Chronique de la quinzaine - 30 juin 1866
30 juin 1866
La guerre a beau avoir été prévue à loisir et annoncée par de longues controverses préliminaires ; elle éclate toujours avec des effets de coup de théâtre comme un changement à vue qui modifie profondément les situations et produit soudainement des émotions nouvelles. Les conditions de la politique deviennent d’un instant à l’autre toutes différentes. La discussion, le raisonnement, sont frappés d’une déchéance subite. Ce qu’on pourrait appeler la liberté intellectuelle de l’action politique est temporairement suspendu ; on est à la merci des faits ; on se sent exclusivement soumis aux arrêts de la force. La vie politique sort de ses canaux ordinaires et se renferme dans les camps. Les rôles changent avec les sensations. Dans ces momens d’attention passive et d’anxiété intense, on comprend tout à coup ce que valent le patriotisme et l’héroïsme des soldats, ce que peut surtout le génie heureux des grands hommes de guerre investis de la souveraineté absolue de la force et devenus les maîtres suprêmes des événemens.
Nous sommes entrés, comme témoins, dans cet ordre de sensations et d’intuitions depuis que les hostilités ont commencé entre l’Italie et l’Autriche, entre l’Autriche unie à la confédération germanique et la Prusse. D’importans faits de guerre sont déjà accomplis, sans cependant qu’aucun événement décisif se soit produit. Partout l’offensive a été prise par les ennemis de l’Autriche. Les Italiens ont affronté le choc les premiers. Le résultat ne leur a point été heureux. Après avoir franchi le Mincio, ils ont été forcés de le repasser, repoussés des positions de Custozza par les Autrichiens. Il serait difficile, en l’absence de documens officiels suffisans, d’apprécier les causes de l’échec des Italiens dans cette première rencontre ; tout ce que l’on sait, et d’après même le témoignage loyal des Autrichiens, c’est que ce n’est point le courage des soldats italiens qui a été en faute dans cette journée : la conduite des troupes a été excellente, et donne le droit de compter sur les qualités militaires de la jeune armée italienne. Le plan de campagne de l’Italie, si l’on en peut juger par les différentes attaques entreprises ou préparées, était hardi et sérieux. Il devait y avoir quatre attaques à peu près simultanées : celle du Mincio par l’armée du roi, celle du Pô par le général Cialdini, celle du Tyrol par les volontaires garibaldiens, celle de Venise et du Frioul par la flotte de l’amiral Persano. Si l’armée du roi eût pu s’établir au-delà du Mincio, il n’est guère douteux que le général Cialdini n’eût réussi à traverser le Pô, et alors on eût vu converger avec énergie vers le foyer des forces autrichiennes tous les efforts des armées de terre et de mer de l’Italie. L’effet de l’échec de Custozza a été de retarder cette grande tentative d’irruption simultanée. Elle peut être reprise prochainement. Pour notre part, nous conseillerions aux Italiens de ne point apporter de précipitation téméraire dans leur prochain essai d’offensive. Malgré l’insuccès, ils ont obtenu l’estime de leurs adversaires, et ils ont donné à leurs amis la conviction qu’ils sont capables de tenir tête à l’Autriche sans avoir besoin de réclamer un concours étranger ; la prudence ne leur conseille-t-elle point d’attendre, pour engager une nouvelle opération grave, que les événemens militaires aient pris en Allemagne une tournure plus décidée ?
On ne peut nier que les débuts de la campagne n’aient été en Allemagne favorables à la Prusse. M. de Bismark semble avoir communiqué aux mouvemens de l’armée prussienne quelque chose de la brusquerie tapageuse et téméraire de sa politique. Dès l’entrée de jeu, la Prusse a mis la main sur le Hanovre et l’électorat de Hesse, et a ainsi établi et assuré une communication continue entre ses provinces rhénanes et le corps de la monarchie. Elle s’est en outre emparée, par une rapide promenade militaire, de la Saxe, qui ne lui a été disputée ni par l’armée saxonne ni par les Autrichiens. Le profit de l’alliance de la Saxe au point de vue stratégique a été perdu ainsi pour l’Autriche. Cette puissance a par là renoncé à l’un des points d’attaque les plus redoutables auxquels la Prusse fût exposée, et la Prusse, de son côté, s’est trouvée en possession de toutes les commodités de l’offensive. Que l’occupation de la Saxe par la Prusse soit un fait défavorable à l’Autriche, c’est incontestable. Il n’est cependant point difficile de pressentir les causes qui ont forcé l’Autriche à laisser cet avantage au moins apparent et temporaire à son ennemi.
L’Autriche a dû compter, pour la résistance aux agressions de la Prusse à l’ouest, sur le concours de l’armée fédérale. C’est un succès politique pour elle d’avoir obtenu contre la Prusse l’alliance des états importans de la confédération de l’ouest et du sud et les décisions légales de la diète ; mais le bénéfice militaire du concours fédéral n’a pu se faire sentir aussi vite. On sait combien les contingens fédéraux ont été lents à se réunir, et on a pu craindre un instant que le prince Alexandre de Hesse ne fût point en état de protéger la capitale de la confédération, Francfort, contre une insulte prussienne. Une autre conséquence pénible de la lenteur des fédéraux a été la capitulation de la petite armée hanovrienne, qui, malgré la ténacité de sa résistance, n’a pu parvenir à se faire dégager par les confédérés. Si l’Autriche d’ailleurs voulait à la fois être en mesure de résister efficacement à tout mouvement agressif des armées prussiennes avec le dessein de reprendre elle-même, lorsque les mouvemens de l’ennemi se seraient dessinés, une offensive décisive, sa principale préoccupation devait être de concentrer ses ressources en Bohême, au lieu de les éparpiller d’une extrémité à l’autre d’une ligne trop vaste. Quand on réfléchit à la situation de l’Allemagne et à l’état encore incomplet de l’organisation de l’armée fédérale, il semble que le parti le plus sûr pour l’Autriche était d’attendre sur son terrain et non de prévenir par des pointes hasardeuses les attaques de la Prusse. L’offensive, à moins qu’elle n’atteigne du premier coup la victoire décisive, est ordinairement exposée à des inconvéniens graves. L’Autriche en a fait la fâcheuse expérience en 1859 ; aux affaires de Montebello, de Palestre, de Magenta, c’était elle qui attaquait. Quoique ce soit la Prusse qui marche en avant, quoique l’armée du prince Frédéric-Charles et celle du prince royal, l’armée prussienne de l’Elbe et celle de Silésie, fassent des efforts vigoureux pour se réunir en Bohême et couper les lignes de chemins de fer qui servent de bases d’opération et de moyens de concentration à la grande armée autrichienne du général Benedeck, il faut se garder encore de considérer cette offensive comme annonçant une supériorité des armées prussiennes. Il y a eu sans doute sur cette lisière de la haute Bohême, à Turnau, à Munchengraetz, à Nachod, à Skalitz, des engagemens partiels considérables, où, lors même qu’on n’ajouterait point foi aux télégrammes présomptueux de Berlin, on doit reconnaître que les Prussiens ont fait preuve d’une extrême énergie ; mais l’invasion de la Bohême est une entreprise hasardeuse où échoua le grand Frédéric lui-même. Avant de prononcer leur attaque principale sur les approches de Josephstadt, les Prussiens ont essayé de détourner l’attention des Autrichiens et de diviser leurs forces par des démonstrations à la limite extrême de la frontière méridionale de la Silésie, sur Oderberg et même sur Oczewin. Les engagemens partiels dont parlent les dernières dépêches n’ont jusqu’à présent qu’une signification ; ils indiquent un effort convergent des deux années prussiennes ; l’armée de l’Elbe, celle du prince Frédéric-Charles, semble avoir pénétré le plus avant ; l’armée du prince royal, celle de la Silésie, paraît au contraire être arrêtée dans sa marche sur Josephstadt. Dans l’entre-deux, entre Josephstadt et Pardubitz, est évidemment concentrée l’armée de Benedeck, prêt à faire face avec la masse de ses forces à celui de ses assaillans qu’il pourra combattre dans les conditions les plus avantageuses. On le voit, il est permis de croire qu’on est à la veille d’une grande bataille ; les armées prussiennes, malgré l’apparence de l’offensive, sont dans une position critique. De l’avis des juges militaires, l’armée autrichienne attend cette épreuve dans une situation plus favorable, et si le général Benedeck a les qualités d’homme de guerre qu’on lui attribue, il pourra bientôt faire repentir les Prussiens de l’impatience imprudente avec laquelle ils se présentent à lui. Enfin un autre acteur, l’armée fédérale, dont l’organisation doit être aujourd’hui fort avancée, et à qui la diète a désigné pour chef le prince Charles de Bavière sous la direction du général Benedeck, va bientôt entrer en ligne, et à moins que les Prussiens n’obtiennent des succès rapides et décisifs, fera une diversion importante à leurs opérations en Bohême.
Qu’on se place au point de vue militaire ou au point de vue politique, il est manifeste que le grand intérêt de la guerre actuelle est en Allemagne. À côté des chocs qui auront lieu en Allemagne, les opérations dont l’Italie sera le théâtre n’auront qu’un caractère épisodique. Il importe surtout à la France de ne point se méprendre sur cette importance relative des deux guerres ; c’est à cette condition qu’elle conservera la neutralité et la liberté d’action que le gouvernement a déclaré vouloir nous ménager dans cette crise. Le péril serait de nous laisser entraîner par nos sympathies si naturelles pour l’Italie à des mesures qui pourraient indirectement altérer notre neutralité envers l’Allemagne. Certes notre neutralité toute seule, telle qu’elle a été expliquée par l’empereur à M. Drouyn de Lhuys, est déjà d’une utilité singulière pour les entreprises de la Prusse. Elle équivaut pour cette puissance à la disponibilité d’une armée. La Prusse laisse ses provinces rhénanes et la Westphalie entièrement dégarnies de troupes, et peut tourner contre l’Autriche des forces qui devraient être occupées à garder ses possessions occidentales, si elle n’était point assurée des dispositions de la France. Il faut souhaiter du moins que nous en restions là. La guerre est trop peu avancée encore pour qu’il soit opportun d’envisager au point de vue de la politique française les transformations de l’Allemagne qui en seront la conséquence. Il faut cependant prendre acte et tenir note des sentimens avec lesquels les peuples germaniques abordent cette crise. L’esprit de l’Allemagne est positivement contraire à la politique arbitraire et violente du gouvernement prussien. Ce gouvernement méconnaît l’esprit allemand ; il entre en lutte avec les tendances véritables du patriotisme allemand ; il est au sein de la confédération un promoteur de guerre civile, il fait acte de sécession. Ses desseins et ses entreprises sont jugés presque aussi sévèrement par le peuple prussien lui-même que par les autres populations germaniques. Les manifestations d’opinion qui ont précédé la guerre rendent sur ce point le doute impossible. Malgré l’ébranlement que la guerre imprime toujours aux opinions et aux sentimens d’un peuple, la protestation morale des populations prussiennes continue. Les élections primaires de la nouvelle chambre se font au cri de « point d’argent, si les garanties constitutionnelles continuent à n’être point respectées par le gouvernement. » Le mandat de l’opposition, qui formera certainement la majorité, sera de refuser les crédits demandés par le ministère, si les prérogatives parlementaires continuent à être foulées aux pieds. Le roi, dit-on, ne veut point faire de concessions au parti constitutionnel avant la fin d’une guerre victorieuse ; personne d’ailleurs ne met en doute que, sous le coup d’une défaite, non-seulement M. de Bismark serait forcé de quitter le pouvoir, mais le roi serait contraint d’abdiquer. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de la guerre, une chose est certaine, c’est que l’esprit de l’Allemagne en sortira fortement surexcité, et la constitution germanique sérieusement modifiée. En face des calamités déchaînées sur eux et sur l’Europe par l’arbitraire monarchique, les Allemands éclairés ne repoussent même point la perspective d’une confédération républicaine. Sans aller jusqu’à cette extrémité, il est impossible qu’après la guerre le lien fédéral ne soit fortifié, et que les institutions fédératives ne soient retrempées dans la liberté et la démocratie. Pour voir l’avenir sous cette couleur, nous n’avons certes point la simplicité de nous laisser leurrera cette jonglerie de suffrage universel que M. de Bismark entend accommoder, en homme qui est de son temps, aux convenances du pouvoir despotique ; nous n’avons pas besoin d’accueillir avec trop de confiance les projets de réforme fédérale que l’on attribue aux gouvernemens restés fidèles à la confédération : il nous suffit d’avoir foi dans l’inexorable nécessité des choses.
C’est parce que nous croyons à un réveil vigoureux de l’esprit germanique, à une reconstitution plus vivace de la grande confédération allemande, que nous regrettons surtout le silence systématique auquel notre chambre des députés s’est condamnée sur des suggestions dont la prudence nous échappe. Il n’avait point suffi d’empêcher M. Jules Favre de s’expliquer sur l’état de l’Europe. À la fin de la session, il n’a point été permis à un des membres dont la probité d’esprit fait le plus d’honneur à la majorité, il n’a pas été permis à M. Larrabure de faire entendre tranquillement l’expression d’une opinion pacifique, écho incontestable des sentimens du pays. Nous ne pouvons parvenir à comprendre le danger qu’ont trouvé certaines gens dans une discussion semblable. Nous n’avons point ici en vue les intérêts particuliers de la France, qui eussent pu rencontrer en cette occasion d’utiles et habiles organes ; mais, au moment où les âmes de deux grands peuples sont émues par les passions et les misères de la guerre, n’eût-il pas été opportun de laisser voir quelque chose de ce qui se passe véritablement dans l’âme de la France ? Les sentimens patriotiques, les idées éclairées, le langage élevé des représentans naturels du pays, pouvaient-ils être considérés comme des intrus dans le débat solennel engagé en Europe ? Les manifestations des assemblées avec la libre variété d’opinions qu’elles comportent ne sont-elles point utiles au gouvernement lui-même ? N’y peut-il point trouver pour le présent des indications profitables, pour l’avenir, selon la tournure incertaine des événemens, des points d’appui précieux ? Considérera-t-on toujours chez nous la vie publique comme une chambre de malade ? Et alors où est le malade ? Croit-on qu’il n’existe dans le monde que des cabinets, et que l’influence des peuples les uns sur les autres, librement exercée par la saine ventilation des opinions, doive être toujours subordonnée aux entretiens confidentiels des diplomates ? Si l’on revenait à de pareils erremens, on aurait rétrogradé en-deçà de 1789, on serait revenu à la politique du XVIIIe siècle. Au fond, ce qui scandalise le plus l’esprit moderne dans la guerre actuelle, c’est qu’elle est née en effet comme les guerres du XVIIIe siècle, concertées à l’insu des peuples, qui n’avaient pas eu encore leur avènement, par d’inquiets, vaniteux ou frivoles politiques. La douleur de cette exclusion des peuples dans la décision des questions qu’on vient de livrer aux jeux de la force n’a été nulle part plus profondément ressentie et plus éloquemment exprimée qu’en Prusse même. Il y a en Prusse un journal, la Volks Zeitung, qui est le plus répandu de l’Allemagne et se publie à quarante mille exemplaires. Peu de jours avant le commencement de la guerre, l’éminent publiciste, M. Berstein, qui rédige cette feuille y écrivait les lignes suivantes : « Devant le tribunal de l’histoire, le peuple prussien sera innocent. Quels que soient les devoirs qui nous puissent être imposés, les souffrances que nous ayons à endurer, l’énergie qu’il nous faudra déployer, une chose demeurera gravée à jamais dans l’esprit de la nation : ce n’est pas nous, ce n’est pas le peuple, ce ne sont pas la voix et les passions ou les préjugés de la nation qui ont rompu la paix. Cette guerre n’a été provoquée entre les diverses tribus de la Germanie ni par une haine fratricide, ni par une dispute d’avantages matériels. Ce n’est pas même une cause plus excusable, la lutte pour un idéal, qui a allumé ce funeste incendie. On ne peut point montrer dans le grand peuple allemand un antagonisme d’opinions assez considérable pour servir de prétexte, encore moins de cause impérieuse, à une lutte sanguinaire. Si néanmoins la guerre, avec les horreurs et les douleurs qui l’accompagnent, est déchaînée, ce sera l’épreuve la plus sévère qui aura frappé une nation dont les tribus différentes sont d’accord et n’ont d’autre désir que de vivre en paix et en bonne amitié l’une avec l’autre. La morale qu’il faudra tirer de ceci, c’est que la négation opposée à une nation du droit de se gouverner elle-même n’est point seulement, comme le croient quelques-uns, un mal théorique, mais devient parfois la cause des malheurs les plus positifs et les plus douloureux. Cette nation a été conduite maintenant par ceux qui la gouvernent au bord d’un abîme de sang et de haine, de mort et de désolation. Un pays industrieux et prospère est sur le point d’être converti en charnier ; les germes de toutes les passions mauvaises vont croître dans le sang, là où le travail recueillait sa moisson. Les cadavres des vaincus aussi bien que des vainqueurs seront autant de preuves de la malédiction qui s’attache aux gouvernemens irresponsables, » Les peuples s’entendraient cordialement, s’ils pouvaient communiquer entre eux par d’aussi honnêtes organes. La belle protestation que nous venons de citer trouvait, il y a quelques jours encore, un écho sympathique dans le cœur des Prussiens, maintenant conduits au combat par une force qui n’a pas voulu se laisser pénétrer par le sentiment populaire. Nous ne savons ce que l’avenir nous réserve ; mais, si contre notre espérance nous étions nous aussi conduits à la guerre sans l’avoir voulu, ce n’est point la parole publique qui nous aurait entraînés à cette calamité, nous nous y serions laissés lentement dériver dans l’obscurité du silence.
Au point où en sont les choses, en présence du vaste foyer où la guerre commence à sévir, il y aurait une garantie sérieuse soit pour la sécurité du reste de l’Europe, soit même pour les chances d’une restauration prochaine de la paix entre les belligérans dans la situation des trois grandes puissances, la France, l’Angleterre et la Russie, momentanément vouées à la neutralité. Une entente complète entre ces puissances marquerait des limites à la guerre et pourrait presser le rétablissement de la paix. Cette entente est peut-être difficile, car si la situation est la même pour les trois, les intérêts ni les responsabilités ne sont les mêmes par chacune d’elles. La Russie avec ses intérêts orientaux, la France avec ses responsabilités italiennes, l’Angleterre, à qui sa constitution ne permet point de se lier à des combinaisons futures, ne sauraient tomber d’accord sur un même plan de conduite. Quelles sont du moins les intentions de la Russie ? Telle est la question que nous entendons poser depuis quelque temps par de naïfs curieux qui ne s’attendent point apparemment à une réplique toute simple de la part de la Russie : quelles sont les intentions de la France ? La Russie nous a pris le mot de neutralité attentive en accentuant peut-être un peu plus encore l’épithète. Il est à croire par exemple que ses regards sont tournés avec défiance vers les principautés, et que le traité de Paris de 1856 doit lui paraître aussi dépourvu d’existence que l’est, à notre dire, le traité de 1815. Ne pourrait-on pas calmer les préoccupations de la Russie à l’endroit des principautés en ménageant un mariage entre le prince de Hohenzollern et une princesse de Leuchtenberg ? On voit que nous savons prendre notre parti de nous retrouver en plein XVIIIe siècle et d’employer le mariage comme expédient diplomatique. Au fond, que la Prusse et la Russie eussent l’idée de se marier en Roumanie, cela ne nous chagrinerait point, si l’on pouvait à ce prix mettre les pauvres Roumains à l’abri de ces affreux Turcs. Quant à l’Angleterre, nous ne croyons point que l’on puisse en tirer ou en redouter grand’chose. Il est certain cependant, si nous avons intérêt à nous rapprocher de l’Angleterre, que l’on eût bien fait de laisser s’expliquer le corps législatif sur la politique extérieure de la France. Les Anglais nous ont prouvé que, quand leurs intérêts sont en jeu dans les questions étrangères, leur libéralisme ne connaît guère la pruderie. Cependant un instinct de tempérament les porte à préférer en matière d’alliances celles où ils rencontrent les garanties du régime représentatif. Nous n’osons espérer que l’on verra renaître l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre ; ce qui est sur du moins, c’est que désormais les progrès de l’amitié entre les gouvernemens des deux pays se mesureront aux progrès mêmes qu’en France il sera donné à la liberté d’accomplir.
La chute du cabinet de lord Russell est maintenant un fait consommé. Nous la pressentions depuis plusieurs mois. Quoi qu’on ait dit, la minorité où s’est trouvé le cabinet à propos de l’amendement de lord Dunkellin a été seulement l’occasion et n’a point été la cause profonde de la chute du ministère. Dès le premier jour, l’administration formée par le comte Russell paraissait être mal agencée. Le parti peu homogène qui avait soutenu lord Palmerston était sorti des élections avec une majorité de 70 voix. La mort de lord Palmerston devait inévitablement dissoudre cette majorité, que le vieux ministre n’avait pu maintenir qu’au moyen d’une politique d’inaction. En effet, dès qu’il prit la succession de lord Palmerston, lord Russell dut porter le premier coup à l’ancienne majorité. Il fut obligé d’introduire dans l’administration des élémens nouveaux ; il ne pouvait choisir ces élémens sans accuser d’une façon prononcée les tendances du ministère. Il y avait deux groupes de candidats aux fonctions vacantes : d’un côté des whigs distingués par un remarquable talent oratoire et qui étaient déjà passés aux affaires, tels que MM. Robert Lowe et Horsman, mais qui s’étaient depuis plusieurs sessions opposés avec éclat aux tendances radicales du parti en matière de réforme électorale ; de l’autre côté étaient des libéraux avancés ou des radicaux inclinant plus ou moins vers les opinions de M. Bright, tels que MM. Göschen, Forster, Stansfeld. Lord Russell prit hardiment son parti sur les choses et sur les hommes ; quant aux choses, il se décida sur-le-champ à proposer un bill de réforme ; quant aux personnes, il tint à l’écart les libéraux conservateurs et appelait à lui les jeunes hommes distingués du libéralisme radical. M. Gladstone eut naturellement la direction de la chambre des communes, que personne dans son parti ne put songer à lui contester. La franchise de ses idées, la fougue et l’éclat de son talent ne pouvaient que donner plus de relief aux tendances accusées de la nouvelle administration. Avant même la présentation du bill de réforme, il était visible que la majorité ministérielle serait inévitablement réduite, et que les libéraux de la nuance de MM. Lowe et Horsman glisseraient vers l’opposition.
Le bill relatif à la franchise électorale et la stratégie adoptée par le ministère pour la présentation des mesures de réforme firent éclater tout de suite la dissidence. On comprend malaisément qu’un homme tel que lord Russell, qui a toute sa vie affronté avec une froide assurance les difficultés au lieu de les tourner, et qu’un homme comme M. Gladstone, au talent expansif et franc, aient pu s’assujettir à la tactique suivie dans la combinaison des mesures de réforme. Une mesure qui devait embrasser à la fois une extension populaire du suffrage électoral et un reclassement des districts électoraux, une mesure qui équivaut pour les Anglais à la réforme de leur constitution, devait être soumise à la chambre des communes avec une franchise courageuse dans son ensemble, afin d’en livrer le système entier au jugement de l’opinion publique et aux décisions du parlement. Au lieu de cette manière grande et confiante d’attaquer une question si importante, le ministère sembla vouloir employer la ruse et la finesse. Il eut l’air de se défier à la fois de lui-même et de la chambre, et cependant il prit vis-à-vis de celle-ci une attitude impérieuse. La réforme, lui disait-il, se composera de deux lois, l’une relative à la franchise électorale, l’autre au reclassement des siéges ; il faudra que vous les votiez séparément ; nous ne vous ferons connaître la seconde que lorsque vous aurez adopté la première. Cette conduite bizarre et bien puérile dans un grand pays d’hommes libres semblait dire à la chambre, outre l’affront du mystère : Nous ne voulons pas vous faire connaître la seconde loi parce que, malins que nous sommes, nous savons bien que vous ne voteriez pas la première, si vous connaissiez la seconde. Ce manège absurde indisposa beaucoup de libéraux indépendans ; il condamna le ministère à des allures embarrassées et contradictoires ; l’amendement de lord Grosvenor, opposé à la prétention ministérielle de la scission anormale des deux lois, ne fut rejeté que par une majorité de 5 voix, véritable minorité en réalité, car elle n’était obtenue qu’à la faveur du vote dans leur propre cause d’une vingtaine de membres de l’administration. Cette tactique porta une atteinte irréparable à l’autorité du ministère, qui fut d’ailleurs forcé d’y renoncer au dernier moment et de reconnaître l’union solidaire des deux lois de réforme.
D’autres erreurs de conduite aggravèrent cette faute originelle. Les qualités exceptionnelles du talent de M. Gladstone semblent le rendre peu propre au rôle de leader de la chambre des communes. Un chef destiné à maintenir la cohésion de son parti est soumis lui-même, s’il veut réussir, à une discipline qui doit paraître insupportable à certains esprits d’élite. Il ne semble guère possible d’être un grand artiste en fait de conception et d’éloquence politiques et d’être à la fois un chef de parti parlementaire, c’est-à-dire un homme qui, pour donner aux autres la bonne tenue et le bon exemple, est sans cesse obligé de s’observer, de se contraindre, de se couper les ailes et de se mettre les entraves. En Angleterre, on ne peut appuyer des propositions de progrès que sur des convenances d’utilité pratique, des raisons d’expediency, comme disent les Anglais. M. Gladstone est trop grand orateur pour ne point éclater dans le cercle étroit des petits argumens utilitaires ; il n’a pas pu y tenir, et s’est avisé de défendre les mesures d’expediency qu’il était chargé de proposer à l’aide de ces principes généraux et de cette logique absolue si familiers à notre génie français ; il a employé ainsi parfois, lorsqu’il proposait d’attacher la capacité électorale au paiement d’un loyer, non de dix livres sterling, ni de six, mais de sept, ces grands argumens par lesquels se fonde la théorie du suffrage universel, du manhood suffrage, grave et impardonnable scandale qui n’a pas manqué de faire passer M. Gladstone, aux yeux de quelques-uns, pour un démagogue yankee ou pour un suppôt de despote continental. Enfin M. Gladstone a trop laissé voir ses sympathies pour certaines idées et pour le magnifique talent de M. Bright. C’en était assez pour que ses adversaires pussent le représenter et le cabinet avec lui comme un instrument de l’éloquent tribun du peuple. Il faut convenir aussi que M. Bright et M. Gladstone ont eu parfois le tort, dans les entraînemens oratoires que leur a inspirés l’apologie de la réforme, de forcer un peu la note et de débiter sur l’antagonisme supposé de l’aristocratie et des classes laborieuses quelques-uns de ces lieux communs populaciers qui ne correspondent point, grâce à Dieu, au sentiment vrai du public actuel, ne choquent pas moins le bon goût que le bon sens, et ne sont plus à l’usage des gens qui se respectent.
Nous ne pensons point que la perte du pouvoir soit un dommage pour les hommes éminens du parti libéral anglais et pour les idées généreuses et justes qu’ils représentent. Les libéraux feront mieux peut-être les affaires de leur cause dans l’opposition qu’au pouvoir. En matière de réforme électorale, les tories au pouvoir seront obligés, si le pays y met son cœur, de concéder plus que les ministres libéraux n’auraient pu accorder. Comment douter de l’influence, de la force et de l’avenir d’un parti dominé par des figures telles que celles de MM. Gladstone, Bright et Stuart Mill, celui-ci surtout, qui, depuis sa récente entrée au parlement, a acquis d’emblée une autorité d’orateur égale à celle que lui avait assurée sa supériorité de philosophe, d’économiste et d’écrivain. Considérés comme parti parlementaire, les libéraux gagneront dans l’opposition une cohésion et une habitude d’action collective qu’ils semblaient perdre sous le dernier ministère de lord Russell. Si le rôle de chef de parti convient à l’ambition de M. Gladstone, il en fera mieux l’apprentissage pratique sur les bancs opposés aux bancs ministériels ; il se débarrassera, dans cette épreuve, de ces non-valeurs que le vieux népotisme whig imposait aux cabinets du parti ; à côté de lui se formeront et se prépareront aux grands postes les hommes jeunes de l’opinion libérale, MM. Goschen, Stansfeld, Forster et leurs amis. Il ne faut donc point trop déplorer le stage d’opposition que vont faire les libéraux : ce sera pour eux un changement d’air, une précaution de santé. Soyez tranquille, l’Angleterre aura sa réforme électorale, et les libéraux ne seront probablement pas longtemps absens des offices ministériels.
Nous ne doutons point, d’un autre côté que lord Derby ne soit en état de composer, s’il le veut, un ministère fort respectable. La première pensée qui s’était présentée à lui était bien naturelle. Il aurait désiré, paraît-il, que le groupe des 44 libéraux qui ont voté l’amendement de lord Dunkellin consentît à fournir un contingent à son administration. Ce groupe renferme des influences parlementaires considérables ; il suffit de nommer des noms tels que ceux de lord Grosvenor, lord Elcho, M. W. Beaumont, M. Lowe, M. Horsman. Après tout, l’ancien torysme, avec ses superstitions et ses violences, a depuis longtemps cessé d’exister. S’il est des whigs qui tiennent aujourd’hui à s’appeler libéraux conservateurs, nous ne croyons point qu’il y ait beaucoup de tories qui voulussent refuser d’être appelés conservateurs libéraux. Entre des hommes qui ne se distinguent que par une transposition de substantif et d’épithète, la conciliation ne devrait pas être difficile. On dit pourtant que soit par respect pour les traditions de parti, soit par tactique, les libéraux conservateurs, les abdullamites, pour les appeler par leur sobriquet désormais historique, tout en promettant l’appui de leurs votes à une combinaison tory, aiment mieux demeurer en dehors des places. Quant à nous, dans la formation du cabinet nouveau, ce qui nous intéresse le plus, c’est la résolution que prendra lord Stanley touchant la place qu’il y doit remplir. Ainsi que nous le pressentions déjà, il y a quinze jours, il est question de lord Stanley pour les affaires étrangères. Ce serait un événement important pour le continent que l’arrivée d’un pareil homme à un pareil poste. Certes nous ne demandons point à l’Angleterre de se mêler au chaos des affaires continentales, et nous comprenons la répulsion que lui inspirent ces combinaisons politiques qui commencent par l’intrigue occulte pour aboutir aux horribles carnages. Cependant les Anglais vont d’un excès à l’autre : il y a eu des temps où ils se mêlaient de tout, et ils ont fini par ne plus vouloir se mêler de rien. Entre les deux systèmes, entre l’activité tracassière et l’inertie, il devrait y avoir un milieu conforme à l’honneur de l’Angleterre et aux intérêts de la communauté européenne. C’est ce milieu que nous voudrions voir remplir par lord Stanley. À la place où se sont trop longtemps épanouies les finesses usées et l’aménité fade des vieux dandies, nous voudrions voir l’application sérieuse, l’intelligence solide, la droiture simple d’un homme jeune, à l’esprit tout moderne, absolument déniaisé des superstitions continentales, et qui, toujours nommé avec éloge par les plus éminens de ses adversaires politiques, M. Mill, M. Gladstone, M. Bright, ne pourrait manquer d’acquérir l’estime des libéraux européens.
L’ESPAGNE ET L’INSURRECTION DE MADRID.
Pendant qu’en Italie et en Allemagne se livrent des batailles qui ont au moins leur grandeur par les intérêts généraux, par les idées, par les passions nationales qu’elles mettent en jeu, l’Espagne, elle aussi, a ses batailles, profondément tristes, d’abord parce que ce sont des batailles de rues, de purs déchiremens intérieurs, et puis parce qu’elles ne sont visiblement que le dangereux symptôme d’une situation poussée à bout. L’Espagne a de singuliers à-propos dans ses agitations et ses soulèvemens. Il y a deux ans, elle choisissait le moment où une grande guerre naissait sur le continent pour faire une révolution qui immobilisait sa politique en la séquestrant de tout le mouvement européen. Aujourd’hui voilà une guerre nouvelle qui est la crise décisive de l’Europe, où tout le monde peut être engagé un jour ou l’autre, et les convulsions recommencent au-delà des Pyrénées. L’ère des insurrections militaires semble se rouvrir, si tant est qu’elle ait jamais été close. Il y a six mois, c’était le général Prim qui entrait en campagne avec quelques escadrons. Hier c’était une partie de la garnison de Madrid qui faisait son pronunciamiento, et qui n’a été réduite que par le déploiement instantané d’une extrême énergie. Et, qu’on le remarque bien, à mesure qu’ils se renouvellent ces désordres s’aggravent, prennent le caractère d’un travail continu et redoutable, nécessitent des répressions sanglantes qui ne sont qu’une complication douloureuse de plus. La vérité est que l’Espagne vit dans un état permanent de crise, que le trouble profond de l’armée ne peut que répondre à une situation morale, politique, sur laquelle on peut jeter toute sorte dévoiles, qu’une main vigoureuse peut encore maîtriser à un moment donné, mais qui ne reste pas moins pleine d’orages, et qui est d’autant plus dangereuse que le remède, à ce qu’il semble, devient chaque jour plus difficile.
L’Espagne aujourd’hui ne fait point une brillante figure en vérité, ni dans sa politique extérieure, ni dans ses affaires intérieures, ni dans ses finances, et ce n’est pas par ses campagnes dans l’Océan-Pacifique qu’elle se relèvera, malgré la bonne volonté qu’on a mise à tirer de médiocres exploits une satisfaction d’orgueil national. Lorsque le ministère actuel, qui se résume, à vrai dire, dans le général O’Donnell, arrivait au pouvoir il y a moins d’un an, il se présentait avec la pensée hautement avouée de replacer la politique de l’Espagne à l’extérieur et à l’intérieur dans des conditions plus normales. Ce n’était pas tout de proclamer cette pensée ; il fallait la réaliser, et le résultat a malheureusement jusqu’ici bien peu répondu aux intentions. Ce qui est certain particulièrement, c’est que le ministère n’a pas voulu ou n’a pas su débarrasser à temps la politique espagnole de toutes ces querelles avec les républiques sud-américaines dans lesquelles il y a certainement plus de dommages que de gloire. Et qu’est-il arrivé ? L’escadre espagnole est allée sur les côtes du Chili bombarder Valparaiso, c’est-à-dire une ville sans défense, un des principaux entrepôts commerciaux de l’Océan-Pacifique ; elle a tiré vengeance du Chili en frappant tous les intérêts étrangers accumulés à Valparaiso. Voilà sa première victoire ! Du Chili elle est allée au Pérou, où elle a recommencé ; elle a bombardé le port du Callao, qui s’est défendu, et cette fois, après avoir éprouvé des pertes assez sérieuses, elle s’est retirée en se tenant pour satisfaite parce qu’elle avait fait essuyer des pertes égales aux fortifications péruviennes. C’est sa seconde victoire, — après quoi la campagne de l’Océan-Pacifique a été déclarée terminée. C’est là ce qu’en plein parlement on a comparé à l’attaque de Sébastopol et aux plus grands exploits maritimes du siècle ! L’Espagne avait définitivement conquis son rang de puissance de premier ordre ! — Que l’Espagne ressente l’émotion des combats livrés par ses marins, soit, ce n’est point ce qu’il y a d’extraordinaire. Encore faudrait-il rester dans la mesure et voir de sang-froid le résultat. Le résultat, c’est que l’Espagne en est toujours au même point, qu’elle a aussi ses expéditions lointaines, qu’elle a simplement accompli une œuvre de destruction sans profit, puisqu’elle n’a pas même conquis la paix, et qu’elle n’a fait au contraire qu’envenimer ses querelles avec les républiques américaines, dont elle s’est fait pour longtemps sans doute des ennemies.
C’est donc là, somme toute, une assez médiocre campagne, et le calcul serait plus médiocre encore, si on avait espéré couvrir de ce voile d’une satisfaction d’orgueil national les troubles d’une situation intérieure singulièrement altérée. Les exploits lointains n’ont rien couvert et ne couvrent rien. Tous les partis peuvent se réunir un jour pour envoyer des applaudissemens à une escadre qui est au feu ; le lendemain, ils ne restent pas moins profondément divisés en présence de difficultés que le cabinet lui-même est loin de dominer de son autorité morale. Nous ne voulons pas dire que le ministère n’a rien fait, ou que, s’il a fait peu, il soit seul responsable. Il a en face de lui des adversaires de toute sorte, modérés et progressistes, également acharnés à le combattre ; il n’a pas su même ou il n’a pas pu garder tous les amis qu’il avait à l’origine ; la question est seulement de savoir si le ministère lui-même n’a pas contribué à créer cet état compliqué par ses hésitations, par les incertitudes, par l’absence d’un système arrêté et d’une résolution suffisante pour faire prévaloir ce système.
Une des plus graves questions qu’il eût à résoudre était certainement celle des finances. Le ministre chargé de ce lourd fardeau, M. Alonso Martinez, ne s’y méprenait pas. Il savait qu’indépendamment des économies nécessaires pour rétablir l’équilibre dans le budget, il fallait recourir au crédit pour couvrir les déficits anciens, que, pour recourir au crédit, il fallait avant tout entrer en composition avec les créanciers étrangers, faire cesser l’interdit qui ferme les bourses européennes à toute nouvelle valeur espagnole. Tout se tenait dans sa pensée ; mais en même temps M. Alonso Martinez n’ignorait pas qu’il allait rencontrer de formidables oppositions. Le ministère a fini par se risquer : il s’est risqué seulement d’une façon sommaire et maladroite, mêlant la politique et les finances. Il a lancé dans les chambres une demande de pleins pouvoirs embrassant une multitude de choses. Il a réclamé d’un seul coup l’autorisation de percevoir les impôts, de faire un emprunt, de régler l’affaire des coupons anglais, d’augmenter l’armée selon les circonstances. C’était assurément de quoi donner prise à toutes les oppositions, qui n’ont pas manqué d’accuser le cabinet d’aspirer à une dictature politique et financière. On a discuté pendant six semaines dans le congrès seulement. M. Alonso Martinez a fini par donner sa démission, et la question n’est pas beaucoup plus avancée que le premier jour ; elle a dans tous les cas traîné assez pour aller se perdre dans des complications bien autrement redoutables, dans une explosion nouvelle de tous ces élémens d’anarchie intime qui sont depuis quelque temps l’essence de la politique de l’Espagne.
Là est le danger désormais. Ce qu’il y a de grave dans les événemens qui viennent d’ensanglanter Madrid, c’est qu’ils sont le fruit d’une situation profondément minée, c’est qu’ils sont le dernier mot d’un travail obstiné qui se poursuit depuis quelques années, qui, à travers le jeu artificiel des partis, vise plus haut qu’un cabinet, dont les signes visibles sont jusqu’ici la retraite du parti progressiste de l’arène légale et l’esprit de défection se propageant dans l’armée. Déjà la levée de boucliers du général Prim aux premiers jours de janvier avait laissé entrevoir le progrès de ce travail. Il est facile de reconnaître aujourd’hui que la défaite de cette première insurrection avait à peine interrompu le mouvement révolutionnaire, si bien qu’en vérité les derniers événemens n’avaient rien d’imprévu, rien d’inattendu. Le général O’Donnell les prévoyait si bien que depuis quelques jours il se couchait à peine, sans savoir d’ailleurs où le mouvement éclaterait et d’où viendrait le signal. On attendait, lorsque le matin du 22 juin on apprenait tout à coup que des détachemens nombreux des régimens d’artillerie en garnison à Madrid venaient de se mettre en insurrection, chassant ou tuant leurs officiers, restant maîtres de leurs casernes et de leurs canons et armant la populace.
La situation devenait doublement et triplement périlleuse, parce que les insurgés étaient armés d’une façon formidable, parce que le mouvement pouvait se propager dans Madrid, parce qu’on ne savait encore si la défection ne se mettrait pas dans le reste de la garnison. Un instant d’hésitation eût tout perdu ; c’est le général O’Donnell qui a tout sauvé véritablement par l’énergie foudroyante avec laquelle il s’est emparé des troupes et les a poussées, sans les laisser respirer, à l’assaut de la caserne occupée par les insurgés. Il faut tout dire aussi : dès le premier moment, tous les généraux de toutes les nuances d’opinion sont accourus. Le général Narvaez est allé se faire blesser dans la rue ; le général Serrano a passé la journée sous les balles ; le général Concha, marquis del Duero, a marché au feu un des premiers. La lutte a été courte, mais elle a été terrible ; elle a fait autant de victimes qu’une vraie bataille, et parmi les victimes on compte beaucoup d’officiers, même des généraux. O’Donnell a montré que la révolution trouverait en lui un rude adversaire capable de se mesurer avec elle. Un jour lui a suffi pour pacifier matériellement Madrid. Il ne faut point cependant s’y tromper, cette situation dans laquelle se trouve jetée l’Espagne n’a rien de normal : c’est une lutte ouverte, et la preuve c’est que le gouvernement vient de demander aux chambres la suspension des garanties constitutionnelles, tandis que commençaient les exécutions des insurgés pris les armes à la main. Or combien de temps peut se prolonger cet état de lutte flagrante ? Le jour où il serait avéré que la sécurité de l’Espagne n’est plus qu’au bout de l’épée d’O’Donnell, combien d’étapes la révolution aurait-elle encore à faire avant de toucher le but ?
CONFÉDÉRATION GERMANIQUE.
La question est aujourd’hui de savoir si par son vote du 14 juin l’Allemagne confédérée s’est donné volontairement la mort, comme le prétend M. de Bismark, ou si au contraire ce ne serait pas sous l’influence de ce vote que l’Allemagne est destinée à revivre. D’abord point de confusion dans les termes. Quand la Prusse dit confédération, elle entend par là ce qui, en Allemagne, est en dehors d’elle et la gêne, et quand elle affirme que ladite confédération est morte, elle cherche à faire comprendre qu’un certain tout vient de s’écrouler dont les pièces et les morceaux lui reviennent, à elle Prusse. Or c’est là que la discussion commence. De ce que le grand corps siégeant à Francfort est désorganisé, s’ensuit-il que l’Allemagne confédérée n’existe plus ? De ce que cette forme de l’union s’est dissoute, faut-il conclure que le vrai corps germanique n’ait plus d’unité ? La Prusse dit oui. Reste à savoir si les événemens s’empresseront de ratifier sa parole, question véritablement dominante de la situation actuelle et bien autrement compliquée que la question italienne par exemple, dont la solution se laisse aisément prévoir. Une victoire décisive de l’Autriche sur la Prusse, et la Vénétie est aux Italiens, et l’Autriche, relevée militairement, encouragée à ses nouvelles destinées par un retour manifeste de la fortune sous ses drapeaux, a le droit désormais d’étonner le monde par sa générosité. Vis-à-vis de la Prusse, l’attitude ne saurait être la même. D’une Prusse trop vaincue sortirait nécessairement une Autriche dirigeant l’Allemagne, et cette diète si bien tuée par M. de Bismark aura toujours eu le temps, avant de trépasser, d’envoyer au camp ennemi les plus forts soutiens de son droit. Bavière, Wurtemberg, Saxe, Hesse, Baden, où sont-ils à cette heure ? Tous, réunis comme par un coup de théâtre autour du drapeau de l’Autriche, obéissent au prince Alexandre de Hesse sous les murs de la vieille ville libre de Francfort ! Essayons un moment de parcourir à vol d’oiseau ces divers pays, voyons se profiler leurs personnages les plus marquans et cherchons à reconnaître par où ce principe dissolvant que guette la Prusse a le plus produit de dégâts, le plus travaillé à la gloire des descendans de Frédéric II.
C’est d’abord le grand-duché de Baden qu’on rencontre, — un suspect celui-là, dira-t-on, mieux encore, un défectionnaire. Et comment ne le serait-il pas ? Le grand-duché a vu de trop près les gloires de la maison de Hohenzollern pour en être fort ébloui ; à cette longue intimité de soumission au souverain prussien, l’ardeur des anciens jours s’est usée. Il faut maintenant compter avec le pays, avec le nouveau ministère. Aux heureux temps de M. de Roggenbach, l’état de Bade passait pour si bien annexé que ce n’était vraiment pas la peine de s’en préoccuper à Berlin ; mais M. d’Edelsheim a changé tout cela, et, pour incliner aujourd’hui vers la Prusse, besoin serait de commencer par changer de ministre. Quand le cabinet Roggenbach fut renversé, il y a quelques mois, on mit à la tête des affaires du grand-duché le baron d’Edelsheim, ministre de Bade à Vienne et frère du général de cavalerie du même nom, physionomie très particulière et dont la bravoure et l’entrain ont déjà marqué leur type dans la jeune armée autrichienne. Le baron d’Edelsheim a eu le sort de beaucoup d’hommes intelligens et impartiaux, payant partout d’une impopularité relative sa modération et sa clairvoyance. À Carlsruhe, c’était « l’Autrichien, » tandis qu’à Vienne on craignait sa franchise, on le blâmait, voulant une Autriche forte, de trouver mauvais tout moyen terme qui faisait obstacle à sa politique. Longtemps M. d’Edelsheim, ministre de Bade à Vienne, fut en suspicion et à qui le voyait et à qui le recevait. Il est vrai qu’aussitôt la crise venue tout ce monde s’empressa de lui rendre justice, de recourir à lui, les états de Bade comme au plus ferme, au plus honnête représentant de la cause fédérale en qui leur dernier espoir repose, et l’Autriche comme à un de ces amis dont la parole quelquefois peut déplaire, mais dont la gravité des circonstances nous rappelle et fait prévaloir la solidité. Une chose est donc à prévoir, c’est que tant que le ministère Edelsheim se tiendra debout, les Badois ne se feront pas Prussiens, et le ministère est aujourd’hui très populaire.
Après Bade, voyons la Hesse. Personne, à coup sûr, n’a jamais soupçonné la cour de Darmstadt d’avoir « un tendre » pour la Prusse, — pour la Russie à la bonne heure ; c’était du moins l’accusation que les ultra-libéraux ne lui ménageaient pas. L’impératrice de Russie est, on le sait, une princesse de Darmstadt ; son frère, le général Alexandre de Hesse en ce moment même défend le pays. Je consens à faire bon marché du premier ministre, M. de Dalwigk, dans le passé du moins, car à cette heure la haine qui s’attache au nom prussien l’a relevé, comme tant d’autres, de son impopularité pristine. Toujours est-il qu’alors M. de Dalwigk passait pour rétrograde chez certains bons esprits dont le parti prussien exploitait avec habileté le mécontentement, et qu’on eût souhaité à ce ministre plus de résolution à se séparer des intérêts cléricaux. Il résultait de là bien des tiraillemens entre le parti gouvernemental conservateur et le parti démagogique appuyé par la Prusse, et persistant à se poser dans l’avenir comme l’appui par excellence de la princesse Alice d’Angleterre, laquelle se voyait d’avance, et bon gré, mal gré, vouée au rôle d’une grande-duchesse progressiste de Hesse-Darmstadt : discussions domestiques qui naturellement devaient se taire devant l’entrée en scène des Prussiens de M. de Bismark, car en présence de cette pièce-là toute comédie cesse. Il n’y a plus désormais qu’unité d’action et de haine, libre à chacun d’être Russe s’il veut ; la grande affaire est d’être anti-Prussien. Chose étrange, voilà M. de Dalwigk qui devient populaire, et tous les cœurs lui savent gré d’avoir déclaré, il y a deux mois, que « l’ennemi était celui qui le premier violerait la diète fédérale ! »
Entrons en Wurtemberg ; qui trouvons-nous ? « Un roi et une reine, » comme dans les contes de fées. Encore une cour russe, dit l’étranger dans sa légèreté. L’étranger se trompe, on n’est pas Russe dans ces vallons et ces forêts de la vieille Franconie, de l’antique Souabe ; sous l’ombre de ces montagnes d’où sont partis les Hohenstaufen, de ces chênes séculaires qui abritèrent Charlemagne, il n’y eut jamais, il ne saurait y avoir jamais que des Allemands, Allemands depuis le grand comte Eberhard de la légende jusqu’au grand poète Uhland, Allemands exclusifs, invétérés ! Personne sans doute n’oserait contester le crédit de la grande-duchesse Olga, femme à tous les points de vue supérieure, et qui naturellement exerce une influence considérable, qui l’exercerait partout ; mais ce qu’on ne se dit point assez, c’est que la grande-duchesse de Russie est aujourd’hui bel et bien une souveraine allemande, qu’elle met à l’être toute sa gloire, et très sagement, dans tout ce qu’elle fait, prend conseil du roi Charles.
Une grande rectitude d’esprit, beaucoup d’honnêteté, de bonté, d’intelligence, un vrai libéralisme, voilà le roi de Wurtemberg. Son père, ainsi que trop souvent il arrive, se plaisait à le déprécier, voyant en lui moins un fils qu’un successeur. Lorsqu’il monta sur le trône, tout le monde l’ignorait, sa popularité, grâce à l’excellent fond qu’il possède à part lui, n’en devait pas souffrir. Entre le roi de Wurtemberg et son peuple existe un étroit lien d’estime et d’affection. La première mesure de son gouvernement fut la levée des restrictions gênant la liberté de la presse et le droit de réunion, et l’on peut dire que, depuis ce jour et par l’initiative même de son souverain, ce petit pays de Wurtemberg jouit d’une somme de libertés politiques et autres dont de bien grands états aimeraient à s’enorgueillir. Le roi Charles est un patriote allemand fort décidé et fort résolu à défendre les droits fédéraux. À monarque déterminé, ministre énergique : M. de Varnbühler est cet homme, pratique, tout moderne, cherchant beaucoup du côté de l’économie politique, épris des problèmes commerciaux et industriels ; à lui, le Wurtemberg doit en grande partie la prospérité de sa situation actuelle, l’état progressif de ses finances. Au portefeuille des affaires étrangères M. de Varnbühler réunit celui des travaux publics. Il a couvert le territoire de chemins de fer, de communications de toute sorte, mis en pleine vigueur les lois commerciales, les traités internationaux, qui, depuis les réformes de 1861 sous le dernier ministère, ont doté le Wurtemberg d’un régime de liberté industrielle qui ne le cède en rien à celui de la libre Angleterre. Ajouterai-je que M. de Varnbühler est un anti-Prussien fieffé, un Allemand pur sang, servant sa cause et sa patrie avec une activité, une énergie imperturbables, et cela est d’autant plus à remarquer que des liens d’amitié personnelle l’attachaient à M. de Bismark.
Du Wurtemberg on ne saurait plus maintenant séparer la Bavière. Wurtemberg, Saxe et Bavière aujourd’hui ne font qu’un, et M. de Bismark peut se vanter d’avoir lié ce faisceau-là de main de maître. À cet excès d’astuce et d’arrogance, à ce débordement de violences hautaines, les trois rois du sud-ouest n’avaient désormais qu’une force à opposer, la ligue, viribus unitis : il n’y a pas deux manières de marcher contre l’ennemi commun. Rattachée par tous les côtés à la maison de Habsbourg, ayant donné à l’Autriche deux générations de souverains, la famille régnante de Bavière ne peut guère s’empêcher de regarder Munich et Vienne comme deux parties componentes d’un même tout. Et là précisément se trouvait le danger. Le peuple bavarois, fort dévoué à sa dynastie, affectionné surtout au dernier roi Maximilien II, n’en conserve pas moins certaines défiances avec lesquelles il serait très maladroit de vouloir plaisanter. Il déteste l’ultramontanisme, et son œil ne se tourne point sans suspicion du côté de la frontière par laquelle le pays touche à l’Autriche, au Tyrol fanatique. Sur ces ombrageuses velléités, ces répugnances, la Prusse avait beaucoup spéculé, non sans raison. D’autres motifs semblaient également devoir favoriser ses plans. La reine-mère est Prussienne, et le roi Louis Ier, poursuivant pendant tant d’années son œuvre d’artiste, multipliant dans Munich les ateliers de peinture, de sculpture, les écoles d’architecture, éveillant, excitant par les Cornélius, les Schwanthaler, les Kaulbach, les goûts poétiques du pays, traçait une voie de communication intellectuelle avec la Prusse. Entre Munich, tel que l’a fait le roi Louis Ier, et le Berlin de ce noble Frédéric-Guillaume IV, il y avait d’irrécusables affinités. Notons en outre que dans les deux pays existe une classe moyenne, riche, cultivée, an upper middle class, qu’une alliance pure et simple avec l’Autriche pouvait dès le premier abord effaroucher un peu ; mais ici M. de Bismark aura compté sans M. de Bismark, car si mainte affinité se laissait surprendre entre Munich et Berlin, il n’y en a aucune entre le Berlin d’aujourd’hui et celui d’il y a quatre ou cinq ans.
C’est donc la Prusse elle-même qui s’est bénévolement chargée du soin de sauver la Bavière d’une alliance prussienne. On verra par la suite quels profits l’Allemagne et l’Autriche devaient retirer de cette politique de la Prusse, et d’autre part quelle sécurité préparait à l’avenir des institutions libérales cette crainte un moment ressentie à Vienne d’une chance possible de rapprochement entre la Bavière et la Prusse. Quoi qu’il en soit, la chose est maintenant définitive, et ni le jeune roi. Allemand de cœur et d’esprit, ni son premier ministre ne reculeront devant leurs engagemens fédéraux. M. von der Pfordten n’a pour lui ni l’application pratique du baron de Varnbühler, ni la perpétuelle activité de M. de Beust. Son éducation professorale l’éloigné de l’économie politique, de la recherche des problèmes commerciaux, et sa santé lui interdit le mouvement continuel. M. von der Pfordten est un esprit plus théorique que son collègue de Stuttgart. Il y a chez lui plus de passion que de volonté, moins de fermeté que d’obstination. En ce qui concerne la question allemande, il se tient plus peut-être avec M. de Beust qu’avec le baron de Varnbühler, penche pour « un troisième groupe, » un état compacte formé par les états du sud-ouest. De 1849 à 1859, le baron von der Pfordten porta la peine d’erreurs qui n’étaient point les siennes, mais celles de ses collègues, et tomba avec le cabinet que le dernier roi (Maximilien II) congédia en disant : « Je veux vivre en paix avec mon peuple ! » Ce serait toutefois mal juger M. von der Pfordten que de ne pas voir en lui un libéral, et la meilleure preuve en est que les libéraux par excelle ;. ce qui jadis le renversèrent sont aujourd’hui ses amis et ses soutiens. J’allais oublier de dire, tout au moins de rappeler, qu’en fait de jurisprudence fédérale, de droit confédéré allemand, M. von der Pfordten ne connaît pas de maître.
Si, comme il plaisait tant à M. de Bismark de l’affirmer, la confédération germanique était morte, elle n’aurait eu de son vivant qu’un seul délégué dans les congrès européens. J’ai nommé M. de Beust. Représentant de la diète à Londres en 1864, le ministre saxon se trouvait en contact immédiat avec les chefs de la diplomatie ; par lui, la diète prenait corps, c’était la première fois que la confédération se faisait représenter au dehors : innovation flatteuse pour l’homme d’état qui en était l’objet, trop flatteuse sans doute, car lord Palmerston tout d’abord en prit ombrage. Qui à Londres ne se rappelle cette fameuse réception du samedi à Cambridge-House, où parmi les divers ambassadeurs des puissances coopératrices M. de Beust fit son apparition, non plus comme ministre du roi Jean, mais comme envoyé de la confédération ? Personnellement M. de Beust n’avait pas encore été présenté au premier lord de la trésorerie ; c’en était assez pour que lord Palmerston affectât de ne pas le reconnaître, et son nom déjà célèbre courait dans toutes les bouches lorsque, jugeant sans doute convenable de mettre fin à cette scène de comédie, M. Murray, le ministre de la reine Victoria près la cour de Dresde alla droit à lui, et l’amenant au maître de la maison : « Mylord, dit-il en souriant, le baron de Beust. » Sur cette attitude presque hostile de l’homme d’état octogénaire plus d’un se méprit ; on crut y voir une certaine répulsion pour la politique brouillonne de l’Allemagne. Il n’en était rien. Lord Palmerston aimait le pouvoir d’une ardeur si intense, qu’il lui venait par momens des bouffées de jalousie à l’endroit de ceux qu’il reconnaissait capables de l’exercer. À ses yeux et pour le quart d’heure, M. de Beust était trop quelqu’un. « Le représentant de l’Allemagne, » qu’était-ce que cela ? Il eût à coup sûr mieux aimé l’ignorer ; c’était en effet trop pour cet Anglais qui trouvait l’Europe un théâtre trop étroit pour que lui et le prince Félix Schwarzenberg y pussent figurer ensemble.
Physionomie curieuse et attrayante que celle de ce ministre du roi Jean à qui les événemens paraissent finalement vouloir donner raison ! Très populaire chez lui, M. de Beust, depuis 1863, n’a pas un instant fléchi dans la ligne qu’il a prise vis-à-vis des deux états prédominans. Dès le début, on le voit soutenir le droit national allemand en face de l’Autriche et de la Prusse, disant à chacune ses vérités, récriminant avec courage, avec hauteur, sur la faute commise dans l’affaire des duchés, contestant la validité légale des actes des deux puissances, et revendiquant pour l’Allemagne le privilège d’agir en son propre nom. Naguère encore, lorsque la Prusse, avec des cris d’aigle qu’on va plumer, poussait si fort ses réclamations à propos des armemens saxons, il répondait que « les forces militaires de toute puissance confédérée étaient aux ordres de la confédération, et que la Saxe se tenait prête pour marcher dès que la diète l’appellerait. » Gagern, celui qu’on nomme encore en Allemagne « le grand Gagern, » parlant de son ami M. de Stein, écrit : « Au plus profond, au plus intime de son être était la soif d’agir. » Volontiers j’appliquerais ce mot au baron de Beust. Trop plein d’idées fécondes pour ne pas encourir le reproche de mobilité, trop réellement de son temps pour ne pas déplaire à ces conservateurs de vieille roche à qui la vie fait peur, M. de Beust se sépare du comte de Bismark de toute la distance qu’il y a entre une nature agissante et une nature remuante. Pour l’un, la Saxe est une sphère étroite, il y éclate ; pour l’autre, la Prusse est trop vaste, il s’y perd. Quand l’Allemagne sera faite, peut-être trouvera-t-elle en M. de Beust son ministre.
En 1813, lorsque les hommes d’état de l’Allemagne commencèrent à saisir des chances de retour vers un passé national, ils placèrent en tête de leur nouveau programme d’unité ces deux principes : indivisibilité de l’Allemagne et remise de la couronne impériale aux mains de l’empereur François. Il est plus que probable que des événemens auxquels nous assistons ressortira pour l’Autriche une suprématie du moins honorifique. Peut-être se retrouvera-t-on au lendemain de 1863 et de ce fameux Fürstentag de Francfort, présidé, on se le rappelle, par l’empereur François-Joseph avec tant de tact et d’autorité pondérative. Qu’est-ce maintenant que l’empereur ? Peu de gens en Europe le savent. En dehors de ce certain monde de plus en plus rare désormais, personne ne se forme dans le public une idée de ce caractère droit, modéré, détestant l’effet. Et penser qu’il existe encore de braves gens qui s’ingénient à vouloir travestir en tyran de mélodrame, en despote de fantaisie, l’une des natures les mieux faites parmi les souverains pour s’approprier les mœurs et les pratiques du régime constitutionnel ! Être un despote ! à coup sûr, l’empereur François-Joseph n’en eut jamais l’idée, et quand même il le voudrait, est-ce donc bien facile d’être un despote en un temps où les populations se transportent par masse et dans quelques heures d’un endroit à l’autre, où s’opère instantanément la transmission de la pensée humaine, et où l’opinion publique de tel pays libre supplée à l’opinion de tel autre qui l’est moins ou ne l’est pas du tout ? Les nations sont devenues tellement solidaires par le libre échange, les chemins de fer et la télégraphie électrique, qu’étant donnés en Europe plusieurs endroits où tout se sait, il n’en pourrait guère plus exister d’autre où tout pût se faire.
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