Chronique de la quinzaine - 31 mars 1841

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Chronique no 215
31 mars 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mars 1841.


La chambre des pairs est tout occupée, depuis huit jours, du projet de loi sur les fortifications de Paris. La presse quotidienne a assez fait connaître et les noms des nombreux orateurs qui se sont succédés à la tribune, et la valeur relative de leurs discours. Nous n’y reviendrons pas.

Si la discussion a paru plus d’une fois se traîner terre à terre, elle s’est, en revanche, élevée à plusieurs reprises aux plus hautes considérations, et sous le point de vue politique, et sous le point de vue militaire.

Sans vouloir rentrer ici dans le fond d’une question que nous avons si souvent examinée et qui nous paraît désormais épuisée pour tout le monde, nous ne pouvons pas ne pas faire remarquer l’insistance, souvent habile, des opposans sur trois argumens en particulier.

Les fortifications de Paris sont l’œuvre du ministère du 1er mars.

Les fortifications de Paris sont destinées à nous rassurer contre des craintes chimériques. Paris ne peut être attaqué que par une grande coalition ; les coalitions sont désormais impossibles.

Cette garantie inutile contre un danger imaginaire nous coûterait des sommes énormes ; c’est une dépense folle qui portera le trouble dans nos finances, et appauvrira les sources de la prospérité nationale.

La combinaison de ces trois argumens est ingénieuse.

Par le premier, on a essayé de mettre en branle les passions politiques de l’assemblée.

Le second était destiné à calmer les alarmes du sentiment national.

Avec le troisième, on essayait de gagner les suffrages des promoteurs ardens, et nombreux aujourd’hui, des intérêts matériels.

La discussion nous paraît avoir fait justice de ces trois argumens, et d’ailleurs la réflexion pouvait facilement suppléer aux lacunes de la délibération.

L’amour du combat, l’envie de vaincre peut seul expliquer l’insistance qu’on a mise à présenter le projet comme étant exclusivement l’œuvre du 1er  mars ; car, si cela était, il faudrait en conclure que ce ministère a toujours la majorité, et une forte majorité dans la chambre des députés, et probablement il faudrait aussi en conclure demain que la majorité ne lui manque pas non plus à la chambre des pairs. Cependant, que diraient ces mêmes orateurs, si la loi étant adoptée, on songeait à réaliser cette conséquence, et à rappeler aux affaires le 1er  mars ? Ils seraient les premiers à s’écrier que ce n’est pas là le sens du vote des chambres, que c’est au 29 octobre que la loi a été accordée, que c’est à son influence qu’est due la majorité acquise au projet. E sempre bene.

Un orateur ingénieux a été jusqu’à dire que le ministère n’a présenté le projet de loi que dans le but de justifier et de mettre à l’abri de toutes attaques le cabinet du 1er  mars. Oh prodige ! qui se serait douté de tant de vertu chrétienne dans l’ame de messieurs les ministres ? Vous représentez-vous M. le maréchal Soult et M. Guizot venant, sans conviction, demander à la France de dépenser 150 millions, et si on en croit les opposans, 500 ou 600 millions, et cela, pour épargner à M. Thiers et à M. Cubières quelque petit chagrin, pour que personne ne puisse les critiquer, les chicaner, les accuser d’avoir commis une faute, et commencé une folie !

Il faut pourtant le dire : cela n’est pas sérieux. Il n’y a de sérieux, il n’y a de vrai que la conséquence directement contraire à celle qu’on a voulu tirer de ces faits. La pensée première appartient au 1er  mars ; il avait même mis la main à l’œuvre. Sans crédit ouvert, avant de convoquer les chambres, il avait franchement engagé sa responsabilité. Le 1er  mars se retire ; le 29 octobre le remplace, en professant une autre politique, en blâmant, à tort ou à raison, sur plusieurs points, la politique de ses prédécesseurs ; des explications vives, aigres, pénibles, agitent pendant plusieurs jours la tribune nationale, lors de la discussion de l’adresse, et cependant le nouveau ministère accepte le fait des fortifications ; il en accepte le système ; il le fait sien ; il le présente aux chambres ; il le défend avec énergie, avec talent, avec insistance ; que faut-il en conclure, lorsqu’au lieu de faire de l’esprit, on veut bien se contenter du bon sens ? Que de tous les projets présentés par le 29 octobre, il n’en est pas un seul qui soit plus que le projet des fortifications l’expression d’une conviction irrésistible, d’une persuasion qui domine toutes les questions politiques, toutes les faiblesses de l’humanité. À qui fera-t-on croire que le cabinet du 29 octobre n’eût pas été heureux de pouvoir dire au pays : M. Thiers voulait une garantie contre des craintes chimériques ; il voulait, par un caprice militaire, dilapider nos finances, faire reculer notre industrie, paralyser notre prospérité ; il a abusé du pouvoir ministériel, puisé sans nécessité et sans crédits législatifs dans le trésor public ; nous ne pouvons pas couvrir ces actes, assumer cette responsabilité ; notre politique n’est pas la sienne ; les chambres jugeront entre nous. Ce ne sont pas des murailles dont notre courage et notre politique n’ont que faire, ce sont des chemins de fer, des quais, des ponts, des bateaux à vapeur que nous nous proposons de donner à la France. Certes, il y aurait eu là de quoi tenter un cabinet nouveau, qui ne venait pas recueillir la succession d’un mort, mais prendre la place d’un vivant. Il était séduisant de pouvoir dire de prime-abord : Entre nos prédécesseurs et nous, il y a déjà une première économie de 150 millions.

Croyez-vous que cette tentation ne se soit jamais présentée à l’esprit de messieurs les ministres ? Non, leur mérite n’est point de ne pas l’avoir éprouvée mais d’y avoir résisté ; ce n’est pas d’avoir fait une chose agréable à M. Tiers mais d’avoir préféré à un échec politique de M. Thiers une chose utile au pays, d’avoir voulu une grande mesure nationale, quand même l’initiative et le commencement d’exécution appartenaient au cabinet du 1er  mars. À lui cet honneur, à lui ce courage. Mais ce n’est pas un moindre honneur d’avoir surmonté toute répugnance politique, ce n’est pas un moindre courage d’avoir hautement fait sienne la pensée de l’administration qu’on remplaçait, d’avoir livré bataille sur ce terrain à ses propres amis, essuyé leur colère, et résisté à leurs attaques en empruntant des combattans et des armes dans les rangs de ses adversaires politiques.

La preuve que la mesure est excellente, c’est que M. Thiers et M. Guizot l’ont également voulue, qu’ils l’ont, l’un et l’autre, défendue sans restriction, avec la même énergie et la même persévérance ; que, venant de côtés différens, n’arborant plus le même drapeau, ils se sont rencontrés et donné la main malgré eux sur ce terrain. Ce n’est donc pas un terrain arbitrairement choisi. C’est la vérité, c’est la force des choses qui les y ont amenés, non parce que mais quoique.

Au surplus, il s’est trouvé à la chambre des pairs plusieurs orateurs qui, sans appartenir aux opinions du 1er  mars, ont cependant rendu hautement justice au courage politique de ce cabinet ; courage, il est juste de le reconnaître, auquel nous devons en grande partie les fortifications de la capitale.

On a dit que c’est toujours dans les momens de crise que le projet de fortifier Paris avait été reproduit, mais qu’une fois le danger disparu, tout avait été suspendu et abandonné. Je le crois bien. C’est la nature humaine, c’est un des mauvais côtés de la nature humaine. Passato il pericolo, gabbato il santo. Est-ce à dire qu’il faille se faire de cette déplorable insouciance un argument contre l’utilité d’une grande mesure de précaution ? Là est précisément l’honneur, le mérite du cabinet du 1er  mars. C’est d’avoir saisi un moment de crise, un soulèvement de l’opinion publique, non pour disserter, mais pour décider, et mieux encore, pour faire ce qui aurait dû exister depuis vingt ans.

Quant à la question des coalitions, empressons-nous de reconnaître que ceux des orateurs qui l’ont traitée ex professo ont seuls pénétré jusqu’au fond même du sujet qui était en discussion. Qui ne sait qu’une coalition, qu’une puissante coalition pourrait seule, par les vicissitudes et la guerre, pousser une grande armée jusqu’aux environs de Paris ? Ainsi, soutenir qu’aujourd’hui une coalition contre nous est impossible, c’était, qu’on nous passe l’expression, prendre le taureau par les cornes et vouloir le renverser d’un seul coup. La tentative était franche et noble. Pouvait-elle être accomplie ?

Tout a été dit sur cette grande question par le premier des orateurs inscrits en faveur du projet.

Une coalition est toujours possible, car la France, Dieu merci, ne cessera pas d’être grande, forte, redoutable, un foyer brillant de civilisation et de lumière, une école pratique de ces grands principes sociaux et politiques qu’elle a laborieusement préparés et vaillamment conquis par deux révolutions et par une lutte de cinquante ans ; bref, la France ne cessera pas d’être, aux yeux des peuples, digne d’admiration et d’envie ; elle ne cessera pas d’attirer sur elle les regards soupçonneux, cupides, jaloux, des gouvernemens qui redoutent notre industrie et nos idées, notre puissance et notre prospérité.

« Soyons sages. » Grand Dieu ! nous sommes sages, très sages, éminemment sages. Ce n’est pas à nous qu’il faut prêcher la sagesse, c’est à nos voisins. Ce n’est pas nous qui tirons le canon en Orient au risque de mettre le monde en conflagration ; ce n’est pas nous qui entretenons à Constantinople un boute-feu, une sorte de maniaque, conspirant jour et nuit contre la paix du monde ; ce n’est pas nous qui signons, ainsi que l’ont fait la Prusse et l’Autriche au 15 juillet, un traité aventureux, et cela, sans autre vue, sans autre intérêt que celui de jouer le rôle de coalisés, et de se traîner à la remorque de l’Angleterre et de la Russie dans une route où la France n’était pas. Les coalitions sont impossibles ! — Il s’en est fait une hier, des plus déraisonnables, des plus contraires aux vrais intérêts de la moitié au moins des coalisés. Si la France eût été quelque peu moins prudente, quelque peu moins résignée, si elle eût voulu soutenir que nul n’avait le droit d’aller sans elle régenter l’Orient à coups de canon, il eût été fort possible que le gant fût de nouveau jeté entre l’Europe et nous, et qu’une guerre de coalition ensanglantât le monde au moment même où l’on nous prouvait fort habilement que les coalitions sont désormais impossibles.

Au surplus, avec les mêmes argumens qu’on a employés pour prouver qu’elles sont impossibles dans l’avenir, nous pourrions nous engager à prouver qu’elles ont été impossibles dans le passé, et qu’en conséquence tout ce qu’on nous raconte des grandes guerres de Louis XIV, de la république et de l’empire, n’est qu’un tissu de fables. Nous prouverions facilement qu’il faut écrire l’histoire moderne comme Lesvêque écrivait l’histoire romaine. « Cela paraît absurde, incroyable ; donc cela n’a jamais eu de réalité. » Les coalitions sont impossibles dit-on, parce que les intérêts des nations sont divers, qu’elles ne pourront jamais être dirigées par les mêmes vues, dominées par les mêmes principes. Voilà certes une donnée irrécusable. Mais ces intérêts ont-ils jamais été semblables, et les vues des puissances uniformes, et leurs principes identiques ? Jamais. Cela est trop connu, trop vulgaire pour que nous y insistions. Qu’est-ce à dire ? Il n’y a donc jamais eu de coalitions !

Les coalitions se forment, l’histoire nous l’apprend, avec des vues diverses et des intérêts divergens. Elles se forment vives, actives, ardentes, sauf ensuite à partager le butin, s’il le faut, à coups de canon, ainsi qu’il serait arrivé en 1815 au sujet de la Pologne et de la Saxe, si le débarquement à Cannes ne fût venu apaiser les colères et clore tant bien que mal le protocole de Vienne. Qu’une puissance se croie menacée par notre industrie, et une autre par nos institutions, qu’une troisième soit secrètement agitée par la soif des conquêtes et le besoin d’expansion, qu’une quatrième se laisse séduire par de brillantes espérances et de grands souvenirs, et vous aurez avec des intérêts divers des coalitions fort compactes.

Il est, nous en tombons d’accord, une sagesse qui les prévient, sagesse dont on a encore porté quelques méchans échantillons à la tribune de la pairie ; c’est la sagesse qui consiste à reconnaître que dans nos démêlés avec l’étranger, c’est toujours la France qui a tort, c’est l’étranger qui a raison. Le traité du 15 juillet ! Mais c’était à merveille, pour notre bien ; pourquoi ne pas y adhérer ? Réellement, le gouvernement s’est oublié en n’envoyant pas un ambassadeur extraordinaire remercier la reine Victoria de la bonté avec laquelle elle a bien voulu arranger les affaires de la Syrie, et nous épargner tout souci à cet égard. Si jamais le cabinet prenait cette résolution, nous lui indiquerions volontiers des candidats pour cette grande mission nationale.

Il est certain que le moyen de ne jamais être repoussé, c’est de reculer toujours. Notre industrie vous déplaît ? Nous allons lui couper les ailes. Notre Alsace vous inquiète ? Prenez-la. La Lorraine aussi ? Soit. Notre marine vous alarme ? Nous allons dépecer nos vaisseaux, briser nos machines à vapeur. Est-il rien de comparable à la paix, à la tranquillité ? Rien de plus fatigant, de plus absurde, de plus contraire à la philantropie, à la civilisation, au progrès moral, aux vertus chrétiennes, que des idées de grandeur, de puissance, de force ! Fi donc ! la force c’est bon pour les peuples barbares ; mais nous ! quel besoin avons-nous de force ? N’avons-nous pas les homélies de nos philantropes ?

Au surplus, empressons-nous de reconnaître que la politique niaise n’est pas celle du principal orateur de l’opposition. Tout en soutenant qu’à moins d’une explosion révolutionnaire de la France, les coalitions lui paraissaient désormais impossibles, il s’est écrié, en répondant à ceux qui faisaient remarquer combien Paris se trouve rapproché des frontières, qu’un moyen de l’en écarter, c’était de reprendre notre frontière du Rhin. Apparemment, il ne voit pas là une explosion révolutionnaire. Mais croit-il sérieusement que cette tentative n’enfanterait pas une nouvelle coalition ? Il peut donc y avoir coalition sans révolution, sans propagande, même en faisant la guerre à la façon de Louis XIV, même en se faisant précéder d’un autre drapeau que notre glorieux et immortel drapeau tricolore.

Encore une fois, il n’est qu’un moyen de prévenir les coalitions, c’est de toujours céder, de se résigner à tout, même à l’abaissement du pays et au déshonneur de la France. Or, c’est là ce qu’en réalité nul ne voudrait, moins que personne l’habile orateur auquel nous faisons allusion.

Le dernier argument, l’argument d’économie, est certes le moins sérieux de tous. Si la mesure est bonne en soi, elle est tellement bonne, qu’il est parfaitement ridicule d’argumenter contre elle de la dépense de cent ou deux cents millions, répartis sur six années. A-t-on oublié ce qu’on a donné à l’étranger ? Était-ce cent, deux cents, trois cents millions ? Qu’on s’applique à bien calculer. On trouvera bien plus de deux milliards. La patrie vous demande aujourd’hui une fois pour toutes, non cette somme énorme, mais l’intérêt d’une année, et vous nous parlez d’économie !

Mais que dire ensuite de ceux qui ne repoussent pas les fortifications, mais seulement l’enceinte bastionnée, de ceux qui tiennent à substituer à une enceinte sérieuse un mur de couvent, bon tout au plus pour protéger la chasteté des Parisiennes contre les atteintes des Lovelaces de la banlieue ? Quelle serait dans ce cas l’économie ? On l’a démontré pièces en main ; on a été forcé de le reconnaître ; elle se réduirait à une économie de seize millions. La France épargnerait seize millions à condition de ne pas exécuter une grande mesure de défense nationale !

L’enceinte bastionnée ! En prêtant notre attention aux discussions des maîtres de l’art, discussions, au surplus, dont le lecteur est désormais aussi fatigué que nous, nous nous sommes dit plus d’une fois : On retrouve donc, même en matière de fortifications, cette éternelle antithèse de l’idéal et du positif, de l’ingénieux et du solide, de l’esprit et du bon sens. C’est le bon sens qui nous dit : Avez-vous des voisins suspects ? faites provision de bonnes armes, et renfermez-vous, non avec des portes vitrées, mais avec de bonnes portes en chêne ; et si vous pouvez placer au dehors de la maison, aux quatre coins, des dogues aguerris et vigilans, vous n’en serez que plus tranquilles. Ce sont là les forts extérieurs et l’enceinte bastionnée. Tout le reste, c’est de l’esprit, de la singularité, des combinaisons plus ou moins ingénieuses, plus ou moins dangereuses, qui supposent pour réussir des armées rapprochées et disponibles, un grand capitaine, que sais-je ? des combinaisons qui, en dernier résultat et sans doute contre l’intention de leurs auteurs, nous ramèneraient, en cas de revers, l’étranger dans Paris, et avec l’étranger la contre-révolution, c’est-à-dire des hommes et des choses que nous ne voulons pas. Est-ce clair ?

Disons le vrai : la question est posée nettement aujourd’hui entre ceux qui veulent que Paris puisse se défendre, et ceux qui, par une raison quelconque, ne le veulent pas. L’enceinte continue est le moyen de défense par excellence ; c’est l’enceinte continue qui seule peut faire de notre admirable garde nationale une armée se battant vaillamment dans ses foyers et pour ses foyers ; c’est l’enceinte continue qui seule peut donner à nos armées régulières le temps de se rallier, de manœuvrer avec liberté, les moyens de ne pas sacrifier la France entière à la défense de la capitale, de ne pas jouer l’empire sur un coup de dés. On n’en veut pas ? On ne veut donc pas que Paris se défende, on ne veut pas qu’il fasse un grand effort pour le salut de la patrie, et puis, on dira que c’est nous qui concentrons tout l’intérêt français dans Paris !

Sans l’enceinte bastionnée, l’ennemi n’a qu’à faire un sacrifice pour passer entre les forts, et il est maître de Paris, de Paris rendu à discrétion, de Paris ne pouvant pas même, par une capitulation sérieuse, protéger les choses et les personnes !

Au reste, l’urne de la pairie a peut-être, à l’heure qu’il est, décidé cette grande question, et nous n’éprouvons aucune inquiétude. Ce n’est pas la chambre des pairs, cette chambre, noble et vivante histoire de la patrie, cette chambre où la politique et la guerre comptent leurs plus illustres représentans, où des cœurs français battent sous des poitrines couvertes de cicatrices, qui pourrait, à la suite d’une discussion lumineuse qui a mis en plein jour les immenses avantages militaires et politiques du système présenté par le gouvernement, vouloir paralyser cette grande mesure nationale ; ce n’est pas la chambre des pairs qui, placée en présence de l’étranger, lui dira : Nous n’osons pas.

La chambre des députés n’a pas encore achevé la discussion du projet de loi sur la propriété littéraire. Cette discussion n’est en réalité qu’une étude. La matière n’est pas suffisamment élaborée ; les principes n’en sont pas bien arrêtés, et la discussion s’est ressentie plus d’une fois du vague des idées et de la diversité des systèmes. Trop d’orateurs n’ont fait que de la synthèse tout-à-fait arbitraire, de la pure logique, sans aller au fond des choses, sans se faire une idée nette du point qu’il s’agissait de régler. Les uns n’ont pas cessé de confondre le produit littéraire avec l’instrument producteur, et le produit préparé avec le produit doué de valeur en échange ; les autres se sont laissés égarer par le mot de propriété. Les productions littéraires, ont dit les uns, ne sont pas une propriété, et, en prononçant le mot de propriété, ils songeaient aux champs, aux maisons, à la propriété des objets matériels. De cette négation arbitraire, fondée uniquement sur une définition inexacte de la propriété, ils arrivaient à d’étranges conséquences. Les autres reconnaissaient aux auteurs la propriété de leurs productions, mais ne concevant nettement, eux aussi, selon l’habitude commune, que la propriété des choses matérielles, ils s’évertuaient à maintenir une ressemblance, une parité tout-à-fait inadmissible. De cette lutte hors du vrai terrain de la question, il ne peut sortir qu’un projet incohérent dans ses parties, un essai qui pourra seulement devenir le point de départ pour une nouvelle discussion.

La proposition Remilly, amendée et corrigée, va reparaître à la chambre des députés. Sera-t-elle prise en considération ? On dit qu’elle ne le sera pas, mais que la majorité sera très faible. Nous regretterions peu ce vote négatif ; nous en serions même satisfaits, si le gouvernement voulait prendre en sérieuse considération la marche des affaires, l’état des esprits, et, disons-le, sa propre situation.

Le pays repousse, nous le croyons, tout essai aventureux, toute réforme pouvant jeter la perturbation dans nos institutions politiques. C’est là un fait, nous le reconnaissons, que toute administration doit avouer et respecter. Mais est-il vrai, d’un autre côté, que le pays ne désire qu’une immobilité parfaite, absolue ? Lorsqu’il a dit qu’il y avait quelque chose à faire, le ministère du 12 mai a-t-il rêvé ? Les opinions de M. Dufaure et de ses amis sont-elles décidément des opinions excentriques et qui ne méritent aucune considération ? Et lorsque M. Duchâtel a déclaré à la tribune qu’il n’était pas éloigné de consentir à une définition de l’attentat, ne l’a-t-il dit que pour gagner quelques suffrages ? N’était-ce là qu’un expédient ?

Nous le disons aussi et dans l’intérêt même du ministère : il y a quelque chose à faire. Tout ministère qui se traîne dans une vieille ornière s’affaisse et ne gouverne pas. Ce n’est que par l’initiative qu’on gouverne ; ce n’est pas à la rame, c’est au gouvernail qu’il faut se placer pour diriger le vaisseau de l’état. Il est plus d’une question qui frappe, pour ainsi dire, à la porte du cabinet. Que le gouvernement s’en saisisse, qu’il sépare d’une main prompte et ferme ce qui est légitime, praticable, de tout ce que les passions et l’ignorance ont pu y ajouter d’excessif et d’absurde ; c’est là son rôle, sa mission, la condition de sa force et de sa durée Nous vivons sous un gouvernement de transaction et d’action. De tous les gouvernemens, le nôtre est celui qui peut le moins vivre de négations ; dès qu’il cesse de se faire sentir, l’opinion inquiète se demande : Où est-il donc ? Dès qu’il s’endort, on le tient pour mort.

Le dissentiment entre l’Angleterre et les États-Unis paraît vouloir s’apaiser. La nouvelle administration américaine est installée, et ses dispositions pacifiques sont connues. Il paraît probable que les Américains, reconnaissant enfin que le fait de la Caroline est un fait international, de gouvernement à gouvernement, laisseront tomber la poursuite contre M. Mac-Leod. La question est de savoir quelles sont les forces réelles du parti de Harrison, du parti qui vient de prendre les rênes des affaires. Là est le nœud de la question. Si ce parti peut réellement gouverner le pays, nul doute que les nuages ne se dissipent, car ni le parti modéré en Amérique, ni l’Angleterre n’ont la moindre envie de guerroyer. Mais la démocratie américaine est vive, indisciplinée, turbulente ; le pouvoir est faible, sans autres armes que la légalité, la raison, et le concours volontaire des hommes sensés et paisibles. C’est quelque chose ; mais ce n’est pas là une garantie parfaite.

La diète suisse a nommé une commission pour examiner la question des couvens argoviens. On dit que la commission a choisi pour rapporteur M. Baumgartner, député du canton de Saint-Gall, homme d’esprit et fort versé dans les affaires de la Suisse. On ajoute que la commission, en proposant de reconnaître en principe que la suppression des couvens est en opposition avec l’art. 12 du pacte fédéral, indiquerait en même temps quelques voies d’arrangement et de conciliation. Nous ne connaissons pas les faits de manière à pouvoir les apprécier avec justesse. Il est un bruit d’une nature plus grave. On dit que les populations manifestent des vœux de séparation, fondés sur la diversité des religions. Un fait de cette nature n’intéresserait pas seulement le canton d’Argovie ; il est d’autres cantons mixtes en Suisse. Si jamais pareille nécessité venait à se réaliser, la constitution fédérale de la Suisse s’en trouverait fortement ébranlée. C’est bien alors qu’une reconstitution fédérale serait forcée, et nul ne peut dire quel pourrait être un remaniement de cette nature.

En attendant, nous ne pouvons qu’applaudir à l’attitude tout amicale qu’a prise notre gouvernement à l’égard de la Suisse. Son exemple et ses paroles ont été d’une heureuse influence sur l’Autriche. La Suisse n’a pas été troublée dans le libre exercice de sa souveraineté. C’est à elle maintenant de montrer à l’Europe qu’elle sait user de son droit comme il appartient à un peuple libre, sensé, raisonnable. La Suisse a le droit d’être traitée en état indépendant et souverain. L’Europe, à son tour, a le droit de ne pas être inquiétée par la Suisse. Un état qui jouit du beau privilége de la neutralité, a plus que tout autre l’obligation de prévenir chez lui tout ce qui pourrait devenir pour ses voisins un juste sujet d’inquiétude et d’alarmes.

Les conjectures que nous avions faites il y a un mois, paraissent en effet se réaliser. Il paraît positif aujourd’hui qu’un traité à cinq est sur le point d’être signé, traité qui aurait pour but d’établir comme un point de droit public européen la fermeture des Dardanelles pour les vaisseaux de guerre de toutes les puissances indistinctement. Ce serait le statu quo, confirmé par un traité qui anéantirait formellement, et par la signature même de la Russie, le traité d’Unkiar-Skelessi. Toujours est-il que le traité d’Unkiar-Skelessi expirera de lui-même, à moins qu’il ne soit renouvelé. La nécessité de la nouvelle convention ne paraît donc pas bien démontrée, et elle semble n’avoir d’autre but réel que de faire reparaître, dans les actes diplomatiques de l’Europe, la signature de la France.

Il est également vrai que notre signature n’est pas encore donnée. On veut du moins obtenir au préalable que le droit héréditaire de Méhémet-Ali soit formellement reconnu par la Porte. Est-ce assez pour donner notre signature ? Nous persistons à en douter, s’il est vrai que le traité ne renferme que la disposition relative à la clôture des Dardanelles.

P. S. La chambre des pairs a noblement répondu à l’attente du pays. L’amendement de la commission vient d’être rejeté par une imposante majorité. Sur 239 votans, il n’a réuni que 91 suffrages. Il est probable que, parmi les pairs qui l’ont repoussé, il en est quelques-uns qui, ne voulant pas de fortifications, rejetteront également la loi. Malgré cela, le sort du projet paraît assuré. Honneur à la chambre des pairs ! C’est en vain qu’aujourd’hui encore on a essayé d’exciter ses susceptibilités politiques. Fidèle à sa haute mission, fidèle à ses précédens, elle n’a vu que l’intérêt du pays, que l’avenir de la France.