Angleterre. Au dedans, il manque de décision et compromet le pouvoir. Ainsi que le déclare l’honorable M. Hervé dans la lettre qu’il vient d’écrire à ses électeurs, le ministère, depuis quatre ans, n’a montré dans sa politique intérieure aucun esprit de suite et d’unité ; il n’a eu que des velléités stériles ; il a subi l’influence au lieu de la donner. Il n’a eu qu’une volonté, celle de garder le pouvoir. Voilà les reproches adressés au cabinet par une minorité de 205 voix, compacte et résolue. Que veut cette minorité ? Substituer la fermeté et la prudence à l’indécision et à la faiblesse, voilà tout ; et, pour faciliter la tâche d’une administration nouvelle, l’opposition modérée lui offre son concours sans lui imposer d’autre loi que de réparer par une conduite habile les fautes commises par le cabinet. Tel est en réalité le vœu de l’opposition. Ainsi donc, lorsque M. le ministre des affaires étrangères dénonce de prétendus projets de transaction, lorsqu’il déclare que la politique fondamentale est en péril, ce sont là des expédiens de tribune destinés à effrayer le parti conservateur et à serrer ses rangs autour du cabinet. La vérité est que personne ne songe à menacer la politique fondamentale. La seule politique en péril est celle du droit de visite, de l’Océanie, de l’indemnité Pritchard. Est-ce donc là la politique sur laquelle il ne faut pas transiger ?

C’est la tactique du cabinet de faire supposer que le parti ministériel suivrait tout entier les ministres du 29 octobre dans leur retraite, et que leurs successeurs ne pourraient gouverner sans l’appui de toutes les oppositions réunies. Le ministère veut nous faire croire, ainsi que l’a dit M. Barrot, que nous avons devant nous le dernier homme et le dernier mot du parti conservateur. Cette prétention ne mérite pas un examen sérieux. Il est évident pour tous les gens de bonne foi qu’une administration nouvelle, formée dans un esprit de conciliation, trouverait dans les deux centres les élémens d’une majorité puissante. Il est évident que le ministère n’entraînerait avec lui qu’un très petit nombre d’adeptes, dont l’opposition violente aurait pour effet de fortifier le cabinet nouveau en perpétuant à côté de lui le souvenir et comme l’image d’une politique condamnée par l’opinion ; rapprochement heureux qui le ferait valoir par le contraste. M. Guizot a donc produit fort peu d’effet sur les centres quand il leur a dit que le ministère du 29 octobre, s’il succombait, ferait place à un pouvoir protégé, humilié, forcé chaque jour de mendier son pain. Ces paroles blessantes, dirigées contre un homme que l’opinion désigne pour réparer les fautes de M. Guizot, ont paru l’expression de la colère et du dépit : il eût été plus courageux d’ailleurs de les prononcer au Luxembourg. Dans tous les cas, l’accusation est étrange : M. Guizot déclare que M. Molé, s’il venait au pouvoir, subirait le joug d’un patronage humiliant. Or, que fait aujourd’hui M. Guizot ? Qu’a-t-il fait depuis deux mois ? qu’a-t-il fait depuis quatre ans ? Vit-on jamais un ministère plus protégé, moins fier, ayant moins le droit de l’être, que le ministère du 29 octobre ? En 1839, M. Molé avait huit voix de majorité ; il avait pour lui le prestige d’une défense éclatante qui avait forcé l’admiration de ses adversaires ; il était le chef d’une administration fortement unie, dont M Guizot a su apprécier plus tard les talens et les lumières. Le parti ministériel s’engageait à le soutenir jusqu’au bout. Néanmoins M. Molé a quitté le pouvoir ; il n’a pas voulu conserver une situation qui ne lui laissait pas une liberté suffisante pour gouverner dignement, honorablement. Et voilà l’homme que M. Guizot accuse aujourd’hui de vouloir placer le gouvernement dans une condition humiliante ! M. Guizot, quand il parle de ses adversaires, ne devrait pas s’oublier lui-même. Qui ne sait tous les sacrifices que son amour-propre est capable de faire lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir ou de le garder ? Qui ne se souvient de sa visite à M. Thiers pour le solliciter de former avec lui un cabinet ? Qui ne sait les tentatives inutiles qu’il a faites à plusieurs reprises du côté de M. de Montalivet ? Qui ne se souvient de la coalition et du triste spectacle qu’a donné M. Guizot mendiant l’appui de M. Thiers, de M. Barrot, de M. Berryer, non pas dans l’intérêt du pouvoir, mais dans l’intérêt de son ambition ; abandonnant son drapeau, son parti ; de conservateur se faisant tribun, et soutenant les principes extrêmes avec le zèle d’un nouveau converti. M. Guizot ne veut pas que le pouvoir soit protégé ! De la part d’un ministère qui aurait quarante voix de majorité, cette déclaration se comprendrait ; mais de la part d’un ministère qui accepte l’appui des radicaux et des légitimistes, elle n’a rien de sérieux. M. Guizot, qui ne veut pas que le pouvoir soit protégé, a sans doute la prétention de ne pas l’être lui-même. Sur ce point comme sur le reste, M. le ministre des affaires étrangères serait encore en défaut. Tout le monde sait en effet que M. Guizot personnellement ne réunit pas vingt voix dans la chambre ; le parti ministériel ne lui appartient pas ; ses sympathies sont à M. Duchâtel, plus habile que M. Guizot dans l’art de se concilier les hommes et de discipliner une majorité. Ainsi donc, M. Guizot, qui fait aux candidats du pouvoir une situation si dure, ne remplit pas lui-même les conditions qu’il impose. Le pouvoir est humilié doublement dans sa personne, d’abord parce qu’il fait partie d’un ministère protégé, ensuite parce qu’il est protégé lui-même dans ce ministère.

Dès le lendemain de la discussion des fonds secrets, il a été facile de reconnaître que la situation du ministère était toujours la même. Les questions d’affaires ont remplacé les questions politiques, et la discussion des affaires est venue démontrer de nouveau que le cabinet ne peut diriger la chambre. Le projet de loi sur le conseil d’état a été débattu. La matière est importante, mais devant un cabinet qui n’a de système arrêté sur rien, devant une administration qui ose à peine songer au lendemain, devant une chambre inattentive, distraite, qui semble mettre en doute la présence même des ministres sur leurs bancs, comment discuter sérieusement une question pareille ? comment examiner toutes les difficultés qu’elle soulève ? Aussi, la discussion a été tronquée. On a même été au moment de couper court à l’examen des articles et de renvoyer la loi dans les cartons de la chancellerie. La précipitation de la chambre ne l’a pas empêchée néanmoins de repousser l’opinion du gouvernement sur plusieurs points. C’est un résultat auquel il faut maintenant s’habituer. Que la discussion soit approfondie ou non, peu importe ; tout projet de loi présenté par le cabinet ne peut sortir intact du débat. Le projet sur le conseil d’état, modifié par la chambre élective, passera donc de nouveau sous les yeux de la chambre des pairs.

Un incident, qui est venu interrompre dès le début la discussion du projet de loi sur le conseil d’état, a montré, par l’agitation soudaine qu’il a répandue, les véritables préoccupations de la chambre. L’honorable M. Garnier-Pagès a interpellé le gouvernement sur ses intentions à l’égard de l’emprunt que l’Espagne veut négocier sur la place de Paris. Le gouvernement autorisera-t-il cette négociation ? Exposera-t-il les capitaux français aux dangers qu’elle renferme ? Verra-t-on se renouveler les déprédations qui ont été commises de 1823 à 1833 ? C’est une question de probité, de moralité publique. Sans doute, il y a des ménagemens à observer vis-à-vis d’une nation amie ; mais il est impossible que notre gouvernement reste neutre dans cette affaire, et regarde les bras croisés un gouvernement étranger opérer la ruine des spéculateurs français. La discussion, sur la demande de M. Garnier-Pagès, a été ajournée d’un commun accord ; elle sera reprise dès que la question aura été mûrement examinée par le ministère et par la chambre. D’ici là, M. le ministre des finances a pris l’engagement de ne pas permettre que le nouveau fonds fût coté à la bourse de Paris. Cette résolution provisoire, et le débat qui l’a précédée, auront du retentissement à Madrid. On doit présumer que l’initiative de la chambre a surpris le ministère dans cette circonstance et a dérangé ses plans.

Jamais jusqu’ici les chambres n’ont fait un si fréquent usage de leur initiative. Le nombre et l’importance des propositions qui, depuis quelques jours seulement, sont émanées de la puissance parlementaire, ont vraiment quelque chose de remarquable. Rien ne prouve plus clairement la faiblesse du pouvoir. Si les chambres gouvernent, c’est que le ministère abdique entre leurs mains. Ainsi, nous venons de voir M. Garnier-Pagès soulever incidemment une grave question de crédit public et de politique étrangère. Après lui, M. de Saint-Priest est venu annoncer des interpellations sur la conversion des rentes. D’un autre côté, M. Roger (du Loiret) propose de modifier plusieurs articles du code d’instruction criminelle, et sa proposition, que M. le garde des sceaux trouve inopportune, est prise en considération par la chambre. M. Duvergier de Hauranne a proposé de changer le mode de voter ; sa proposition, examinée par une commission, sera prochainement discutée. M. de Rémusat vient de lire sa proposition sur les incompatibilités ; la semaine prochaine, on la discutera. À la chambre des pairs, M. le comte Daru propose un ensemble de mesures destinées à réprimer les abus scandaleux qui se commettent dans les souscriptions de chemins de fer. Cette proposition est admise à l’unanimité. M. le ministre des travaux publics adhère lui-même à la plupart des opinions de l’honorable pair, et, pour excuser son silence sur un objet si important, il déclare qu’un projet de loi sur la matière allait être présenté, et que M. Daru a devancé la pensée da gouvernement. On peut répondre à M. Dumon que la pensée du ministère paraît généralement un peu lente à se former, puisqu’il arrive si fréquemment qu’on prenne les devans sur elle ; mais cela n’a rien d’étonnant. Que peut faire un cabinet dont l’existence est toujours menacée ? Peut-il avoir la confiance et la liberté d’esprit nécessaires pour user de son initiative ? Il voit le mal, mais il n’ose indiquer le remède ; il a peur des chambres, il craint toujours un échec dans la discussion.

Aux embarras qui surgissent de ces propositions, viennent se joindre d’autres difficultés. Les débats de l’an dernier sur les chemins de fer vont recommencer. La lutte entre les systèmes va renaître. D’un autre côté, la commission du budget se montre sévère. Les dépenses de la marine excitent particulièrement son attention. Elle s’élève plus fortement que jamais contre les désordres de la comptabilité maritime. Elle critique le mauvais emploi des fonds votés par les chambres, les abus commis dans les ports, les vices des constructions navales. Ce sont là des difficultés administratives ; voici maintenant des difficultés politiques. Le projet de loi sur le régime des colonies ’a fait au cabinet une situation fausse vis-à-vis de la chambre des pairs. Une lutte s’est établie entre le gouvernement et la commission. Le gouvernement veut se réserver la faculté de pouvoir changer par ordonnance le régime intérieur des colonies, afin d’obtenir, au moyen d’une émancipation prochaine, la conclusion des démêlés sur le droit de visite. La commission de la chambre des pairs refuse son concours à cette combinaison, qui expose, dans un intérêt passager, la puissance coloniale de la France. Elle ne veut pas que le cabinet puisse dire à l’Angleterre : J’ai plein pouvoir pour émanciper les colonies françaises ; faisons un arrangement : je vous donne l’émancipation, donnez-moi la révocation des traités de 1831 et 1833. La commission ne veut point partager avec le cabinet la solidarité de ce compromis. On ne sait pas encore si la chambre pensera comme sa commission ; mais on peut prévoir dès à présent que le plan du cabinet rencontrera dans la discussion une vive résistance. A la chambre des députés, les crédits supplémentaires fourniront nécessairement l’occasion d’un grand débat politique. Les dépenses de l’Océanie figurent dans ces crédits ; c’est tout dire. Restent les circonstances imprévues, toujours menaçantes pour un cabinet qui a fait tant de fautes, et dont la base est si fragile. Reste aussi cette affaire de Portendick, dont l’opinion commence à se préoccuper, bien que les détails en soient peu connus. On sait seulement que là encore la France, condamnée par arbitrage, paie aux Anglais une indemnité de 44,000 francs ; avec le ministère du 29 octobre, il est toujours question d’indemnités. Tantôt il paie des indemnités qu’il ne doit pas, tantôt il ne sait pas se faire payer les indemnités qu’on lui doit. L’histoire l’appellera le ministère des indemnités.

Nous ne sommes pas alarmistes ; nous ne voulons pas charger les couleurs de la situation. Nous essayons de la dépeindre telle que nous la voyons, telle que le bon sens public la juge, telle que le ministère lui-même et ses amis l’envisagent quand ils ne parlent pas à la tribune ou dans la presse, et quand leur esprit n’est pas troublé par la mauvaise humeur que leur donnent les dissidens. Nous ne voulons pas rendre le tableau plus sombre qu’il ne l’est en effet ; mais nous ne voulons pas non plus inspirer aux autres une sécurité que nous n’avons pas. Nous cherchons à dire la vérité. Tout le monde comprendra que cette vérité est triste. Il y a deux sortes de gens qui peuvent se réjouir de la situation actuelle. D’abord, ce sont ceux qui spéculent sur les crises du pouvoir et qui l’abaissent à leur niveau pour mieux l’exploiter. Quelle fortune pour eux qu’un ministère dont l’existence dépend d’une dizaine de voix ! En second lieu, s’il y a des gens qui peuvent se réjouir de la situation actuelle ce sont les ennemis même du gouvernement de juillet, car ils ont tout à gagner au discrédit de ce gouvernement. Un ministère qui ne peut vivre ni mourir, un pouvoir condamné à l’immobilité, une chambre où la majorité n’existe pas, des discussions sans fruit, sans résultat ; l’inquiétude des esprits, la suspension de la vie politique et administrative, tout cela est fait pour contenter l’esprit révolutionnaire. Aussi, vous voyez que plusieurs membres des partis extrêmes ont appuyé le ministère dans les fonds secrets. Mais si l’esprit révolutionnaire peut se réjouir, il n’en est pas de même de l’esprit conservateur, qui est en grande majorité dans le pays comme sur les bancs de la chambre. La situation présente est funeste à ses intérêts. Il est urgent pour lui qu’elle ait un terme. Quand le pouvoir perd dans l’opinion, quand il n’agit pas, quand il traîne une existence précaire, quand il est à la merci des intérêts cupides et des passions aveugles, la cause du parti conservateur souffre de cet abaissement. Un pareil état de choses ne peut se prolonger. Le parti ministériel le sent lui-même ; il voit maintenant l’abîme où le ministère l’a conduit ; il voit la faute qu’il a commise en formant la réunion Lemardelay. Il reconnaît enfin qu’il ne peut éviter l’une de ces deux choses : ou la chute prochaine du ministère, ou la dissolution de la chambre au mois d’octobre. Le parti ministériel a dans les mains un moyen sûr d’empêcher la dissolution au mois d’octobre, et de l’ajourner à l’année prochaine. Ce moyen, l’emploiera-t-il ? Les esprits éclairés du centre droit, les ministériels inquiets et ébranlés, suivront-ils l’exemple que vient de leur donner l’honorable M. Hervé ? Que l’on consulte là-dessus le ministère. S’il dit ce qu’il pense, il répondra qu’il n’est sûr de rien.

Tandis que le pouvoir, en France, tremble devant les chambres, n’osant user de son initiative, et réduisant tout l’art de gouverner à rester immobile, on voit en Angleterre un homme d’état qui domine son parti par l’énergie de son caractère et la grandeur de ses vues. Les plans financiers de sir Robert Peel ne sont pas irréprochables. Lord John Russell les a justement attaqués sur plusieurs points : ses critiques ne seront point réfutées ; mais, à part certains détails qui disparaissent dans l’ensemble, il est impossible de ne pas admirer cette conception hardie au moyen de laquelle le ministre anglais change d’un seul coup le système financier de son pays. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette grande innovation, c’est qu’elle est pleine de sagesse et de prudence, en même temps qu’elle porte en apparence ce caractère d’audace qui agit puissamment sur l’imagination britannique. Sir Robert Peel supprime dans les revenus du trésor huit cent treize articles, évalués à plus de 83 millions de francs ; il proclame la liberté commerciale, mais il conserve l’income-tax, évaluée à plus de 85 millions ; il promet de la supprimer dans trois ans, mais il est évident que si les réductions opérées ne font pas rentrer au trésor par le développement de l’industrie et du commerce ce que le trésor abandonne, l’income-tax sera maintenue et prendra un caractère de perpétuité, Ce résultat probable est déjà admis dans la pensée de sir Robert Peel et l’Angleterre l’admet avec lui. Au milieu de l’enthousiasme général, le parti ministériel ose à peine murmurer. Le parti agricole, qui craint de perdre ses droits sur les céréales, étouffe ses plaintes. L’opposition triomphe ; ce sont ses principes, ce sont ses convictions qui viennent d’être proclamés par le pouvoir. Seulement, présentée par sir Robert Peel, la réforme financière et commerciale est assurée du succès ; présentée par l’opposition, elle n’aurait pu vaincre les obstacles que la situation privilégiée du ministre tory, jointe à son habileté et à son ascendant parlementaire, a si heureusement surmontés jusqu’ici.

Les vives polémiques ont recommencé dans la presse de Madrid ; encore quelques jours, et le congrès entamera des discussions bien plus ardentes que celles d’où est sortie la réforme de la constitution. Il ne s’agit plus maintenant de ces belles théories sociales que les orateurs espagnols ont, à qui mieux mieux, développées à leur tribune ; on fait même trêve, nous sommes heureux de le constater, aux petites querelles de personnes. Le débat n’est plus si haut, ni si bas ; cependant, pour avoir changé de terrain, il n’en est pas moins irritant. On le comprendra sans peine, si l’on songe que tous les intérêts matériels de la Péninsule et un très grand nombre d’intérêts particuliers s’y trouvent engagés. Le congrès est enfin sur le point de discuter ce fameux budget général de M. Mon, dont nous avons déjà fait connaître les détails ; mais avant qu’il se prononce sur l’œuvre complète de M. Mon, c’est une partie de cette œuvre, un seul acte du ministre des finances, ou plutôt du cabinet tout entier, qui essuiera la plus rude épreuve : nous voulons parler de la restitution des biens du clergé non vendus, que M. Mon a déjà proposée aux cortès. Le cabinet de Madrid a cédé à de très hautes sollicitations, contre lesquelles il avait jusqu’ici lutté si énergiquement, qu’on ne pouvait guère s’attendre à ce qu’il se départît de ses premières résolutions. Le gouvernement espagnol a fait là une concession extrêmement périlleuse ; de quelque façon qu’il s’y prenne, il lui sera impossible de ne point se heurter à un écueil. Cela est si évident, qu’en vérité nous ne concevons pas que M. Mon et ses collègues se soient aventurés dans cette sorte d’impasse où, grace à eux, vont se choquer les plus ardentes passions et les plus opiniâtres intérêts, les passions religieuses et les intérêts créés par la révolution. Il s’en faudra de beaucoup que le revenu des biens non vendus constitue au clergé une dotation convenable ; c’est à peine s’il pourra suffire à un tiers de ses besoins. Comment subvenir aux deux tiers restans ? Le clergé aura-t-il, comme toute autre classe de fonctionnaires, outre sa dotation indépendante, un chapitre particulier dans le budget du royaume ? Nous doutons fort que les plus fougueux défenseurs des intérêts matériels du clergé, M. de Viluma et ses amis, consentent jamais à ce que le problème soit ainsi tranché ; telle est précisément la question sur laquelle s’est élevée au congrès cette altercation violente qui a décidé M. de Viluma à donner sa démission. Pour mettre le clergé en état de compléter sa constitution civile, lui accordera-t-on la faculté d’acquérir ? Ce serait tout simplement rétablir, avec ses intolérables abus, avec ses conséquences les plus désastreuses, ce principe de la main-morte, que l’ancien régime avait entraîné dans sa chute. Ira-t-on plus loin encore ? Essaiera-t-on de remettre le clergé en possession des biens déjà vendus ? Ici, on rencontre de tels obstacles, que tout cabinet, quel qu’il soit, ne peut manquer de s’y briser, pour peu qu’il entreprenne de les vaincre. Dans tous les partis, dans tous les rangs, dans les chambres, dans la magistrature, partout enfin en Espagne, vous trouvez des acquéreurs de biens nationaux tout-à-fait déterminés à combattre la réaction. L’un d’eux, le jour même où M. Mon a lu au congrès le projet de loi qui rend au clergé les biens non vendus, est monté à la tribune pour porter au gouvernement le défi d’achever son œuvre en restituant les domaines aliénés. Ce député, le frère du ministre des finances dans le cabinet Gonzalez-Bravo, a nettement déclaré qu’une guerre civile, à laquelle il n’hésiterait pas à prendre part, non plus que ses amis, éclaterait du moment où l’on essaierait de porter le moins du monde atteinte aux droits acquis. Le cabinet a eu beau répondre, par l’organe même de son président, que ces droits n’étaient pas menacés ; il n’est point parvenu à dissiper les inquiétudes que le dernier acte du ministère a soulevées dans Madrid et dans tout le pays. Rien de plus grave, à notre avis, que cette protestation des acquéreurs de biens nationaux, au moment surtout où dans le royaume se reproduisent les bruits de conspiration. Il ne faut point s’exagérer l’importance de la conjuration militaire qu’on vient de découvrir à Vittoria ; il y a là, cependant, pour le gouvernement de Madrid un sujet de réflexions très sérieuses : dans un pays où l’on est encore si prompt à conspirer, est-il bien prudent, bien opportun de soulever une question qui infailliblement doit rendre plus vives que jamais les divisions des partis.




Comme nous l’avions prévu, la question des jésuites a produit une révolution dans le canton de Vaud. Il y a dans cette révolution trois choses qu’il faut bien comprendre, si on veut en apprécier toute l’importance et le véritable caractère. D’abord, ce n’est point une simple révolution gouvernementale, un changement de personnes, quoique, dans le moment même et au gré de ses principaux meneurs, elle puisse bien n’aboutir qu’à ce résultat. C’est la révolution d’un canton dont les mouvemens intérieurs ont toujours eu une grande influence sur les affaires générales de la Suisse, de celui par lequel a commencé le renversement de l’ancienne confédération en 1798 et de l’œuvre de la restauration en 1830. Aussi, la révolution actuelle du canton de Vaud a-t-elle eu sur-le-champ le plus grand retentissement en Suisse et au dehors. Après cela, ce qu’il ne faut pas non plus y méconnaître, c’est que le peuple l’a réellement voulue, non pas sans doute telle précisément qu’elle s’est faite, mais enfin il a bien entendu se montrer, commander, agir en maître. Le peuple est maître ; c’est non-seulement ce qu’il a pensé en venant à Lausanne, c’est ce qu’il a dit textuellement et de mille autres façons. Il était exaspéré contre les jésuites : pour les chefs, comme le disait naïvement un paysan vaudois, les jésuites n’étaient sans doute que le fil qui enveloppait le fond du peloton ; mais ce fil, le peuple l’a suivi de bonne foi, sans trop savoir où il le conduisait, il est vrai, et maintenant c’est le peuple qui mène. Où ? il ne le sait. Les élections qui doivent reconstituer un gouvernement viennent de commencer : depuis deux jours, il n’en est pas sorti encore un seul des anciens députés qui avaient voté avec le précédent gouvernement contre l’expulsion des jésuites. Ceci, et la défection des milices signataires des pétitions achève bien de démontrer que l’ancien conseil d’état ne pouvait que conseiller la sagesse et n’avait nul moyen matériel de la faire triompher. Telle est, d’ailleurs, la loi des démocraties. Des gens bien informés assurent en outre que, le corps représentatif eût-il voté l’expulsion des jésuites, une grande assemblée populaire n’en aurait pas moins été convoquée pour exiger la démission de la majorité du conseil d’état. En Suisse, le peuple est roi, et de temps en temps il se lève pour chasser la canne à la main ses ministres. Enfin, trait non moins essentiel, cette révolution a aussi une portée morale : elle attaque, elle ébranle tous les progrès que le canton de Vaud avait faits depuis quinze ans. Ici encore, pourtant, c’est le peuple qui, l’a voulu. Quelques-uns de ces progrès lui pesaient, et, l’occasion venue, il s’en est pris aux hommes qui, obéissant à l’esprit du siècle, avaient voulu les lui donner, croyant qu’il y consentait, et s’étaient acquittés de cette tâche honorable avec plus ou moins d’habileté. Essayons d’entrer dans quelques détails, sur ce dernier point particulièrement : cela en vaut bien la peine, car c’est dans les petits états que l’on voit le plus vite et le plus à nu les vices ou les points faibles des théories et des situations politiques.

Dans la nuit orageuse où l’histoire s’accomplit, les révolutions sont une vive lumière. Elles montrent l’état vrai d’un peuple en politique et en morale ; elles sont le jugement du passé, la leçon de l’avenir, la plus grande et la plus fatale étude que la société puisse faire pour se connaître elle-même. Que faut-il dire en effet, et que faut-il penser lorsqu’une nation, se reniant elle-même dans tout ce que son développement eut d’élevé, de généreux, s’en vient un matin chasser et briser tout ce qui avait grandi au-dessus du niveau populaire, dans l’intérêt même et pour la gloire de tous ? Telle est pourtant la crise que subit le canton de Vaud. Gouvernement libéral, respect de la constitution et des lois, ascendant de la classe éclairée, indépendance cantonale, politique modérée et influente au sein de la confédération, le flot révolutionnaire a tout emporté. Le radicalisme règne et triomphe. Il a déjà mis partout son esprit à la fois niveleur et arbitraire. La légalité s’en est allée, la liberté subsistera-t-elle ? Si l’on voulait donner un nom à l’état de choses actuel dans le canton de Vaud, il faudrait reconnaître qu’il est, au fond, sous le régime du bon plaisir de la foule.

Grace aux qualités privées du caractère national, ce bon plaisir n’est ni féroce, ni pillard ; c’est ce dont se vantent les meneurs comme d’une gloire civique, et comme si ce n’était pas assez, en fait d’immoralité, que la subversion complète de tous les principes d’ordre et de subordination. Malgré la diffusion de mauvaises doctrines, une monarchie peut subsister ; mais une démocratie où les masses ne connaissent plus que leur droit aveugle, sans garantie pour personne, cette démocratie est attaquée moralement dans le principe même de sa vie. Si bientôt l’esprit public ne se retrempe à des sources plus vraies et plus saines, un tel mal est plus grand que le règne passager des hommes violens, plus grand que l’inertie des honnêtes gens dans le péril, plus grand même que celui d’une chute politique qui met le canton de Vaud si fort au-dessous du rang que lui assignaient l’intégrité de ses magistrats, le nombre et la distinction de ses établissemens publics, l’activité intellectuelle et le patriotisme éclairé de ses citoyens.

En réalité, deux sociétés très différentes se trouvaient superposées l’une à l’autre dans ce beau pays : l’une, le peuple, était heureuse, mais défiante, ignorante par entêtement, malgré tous les efforts de l’autre ; celle-ci, la classe des travailleurs intellectuels, se composait de tout ce qui sait et réfléchit. Dans cette seconde société se trouvaient le gouvernement, l’instruction publique, les ministres du culte, toutes les nuances de partis qu’on désigne par les mots de conservateurs, de doctrinaires, de libéraux. Elle avait d’autant mieux le droit de compter sur la confiance du pays, qu’elle faisait tout pour lui et par lui, qu’elle le représentait fidèlement en tout ce qu’il y a de bon et d’élevé, qu’elle soutenait ses intérêts au dedans et au dehors. Même elle avait fini par croire si bien au succès de son œuvre civilisatrice, qu’il a fallu toute la brutalité de la dernière révolution pour lui montrer qu’elle s’était trompée.

On ne peut pas grandir moralement un peuple malgré lui. Il y a des momens où les germes de bien semés dans une nation sont trop faibles contre l’effort des passions déchaînées. Exploitant l’instinct aveugle des masses contre les jésuites, les radicaux se sont glissés entre les deux sociétés, pour persuader à l’une que l’autre la trahissait. Ils ont réussi ; la défiance est partout. La classe éclairée se dit avec amertume : C’est donc à cela qu’ont abouti nos efforts ! A quoi servent le dévouement et la probité ? De son côté, le peuple voulait empêcher une guerre fratricide ; il n’a ni sécurité ni espoir à offrir à qui ne veut pas flatter l’enivrement de ses volontés. Il résulte de cette séparation de la partie intelligente de la nation d’avec celle qui tient maintenant le pouvoir un malaise profond, une oppression générale pour la première, outre la douleur et la honte des faits accomplis. Aussi, tout ce qui peut émigrer part, les jeunes gens surtout, les officiers, qui seraient probablement appelés à servir dans cette guerre civile qu’on rend inévitable. Le gouvernement provisoire, sans même attendre les conseils régulièrement élus qui auraient pu lui demander plus justement la coopération volontaire des citoyens dans un nouvel état de choses, le gouvernement provisoire a exigé de tous les fonctionnaires une adhésion à ce qui s’était passé, faisant ainsi violence à la confiance de tous ceux qui ont cru ne pas devoir quitter les affaires publiques dans un moment critique, tout en désapprouvant la révolution. Ce fait n’est qu’un symptôme, avec bien d’autres, qui indique le peu de souci du parti triomphant pour la véritable liberté ; mais que lui importe ? il a réussi. Le peuple croit en lui : il y croira jusqu’à ce que l’expérience soit faite. Il ne reste plus qu’à souhaiter que l’expérience ne soit ni trop longue ni trop dure.

Berne a donc atteint son but et reconquis son ancienne province. Genève, quoique attaqué par les mêmes moyens, a jusqu’ici résisté. Pourra-t-il résister jusqu’au bout de la crise actuelle, et ne devra-t-il pas, comme appoint nécessaire à la majorité en diète, faire volontairement son sacrifice ? Ce serait sans doute immoler l’avenir au présent ; mais il est des situations où tout semble permis pour conserver la paix.

Maintenant, les résultats ne peuvent tarder à se montrer, soit en Suisse, où la loi du plus fort s’établit ainsi au-dessus de la justice, où les grands cantons vont opprimer les petits leurs aînés, soit à l’intérieur du canton de Vaud, où un grand conseil, sorti de la révolution, va réviser toutes les lois et même la constitution qui leur sert de base. Aucune conjecture n’est possible. Les corps-francs, la diète, les cantons armés, tout cela est en présence. Dieu veuille pour la Suisse qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à l’intervention étrangère !




Le Théâtre-Français a donné mardi dernier une comédie nouvelle. Le Gendre d’un Millionnaire est une comédie en cinq actes, en prose, où figurent des gens de notre connaissance. Un homme d’affaires enrichi, et qui est fier de sa fortune comme un Rohan de ses armoiries ; un pauvre jeune homme ambitieux, qui n’a rien et aspire à tout ; une jeune fille, — la fille du riche parvenu, — étourdie et vaniteuse, qui, se croyant à la veille d’épouser un vicomte, s’écrie : que vont dire mes amies de pension ? une autre jeune fille, simple, modeste et qui a du cœur, — il y en a encore, — et de plus, un brave garçon, l’honnêteté même, sans prétention aucune et qui a une bonne étoile, voilà le personnel au complet de la nouvelle comédie, et certes ce sont là des personnages, y compris le dernier, que nous avons rencontrés d’autres fois, et qui, à coup sûr même, étaient dans la salle le jour de la représentation. Qu’on ne crie pas d’abord à la vulgarité ! car il serait facile de riposter par de grands exemples. Si le poète dramatique prend des personnages connus pour les jeter dans une action qui ne l’est pas, et leur faire, parler une langue naturelle et originale ; s’il trouve le moyen de nous amuser beaucoup sur les planches avec des gens qui nous ennuieraient beaucoup ailleurs, faut-il se plaindre ? Non, même quand on n’exécuterait que la moitié du programme, car si en ce moment nous étions si difficiles en matière de comédie, il faudrait se contenter du vieux répertoire, ou éteindre la rampe et mettre la clé sous la porte.

La pièce jouée l’autre soir roule sur une idée assez originale. L’homme enrichi, qui ne veut se dessaisir ni de sa fille, ni de son argent, a calculé tous les inconvéniens qu’il y aurait pour lui à marier sa fille à quelqu’un qui aurait le droit d’être exigeant : or, quiconque est riche, quiconque a un beau nom, s’arroge ce droit-là. M. Thomassin en conclut qu’il doit donner sa fille à un homme qui, n’ayant rien, n’exigera rien, et sera entièrement à sa merci ; il offre donc à M. Duvernay, son clerc, la main de Mlle Adolphine. Duvernay, jeune et ambitieux, accepte cette proposition inespérée, quoiqu’il eût un autre amour dans le cœur, et Adolphine ne refuse pas, quoiqu’elle eût préféré certain vicomte, mais elle est si pressée d’avoir une calèche et d’aller se montrer au bois ! Le mariage est conclu, et c’est là réellement que commence la pièce, avec les tribulations d’un mari qui n’a rien apporté dans la communauté, si ce n’est un noble cœur, et dont le beau-père est millionnaire et la femme coquette. Cette situation était féconde en scènes comiques d’un effet neuf. Les auteurs de la comédie nouvelle n’en ont pas tiré tout le parti possible ; ils ont tourné trop court pour arriver au larmoyant. Puisque leur comédie se rapproche surtout du genre de Picard, il fallait que le Picard (le bon Picard, s’entend) se montrât davantage ici. Dans le Gendre d’un Millionnaire, le comique est plutôt dans les mots que dans les scènes. Il est vrai que, s’il y avait eu plus de gaieté dans les premiers actes, elle n’aurait pu s’exercer qu’aux dépens de la dignité du mari, et qu’alors il eût été assez difficile d’amener le cinquième acte, qui est touchant. Ce qu’on aime surtout dans ce dénouement, c’est de voir la jeune femme, légère et dédaigneuse du premier acte, que la noblesse de son mari touche au cœur, et qui, après l’avoir dédaigné sans le comprendre, commence à le comprendre, parce qu’elle finit par l’aimer. Quant au beau-père, qui abdique entre les mains de son gendre et de sa fille, il paraît moins vraisemblable. Si quelqu’un est incorrigible, c’est un parvenu avare et entêté.

A la première représentation, le Gendre d’un Millionnaire n’a pas été bien écouté par tout le monde ; il était évident que plus d’un avait apporté en entrant une sorte de mauvaise humeur, puisqu’elle s’est manifestée trop tôt, et sans attendre le motif. Le second jour, mieux écoutée, la pièce a été applaudie franchement : il faut ajouter que quelques coupures avaient été faites à propos ; des mots assez heureux ont été mieux compris. Les acteurs ont bien rempli leur rôle. Mme Volnys a eu dix sept ans dans le Gendre d’un Millionnaire, comme elle avait su en avoir quarante dans la pièce de M. d’Onquaire. — Nous ne parlerons pas du style, on sait trop que nous avons perdu le secret du style comique. Qui donc retrouvera le diamant ?


— A mesure que les progrès de la civilisation et les découvertes scientifiques donnent à l’Europe une influence plus marquée sur les autres parties du globe, il lui importe davantage de bien connaître les peuples éloignés, les nations anciennes qui, brillantes autrefois, s’éteignent aujourd’hui dans l’Ambre ; si elles meurent et s’effacent, ce doit être au profit de quelque autre. Quant à la France, pour peu qu’elle n’ait pas renoncé à continuer en Asie un rôle assez glorieux et long-temps soutenu, il ne doit pas lui être indifférent de savoir ce qui s’est passé depuis vingt-cinq ans en Perse, dans les provinces orientales de la Turquie, sur les bords de l’Euphrate et dans l’Inde. Elle entretient avec ces contrées des relations si peu suivies, qu’elle n’est guère instruite de leur situation politique et commerciale que par des documens étrangers qu’elle peut contrôler au moins sans en contester la valeur. Depuis Constantinople jusqu’à Calcutta (et désormais on peut dire jusqu’à Péking), à travers la Syrie et l’Égypte, le golfe Persique et la mer Rouge, combien d’intrigues se sont fait jour, que nous ignorons complètement, ou sur lesquelles nous sommes peu éclairés ! Tandis que les affaires européennes nous préoccupent d’une façon presque exclusive, deux nations puissantes se disputent la possession de l’Asie, luttant à qui dictera ses lois dans ces grands empires affaiblis. D’une part, une armée anglaise s’avance vers Caboul, vers Hérat ; le pavillon britannique flotte sur les murs d’Aden ; une flottille anglaise fait voile vers le littoral de la Perse ; les agens de la compagnie usurpent une autorité toute-puissante à Bagdad et à Bassora ; la côte d’Arabie, maintenue en respect, réprime ses corsaires, et se lie étroitement avec la présidence de Bombay ; de l’autre, une expédition russe tente d’avancer jusqu’à Khiva ; ses agens mystérieux vont et viennent, se glissent çà et là sous des motifs divers, épient les manœuvres d’une politique envahissante, instruisent le cabinet de Saint-Pétersbourg des projets de l’Angleterre et inquiètent la nation qui ne règne que par le prestige de son audace sur des populations sans énergie. Au sein même de l’Inde, des symptômes de mécontentement se manifestent ; des radjas dépossédés quittent brusquement leurs palais pour aller en exil ; une race royale disparaît du sol de l’Asie. Des traités de plus en plus onéreux enlèvent aux princes qui règnent encore jusqu’à l’ombre de l’indépendance. Ici la diplomatie, là la force des armes, triomphent d’un peuple rebelle au joug ; peu à peu une même domination s’étend sur une immense contrée partagée jadis entre tant d’états distincts. Les royaumes environnans, s’ils ne s’inclinera pas devant le vainqueur, apprennent bientôt ce que pèse sa vengeance ; les limites du colossal empire sont chaque jour reculées ; à mesure qu’il s’accroît, il projette autour de lui une ombre fatale qui fait périr les peuples voisins. L’Europe elle-même, dans son étonnement, s’habitue à accepter des faits accomplis, sans presque en apprécier les résultats ; trop portée à ne prendre intérêt qu’à ce qui la touche plus immédiatement, la France ne recherche guère les causes souvent étranges qui font tomber entre les mains de la compagnie des Indes un territoire grand comme celui de la Prusse ou de l’Espagne.

C’est qu’il est très difficile pour nous de pénétrer les secrets de cette politique dont le centre est à Calcutta et qui rayonne aux extrémités de l’Asie, de juger ses actes, de deviner ses tendances. Cette connaissance, on pourrait dire cette révélation, on ne doit l’attendre que de ceux qui ont vécu long-temps sur les lieux, qui ont habité les pays où s’exerce une influence mal aisée à saisir dans son ensemble. Il y a des peuples fort peu communicatifs, sépares de nous par des différences si grandes de mœurs et de langage, si habitués à l’oppression, et par suite si défians, qu’il n’est pas donné à tous les voyageurs d’entrer en relations avec eux. Les peuples orientaux sont de ce nombre ; celui-là seul a le droit de prétendre à les faire connaître qui a résidé long-temps parmi eux, qui s’est servi de leur propre langue pour s’entretenir avec eux, qui est intervenu dans leurs affaires politiques et privées.

Familiarisé de longue main avec les nations orientales, chez lesquelles il a vécu en qualité de voyageur et de consul, M. Fontanier est donc en mesure d’éclairer le public sur tout ce qui touche l’Inde dans ses rapports avec les pays environnans et dans son organisation intérieure. Après avoir parcouru la Perse et l’orient de la Turquie à des époques diverses qui embrassent une période de vingt années, il a pu étudier la double politique qui agit dans ces provinces. La suivre pas à pas, la surprendre dans son développement, la démêler à travers le voile sous lequel elle se cache, tel a été le sujet des deux premières parties de son voyage[1] ; le troisième volume est destiné à compléter ce tableau, auquel s’ajouteront encore le récit et l’appréciation des évènemens qui ont poussé les flottes anglaises vers les côtes du céleste empire.


Sous le titre de Charles Ier, sa cour, son peuple et son parlement[2], M. Philarète Chasles vient de donner une série d’études, à la fois piquantes et profondes, sur la révolution d’Angleterre. Laissant de côté la suite régulière des faits, l’enchaînement logique des évènemens, qui avaient été exposés dans le bel et sévère ouvrage de M. Guizot, M. Chasles s’est appliqué aux mœurs, aux caractères, aux curiosités biographiques, aux mille particularités inconnues de la vie d’alors, lesquelles expliquent très souvent les petites causes des grands évènemens. On a là l’intérieur, pour ainsi dire, de la révolution anglaise : c’est le procédé des peintres flamands appliqué à l’histoire. Ce mélange habile d’aventures et de traits de mœurs, d’anecdotes et de portraits, ne fait pas disparate et s’enchaîne à merveille sous la plume experte et brillante de l’écrivain. En France, cette histoire intime de la révolution anglaise était tout-à-fait inconnue : M. Philarète Chasles l’a curieusement recherchée dans tous les vieux monumens des annales britanniques, qui lui sont si familiers. La mosaïque qu’il a ainsi reconstruite avec amour forme un tableau qui, quoiqu’il soit très amusant, est profondément instructif. Le piquant ici n’ôte rien au sérieux de l’entreprise : on ne serait pas tenté de rire en apprenant des détails inconnus sur les amours de Danton ou sur les habitudes de Robespierre ! C’est ce genre d’intérêt qu’offre à un haut degré le Charles Ier de M. Chasles. Les récits de la vie publique y étant à chaque instant éclairés par les récits de la vie privée, on se trouve comme rapproché des acteurs et on devient un contemporain. L’ouvrage, exécuté avec luxe, est orné de ces belles gravures de Cattermole, qui ont coûté au célèbre peintre anglais tant de voyages et d’années. Cette illustration est, contre l’habitude, une véritable œuvre d’art, qui est justement célèbre au-delà du détroit, et qui mérite d’obtenir chez nous la même popularité.




  1. Voyage dans l’Inde et le golfe Persique par l’Égypte et la mer Rouge, par V. Fontanier, vice-consul de France à Bassora, seconde partie.
  2. Un volume grand in-8o, chez Janet, 59, rue Saint-Jacques.