Chronique de la quinzaine - 14 avril 1841

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Chronique no 216
14 avril 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 avril 1841.


La loi sur les crédits supplémentaires de 1841 a été, dans la chambre des députés, l’occasion d’une vive et belle lutte parlementaire. Malheureusement, dans nos jours d’apathie, ces rencontres n’ont guère d’autre résultat que de faire briller un instant le courage et l’habileté des combattans.

C’est pour la troisième fois, depuis l’ouverture de la session, que la chambre se trouve saisie des grandes questions politiques et financières qui intéressent si profondément l’avenir du pays ; elle les retrouvera dans la discussion du budget. Ce retour des mêmes questions devant une chambre qui se fatigue facilement et qui tient volontiers pour épuisée toute question débattue, ne nous paraît pas d’une bonne tactique parlementaire, surtout lorsqu’on aborde prématurément, et d’une manière nécessairement incomplète, une question capitale. Le débat du jour affaiblit, attiédit le débat du lendemain ; l’escarmouche nuit au combat ; les uns sont fatigués, les autres taxent d’obstination une lutte qui leur paraît désormais décidée, des efforts qui leur semblent bien inutiles. La question est ainsi éventée ; elle n’a plus ni nouveauté ni fraîcheur ; il n’y a pas de si petit esprit qui ne se persuade en connaître jusqu’aux derniers replis, par cela seul qu’il en a entendu parler plus d’une fois. « Tout est dit là-dessus ; » dès que ces terribles paroles sont prononcées tout est dit en effet, dans ce sens qu’il y a parti pris, même pour les hommes d’ailleurs honnêtes et impartiaux. C’est alors qu’on peut appliquer aux débats parlementaires ce qu’on dit des jeux de la Bourse : l’effet de la nouvelle est escompté.

Ces réflexions nous sont suggérées par la vive discussion qui a donné aujourd’hui à la chambre des députés une de ses passagères émotions.

C’était sur la question financière que paraissaient d’abord devoir se concentrer les efforts des orateurs. Le débat politique avait été pour ainsi dire étouffé, ajourné du moins par M. le ministre des affaires étrangères. Il s’était nettement refusé à toute explication, à tout débat dans ce moment, sur la question du concert européen. C’était son droit ; M. Berryer et M. Thiers l’ont reconnu. Discuter à la tribune des négociations pendantes eût été en effet pour le ministre manquer à la fois d’habileté et de convenance. D’un autre côté, les orateurs de l’opposition pouvaient-ils discuter tout seuls, sans contradicteurs, sans faits reconnus, sur de simples hypothèses ? La partie paraissait donc remise pour tout le monde.

Mais qui peut s’assurer que dans une assemblée nombreuse, fractionnée jusqu’à l’individualisme, il ne se fera pas quelque mouvement imprévu ? La question politique, qui paraissait ajournée hier, a éclaté de nouveau aujourd’hui. À la vérité, on n’en savait pas plus aujourd’hui qu’hier : le gouvernement persistait dans sa réserve, l’attaque portait nécessairement sur des hypothèses. N’importe : il a bien fallu, bon gré, mal gré, s’élancer à la tribune, et la chambre a été témoin d’un combat singulier entre deux orateurs éminens, entre deux hommes d’état dont la rivalité et la désunion, fait désormais irréparable, nous le craignons du moins, sont une véritable calamité pour le pays. Ils ont aujourd’hui jeté parfois leurs armes courtoises et porté l’un et l’autre des coups auxquels les hommes de parti peuvent seuls applaudir. Pour nous, il en est sorti, avant tout, une preuve nouvelle de cette triste vérité, qu’il devient tous les jours plus difficile de mettre ensemble deux hommes politiques de nuances diverses, et cependant le temps des Sully et des Richelieu est passé sans retour. Dans les pays démocratiques, il n’y a de force réelle et durable que par l’union.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui nous savons, d’une manière officielle, que le concert européen se négocie, et que le gouvernement du roi se propose deux résultats, « l’un, de faire reprendre à la France, dans les affaires d’Orient, une place convenable, sans l’associer à des actes auxquels elle n’a pas cru devoir concourir ; l’autre, de consolider en Europe la paix générale, de la rendre sûre et efficace, sans porter à la dignité, aux intérêts particuliers et à l’indépendance de la politique de la France, aucune atteinte. »

Le but, nous l’avouons, est irréprochable ; mais sera-t-il atteint ? peut-il l’être ?

Là est toute la question. Et c’est là-dessus que M. Thiers a été vif, brillant, incisif. Ce serait manquer d’impartialité que de ne pas reconnaître que les positions des combattans n’étaient pas égales. La réponse directe, précise, M. Guizot ne pouvait pas la faire. Il aurait fallu pouvoir dire : La négociation n’a point blessé notre dignité nationale ; voici, en effet, comment la négociation a été introduite, quelles en ont été les phases, les conditions, les termes. Le résultat en est important et honorable : en preuve voici le préambule, voici les articles du traité. Enfin, les conséquences indirectes du traité n’en seront pas moins considérables ; en voici l’exposition et le détail.

Rien de tout cela ne pouvait être dit sans violer toutes les règles de gouvernement, sans porter le dernier coup à notre diplomatie, qui depuis quelque temps n’a déjà été que trop indiscrète et plus empressée de nous révéler ses petits secrets que de faire nos affaires. M. Guizot était donc condamné par position aux affirmations et aux généralités. Par cela même peut-être la discussion aura été, dans la chambre du moins, plutôt utile que nuisible au ministère ; car elle aura, pour ainsi dire, défloré la question, et fait prendre des engagemens lorsque le sujet ne pouvait pas être approfondi.

Au reste, ce n’est là qu’une conjecture de notre part. Nous ne connaissons pas bien encore l’impression que ce grand débat a laissée dans la chambre. Les avis sont partagés. Les uns paraissent en effet convenir avec nous qu’il eût été plus prudent pour l’opposition de réserver toutes ses forces pour le moment décisif, lorsque les termes mêmes du traité pourront être analysés, discutés, lorsque le gouvernement devra déposer sur le bureau toutes les pièces, et rendre compte de toutes ses démarches. Les autres pensent au contraire que la discussion d’hier a déjà produit, même sur les centres, une impression défavorable au traité, qu’elle leur a inspiré une grande méfiance de cette négociation quelque peu hâtive et soudaine ; ils vont jusqu’à penser que le ministère, averti par cette répulsion de ses propres amis, pourrait bien ralentir la négociation, et ajourner ses projets.

Le temps nous éclairera sur la valeur de ces conjectures. Quant à nous, sans connaître les termes du traité, nous persistons à croire qu’il ne renferme d’autre disposition importante que le principe de la clôture des Dardanelles, principe que le traité d’Unkiar-Skelessi avait essayé d’affaiblir. Certes, si à côté de ce principe, qui est une vieille maxime de droit public, il y avait une garantie de l’indépendance de la Porte, une garantie signée par la Russie et l’Angleterre, et qui proclamerait l’intégrité de l’empire ottoman de manière que toute atteinte portée à la Turquie fût un casus belli contre celle des puissances qui aurait violé le traité, nous serions loin de méconnaître l’importance d’une pareille transaction diplomatique. Mais jusqu’à plus ample informé, nous persistons à croire que, si la Prusse et l’Autriche étaient très disposées à signer une convention de cette nature, l’Angleterre et la Russie ne sauraient y consentir. L’Angleterre ne cherche au fond que l’abaissement de la puissance égyptienne ; la Russie ne veut que trouble et incertitude dans les affaires de l’Orient. Pourquoi au reste s’en indigner ? Chaque nation songe à elle-même, à son avenir, à ses intérêts. C’est à nous de songer aux nôtres.

L’Angleterre peut être amenée un jour à s’emparer de la route des Indes par l’Égypte, elle est sur cette pente, elle le sait. Elle ne veut rien dans ce moment, cela est certain : elle veut seulement briser ce qui pourrait lui être obstacle dans les éventualités qu’elle entrevoit. Elle n’a pas voulu qu’il y eût en Égypte quelque chose qui ressemblât à une puissance, qui pût un jour, à l’aide de quelques secours européens, lui barrer le chemin de la véritable Angleterre, qui est l’Inde.

La Russie renoncerait-elle, pour notre plaisir, pour renouer et consolider nos alliances européennes, aux projets de Catherine, à la vieille et constante pensée de sa politique, disons-le, à l’avenir de la puissance russe ? En subjuguant la Pologne, la Russie a fait son dernier effort vers l’Occident. Elle ne peut pas se faire d’illusion à cet égard. Tout ce qu’elle peut espérer, c’est de conserver sa dernière et sanglante conquête. C’est vers l’Orient que doit nécessairement faire explosion cette force expansive qui agite les peuples nouveaux, impatiens, fanatiques. Qu’ils s’appellent Normands, Arabes, Tartares, Russes, peu importe. Ils obéissent à une loi de leur nature. Le chef de ce grand peuple, le cabinet de Saint-Pétersbourg, Russe par ses instincts, par ses tendances, Européen par son éducation et son contact avec l’Occident, met au service des forces nationales l’adresse, l’habileté de la vieille Europe. L’alliance anglo-française l’embarrassait ; il n’a rien négligé pour la rompre : il y est parvenu. C’est là la faute des cabinets, en particulier de l’Angleterre, faute énorme et dont il serait ridicule d’espérer que les conséquences seront effacées demain. Dès-lors que peut-on attendre de la Russie ? Et de bonne foi, dans son intérêt, à son point de vue, que peut-elle, faire ? Signer un traité à cinq ? Cela est difficile, possible cependant, à une condition, c’est que le traité n’élèvera pas d’obstacles sérieux contre les projets futurs, éventuels de la Russie. Soyons francs ; s’il en était autrement, la Russie se manquerait à elle-même ; elle ferait métier de dupe. Que lui importe au fond que la France signe ou ne signe pas ? qu’elle reste dans l’isolement ou qu’elle en sorte ? Pourrait-elle craindre que l’isolement ne dégénérât tôt ou tard en une guerre ? en une guerre européenne ? C’est bien alors que la Russie aurait ses coudées franches, qu’elle pourrait envahir l’Orient à son aise et regarder paisiblement des minarets de Constantinople les luttes sanglantes de l’Europe.

Plaçons-nous au véritable point de vue, sans préjugés, sans vaines préoccupations d’esprit. On l’a dit avec raison : c’est surtout en politique que les illusions sont funestes.

Il est évident que le traité qui se négocie dans ce moment ne peut rien contenir dans ses dispositions de décisif, d’essentiel. Il serait impossible.

Ainsi, s’il peut se défendre, ce ne peut pas être par ses résultats immédiats et directs, mais seulement par ses conséquences indirectes. De là, une énorme difficulté pour le cabinet. Quand on lui demandera : Qu’avez-vous obtenu ? quelles sont ces stipulations qui doivent nous faire oublier et le 15 juillet et les énormes dépenses qui en ont été la conséquence nécessaire ? La réponse écrite dans le traité ne sera guère satisfaisante, nous le craignons du moins.

Les résultats indirects, nous le reconnaissons avec la même franchise, pourraient être considérables ; mais le cabinet pourra-t-il les exposer, les prouver, les faire valoir ?

Pourra-t-il dire, preuves en main : J’ai peu obtenu, mais j’ai brisé, malgré les efforts et les tergiversations de la Russie, la ligue imprudente qu’elle était parvenue à former en dehors de la France et au fond contre nous ; en me refusant au traité, au contraire, je consolidais cette ligue, je reconstituais la sainte-alliance en y ajoutant l’Angleterre.

Pourra-t-il dire, preuves en main : L’Autriche et la Prusse étaient au regret du traité du 15 juillet, j’ai acquis la certitude que pour rien au monde elles ne recommenceraient l’équipée de Beyrouth ; tout ce qu’elles désiraient était un rapprochement sincère avec nous, un rapprochement qui leur est commandé par leurs intérêts. Elles se méfient également, à l’endroit de l’Orient, et de l’Angleterre et de la Russie. Elles reconnaissent que sur ce point capital la France seule peut avoir des vues analogues aux leurs, le même désintéressement, les mêmes pensées d’avenir. Devions-nous repousser ces ouvertures, et, pour un moment d’erreur, sacrifier de si grands intérêts à notre juste susceptibilité nationale ? Les repousser, c’était les rejeter malgré elles dans les bras de la Russie. Les hommes sont ainsi faits. Le refus de la France leur aurait paru une sorte d’hostilité à leur égard. Crainte de se trouver un jour abandonnés par les uns et par les autres, elles auraient à contre-cœur resserré les liens du 15 juillet. La Russie a tout fait pour les détacher de nous ; nous pouvions, par un traité qu’on nous offrait, qu’on nous demandait instamment d’accepter, les détacher au fond de la Russie et les ramener à nous ; devions-nous perdre l’occasion de défaire ce que le cabinet russe avait fait ?

Est-ce là réellement le fond des choses ? Nous l’ignorons complètement. Nous disons seulement que, si cela était, il serait difficile, impossible peut-être pour le ministère, de mettre ces considérations dans toute leur lumière à la tribune nationale par des discours officiels. Nous disons que, réduits à défendre le traité par la teneur de son dispositif, les ministres se trouveraient chargés d’une tâche bien scabreuse, car, encore une fois, nous ne pouvons pas croire que le traité renferme des stipulations importantes, et moins encore des concessions à la France, à la politique qu’elle a soutenue jusqu’au 29 octobre. Encore une fois, le traité ne pourra être défendu ni par des résultats directs qu’il n’aura pas, ni par ses résultats indirects, résultats qui, fussent-ils réels, ne pourront être prouvés ni développés à la tribune.

Quoi qu’il en soit, dans ce moment la question est encore de savoir si le traité sera effectivement conclu et ratifié. L’affaire turco-égyptienne, quoi qu’on en dise, n’est pas terminée. Le gouvernement français ne peut, dans aucune hypothèse, accepter un ordre de choses qui ôterait à Méhémet-Ali même le bénéfice de la soumission, et qui pourrait, d’un instant à l’autre, faire éclater de nouveaux troubles en Orient. Que deviendrait dans ce cas le traité du 15 juillet ? Est-il certain, est-il dit, est-il stipulé que l’Europe demeurerait étrangère à ces débats ? que les forces des signataires du traité du 15 juillet n’iraient plus, quoi qu’il arrive entre la Porte et le pacha, prêter un funeste secours à l’impuissance de la première ? C’est là un point capital, car, si le contraire pouvait arriver, il ne serait plus vrai que le traité du 15 juillet est un fait consommé, et la France, en signant un traité quelconque relatif à l’Orient, se trouverait avoir implicitement signé ce déplorable traité. Nous espérons que le cabinet sentira toute la force de cette observation, et qu’il ne songera pas à engager le pays dans une pareille route. Le pays ne tarderait pas à reculer d’indignation. Quel que soit le traité qu’on nous annonce, la première question, la condition sine quâ non, est celle-ci : Le traité du 15 juillet est-il complètement sorti du domaine de la politique pour entrer dans le domaine de l’histoire ?

Si la question politique ne pouvait pas être résolue dans la discussion des crédits supplémentaires, il n’en est pas de même de la question financière. On sait que le cabinet du 1er  mars a été à cet égard l’objet d’attaques vives et réitérées. Une dernière accusation avait été, sur ce point, portée contre lui à la tribune du Luxembourg, dans la discussion de la loi des fortifications de Paris. « Votre administration a coûté à la France un milliard ! » C’était là le reproche qu’on lui adressait avec fort peu d’à-propos, dans une délibération solennelle où il ne s’agissait pas de savoir ce que le 1er  mars avait dépensé, mais bien s’il fallait défendre la capitale contre l’étranger.

Les ministres du 1er  mars ont voulu, c’était leur droit, détruire cette grave accusation dans la discussion des crédits supplémentaires. À notre avis, leurs explications franches, complètes, pressantes, ne peuvent pas laisser l’ombre d’un doute dans l’esprit de tout homme impartial. Le découvert d’un milliard est dû à des entreprises, à des décisions de la législature complètement étrangères à la politique particulière du 1er  mars. Nous avons voulu beaucoup dépenser, faire mille choses à la fois, sans augmenter l’impôt ; il en est résulté un découvert : qu’y a-t-il là d’étonnant ? Au 15 juillet, on s’est enfin aperçu que les travaux civils avaient fait par trop oublier notre état militaire, nos approvisionnemens, nos ports, nos places fortes. Il a fallu y songer. Et quel est le ministère qui aurait pu ne pas y songer ? Il aurait été coupable de trahison. Le cabinet du 1er  mars a pourvu aux nécessités du pays, il y a pourvu avec un courage, une intelligence, une activité qui est son plus beau titre d’éloge. On l’accuse aujourd’hui, on lui reproche les découverts du trésor ; mais a-t-on rejeté ses mesures, suspendu ses travaux, révoqué les ordres d’approvisionnemens et d’achat ? Nullement. On a tout adopté, tout sanctionné. C’est sur la question des armemens futurs, de ces armemens qui n’avaient encore rien coûté, qui n’étaient tout au plus qu’en projet, c’est surtout sur le but des armemens qu’on s’est séparé de lui ; tout le reste a été approuvé. Qu’est-ce à dire ? voudrait-on accepter les faits du 1er  mars et rejeter ses dépenses ? De bonne foi, c’est trop fort.

Au surplus, ce n’était pas du ministère que venaient réellement ces accusations. M. le ministre des affaires étrangères a reconnu au contraire que le maintien de notre état militaire lui était utile pour les négociations qu’il venait d’entreprendre. M. le ministre des finances avait à la vérité arrangé quelque peu ses phrases et groupé ses chiffres de manière à nous effrayer pour le présent et à se ménager à lui-même un brillant avenir ; mais, M. Thiers l’a reconnu, s’il y avait eu là une intention bienveillante pour soi-même, il n’y avait pas eu d’intention hostile pour ses prédécesseurs.

Nous ne voulons pas, du reste, nous aveugler sur notre situation financière. Si elle est loin, très loin d’être désespérée, elle est cependant grave et digne d’une sérieuse attention. Autant il serait injuste de l’imputer au cabinet du 1er  mars, autant il serait absurde de fermer les yeux sur un désordre financier qui, par le cours naturel des choses, s’aggraverait très rapidement, s’il était négligé. Nous avons peine à croire que l’équilibre de nos budgets ordinaires puisse être promptement rétabli par l’accroissement progressif des recettes, lors même que les dépenses de la marine et de la guerre seraient ramenées aux proportions d’un effectif de quatre cent mille hommes. Si on ne demande rien de plus à l’impôt, et que les dépenses ordinaires restent ce qu’elles sont, il y aura toujours un déficit annuel de 50 à 60 millions. C’est là la lacune qu’il importe de combler sans retard. Annuler une portion des rentes de l’amortissement, diminuer cette puissante ressource, serait une opération dangereuse, téméraire peut-être, dans un moment où l’état fait un appel au crédit public. On ne tardera pas à reconnaître qu’en définitive il faut retrancher quelque chose aux dépenses, ou demander quelque chose de plus à l’impôt. Le point capital est de bien choisir l’impôt à établir ou à augmenter. Quel que soit l’embarras momentané du trésor, la prospérité du pays est croissante ; nos communications maritimes et terrestres devenant de jour en jour plus actives, l’industrie et le commerce en profiteront, et le capital national augmentera en proportion. Il ne faut donc pas s’effrayer d’une légère augmentation de quelques impôts. La consommation des classes riches, aisées, peut, sans inconvénient politique, fournir au trésor le supplément de revenus qui lui est nécessaire. D’un autre côté, qu’on facilite une fois l’introduction de certaines denrées par un abaissement des droits, par exemple sur les bestiaux et sur les sucres ; qu’on excite ainsi une consommation utile au pays, et les caisses du trésor se rempliront. Une révision de nos lois de douanes, qui serait faite, non dans le but de protéger tels ou tels intérêts particuliers, mais dans l’intérêt général, donnerait au trésor plus de ressources qu’il ne lui en faut pour rétablir l’équilibre dans ses budgets. Mais les intérêts particuliers sont criards, et la routine est puissante !

M. le ministre des finances a présenté un projet de loi pour assurer la perception des droits de timbre. Le but de la loi est excellent ; rien de plus juste que de faire cesser une exemption illégale qui est un véritable scandale. Le moyen proposé paraît cependant quelque peu sauvage. C’est par trop confondre le droit avec la preuve, l’obligation avec le titre. Dans nos campagnes surtout, cela peut donner lieu à de funestes résultats. Sans doute par de hautes considérations d’ordre public, la loi écrite se trouve quelquefois couvrir de son égide l’immoralité de certains faits particuliers ; mais peut-on adopter ce parti extrême pour faire rentrer dans le trésor quelques écus ?

Indépendamment des amendes, ne pourrait-on pas déclarer que toute obligation commerciale qui ne serait pas sur papier timbré ne vaudrait, pour tous ses effets, que comme une simple obligation civile ? qu’elle n’entraînerait ni la compétence des tribunaux de commerce, ni la contrainte par corps, ni la faillite, et ainsi de suite ?

Ne serait-il pas plus simple encore de demander au commerce directement par une augmentation du droit de patente, ce qu’il enlève au trésor en ne faisant pas usage de papier timbré ?

Au reste, nous avons grande confiance dans l’habileté et l’expérience de M. Humann, et c’est avec hésitation que nous lui présentons quelque doute sur une mesure qui paraît par trop s’éloigner de nos habitudes et de nos mœurs.

Il se passe dans ce moment des faits dignes d’attention en Prusse. La Prusse occupe sans contredit le premier rang parmi les puissances allemandes proprement dites. L’empire d’Autriche, mélange d’Allemands, de Hongrois, de Slaves, d’Italiens, n’a rien de compact, rien d’homogène, rien de véritablement national pour les Allemands. La politique du jour à part, l’Autriche n’est à la tête de rien en Allemagne. La science, l’art, les lettres, ce n’est pas à Vienne qu’ils trouvent leur capitale. L’Autriche les tolère à peine. Enfin, l’Autriche n’appartient à la confédération germanique que par une faible partie de ses vastes possessions. Elle a des intérêts non-seulement distincts des intérêts allemands, mais qui peut-être leur sont contraires. Sa politique n’est pas subordonnée à la politique allemande, elle n’est pas même coordonnée nécessairement avec elle. L’Allemagne n’est pour l’Autriche qu’un de ses moyens, et ce n’est pas le moyen le plus efficace, celui sur lequel elle a le droit de compter davantage. La Prusse, au contraire, est tout allemande et n’est qu’allemande. Berlin, grace à son académie et à sa brillante université, à cette université, création d’autant plus admirable qu’elle a été fondée au milieu des désastres de la Prusse, et presque comme une noble réparation de ses malheurs politiques ; Berlin devient la capitale des intelligences en Allemagne. Goethe n’est plus. Tous les regards ne se portent plus sur Weimar. C’est sur Berlin qu’ils se fixent désormais. La Prusse est tout entière dans la confédération germanique. C’est elle qui peut dire à toutes les parties de l’Allemagne : — Vos intérêts sont les miens ; mes intérêts sont les vôtres. — Par la force des choses, lentement sans doute, comme cela se pratique en Allemagne, c’est autour de la Prusse que les Allemands se groupent. C’est elle qui est le centre d’une unité morale qui pourra devenir un jour une grande unité politique. Ce que la Prusse gagne par cette attraction, l’Autriche, par une conséquence nécessaire, le perd. Un jour, ce double mouvement éclatera ; il changera plus d’une destinée au-delà du Rhin ; il produira de grands résultats ; il serait ridicule d’essayer ici de les deviner, mais il serait plus ridicule encore de ne pas les prévoir, de se persuader qu’ils n’arriveront pas.

Nous sommes convaincus que la Prusse les attend avec calme, sans impatience aucune, et que l’Autriche les entrevoit et les redoute depuis long-temps. Le cabinet autrichien est des plus clairvoyans. Il tient à ses principes que d’autres appellent ses préjugés, il ne veut pas en démordre ; mais il en connaît le fort et le faible et ne se fait pas d’illusion sur les dangers qui le menacent. Au contraire, c’est la prévision lointaine de ces dangers, c’est la conscience de ces périls qui le rend si soupçonneux, souvent tracassier, exigeant, persécuteur. Il voudrait étouffer en germe tout ce qu’il sait ne pouvoir se développer que contre lui. Avec les formes les plus agressives, il ne fait souvent que se défendre

La Prusse lui a donné un vif sujet d’inquiétude par son association des douanes allemandes. Était-ce là dès le principe une conception à la fois financière, industrielle et politique ? Ses auteurs pensaient-ils à autre chose qu’aux douanes ? Nous l’ignorons. Les agens prussiens se défendaient de toute arrière-pensée politique. S’il y en avait une, il aurait été stupide de l’avouer. Toujours est-il qu’un effet politique ne pouvait pas ne pas être produit par ce congrès financier, mais national, mettant en commun les intérêts les plus vivaces du pays, les discutant périodiquement, le tout sous l’influence et la direction suprême de la Prusse.

L’association allemande, renouvelée, perfectionnée, étend de plus en plus ses limites. Brunswick, qui formait avec le Hanovre une association à part, se détache de son associé et paraît définitivement se réunir à la grande association.

Bientôt d’autres influences prussiennes se feront sentir en Allemagne. La Prusse est un des pays les mieux administrés de l’Europe. Tout y est en progrès. Tous les efforts de l’esprit humain y sont largement protégés. L’enseignement public y est puissant et y jouit d’une liberté dont pourrait s’étonner plus d’un pays constitutionnel.

Dans l’ordre politique, la Prusse a été dotée d’un excellent système communal. Elle le doit à un homme d’un grand talent, à un aristocrate éclairé et généreux, à celui dont l’inimitié passionnée contre la France, ou à mieux dire contre l’empereur, ne doit pas nous faire méconnaître le bien qu’il a fait à son pays, au baron de Stein. La commune est, en Prusse, un principe de vie actif et fécond C’est de là que sortiront peu à peu les libertés prussiennes.

Les promesses faites au peuple prussien au jour du malheur, et lorsqu’on lui demandait de gigantesques efforts, n’ont pas été tenues. La Prusse avait pardonné cet oubli à son vieux roi. Il avait tant souffert avec elle, il était si honnête homme et un ami si sincère du peuple, qu’on ne voulait pas affliger ses vieux jours. On se contenta des états provinciaux.

Le roi actuel, dit-on, n’est pas éloigné de reprendre en sous-œuvre les idées qui paraissaient abandonnées. Il aime la gloire et il est l’élève éclairé d’une école qui ne conçoit peut-être pas la liberté et les institutions qui la garantissent comme nous les concevons, mais qui les conçoit cependant à sa manière, qui les aime et les désire. Le roi de Prusse appartient à l’école historique. Il ne sera donc nullement disposé à importer chez lui, d’une seule pièce, la constitution anglaise, la chambre française, ou telle autre institution étrangère à la Prusse, à ses antécédens, et à ses mœurs. Mais il doit être enclin à tirer des faits nationaux, des élémens historiques de la Prusse, tout ce qu’ils renferment de libéral, de généreux, de propre à garantir le développement d’une sage liberté.

C’est là une grande et noble carrière à parcourir. Ce ne sont pas les conquêtes de Frédéric-le-Grand, les efforts persévérans et la noble résignation de Frédéric-Guillaume. C’est peut-être mieux. C’est l’organisation désintéressée d’un peuple intelligent et reconnaissant ; c’est un grand exemple qui lui donnera des droits à la gratitude de l’Allemagne toute entière, c’est une victoire sur lui-même qui ne coûtera de larmes à personne.

On dit que les états provinciaux ont été autorisés à publier leurs délibérations, et que le roi leur a permis de lui envoyer des députés pour conférer sur les besoins de leurs provinces ; de là aux états-généraux, il n’y a qu’un pas. Il faudra peut-être quelque temps pour le franchir, mais nous espérons que la Prusse le franchira sous les nobles inspirations de son monarque.

D’ailleurs, une première concession n’est jamais perdue dans l’Allemagne du nord. Les Allemand du nord conservent ce qu’ils ont conquis, parce que chez eux ce n’est pas seulement l’intérêt qui règle la conduite, c’est l’idée qui domine. L’idée ne meurt pas, elle se fortifie et se développe dans la mauvaise comme dans la bonne fortune. Les peuples qui pensent ne se laissent pas, comme les peuples qui ne savent que sentir, déshériter, sous de vains prétextes, de ce qu’ils ont obtenu. Ils ne se paient pas de mots et d’apparences. Ils ruminent longuement leur pensée, mais ils la gardent. De même, quelque faible que soit la conquête d’aujourd’hui, elle leur est chère et précieuse, parce qu’elle est le commencement pratique, extérieur de l’idée ; elle leur est chère comme le germe l’est au cultivateur qui a laborieusement préparé le terrain où il vient de déposer la semence. Il le garde avec un soin jaloux qui en assure le développement et les produits.

La France ne peut qu’applaudir aux nobles destinées auxquelles la Prusse paraît appelée. La Prusse constitutionnelle est notre alliée naturelle, et cette alliance serait une puissante garantie de la paix du monde, en détruisant une fois pour toutes ce levain de méfiances et de soupçons qu’avaient légué à l’Europe les vieilles coalitions.


Esvero y Almedora, poème en douze chants, par don Juan Maria Maury. — On se plaint à tort que la France a perdu de son influence en Europe. Les idées françaises envahissent le monde ; ni douanes, ni cordons ne les peuvent arrêter. L’Espagne, par exemple, ne doit-elle pas à nos livres, à notre exemple, une révolution politique qui promet de devenir sociale ? Il n’y a pas de quoi se vanter, dira-t-on. Elle nous est encore redevable d’une révolution littéraire. Le romantisme a franchi les Pyrénées, il règne à Madrid. Grace à nous, on y possède maintenant force drames avec adultères, force romans sataniques, force poésies nébuleuses ; bref, la littérature française, je dis la littérature moderne, en a créé une à son image en Espagne. En ce moment, au milieu du désordre général qui suit toujours une émancipation, on aperçoit quelque tendance vers un système éclectique, qui nous est également emprunté, et plusieurs écrivains s’efforcent de louvoyer entre les deux écoles les exagérations de l’une et les restrictions exclusives de l’autre.

C’est à ce juste milieu prudent qu’appartient l’auteur du poème d’Esvero y Almedora. M. Maury a long-temps habité la France, et s’y est fait connaître comme homme de savoir et de goût par la publication de son Espagne poétique, ouvrage écrit dans notre langue, avec une pureté remarquable, et qui réunit, à des aperçus ingénieux sur la littérature espagnole, des traductions ou plutôt des imitations en vers annonçant une connaissance approfondie du génie des deux langues. Son poème témoigne de la même facilité en quelque sorte cosmopolite. On y sent continuellement le voyageur qui adopte toutes les façons, toutes les modes des pays qu’il a visités. Il ne repousse aucun genre, admet toutes les formes, choisit dans toutes les littératures, et choisit avec discernement. Tour à tour on le verra caustique avec Voltaire, moqueur misanthrope avec Goethe, antiquaire avec Walter Scott ; je le soupçonne cependant d’une préférence marquée pour l’Arioste. Quelque habiles que soient les imitations de M. Maury, disons mieux, quelque bonheur qu’il ait à s’inspirer ainsi des génies les plus variés, on regrette parfois de ne pas trouver dans son poème une allure plus décidée et plus personnelle. Ce qu’il faut avant tout aujourd’hui, c’est du nouveau, de l’imprévu. Le lecteur, et le lecteur français surtout, blâmera peut-être encore ces continuelles transitions du plaisant au sévère, ces épisodes accumulés au travers de l’action principale, qui souvent la font perdre de vue. Les Espagnols se complaisent aux détails, et comme les Arabes, dont ils tiennent plus d’un trait de famille, aiment les contes qui s’enchevêtrent les uns les autres, et qui ne finissent point. Le comte d’Espagne et Mina, tous les deux de redoutable mémoire, n’auraient peut-être pendu personne, si leurs patiens avaient eu, comme la sultane Scheherazade, des histoires interminables à raconter. M. Maury excelle dans ce genre, et l’on conçoit qu’il n’ait pu prendre sur lui de supprimer la moitié de ces jolis cuentos qu’il conte si bien. L’admirable langue espagnole se prête merveilleusement à ces petits récits, et toute sa grace, toute sa richesse, se révèlent sous la plume de M. Maury. J’aurai un reproche plus sérieux à lui adresser, c’est au sujet du genre de merveilleux qu’il a adopté dans son poème. Ce merveilleux s’explique par les sciences naturelles, et, bien que la scène soit au moyen-âge, l’héroïne a toutes les connaissances d’un académicien de l’académie des sciences. Je ne sais, mais il me semble que l’esprit humain se prête plus facilement à admettre des prodiges que des imputabilités, et pour ma part, je croirais plutôt à un hippogriffe qu’à un ballon dans le XIVe siècle.


M. X. Marmier a réuni en un volume intitulé Souvenirs de Voyages et Traditions populaires plusieurs récits où la physionomie de l’Allemagne et de quelques contrées du Nord est retracée avec bonheur. L’auteur n’a voulu nous offrir que le côté le plus riant des pays qu’il a visités, l’aspect de la nature et les traditions naïves. Ce livre, où la légende côtoie sans cesse le paysage, est en quelque sorte un agréable complément des études plus sérieuses que M. Marmier a déjà consacrées aux mœurs et à la poésie de l’Allemagne et de la Suède.