Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1866

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Chronique n° 822
14 juillet 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juillet 1866.

Nous n’avions point pris une précaution inutile en déclarant, au moment où les opérations actives commençaient entre la Prusse et l’Autriche, que la guerre imposait silence aux conjectures, et nous livrait aux surprises et aux coups de théâtre. Les coups de théâtre n’ont point manqué depuis quinze jours. Nous en avons eu de militaires et de diplomatiques. Une de ces batailles formidables qui prononcent les arrêts irrévocables de la force sur la destinée des empires a été livrée en Bohême. La bataille de Sadowa a révélé la puissance militaire de la Prusse, et a porté un coup peut-être irréparable à la puissance politique de l’Autriche, Nous avons appris par une découverte soudaine la terrible efficacité du fusil à aiguille; nous avons été instruits surtout de l’unité de pensée et de la vigueur d’action avec lesquelles la politique prussienne est capable d’exécuter ses desseins. Au plus fort de l’émotion excitée chez nous par les péripéties de la guerre de Bohême, nous avons été saisis par une diversion diplomatique étrange qui a violemment emporté dans une autre région les idées et les espérances. On se crut touché par une baguette de magicien quand le Moniteur nous annonça la cession de la Vénétie à l’empereur des Français et la médiation de la France invoquée par l’Autriche. On crut voir là pour la France le couronnement victorieux d’une politique habilement temporisatrice. Nous semblions recueillir le glorieux prix de notre savante et profonde neutralité. La France n’avait pas seulement conservé la paix pour elle-même, elle allait la rendre à l’Italie et à l’Allemagne en terminant la question italienne, en présidant aux arrangemens nouveaux de la vaste agglomération germanique. Avec cette naïveté généreuse du patriotisme qui nous fait volontiers croire à la suprême influence de la France, Paris salua ce changement à vue en se pavoisant et s’illuminant; mais ce n’était point la dernière surprise. La Prusse et l’Italie, par l’énergie de leur résistance, ont brusquement dissipé notre joyeuse illusion. Ces deux états ont invoqué les obligations de leur alliance. Ils ont accepté la médiation française pour la négociation de la paix; mais ils ont soumis la conclusion de l’armistice à l’acceptation par l’Autriche de la condition absolue qu’ils placent parmi les préliminaires de la paix. La Prusse ne veut entendre à aucune suspension d’armes avant que l’Autriche n’ait consenti à son exclusion de la confédération germanique. Au lieu de l’armistice, voilà l’ultimatum que nous avons dû porter à l’Autriche. Nous renonçons en fait à la cession de la Vénétie, puisque nous n’avons pu obtenir l’armistice. Nous laissons à la cour de Vienne le choix entre la paix achetée par la déchéance et la guerre continuée par une résolution de suprême désespoir.

En voyant ces oscillations violentes de la politique et de la guerre, nous nous attachons, quant à nous, avec une anxiété chaque jour plus intense à une pensée exclusive et unique. — Au milieu de ces perturbations, où est l’intérêt de notre patrie, quelle est la conduite que la sollicitude la plus vigilante conseille à la France? — Un trop grand nombre d’écrivains politiques parmi nous négligent, dans la discussion des questions extérieures actuelles, le point de vue dominant des intérêts français. On dirait qu’ils assistent aux événemens comme des spectateurs sans patrie, qui ne sentent point que le drame qui se joue doit retentir sur leur pays, et peut l’appeler violemment parmi les acteurs, — comme des amateurs désintéressés à qui il serait permis de s’abandonner sans précaution aux penchans de leurs sentimens et de leurs fantaisies, La question n’est point cependant pour des Français de battre simplement des mains aux succès de l’Italie, de contempler avec curiosité les entreprises énergiques de la Prusse, ou de s’apitoyer sur les désastres de l’Autriche. Un fait nouveau, un fait énorme s’accomplit sous nos yeux avec une rapidité qui frappe d’une égale stupéfaction ceux qui l’appelaient de leurs vœux et ceux qui le repoussaient de leurs craintes. Une concentration politique et militaire de l’Allemagne est en train de s’opérer. Nous voyons se former une Allemagne que les siècles passés n’ont point connue. Nous sommes au moment le plus décisif et le plus périlleux de cette formation, à l’heure qui doit déterminer le caractère définitif que prendra la nouvelle organisation germanique. Quel changement cette transformation peut-elle produire dans la situation de la France vis-à-vis de l’Allemagne? Quelles précautions, quelle conduite cette révolution conseille-t-elle à la politique de notre pays? — Voilà le point unique sur lequel devraient se concentrer toutes les pensées et toutes les affections françaises. En face d’une telle situation, il y aurait pour nous quelque chose d’inepte, de bas et de servile à s’oublier dans les sensations du spectacle et à disputer entre nous de partialité sentimentale pour l’Italien, le Prussien ou l’Autrichien; il faut se ramasser un instant dans un égoïsme patriotique, il s’agit d’être Français et de n’être que Français. Aussi, au point où les choses en sont venues, faisons-nous bon marché des récriminations qu’on pourrait élever sur la politique qui a laissé se produire et qui a peut-être préparé par des moyens indirects la situation présente; si des fautes ont été commises, et pour notre part nous n’avons pas fait autre chose depuis trois ans que de les signaler d’avance et jour par jour, nous croyons devoir en laisser le jugement à l’histoire, et nous n’en voulons plus mêler l’aigrissant souvenir à la controverse actuelle. Dans une cause où il va des intérêts les plus vitaux de la France, nous renonçons aux critiques stériles; c’est au contraire le concours le plus cordial que nous voudrions donner à un mouvement de politique nationale.

C’est donc l’état de l’Allemagne et le travail qui s’y opère que nous devons prendre avant tout en considération. Nous l’avons déjà dit précédemment, à côté de la question allemande la question italienne est aujourd’hui secondaire et épisodique. La question italienne peut être regardée dès à présent comme résolue et close au point de vue des sympathies françaises, car de toute façon la Vénétie sera réunie à l’Italie, et l’indépendance territoriale de la péninsule sera achevée. Au surplus, toutes les fois que la France a eu des affaires en Allemagne, les affaires italiennes sont devenues secondaires pour elle. L’Italie était le luxe et la fantaisie de notre politique; les périls formidables, les menaces terribles ne nous sont jamais venus de là. Nous y luttions suivant les idées des temps, pour des prétentions héréditaires, pour des influences, pour découper des apanages en faveur des branches cadettes de nos dynasties. Depuis François Ier jusqu’à Napoléon, nos grandes affaires, celles où l’existence nationale a été en jeu et a grandi, ont été avec l’Allemagne. C’est là que nous avons vraiment combattu, nous, les batailles de notre indépendance, que nous avons développé la formation et conquis la configuration de notre territoire. Or la politique de la France envers l’Allemagne n’a point été le produit d’un système : elle est née des circonstances et de la nature des choses; une pratique de trois siècles en a fait une politique en quelque sorte scientifique, c’est-à-dire expérimentale. Ce qui a donné à cette politique son efficacité constante, c’est qu’elle ne prétendait point imposer au corps germanique des conditions arbitraires, c’est qu’au contraire elle était fondée sur la nature même de l’Allemagne. Nous n’avons jamais été, à proprement parler, envers les populations allemandes des conquérans et des dictateurs; l’ennemi que nous combattions en Allemagne fut toujours celui qu’une partie de l’Allemagne regardait elle-même comme son ennemi, celui qui voulait absorber dans son pouvoir toutes les forces germaniques: c’était la maison d’Autriche, la maison impériale. L’esprit de race, les divisions religieuses, la géographie, l’histoire, rendaient l’Allemagne antipathique à l’unité de pouvoir à laquelle aspiraient Charles-Quint et ses successeurs. Il y avait toujours dans les états germaniques des résistances aux tendances unitaires des empereurs de la maison d’Autriche. Pour maintenir son indépendance et sa sécurité, la France n’avait qu’à s’appuyer sur ces résistances, par lesquelles s’exprimait avec une invincible ténacité le libre génie des autonomies germaniques. Aussi les politiques français étaient-ils toujours prêts à soutenir ces efforts d’indépendance, sans s’inquiéter des dissidences religieuses, à une époque où pourtant les questions religieuses exerçaient un si grand empire sur les gouvernemens. Une inspiration pratique, qui était comme une voix secrète de la patrie, était toujours là, avertissant tous nos grands hommes, tous ceux qui ont fait la France, et leur apprenant à soutenir en Allemagne les élémens de résistance au pouvoir unique. Ainsi firent Henri IV, Richelieu et Louis XIV. Ainsi voulut faire Napoléon lui-même, qui compromit leur pensée en l’outrant avec son exagération ordinaire, lorsqu’il plaça l’Autriche et la Prusse en dehors de l’ancien empire et forma avec les petits états la confédération du Rhin. Il s’agit aujourd’hui de savoir s’il faut dire à jamais adieu à cette ancienne politique française; il s’agit de savoir quel sera l’avenir politique de la France en face de la nouvelle Allemagne que le gouvernement prussien entreprend de fonder par la guerre actuelle.

On devait prévoir que ce problème serait inévitablement posé par cette guerre, quelle qu’en pût être l’issue. Lors même que le sort des armes eût favorisé l’Autriche, l’Allemagne eût été placée sous une prépondérance qu’il eût été de l’intérêt de la France de contenir et de neutraliser. La politique autrichienne cependant, avec les complexités qui lui sont inhérentes, avec ses routines conservatrices, avec ses embarras de toute sorte, n’eût pu soumettre l’Allemagne à une centralisation unitaire; on eût facilement maintenu à son encontre le dualisme de la Prusse et les garanties des institutions fédérales. La victoire de la Prusse pose au contraire le problème de la façon la plus nette et la plus redoutable.

Que l’on compare en effet aux prétentions du gouvernement prussien l’état actuel de l’Allemagne. Il est incontestable qu’il y avait dans les élémens autonomiques de la confédération des moyens sérieux de résistance aux prétentions prussiennes. Malgré les fausses idées qu’on avait répandues en Europe sur les forces militaires de l’Autriche, l’armée autrichienne de Bohême présentait un rassemblement d’au moins 250,000 hommes. Les petites armées de Hanovre et de Saxe ont montré, l’une avant sa capitulation, l’autre à la journée même de Sadowa, qu’elles auraient pu apporter un appoint respectable à la résistance commune. L’armée bavaroise, malgré la lenteur de son organisation, prouve à contre-temps qu’elle n’était point indigne d’affronter les Prussiens. Le corps de l’armée fédérale chargé de la défense de Francfort pouvait remplir un rôle respectable dans une action concertée. Enfin, au-dessous de ces apprêts militaires, il régnait manifestement dans les populations de l’Allemagne méridionale un sincère esprit de résistance aux entreprises de la Prusse. L’événement a fait voir que les Allemands, livrés à eux-mêmes, n’ont point su ou n’ont point pu combiner leurs ressources de résistance. En d’autres temps, un Richelieu, un Mazarin, un Louis XIV, un Napoléon, eussent pu tirer un grand parti de semblables élémens pour s’opposer efficacement à une puissance qui eût aspiré à l’hégémonie germanique. A l’heure qu’il est, ce qui reste de ces moyens de résistance est déjà affaibli moralement et matériellement par une série d’insuccès et de défaites. Les partisans de la vieille Allemagne, privés d’encouragemens et de concours extérieurs, n’ont pas su coordonner leurs ressources et concerter leur action commune. L’Autriche paraissait devoir prendre la direction de toutes ces forces partielles : la tâche lui a été rendue impossible par les lenteurs de ses alliés, ou elle a été supérieure au talent de ses hommes politiques et de ses généraux.

Il ne saurait entrer dans notre pensée d’apprécier les fautes de stratégie et de tactique commises dans cette guerre par les généraux autrichiens. Il est possible que même après avoir laissé envahir la Saxe, même après avoir laissé déboucher en Bohême les deux armées prussiennes, même après avoir laissé ces armées opérer leur jonction, le général Benedek eût pu être vainqueur à Sadowa, si dans un moment critique de la journée, avant l’arrivée du prince royal, il eût lancé sur les troupes hésitantes, ébranlées, du prince Frédéric-Charles, la magnifique réserve de cavalerie qu’il n’a point occupée dans la bataille. Ce qui nous frappe, c’est que les causes des revers de l’Autriche ont été des fautes politiques plus encore que des fautes militaires. Ce sont toujours les fatalités de l’esprit d’ancien régime qui perdent l’Autriche ; c’est cet esprit qui avait influé même sur la distribution maladroite des commandemens. Un correspondant du Times a décrit avec une vivacité pittoresque la physionomie de l’armée autrichienne avant les grands combats. A la peinture du quartier-général, au tableau du général Benedek entouré de son tumultueux état-major, on croit voir cette frivolité brillante, mêlée d’étourderie généreuse et de fantasque maladresse qui emporte et perd les armées d’ancien régime commandées par des gentilshommes. La cour de Vienne a d’ailleurs commis la faute politique de compter sur les contingens fédéraux, et, ceux-ci, comme on devait s’y attendre, faisant défaut, d’opposer à l’ennemi des forces inférieures. Du jour où elle prit le parti d’avoir la guerre à la fois avec l’Italie et la Prusse, l’Autriche eût dû ne compter que pour mémoire les contingens fédéraux et faire face partout à la Prusse avec ses propres armées ; il était évident en effet que les premiers coups portés seraient décisifs, et que ce n’était que par la victoire que l’on pouvait gagner et utiliser le concours des confédérés. Il importait aussi, comme l’exemple de la cour de Prusse l’a fait voir, de ne point séparer l’action de la politique de celle de la guerre ; il eût fallu que la chancellerie du cabinet autrichien accompagnât le quartier-général de la grande armée. En somme, ce qui a manqué, ce qui manque à la cause des résistances anti-prussiennes, c’est l’unité, la cohésion, la suite, l’énergie concentrée et soutenue, la solidité en un mot, l’application raisonnée et positive, la décision opportune, qui sont les qualités caractéristiques de l’esprit moderne.

Il faut convenir que, si le gouvernement prussien apporte dans ses prétentions une netteté impérieuse, la guerre a été conduite par lui avec une sûreté et une fermeté d’action rares. Derrière le gouvernement prussien, et quelles que soient les défectuosités constitutionnelles de ce gouvernement, il y a un vrai peuple moderne. On sent bien là une nation fécondée par les travaux intellectuels et par les travaux matériels d’une industrie avancée, assouplie à une savante discipline militaire, et sachant appliquer jusqu’à son armement quelque chose de la précision scientifique. À la façon dont la Prusse a fait la guerre, on voit toute la maturité d’une ambition énergique préparée de longue main, et qui a réduit autant que possible par ses prévisions les chances qui pouvaient lui être contraires. La façon dont la Prusse s’est assuré le succès militaire ne peut manquer de saisir l’imagination des populations allemandes. On attribue au général de Moltke le plan de la campagne que les Prussiens viennent de couronner par la victoire de Sadowa ; quel que soit le mérite du plan, l’exécution en a paru plus remarquable encore ; les généraux, à qui appartient la tactique des combats, ont montré une grande sûreté, et il faut rendre surtout justice à cette armée recrutée de soldats qui savent lire, et dont le plus grand nombre venait à peine de quitter les travaux de la vie civile. L’incontestable prestige qui s’attache maintenant à l’armée prussienne rend plus redoutables les visées de la cour de Berlin. On dit que les conditions que cette cour met à la paix seront modérées ; nous craignons que la modération ne soit que dans la forme et l’apparence. Ainsi on assure que les scrupules légitimistes du roi de Prusse le rendront très coulant sur les questions territoriales. Le roi consentirait, dit-on, à laisser aux chefs des petits états leur souveraineté nominale, il laisserait régner tous les petits princes, il ne contesterait point aux états secondaires l’autonomie administrative ; mais que deviendrait dans la réalité ce respect des souverainetés nominales ? La Prusse, en excluant l’Autriche de la confédération, entend justement éliminer l’influence sur la rivalité de laquelle les petits états étaient habitués à compter pour la protection de leur indépendance. La Prusse veut avoir l’hégémonie diplomatique et militaire de l’Allemagne du nord ; disposant des troupes, ne sera-t-elle pas maîtresse en réalité des populations et des territoires ? Mais, ajoute-t-on, la Bavière aura dans le sud de l’Allemagne une position analogue pour la direction des affaires militaires et diplomatiques : la Bavière et les états du sud formeront-ils un contre-poids sérieux au groupe du nord, dominé par la Prusse ? L’hégémonie prussienne, par sa prépondérance et son prestige, ne fascinera-t-elle point à la longue le groupe du sud ? Il y aura, conclut-on, un parlement fédéral représentant de l’autorité de l’Allemagne collective : connaît-on un moyen d’empêcher que la Prusse ne soit en tout cas assurée de la majorité dans le parlement fédéral? La représentation dans ce parlement sera-t-elle proportionnée par le nombre des députés aux populations des divers états? C’est, dit-on, la prétention de la Prusse, et il est évident que dans ce système la majorité permanente et par conséquent l’omnipotence lui seraient acquises. Réussirait-on, malgré la Prusse, à maintenir un certain équilibre entre les voix attribuées aux divers états? On n’aurait fait que rentrer dans une fiction que la Prusse n’aurait pas de peine à rompre le jour où elle en serait gênée. Il faut donc en prendre son parti. Si par épuisement l’Autriche se résigne à l’exclusion prononcée contre elle, ou si elle est forcée de la subir par de nouveaux revers au bout d’une résistance prolongée, c’en est fait de l’ancienne Allemagne : la France aura pour voisine et concurrente une Allemagne prussienne.

Nous n’avons point la présomption d’indiquer la politique à laquelle la France doit se préparer en présence d’un événement si considérable et si soudain. Il fut un temps où la politique ne mesurait l’équilibre en Europe qu’à la proportion relative existant entre les territoires et les ressources militaires que pouvaient fournir les populations. En ce temps-là, la Prusse n’aurait point obtenu la direction politique et le généralat des armées allemandes, sans que la France eût réclamé une augmentation correspondante de territoire stratégique et de population militaire. A l’hégémonie prussienne on eût répondu par la revendication des frontières du Rhin. Certes ce n’est point nous qui voudrions invoquer le retour de l’étalon rigoureux de l’ancien équilibre. Nous pensions que l’Europe en avait fini avec ces trafics de territoires et d’âmes humaines qui changent arbitrairement les rapports réciproques des forces entre les divers états. Nous étions de ceux qui espéraient que les peuples se donneraient les uns aux autres les garanties les plus efficaces en cherchant le progrès de leurs ressources et l’accroissement légitime de leurs forces dans la pratique des institutions libres. Une Allemagne, par exemple, arrivant à l’union par la liberté, améliorant les conditions de son gouvernement général en demeurant fidèle à son génie fédératif et finissant par constituer en quelque sorte les États-Unis de l’Europe, ne nous eût inspiré aucune crainte. Les peuples qui se gouvernent eux-mêmes ne connaissent point l’inique manie des conquêtes. Mais en présence d’une Allemagne qui serait dominée par un pouvoir dynastique de droit divin appuyé sur des privilèges et des préjugés de noblesse, par un pouvoir accoutumé aux tentations et aux procédés d’une ambition peu scrupuleuse, il nous serait impossible de conserver une égale sérénité. L’arbitrage suprême des rapports entre les états étant, sous de tels régimes, exclusivement livré à la force, notre premier souci devrait être d’aviser aux forces de la France. En de telles situations, les peuples comprennent les services éminens que sont appelés à leur rendre leurs braves soldats. Avant tout, nous penserions à notre généreuse armée, nous entretiendrions en elle par les soins les plus vigilans donnés à son armement et à son instruction le sentiment de sa supériorité, nous lui montrerions sans doute le devoir dans le stoïcisme de la patience; mais nous nous inquiéterions aussi et notre cœur battrait de ses patriotiques susceptibilités. Nous voulons donc croire à la modération que l’on prête à la Prusse : nous estimons le peuple prussien, et nous assisterons sans chagrin à sa fortune, s’il consolide par une franche liberté intérieure les conquêtes qu’il doit aux armes; mais si son succès n’était que le succès d’une dynastie et d’une cour, si ses ressources accrues ne devaient être que l’instrument d’un pouvoir arbitraire, on serait bien obligé de se tenir en défiance et en éveil, et de chercher à balancer les agrandissemens prussiens par d’autres moyens que les influences morales et la propagande des idées, qui auraient eu nos préférences, mais qui nous manquent aujourd’hui faute d’un développement suffisant de vie politique intérieure.

Pour que la situation nouvelle de l’Allemagne s’établisse formellement, il ne reste plus qu’à recevoir une réponse de Vienne et à savoir si l’Autriche se résigne ou se refuse à la sentence d’exclusion portée contre elle par la Prusse. Cette réponse ne peut se faire longtemps attendre, et les Prussiens semblent vouloir au besoin l’aller chercher à Vienne même. Si le gouvernement autrichien envoyait un refus, la médiation de la France cesserait nécessairement, et les incertitudes actuelles seraient prolongées encore jusqu’au moment où la guerre aurait dit son dernier mot. Peut-être, si l’Autriche continuait la résistance, pourrait-il se présenter encore des occasions où l’intervention de la France aurait lieu de s’accentuer davantage; mais nous croyons peu à une résolution désespérée de la cour de Vienne : les moyens sérieux de prolonger la lutte semblent lui manquer. Dans cet état de choses, nous ne pensons pas devoir attacher grande importance à l’incident de la cession de la Vénétie. Il ne faudrait point pourtant considérer cette cession comme un expédient demeuré sans effet. L’Autriche, qui a commis la maladresse de retarder à l’excès sa résolution à l’endroit de Venise, a eu cependant le mérite ignoré de prendre cette résolution avant la bataille de Sadowa. C’est deux jours avant le désastre que l’empereur d’Autriche se décidait à céder Venise à l’empereur. Quoi qu’il en soit, les Italiens doivent être convaincus à l’heure présente de l’inopportunité de l’émotion qu’ils paraissent avoir éprouvée à la nouvelle de la cession de la Vénétie. La France en tout cas ne pouvait être entre l’Autriche et l’Italie qu’un intermédiaire, et l’Autriche ne pouvait point avoir la pensée d’en trouver un qui dût être mieux venu de l’Italie. Aussi bien l’Italie, qui est sûre d’avoir Venise, quoi qu’il arrive, sera toujours un peu redevable à quelqu’un de cette annexion. Si elle eût accepté l’offre de la France, notre gouvernement, suivant son système habituel, eût appelé les populations vénitiennes à se prononcer par le suffrage universel, et ce n’est point de la France, c’est des Vénitiens eux-mêmes que le royaume d’Italie eût reçu sa dernière province. L’irritation ressentie par les Italiens a quelque chose de puéril, c’est une colère d’enfant gâté; nous n’y insistons point. Nous ne croyons point que les politiques italiens oublient les services que la France leur a rendus avec un entraînement désintéressé qui est sans exemple dans l’histoire, et dont nous recueillons maintenant cet étrange profit qui s’appelle l’hégémonie prussienne en Allemagne.

Les graves intérêts qui sont engagés pour la France dans les questions extérieures ne nous laissent guère le loisir de calculer la portée du sénatus-consulte qui retire la constitution du domaine des discussions permises à la presse périodique. Cette nouvelle restriction est un luxe de prévoyance dont l’utilité nous échappe. Nous ne connaissons point les audacieux qui eussent été capables de soumettre dans la presse la constitution à une discussion critique. On a beau faire, les constitutions ne peuvent être des œuvres homogènes; les mieux rédigées contiennent des contradictions inhérentes à tout ouvrage humain. La plus sûre façon de travailler à l’amélioration d’une constitution, c’est de l’invoquer. Il n’est plus permis de discuter la nôtre, mais il ne pourra jamais être interdit de l’invoquer et surtout de faire comme elle, de recourir aux principes de 1789, sous la consécration desquels elle s’est placée comme pour nous donner l’assurance que la France obtiendra la réalisation finale du grand programme révolutionnaire.

L’Angleterre ne comprendrait point que sa constitution fût protégée contre les critiques par une loi prohibitive. La réforme parlementaire qui vient d’exciter de si grands débats dans la chambre des communes, et sur laquelle un ministère vient d’être renversé, équivaut aux yeux des Anglais, — le langage de leurs écrivains et de leurs orateurs en fait foi, — à une réforme de la constitution. Il serait bien difficile de réformer la constitution anglaise, si on ne pouvait pas la discuter, et les Anglais ont la naïveté de croire que leur constitution peut et doit être améliorée, encore bien qu’elle ait une existence de plusieurs siècles. L’entière liberté de discussion empoisonne-t-elle d’esprit révolutionnaire les fidèles sujets de la reine? Qu’on en juge par ce qui vient de se passer. C’était le gouvernement qui, dans la question électorale, était le réformiste, le révolutionnaire, et c’est la majorité de la chambre qui a représenté l’esprit conservateur et a renversé le ministère. Le nouveau premier ministre, lord Derby, a constitué son cabinet. Il n’a pu le recruter que d’élémens conservateurs. La fraction des abdulamites, des libéraux qui ont voté contre le projet ministériel de réforme, n’a point répondu aux avances du chef du parti conservateur. L’opinion de lord Derby, et il l’a exposée à la chambre des lords avec cette parole élevée, facile et brillante qui retient et enchante l’attention de son auditoire, l’opinion de lord Derby est qu’il y aurait lieu de changer en Angleterre la distribution et les dénominations des partis politiques. Il n’y a plus de vieux tories, disait-il, et il ajoutait plaisamment que parmi les contemporains il n’y a que lord Russell et lui qui se puissent souvenir d’en avoir connu. Lord Derby est d’avis qu’entre les conservateurs et les libéraux qui ne sont point prêts à courir jusqu’au radicalisme, il n’y a plus de différence, et c’est sur l’identité de principes qu’il basait l’alliance offerte par lui aux plus importans des libéraux qui ont voté contre le cabinet de lord Russell et de M. Gladstone. La franchise des ouvertures de lord Derby n’a pu décider les libéraux conservateurs à lui fournir des collègues ; ceux-ci n’ont pas voulu que leur conduite pût être attribuée, même en apparence et à tort, à des vues d’ambition personnelle. Ils ont cependant promis au ministère conservateur l’appui de leurs votes. Lord Stanley est revenu sur ce phénomène de la transformation des partis dans son discours aux électeurs qui venaient de le renommer. Il n’a pas dissimulé l’espoir que les scrupules des libéraux seront vaincus l’année prochaine, que leurs membres les plus influens et les plus éloquens pourront accepter des places dans le cabinet, et qu’alors pourra se former une nouvelle majorité gouvernementale certaine et durable. Lord Stanley, ainsi que nous l’avions pressenti et souhaité avant les premiers symptômes de crise ministérielle, a pris dans le cabinet de son père le département des affaires étrangères. Le moment où lord Stanley arrive à la direction de la politique extérieure de son pays n’offre rien d’agréable à un débutant : lord Stanley devra assister passivement aux résultats d’anciennes intrigues et à la liquidation de vieilles fautes. Cependant le choix que lord Stanley, lui qui est considéré par l’opinion publique comme un des plus solides espoirs de la politique anglaise, a fait du département des affaires étrangères prouve que l’on commence à s’inquiéter un peu en Angleterre de l’état du monde et de l’Europe. Dans un discours électoral, lord Stanley ne pouvait sortir de la sphère des considérations générales, mais il a évité les banalités sonores et brillantes ; il a montré tout de suite le sens d’un homme réfléchi. Qu’on en juge par cette définition des principes de la politique de non-intervention si populaire en Angleterre, « Je crois, a-t-il dit, qu’il y a dans l’esprit public une méprise sur le sens et le motif de la politique de non-intervention. On la représente parfois comme une politique simplement égoïste, comme si nous devions nous absorber dans la contemplation de notre prospérité et de notre grandeur et demeurer indifférens aux luttes et aux souffrances du reste de l’humanité. Si telle était la politique de non-intervention, je n’aurais rien à faire avec elle. L’égoïsme n’est pas profitable, nous en faisons tous tôt ou tard l’expérience, et l’égoïsme d’une nation ne diffère point de celui d’un individu. La justification d’une politique d’abstention à l’égard des luttes continentales réside en des causes plus profondes. Elle est dans notre vaste domination de l’Inde et dans nos intérêts coloniaux, qui font de l’empire britannique en quelque sorte un monde à part, qui nous imposent des responsabilités et des devoirs ignorés des gouvernemens continentaux, et forment une charge suffisamment lourde à porter pour une nation ; elle est en partie dans les devoirs qui nous lient à l’intérieur envers nos classes pauvres, dont nous sommes les tuteurs, dont la condition, quelque amélioration qu’on y apporte, n’est assurément point conforme à leurs désirs, et sur lesquelles une politique contraire ferait tomber le poids écrasant de la dette et par suite des taxes; elle est en partie aussi dans la conviction où nous sommes que l’exemple vaut mieux que le prétexte, et que, par notre simple existence de peuple libre et prospère, se gouvernant lui-même, nous faisons plus pour protester pratiquement contre la politique despotique et la politique révolutionnaire qu’on ne pourrait faire avec des milliers de dépêches et autant de campagnes; elle est enfin dans notre propre expérience, dans le souvenir de nos fautes passées, dans les leçons que notre histoire nous enseigne. Combien de combats n’avons-nous pas livrés autrefois pour des objets qui nous ont échappé, et qui, si nous les eussions atteints, n’eussent pas valu ce qu’ils nous coûtèrent! Un homme peut s’intéresser profondément aux affaires d’Europe, et pourtant mettre raisonnablement en doute la question de savoir si des sentimens chaleureux, des généralisations rapides et une connaissance imparfaite des choses, sont les qualités les plus désirables pour traiter des matières si compliquées. » On peut juger par cet échantillon de la nature d’esprit que lord Stanley apporte aux affaires : il est le plus jeune des ministres des affaires étrangères de l’Europe; il ne faudrait point jurer qu’il n’en est pas aussi le plus honnête et le plus sage.

Après la fureur de ses insurrections militaires, après les rigueurs d’une répression impitoyable, voilà l’Espagne qui revient au jeu des crises ministérielles nocturnes. Le général O’Donnell touche un soir à la dictature, et le lendemain il n’est plus rien. La volonté royale n’a fait que passer escortée du maréchal Narvaez, et O’Donnell n’est plus. Le dernier ministre a cependant accompli avec un courage inflexible une des plus rudes tâches qui aient jamais été infligées à ceux qui aspirent à gouverner leurs semblables. La récompense qu’il en reçoit ne devait point être prévue. On ignore encore à Paris la cause de cette disgrâce subite. Avec Narvaez, ce qu’il y a de plus certain, c’est le maintien de l’ordre. Parmi ses collaborateurs et ses collègues, on remarque quelques hommes de mérite, M. Barzanallana, M. Gonzales Bravo. Que fera ce ministère? qu’y a-t-il de possible en Espagne? quelle administration peut s’y promettre la durée?

Nous ignorons encore jusqu’à quel point il faut ajouter créance au télégramme par lequel on annonce de Constantinople que la Porte et les puissances protectrices ont définitivement reconnu Charles Ier prince de Roumanie, en lui accordant l’hérédité. Toujours est-il que les principautés ne paraissent pas, depuis le règne de Charles Ier, avoir amélioré beaucoup leur situation. Le prince Charles s’est d’abord livré à un seul parti, celui qui se dit le plus avancé et qui n’est peut-être pas le plus prudent. Les scènes fâcheuses se sont rapidement succédé dans les provinces, dans la capitale, dans l’armée et jusque dans l’assemblée. L’autorité nouvelle n’a pas su éviter les excès de pouvoir, inspirés par un esprit soi-disant révolutionnaire, et nulle part elle n’a su se faire respecter et obéir. Comme on avait appris d’abord que la milice nationale des gardes-frontières avait accueilli assez froidement l’annonce de l’intronisation d’un prince étranger, on a voulu, pour les dominer et agir sur leurs dispositions, les concentrer aux environs de Bucharest. Les gardes-frontières d’Ibraïla et ceux de Kalafat se sont également refusés à accomplir ce mouvement de concentration. On a envoyé à ceux de Kalafat un colonel pour les convaincre. Ils l’ont menacé et lui ont dit « qu’ils ne reconnaissaient pas le prince étranger. » On leur a envoyé ensuite un général auquel on prêtait un certain prestige. Ils se sont emparés de sa personne, l’ont expédié au pacha de Widdin, qui l’a retenu six jours prisonnier, et ils ont même adressé par le télégraphe leurs plaintes et protestations « contre le prince étranger » à Constantinople et à Saint-Pétersbourg. — À Bucharest, les délibérations de l’assemblée sur la question des droits civils et politiques à concéder aux Juifs ont été le prétexte d’une réelle émeute. Le 30 juin, la foule, hurlant contre les Juifs, a assiégé le palais du gouvernement. Après des efforts infructueux pour dissiper les émeutiers, un ministre a dû promettre que l’article en faveur des Juifs serait supprimé de la constitution, et il l’a été immédiatement, ce qui n’a pas empêché quatre ou cinq mille individus de se porter sur la synagogue et d’y tout briser. Enfin le corps des officiers dans l’armée régulière a été extrêmement froissé de l’avancement spécial donné aux divers officiers qui sont entrés dans la chambre de Couza la nuit de la révolution, et lui ont demandé son abdication le pistolet au poing. Cet avancement a été l’un des premiers actes suggérés au prince par son nouveau ministère. La grande majorité des officiers de l’armée a rédigé et signé « au nom de l’honneur militaire » une protestation qui a été remise au prince. Sans revenir sur sa décision, le prince a mandé et reçu, malgré l’opposition de son ministère, le corps d’officiers qui avait protesté, et tout en blâmant « comme irrégulière » la protestation des officiers, il s’est presque excusé, disant « que la politique n’était nullement son affaire, à lui, » et que, pour ne plus faire à l’avenir que des nominations justes, il s’arrangerait de manière à connaître personnellement chacun d’entre eux. Toutefois le ministère, voulant avoir le dernier mot, a fait déclarer le lendemain par la chambre, à 74 voix de majorité, « que les officiers du 11 février avaient bien mérité de la patrie ; » puis, afin d’éviter d’autres complications, on a fait partir toute l’armée régulière pour le Danube prétendant que les Turcs le menaçaient, et les Turcs n’avaient pas bougé. Ces désordres, joints à toutes les dépenses extraordinaires, telles qu’ambassades à l’étranger, dont l’installation du nouveau service a été le prétexte, n’ont point, on le pense bien, rétabli les finances, déjà tombées si bas sous le prince Couza. Sous prétexte de la guerre à soutenir contre les Turcs, le ministère a, vers le milieu de juin demandé à l’assemblée de voter « d’enthousiasme » une somme de 32 millions de piastres, qui seraient émis en papier-monnaie ayant cours forcé. Le paysan valaque est certainement le dernier homme de l’Europe dont on vaincra les répugnances pour tout signe de la richesse qui n’est pas espèces sonnantes. Aussi, quoique l’assemblée soit toute à la disposition du ministère, elle n’a pu s’empêcher de rejeter le papier-monnaie. Le prince alors a ordonné par décret de pourvoir aux besoins de l’armée par des réquisitions forcées chez l’habitant. Rien, on le voit, ne ressemble moins à un gouvernement régulier que le gouvernement de Charles Ier. Les procédés révolutionnaires ne réussissent point au prince qui représente aux bords du Danube la maison de Hohenzollern.


La Revue vient de faire une perte douloureusement ressentie par tous ses collaborateurs dans la personne de Victor de Mars, frappé il y a peu de jours d’une mort presque subite et prématurée. Cet homme simple et utile, cette douce figure de la vie littéraire de notre époque disparaît en laissant des regrets affectueux aux plus illustres comme aux plus humbles d’entre nous. Le fondateur de la Revue en reprend naturellement aujourd’hui la signature.


E. FORCADE.



L’Amérique du Nord est à peine sortie d’une grande guerre que l’Allemagne, un autre empire confédéré, se disloque par une lutte fratricide. L’Annuaire des Deux Mondes pour 1864-1865, qui paraîtra dans peu de jours, jettera un jour nouveau sur les questions qui agitent la confédération germanique, et on remarquera sans doute dans le même volume l’important chapitre consacré à la guerre de la scission américaine.


F. BULOZ.