Chronique de la quinzaine - 14 août 1835
14 août 1835
La fatalité qui s’attache à M. Guizot, a encore signalé cette fois son passage au pouvoir, par des actes hostiles à la presse et à la liberté. Il y avait long-temps que nous le prédisions à M. Guizot ; c’est là qu’il devait en venir ; sa destinée s’est enfin accomplie. La haute influence qu’il exerce dans ce ministère est maintenant bien manifeste. Les lois portées par MM. de Broglie et Persil, à la chambre des députés, en sont l’éclatante expression. Nos lecteurs connaissent déjà le texte de ces lois qui serviront un jour à compléter l’histoire des campagnes de M. Guizot contre les libertés publiques.
L’ensemble des lois de MM. de Broglie, Guizot et Thiers, tous anciens journalistes, tous fauteurs d’une opposition anti-dynastique, se résume en ceci :
Toute attaque, même indirecte, même par voie d’allusion contre le principe ou la forme du gouvernement du roi, sera considérée comme un attentat à la sûreté de l’état, c’est-à-dire déféré à la cour des pairs s’il plaît au pouvoir. « Nous avons qualifié crime les offenses au roi, et l’attaque contre le prince et la forme du gouvernement, dit M. Persil, dans son exposé de motifs. Nous avons fait plus ; nous avons classé ce crime au rang des attentats contre la sûreté de l’état. » Ces paroles de M. Persil peignent toute une époque, et sont d’une moralité profonde ; on se croirait aux plus terribles journées de la révolution, où les délits se changeaient en crimes, selon la fantaisie de ceux qui tenaient le pouvoir.
Le gérant d’un journal et l’écrivain qui auront commis un de ces crimes, seront punis de 10,000 à 50,000 francs d’amende, de la détention, et le gérant déchu de son titre, c’est-à-dire de sa propriété.
Ce n’est pas tout ; la majorité du jury nécessaire pour condamner est abaissée de huit voix à sept voix. Mais le confident d’un ministre, M. Madier-Montjau, l’a dit hier à la chambre : « L’institution du jury soumet la société à une véritable loterie judiciaire. » On peut s’en fier au ministère doctrinaire, il ne s’arrêtera pas à cette première attaque contre le jury.
L’écrivain, le gérant, jugés par un code exceptionnel, cités devant un tribunal exceptionnel (car pour les délits de la presse, tout autre tribunal que celui du jury est un tribunal exceptionnel), auront aussi une prison exceptionnelle que créent les nouvelles lois. M. Persil a introduit, pour la première fois, dans une loi civile, le mot de forteresse. N’osant encore traîner les écrivains devant des conseils de guerre, on leur réserve des forteresses, et des forteresses hors de la terre-ferme. M. Persil n’en a pas fait mystère à la chambre. La forteresse destinée aux écrivains s’élèvera à Pondichéry. Ainsi la déportation sous un climat brillant ne lui suffisait pas ; l’emprisonnement aggravera encore la peine ; le carcere duro du régime autrichien, voilà ce qui attend la presse affranchie par la révolution de 1830, par la charte-vérité.
Cette Charte avait dit d’une manière formelle et absolue : « La censure ne pourra jamais être rétablie. » La censure est rétablie pour les théâtres.
La censure s’étendra aussi sur les dessins, les gravures et les lithographies. On frappe l’art tout entier, on le dégrade, pour atteindre quelques misérables caricatures. Le principe de la censure rétabli, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour frapper la liberté de la presse ; le ministère doctrinaire est trop prévoyant pour n’avoir pas vu où tendait cette disposition de sa loi.
Enfin, la loi invente un crime nouveau ; c’est celui des souscriptions ouvertes pour payer les amendes infligées en raison de délits politiques. Elle établit le principe et la nécessité de la dénonciation pour le gérant ; elle confisque sa propriété après un seul délit. Ce projet de loi a été qualifié de sauvage ; dans quelques années en effet, on doutera qu’il ait été présenté à l’approbation d’un peuple civilisé. Il ne manque plus à cette loi qu’une disposition : c’est celle de la loi du 12 mai 1717, promulguée sous la régence du duc d’Orléans, qui ajoutait la peine du carcan à toutes celles qu’on infligeait alors aux écrivains.
Ces deux projets de loi ont au moins un mérite ; ils font une guerre à mort à la presse : ils vont droit à la liberté de la pensée : c’est la vieille lutte de la raison et du pouvoir, de la force et de l’intelligence, qui se renouvelle avec plus de véhémence que jamais. On nous rend l’ancienne loi romaine du bas-empire, de regia majestate, ou si l’on aime mieux la législation terroriste de l’Angleterre au xviie siècle, qui défendait, sous peine de mort, aux jacobites, de boire à la santé du prétendant, et aux puritains de prononcer le nom du vieux Noll. Tout est violé à la fois, et la Charte, et les notions du droit, et celles de l’humanité.
La loi sur les cours d’assises a été adoptée hier par la chambre des députés. La main menaçante du pouvoir est désormais levée sur l’institution du jury. En Angleterre, rien n’est respecté comme le verdict d’un jury ; on le regarde comme le jugement du pays, et le magistrat qui viendrait le comparer en plein parlement à une loterie législative, expierait peut-être ses paroles à la tour de Londres. Les lois anglaises veulent l’unanimité du jury ; en France, on avait laissé plus de chances à la condamnation, huit voix contre cinq suffisaient pour valider un jugement par jury. Les doctrinaires ont pensé que ces jurés, choisis par le pouvoir sur des listes nombreuses, n’offraient pas encore assez de garanties. La simple majorité va maintenant suffire. Le vote public importune aussi le ministère, le vote sera secret. C’est ouvrir le sanctuaire du juge aux passions les plus honteuses ; mais qu’importe ? Sans doute c’est là ce qu’on veut.
Il faut rappeler au pouvoir, qui devrait le savoir, et qui semble l’oublier, que ce n’est pas la première épreuve à laquelle la presse est soumise, et dont elle est sortie triomphante. Les annales de la presse sont marquées par plus d’un épisode curieux. Un fait surtout mérite d’être noté, c’est qu’à l’exception de M. Guizot qui est encore au pouvoir, tous les hommes d’état qui ont attaqué la presse, ont vu misérablement finir leur existence politique. Ham parle assez haut.
Nous ne dirons rien de l’empire. La littérature de l’empire atteste suffisamment que la presse était esclave ; et les eunuques de ce temps-là, qui se ruent aujourd’hui contre la liberté de penser, n’ont au fond d’autre idée que celle de se venger de leur propre impuissance sur une époque surabondamment pourvue de la sève qui leur manquait.
La restauration commença, comme le régime actuel, par de beaux projets. À Saint-Ouen, il fut long-temps question de la liberté de la presse. Louis xviii en discuta les avantages et les inconvéniens avec une certaine intelligence ; et le vieux roi écrivit cette phrase de sa propre main : « La liberté de la presse sera établie, sauf les lois qui en réprimeront les excès. » Cet article avait été demandé par le sénat dans son projet de constitution. Lorsqu’il fut question de préparer la Charte, M. de Montesquiou, qui avait le portefeuille de l’intérieur, proposa la modification suivante, rédigée par son secrétaire-général : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent prévenir ou réprimer les abus de cette liberté. » C’était, on le voit, la censure établie, en dépit même de la pensée de Louis xviii. Dans les conférences qui s’engagèrent au sujet de la Charte, cet amendement donna lieu à de vives discussions. — Mais c’est la censure que vous rétablissez ! s’écriait M. Boissy-d’Anglas. M. de Sémonville combattit aussi cette rédaction. — Vous craignez la licence, disait-il ; mais, messieurs, en donnant la liberté aux journaux, vous changez la pique populaire en une plume, et le gouvernement gagne au change. — Enfin, la majorité de la commission décida que le mot prévenir serait effacé de la Charte, parce qu’il impliquait la censure. Cette décision affligea beaucoup le secrétaire-général du ministère de l’intérieur, qui connaissait toute la portée de son amendement.
Ce secrétaire-général était M. Guizot.
M. de Montesquieu et M. Guizot, son secrétaire, ne se tinrent pas toutefois pour battus, et ne renoncèrent pas à faire rétablir la censure. Le 5 juillet 1814, MM. de Montesquiou, Blacas, Ferrand et Beugnot furent introduits dans la chambre des députés pour faire une communication au nom du roi. Le discours du ministre débutait ainsi, à peu près comme débutait M. de Chantelauze le 26 juillet, comme débutait, il y a peu de jours, M. Persil, comme débutent tous les ministres qui portent la main sur une des libertés publiques : « Il faut consacrer la liberté de la presse de manière à la rendre utile et durable. Cette liberté, si souvent proclamée en France depuis vingt-cinq ans, y est toujours devenue elle-même son plus grand ennemi. Entourée de l’opinion qu’elle n’a pas eu le temps de former, elle a prêté à la licence toutes ses forces, et n’a jamais pu trouver par elle-même des moyens suffisans de défense et de liberté. La loi que je vais vous présenter, a surtout pour objet d’arrêter la publication de ces libelles que leur mince volume permet de répandre avec profusion, et qui sont propres à troubler immédiatement la tranquillité publique. Tout écrit de plus de trente feuilles d’impression pourra être publié librement et sans examen de censure préalable. Il en sera de même, quel que soit le nombre des feuilles, des écrits en langues mortes ou en langues étrangères, des mandemens, lettres pastorales, catéchismes et livres de prières, etc. Si deux censeurs au moins jugent que l’écrit est un libelle diffamatoire, ou qu’il peut troubler la tranquillité publique, ou qu’il est contraire à l’article 2 de la Charte, ou qu’il blesse les bonnes mœurs, le directeur-général de la librairie pourra ordonner qu’il soit sursis à l’impression. Les journaux et écrits périodiques ne pourront paraître qu’avec l’autorisation du roi. Nul ne sera imprimeur, ni libraire, s’il n’est breveté par le roi et assermenté. Nul imprimeur ne pourra imprimer un écrit avant d’avoir déclaré qu’il se propose de l’imprimer, ni le mettre en vente ou le publier, de quelque manière que ce soit, avant d’avoir déposé le nombre prescrit d’exemplaires. Le défaut de déclaration avant l’impression et le défaut de dépôt avant la publication seront punis chacun d’une amende de 1,000 francs pour la première fois et de 2,000 pour la seconde. Tout libraire, chez qui il sera trouvé un ouvrage sans nom d’imprimeur, sera condamné à une amende de 2,000 francs. L’amende sera réduite à 1,000 francs si le libraire fait connaître l’imprimeur. (Déjà la délation était introduite dans la loi, mais là, du moins, elle n’était pas commandée.) La présente loi sera revue dans trois ans, pour y apporter les modifications que l’expérience aura fait juger nécessaire. »
Le discours du ministre et la loi de censure étaient encore l’œuvre de M. Guizot.
Le gouvernement de la restauration eut donc la censure. La censure le fortifia-t-elle beaucoup contre le mouvement de l’opinion et les partis ? Cinq mois après, Napoléon débarquait au golfe Juan, et les Bourbons quittaient Paris en fugitifs.
Napoléon n’était pas l’ami de la liberté ; il ne comprenait pas la portée politique d’une presse libre, organe de toutes les plaintes, servant à indiquer la situation du pays et les véritables pensées des partis ; mais en arrivant en France, en 1815, Napoléon n’était plus l’empereur tout-puissant de 1810. « Français, avait-il dit en débarquant au golfe Juan, je viens rendre la France libre pour me proclamer son premier citoyen ; je viens vous arracher à la glèbe, au servage dont la restauration vous menace. » Napoléon, à Paris, dut tenir ses promesses ; les journaux ne furent point envahis, il n’y eut pas de censure ; seulement une méfiance naturelle resta dans l’esprit de Napoléon. Fouché s’empara des patriotes ; son premier acte fut la réunion de l’imprimerie et de la librairie à son ministère de la police. Le duc d’Otrante connaissait cette grande puissance ; le 3 avril, il appela dans ses bureaux les différens rédacteurs de journaux, leur indiqua avec netteté les principes du gouvernement, et demanda leur concours pour le maintien de l’ordre et de la constitution.
L’acte additionnel du Champ-de-Mai contint un article positif sur la liberté de la presse et l’abolition de toute censure ; mais les journaux restèrent toujours sous la dépendance de la police, et ne furent qu’une expression timide de l’opinion publique.
Waterloo emporta Napoléon. Les armées alliées furent maîtresses encore une fois de la capitale ; pendant quelques jours, les journaux furent sous la censure militaire de Blücher ; puis la police ayant passé à M. Decazes, une commission de censure fut nommée. Le gouvernement fut-il plus fort ? À quelle époque éclatèrent les plus violens complots contre la restauration ? quand fut-elle plus vivement menacée par les divers partis qui s’agitaient ? Les hommes d’expérience avaient beau dire que là où il n’y a pas de presse libre, il y a impossibilité de connaître les partis, de pénétrer leurs desseins, et que les journaux sont les meilleurs moyens de police ; on ne les écouta pas. La presse fut alors vigoureusement persécutée. On suspendait un journal par une simple lettre ministérielle ; il existe même un petit billet de M. Villemain, chef de la division de l’imprimerie, qui intimait l’ordre à la Quotidienne de ne plus paraître. Ces persécutions eurent le résultat que toute persécution produit, elles jetèrent un vif intérêt sur la presse, et firent sentir la nécessité de lui donner la garantie d’une législation régulière.
Les deux époques qu’il faut perpétuellement comparer lorsqu’on veut juger l’esprit de la chambre des députés actuelle et le mouvement de réaction qui l’anime, c’est d’abord la session de la chambre introuvable de 1815, et le mouvement qui s’opéra dans le parti royaliste après l’assassinat du duc de Berry. La session de 1815 offre surtout une circonstance remarquable, M. Guizot était secrétaire-général de M. Barbé-Marbois, et il rédigeait presque tous les discours et les exposés de motifs qui émanèrent du ministère de la justice. La session de 1815 débuta, indépendamment de la censure, par trois projets ; l’un punissait les cris séditieux, l’autre suspendait la liberté individuelle, le troisième créait des cours prévotales. C’était un système complet, un ensemble de dispositions répressives, tout-à-fait dans le goût des projets de lois présentés par MM. de Broglie et Persil. Les réactions suivent toujours la même pente.
Écoutons encore M. Guizot dans le développement des motifs de M. Barbé-Marbois : « Si de grands attentats ont été commis, si les lois ont été méconnues, si, pour sa propre conservation, le citoyen soumis aux lois a dû rester immobile devant les bandes séditieuses, indisciplinées, sans frein ; si le crime a joui pendant quelque temps de ses funestes triomphes, les calamités se prolongent même quand ses succès ont été interrompus. Alors les révoltés veulent à force d’audace regagner leurs avantages perdus, les séditieux s’excitent mutuellement, se cherchent, font des efforts pour être aperçus en tous lieux, à toute heure, comme assurés d’une nouvelle victoire. S’ils ont réussi à inspirer l’épouvante, ils s’associent tout ce que les armées ont rebuté avec indignation, tous les criminels que leur obscurité a pu soustraire à l’action des lois. Si la force publique arrête le cours de leurs desseins, ils n’y renoncent point encore ; ils ont recours aux écrits injurieux, aux discours calomnieux. L’impunité les encourage ; plusieurs se montrent à face découverte, et quoique leur indiscrétion trahisse leur faiblesse, il n’en est pas moins certain que leurs pratiques troublent l’ordre social, et l’intérêt public exige que leurs desseins turbulens et leurs détestables entreprises soient efficacement réprimés. Il y a quelques hommes dont l’unique morale est la crainte des peines. C’est contre des coupables de cette espèce que nos lois sont, à plusieurs égards, impuissantes. » N’est-ce pas là le discours de M. de Broglie contre les partis et les journaux ? n’est-ce pas toujours le même désir de trouver des coupables, de rechercher des crimes, de déplorer l’état moral de la société, pour en tirer la conclusion qu’il faut des formes violentes et contraires au système constitutionnel ? Maintenant, voulez-vous retrouver M. Madier-Montjan, M. Jaubert : écoutez M. de Sesmaisons ; les projets de déportation lui paraissaient imparfaits, point assez efficaces pour réprimer les misérables qui cherchaient à lutter contre le gouvernement légitime. M. Piet s’écriait : « Prenez toutes les précautions possibles pour l’exécution de la loi ; que les maires, les adjoints, les juges de paix, les officiers de gendarmerie, en soient personnellement responsables. Punissez sévèrement ceux qui auront toléré de pareils désordres. Je demande qu’on frappe de mort toute personne coupable d’avoir arboré dans un lieu public un drapeau autre que le drapeau blanc, ou d’avoir dit, imprimé des menaces d’un attentat contre la vie ou la personne du roi, quand même ils ne seraient pas liés à un complot. » M. Josse de Beauvoir ajouta : « Après tout ce que nous avons vu, est-ce le temps de prendre de vains ménagemens ? Depuis le retour du roi, on s’est plu à caresser le crime plutôt que de le flageller ; je vote pour les travaux forcés à perpétuité. »
— « La mort ! la mort ! s’écria M. de Sesmaisons ; il faut atteindre les grands coupables. Donnez le tiers de l’amende aux complices révélateurs. » — « Il faut les frapper comme des parricides, s’écria M. Boin, s’il y a eu commencement d’exécution. » Sommes-nous en 1815 ou en 1835 ?
Ces idées prévalurent quelque temps contre la presse. Dès 1817, on en était fatigué. Les opinions de la chambre ardente étaient flétries comme l’expression d’une réaction sanglante ; tous les bons esprits revenaient à l’idée de la liberté de la presse, comme condition indispensable du système représentatif. Une loi fut présentée en 1818, par M. Pasquier, pour régler les conditions de la liberté d’écrire. Les idées en étaient peu avancées ; on n’admettait encore ni le jury, ni l’indépendance des journaux ; on réglait seulement les formes de procédure et la pénalité. Au reste, cette pénalité était peu rigoureuse, car les amendes au maximum n’allaient pas à plus de cinq mille francs, et à un emprisonnement de plus de deux ans.
Le véritable progrès dans l’exercice du droit de la pensée doit être reporté à la loi du mois de mai 1819, sous le ministère Gouvion Saint-Cyr. Cette loi, présentée par M. de Serres, établissait deux grandes maximes : l’affranchissement des journaux, et le jury en matière de presse. La loi de M. de Serres, il faut être juste, fut concertée entre lui, M. Royer-Collard et M. Guizot ; car M. Guizot, qui en 1815, secrétaire-général de M. de Marbois, avait favorisé la réaction, combattait alors avec ardeur le mouvement ultrà-royaliste qui l’emportait. Cette loi sur la presse contint peu de restrictions ; M. de Serres combattit même pour que le nom de Dieu ne fût point inséré dans la loi. En résumé, la loi posait la liberté comme une des grandes facultés inhérentes à la société naturelle et politique.
Cette législation subsista jusqu’à l’assassinat du duc de Berry. Le jury fut saisi quelquefois des délits contre la presse ; les condamnations furent rares, les poursuites rares aussi. Il y eut, je crois, une ou deux condamnations contre la Renommée ; là se bornèrent les rigueurs du pouvoir. Mais à la mort du duc de Berry, le mouvement réactionnaire éclate et se prononce ; la faction des royalistes exagérés s’écrie : « Ce poignard, ce sont vos doctrines qui l’ont aiguisé ; Louvel est l’expression de vos journaux ! » Alors apparaissent encore les lois d’exception. Des lois répressives sont sollicitées ; des coteries les imposent, et bientôt les chambres sont appelées à voter une loi suspensive de la liberté des journaux. Cette loi fut l’ouvrage de M. Decazes, et fut adoptée en partie par le ministère du duc de Richelieu qui lui succéda. Il existe sur ces projets un médiocre discours du général Foy : « Il appartient, disait-il, à la sagesse des chambres de défendre, contre la rage des partis, un trône que le malheur a rendu plus auguste et plus cher à la fidélité. Craignons, en faisant une loi odieuse sans être utile, de remplacer la douleur publique par d’autres douleurs qui feraient oublier la première. Le prince que nous pleurons pardonnait en mourant à son infâme assassin ; faisons que ce profit d’une mort sublime ne soit pas perdu pour la maison royale et pour la morale publique ; que la postérité ne puisse pas nous reprocher qu’aux funérailles d’un Bourbon, la liberté des citoyens fut immolée pour servir d’hécatombe ! »
La loi de censure ne fut pas de longue durée ; le second ministère du duc de Richelieu, qui avait favorisé la réaction, en devint la victime. Le parti royaliste saisit les affaires avec M. de Villèle. Depuis 1818, M. de Villèle et ses amis, dans l’opposition, avaient vivement combattu pour la liberté de la presse, dans le but de renverser le ministère ; le Conservateur n’avait cessé de développer ce thème. Ministre, M. de Villèle dut donc organiser quelque chose qui ne fût pas la censure. De là naquirent les premières lois de M. de Peyronnet, cette législation de 1821, plus répressive, mais qui serait encore un acte de modération, comparée à la loi actuelle. La loi de 1821 agrandissait le système de la pénalité, et précisait mieux, dans l’intérêt du catholicisme et de la royauté, les peines portées par la loi de 1819 ; toutefois les amendes ne s’élevaient pas au-delà de dix mille francs, et l’emprisonnement à plus de cinq ans. Voici les principales restrictions que renfermait cette loi :
1o L’abolition du jury en matière de presse, et les délits soumis au jugement définitif des cours royales ;
2o L’autorisation préalable pour établir un journal ;
Enfin, les procès de tendance, c’est-à-dire, la suppression ou la suspension d’un journal à la suite de plusieurs condamnations. Cette loi était sévère, astucieuse sur plusieurs points, et pourtant par la seule influence de la liberté, les journaux eurent bientôt reconquis la puissance qu’on voulait leur enlever. Ils attaquèrent avec mesure, avec habileté, le système tout entier de la chambre des députés, le ministère et la congrégation, et les accablèrent en peu de temps.
Que fit alors le parti de la congrégation ? Ne pouvant dominer la presse par la force des lois, il chercha à la gagner par la corruption ; de là, ces achats clandestins des feuilles publiques, cette espèce de foire ouverte par Mme Du Cayla. Le pouvoir acheta bien un ou deux journaux, quelques actions dans d’autres, mais la presse entière échappa, car la presse, c’est la pensée publique, qu’on ne corrompt pas plus qu’on ne l’opprime.
Le pouvoir, cherchant à reconquérir les positions perdues, imagina la loi d’amour de M. de Peyronnet. Cette loi parut en 1827. Elle était toute fiscale et combinée pour la ruine des journaux. Dans la chambre des députes, elle démoralisa ce qui restait encore de force et de puissance à la majorité ministérielle ; et à la chambre des pairs, elle trouva cette grande opposition dont M. de Broglie se fit l’organe au sein de la commission. M. le président du conseil a donc oublié tout ce qu’il fit dans cette commission, ses discours en faveur de la presse, et les principes invariables de liberté qu’il y professa. La commission s’érigea en véritable tribunal, elle entendit avec une bienveillance remarquable toutes les observations des propriétaires de journaux, et elle repoussa le projet de M. de Peyronnet.
L’histoire peut dire quel fut le résultat de cette tentative contre les journaux. Les électeurs répondirent en 1827 ; la majorité bigotte qui tenait séance à table chez M. Piet, fut brisée par les scrutins, et le ministère de M. de Villèle, obligé de céder devant cette nouvelle expression de l’opinion publique.
Le ministère de M. de Martignac fit des concessions à la presse ; les procès de tendance dont le ministère Villèle avait tant abusé furent abandonnés. Les journaux vécurent dès-lors pleins de force, et luttèrent corps à corps avec le ministère Polignac. La crise fut telle, que tout le monde put en prévoir la solution. Enfin, le 26 juillet arriva. D’un seul trait de plume, et à la suite d’un rapport de M. de Chantelauze, beau comme l’exposé des motifs de M. de Broglie, tous les journaux furent soumis à une nouvelle autorisation.
Une révolution terrible répondit à ces brutales injonctions. Les journaux donnèrent alors l’exemple d’une modération et d’un calme remarquables. Qui empêcha le peuple de juillet de se livrer à des excès ? qui imprima cette unité de vues au milieu des masses insubordonnées, et puisqu’il faut le dire, qui proclama haut la nécessité du trône de Louis-Philippe ? Ce fut la presse. Pendant ces jours d’émotion populaire, la France n’eut pas d’autre gouvernement que celui des journaux : les journaux comprimèrent l’émeute et secondèrent l’administration.
En échange que de gratitude dans les corps politiques ! la royauté nouvelle disait : Plus de procès à la presse ! et la chambre des députés répondait : Plus de censure ! Cinq ans après, plus de trois cents procès avaient été faits aux journaux, on portait les amendes jusqu’au maximum de deux cent mille francs, et une forteresse au bout du monde est le monument qu’on s’apprête à élever à la presse qui a donné l’élan à la révolution de juillet, et qui a toujours réprimé ou prévenu ses excès !
Ce n’est qu’à Amalfi, dans une petite ruelle infecte, comme le sont toutes les strade de cette ville, sous une porte décorée de grands pots de réséda et de géranium d’Italie, que j’ai rencontré, en 1832, un véritable auteur de libretti, un signor poeta ; il avait nom Renati. Cet homme écrivait tour à tour pour le théâtre Saint-Charles et le petit théâtre San Carlino. Il n’avait pas de bas, mais il portait au doigt une bague magnifique du roi de Naples. Renati ne s’embarrassait guère du paysage admirable que présente le golfe de Mas’Aniel jusqu’aux grandes roches d’Arenella ; il n’accordait, je dois l’avouer, qu’une médiocre attention à cette chaude nature si digne de Salvator, à sa ville pâteuse comme un premier plan d’Eugène Isabey, ville de poutres sales et de balcons ornés de tapis rouges ! Renati faisait alors un joli livret intitulé Rosina, pour le théâtre Valle de Rome, où il espérait bien le porter lui-même. Il me parla, tout le temps de ma visite qui fut longue, de cette Rosina, qui devait être à son gré une délicieuse héroïne de ballet. Rosina devait tirer l’épée contre un colonel, manger trois pastèques devant le balcon et les stalles, sans que l’indigestion fût à craindre ; elle devait aussi mettre le feu à un baril de poudre, afin de faire sauter en l’air son amant, et mille autres facéties. L’auteur de cette belle comédie italienne dont le nom n’est point venu jusqu’en France, habitait une maison de matelots, espèce de trattoria ou de taverne. Quand il avait fini l’un de ses opéras, il payait le passage sur une phalance, sorte de barque napolitaine, pour lui et son ballet. Tous les deux arrivaient à Naples un peu mouillés ; mais, leur toilette faite, tous les deux étaient reçus.
Chaque fois que j’ai vu un libretto, j’ai toujours pensé depuis à cet honnête homme d’Italien. Quand Renati aurait pu faire un beau poëme pour le théâtre Saint-Charles, un poëme appelé Mas’Aniel ou Felippo secondo, il écrivait Rosina, c’est-à-dire une bluette. Il habitait Amalfi sans prétexte et sans profit. M. Henri, le compositeur de l’Île des Pirates, m’a semblé son digne pendant. M. Henri, en créant d’abord le baquet Ventadour pour ses évolutions nautiques, m’avait très fort intéressé ; je suis de ces gens qui aiment les tempêtes dans un verre d’eau. Le fameux verre d’eau de M. Henri a noyé trois cents actionnaires ! Une fois ses habits séchés, M. Henri, on avait quelque raison de le croire, ne tomberait plus dans l’eau ; il aborderait quelque belle époque ; il nous ferait grâce des tritons et des anciens fleuves ; l’homme qui avait si bien mis en scène le sujet de Guillaume Tell, pouvait à coup sûr prendre sa revanche. M. Henri n’a pas voulu en démordre. Il s’est abouché avec des pirates de je ne sais quelle mer ; il n’a pas même eu le bon esprit de fréquenter ceux de Walter Scott ; il n’a pris souci ni de Cleveland, le beau capitaine, ni de Magnus Troil, le vieux roi de ces contrées, ni de la sorcière si admirable du roman, ni, ce qui est plus grave, de Minna et de Brenda, les deux jolies sœurs, étroitement unies comme les Elssler, poétiquement flottantes, Minna et Brenda, les deux belles jeunes filles que Tony Johannot a posées rêveuses sur leur rocher ! Le chorégraphe n’a rien vu de tout cela. Les pirates de M. Henri dansent sur terre et sur mer ; ils allument leurs cigares à côté de la sainte-barbe. Ils boivent dans des coupes de carton doré, et portent des pantalons en pierreries. Ce sont des pirates à joues roses, des fashionables de la Chaussée-d’Antin qui font la traite des noirs. Si j’étais femme, je voudrais être femme de pirate ; il faut voir comme elles sont heureuses à bord ! Elles dansent, elles boivent, elles battent du tambour avec les Nègres. Le vent fait craquer la membrure de ce navire, et elles dansent ; le canon tonne, elles écoutent encore les roulemens de Mme Montessu. Mme Montessu, dans cette pièce, passe à la première légion, elle a reçu de droit hier son brevet de grenadier. Mlles Elssler, pour ne pas être en reste avec Mme Montessu, tirent l’épée dans ce ballet, les chœurs font le coup de pistolet comme un étudiant en droit. Dans quelle île et sous quel degré de latitude ont lieu ces évolutions ? Le livret n’en dit rien. C’est un peuple expéditif que ce peuple de pirates ! Un matelot se bat près de sa cambuse, il jette son bonnet rouge à la tête d’un contre-maître, et M. Montjoie, le chef des pirates, le tue à bout portant et sans conseil de guerre préalable !
Mais tout cela est interrompu par des danses ; à ces meurtres succèdent les juges. De temps immémorial, les côtes de Barbarie n’avaient vu tant de girandoles, de danses allemandes et italiennes, car ce ballet parle toutes les danses, comme Pic de la Mirandole ou Rabelais parlaient toutes les langues. La morra des paysans du Tibre s’y trouve mêlée aux monferine de Naples, les créoles du Morne-d’Orange, en foulards bariolés, y donnent la main aux Albanaises à toques d’or. Cette immense lutte d’entre-chats, autour d’un mat de vaisseau, a quelque chose d’inoui. Le décor est d’un effet large et bien conçu, bien que nous ne puissions approuver les fonds bleuâtres, et les couleurs tranchantes des nuages ; cet horizon ne fuit pas assez. Le tableau du dernier acte est peut-être encore plus sujet à la critique ; la Traite des Noirs du Cirque-Olympique nous a gâtés de ce côté-là. Les légères restrictions de la critique ne sauraient être introduites dans l’éloge que nous ferons de la mise en scène, cet éloge sera complet. Les plus belles étoffes d’Orient, les tapis les plus ouvragés et les plus splendides servent de lit à ces écumeurs de mer, sybarites des îles Œgades, qui ont des calumets et des poignards. Les groupes de la danse se marient merveilleusement à ces fonds chauds et colorés ; c’est un flot d’azur continuel à côté de ces autres flots de la vaste mer. Après Mlles Elssler, qui ont dansé toutes deux sans rompre leur chaîne, sans se quitter, comme deux belles statues grecques, nous avons remarqué la jolie demoiselle Forster, Mlles Vagon, Julia et Legallois. La musique est de MM. Carlini et Casimir Gide. Rossini et Beethoven sont bien quelque peu étouffés dans cette musique sous la fumée des pirates, et la Semiramide pourrait s’y plaindre du tambour de Mme Montessu, mais que voulez-vous dire à des corsaires qui se servent du canon en guise de phrase musicale, et jettent leurs verres de rhum à la tête du musicien ?
M. Véron, qui se retire, dit-on, n’a pas voulu mourir sans ces belles fanfares. Au lieu de faire porter son deuil à ce grand opéra, à cette belle et splendide famille de danseuses, M. Véron leur a donné les danses de l’Archipel et les roses de l’Orient !
— Un de nos collaborateurs, M. Barchou de Penhoën, va publier, chez le libraire Charpentier, un volume d’appréciations philosophiques sur la situation de la France avant et depuis la révolution de juillet. Ces considérations, pleines de gravité et d’intérêt, sont groupées sous quatre têtes de chapitre : Les funérailles de M. de Lafayette ; Guillaume d’Orange ; M. le duc d’Orléans ; M. le duc de Bordeaux. L’auteur a abordé les grands problèmes politiques avec cet esprit méditatif et sérieux qui caractérise ses travaux sur la philosophie allemande.