Chronique de la quinzaine - 14 août 1872

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Chronique n° 968
14 août 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1872.

L’assemblée nationale s’est dispersée pour trois mois, M. le président de la république est parti pour Trouville, où il va se retremper à l’air salubre et fortifiant de la mer. Le moment du repos est venu après le grand effort de l’emprunt, sur lequel on peut épiloguer à perte de vue, qu’on peut décomposer de toute façon, et qui ne reste pas moins une marque éclatante du crédit de la France, le prix d’une année laborieuse consacrée par l’assemblée et par le gouvernement à une œuvre de patiente réparation. L’emprunt, c’est le dernier mot de la session, et certes le plus éloquent. Après cela, il était peut-être temps que ce bienfaisant repos des vacances vînt détendre la situation parlementaire, en permettant aux députés d’aller calmer leurs nerfs dans l’atmosphère pacifiante de la vie de province.

Assurément, malgré des incohérences inévitables et des diversions irritantes, cette session, qui vient de finir, n’aura point été stérile. Elle a d’abord donné au pays ce. qu’il désire le plus, la paix et l’ordre. Elle a vu se succéder presque sans interruption les travaux les plus sérieux et les plus utiles, les discussions les plus substantielles, les plus instructives et souvent les plus brillantes. Elle a produit surtout ces deux choses devant lesquelles il n’y avait point à reculer, qui étaient de première et impérieuse nécessité, — la loi du recrutement de l’armée, qui est le fondement de notre reconstitution militaire, et un ensemble de mesures financières destinées à élever les ressources du budget au niveau des nouvelles charges publiques. Ce n’est point sans peine qu’on y est arrivé, nous en convenons. Tous les systèmes de finances se sont livré bataille ; derrière les systèmes financiers, les passions ou les préoccupations politiques se sont plus d’une fois embusquées. On a cependant à peu près atteint le but, au prix de plus d’un sacrifice ou de plus d’une transaction, car l’assemblée actuelle a ce mérite d’avoir en elle-même une force intime d’honnêteté, de patriotisme et de modération qui finit par avoir raison de toutes les dissidences et qui s’arrête au seuil de toutes les crises.

Quand cette session n’aurait produit que ces deux choses, quand elle n’aurait eu d’autre résultat que de donner au gouvernement les moyens de soutenir le crédit de la France et de relever notre puissance militaire, elle n’aurait point été infructueuse ; mais enfin il n’est pas moins vrai que les vacances sont venues à propos. Au moment où l’assemblée s’est séparée, elle commençait à ne plus savoir où elle en était ; elle offrait le spectacle d’un singulier mélange d’impatience nerveuse et de lassitude. Les esprits s’irritaient, et, les excitations de la presse aidant aux excitations parlementaires, on en venait à ce point où l’on n’a plus le sens des grandes situations, où l’on s’agite dans le vide, où il se forme à la surface de la vie publique une sorte de mêlée tourbillonnante de toutes les déclamations oiseuses et de toutes les discussions inutiles. Il était temps d’échapper à cette atmosphère factice et d’aller renouer connaissance avec le pays ; sans cela, l’assemblée aurait bientôt fait comme les journaux, elle se serait mise à réchauffer toutes ces questions sur la république définitive et sur la république provisoire, sur le pacte de Bordeaux et sur la loi Rivet. Elle se serait démenée pour n’arriver à rien, et, qui sait ? elle aurait peut-être fini par évoquer, elle aussi, cette autre grande question de savoir si le dernier emprunt est républicain, quelle est la couleur politique des quarante milliards offerts en quelques heures au trésor français.

Voilà où l’on en vient lorsqu’on ne voit plus la réalité des choses qu’à travers les hallucinations et les fétichismes de parti. Oui, lorsque la fin de la session est venue, lorsque le président de l’assemblée, M. Grévy, a donné sans phrases et sans la moindre allocution le bienheureux congé jusqu’au 11 novembre, ou en était là, on discutait cette grave question, et on a même continué à la discuter dans la presse radicale : il s’agissait de transformer l’emprunt en une sorte de plébiscite républicain, de prouver que les souscripteurs du monde entier ont envoyé leur vote à la république, et ceux qui interprètent de cette plaisante façon un des plus grands faits de l’histoire financière ne voient pas que, pour faire honneur à leur parti, ils diminuent la France, qu’ils sont les dupes d’un fanatisme qui dérobe à leurs yeux la grande image de leur pays. Ils ne peuvent pas s’exprimer simplement et dire les choses comme tout le monde, il faut qu’ils voient et qu’ils mettent la république partout, et bientôt ils parleront du soleil et de la pluie de la république comme les courtisans d’autrefois auraient parlé de la pluie et du soleil du roi. Aujourd’hui c’est l’emprunt de la république. Eh ! non, ce n’est pas l’emprunt de la république, pas plus au reste que ce n’est l’emprunt de la monarchie. On n’a prêté ni à une abstraction de gouvernement ni à un parti, on a prêté à la France, au pays lui-même, et sait-on pourquoi il y a eu cette universelle émulation de confiance, pourquoi les capitaux du monde entier se sont offerts sans compter à notre crédit ? C’était une bonne affaire, c’est possible. Les capitalistes étrangers ont eu des facilités particulières qui leur ont permis de grossir artificiellement leurs souscriptions, c’est possible encore ; mais il y a d’autres raisons plus sérieuses, plus simples, et nous oserions dire plus rassurantes, puisqu’elles tiennent à la situation même de la France.

On s’est fié à notre crédit, parce qu’on a été frappé de ce qui s’est passé depuis vingt mois. On a vu un pays qui venait de subir toutes les misères de l’invasion, toutes les horreurs de la guerre civile, dont la population a été un instant presque tout entière sous les armes, dont la vie a été en quelque sorte suspendue, et qui, à peine échappé à cet effroyable orage, s’est remis aussitôt simplement et courageusement à l’œuvre. Sans doute les intérêts n’ont pas retrouvé par un coup de baguette magique toute leur activité ; l’industrie a eu et peut avoir encore ses souffrances ; il y a eu des hésitations et un ralentissement momentané. En somme cependant le travail a recommencé sous toutes les formes avec une promptitude à laquelle on pouvait à peine s’attendre, avec une bonne volonté qui semble récompensée aujourd’hui par cette faveur si bienvenue d’une récolte abondante. C’est ce spectacle qui a inspiré de la confiance, c’est à la France laborieuse que revient d’abord la victoire dans l’emprunt. On s’est dit qu’un pays qui se remettait ainsi au travail, avec toutes les ressources naturelles dont il dispose, offrait la plus sûre, la plus éclatante garantie de sa vitalité et de sa force.

Il y a une autre raison qui n’a pas peu servi à maintenir, à rehausser peut-être la bonne renommée de la France devant le monde, et qui n’était point certes sans importance dans une opération de crédit : c’est la fidélité aux engagemens dans les transactions privées comme dans les transactions publiques. Assurément le commerce français a passé par de cruelles épreuves, il s’est trouvé plus d’une fois en face de véritables impossibilités auxquelles il a fallu remédier par des prorogations d’échéances, et dans cette crise universelle, au milieu de tous ces malheurs qui ont pesé sur les affaires, il n’aurait pas été bien étonnant que l’exécution des engagemens vînt à souffrir, que la liquidation fût douloureuse et même peut-être désastreuse. Eh bien ! non, cette liquidation a été pénible, elle devait l’être, elle n’a point été un désastre. Il y a eu en général dans le commerce français un sentiment d’honneur et de solidarité qui a tout sauvé. On a compris instinctivement que la plus grande habileté était encore d’agir avec honnêteté, de se soutenir mutuellement, de ne pas se manquer les uns aux autres. Il y a eu une sorte d’émulation dans le respect de la signature privée, et en définitive les effets en souffrance ont été bien moins nombreux qu’on ne pouvait le craindre, le portefeuille de la Banque en a été le témoin décisif. Le monde commercial français, on peut le dire, a montré dans ces mauvais jours une fermeté de tenue et une loyauté qui ont frappé les étrangers plus qu’on ne croit, et cette scrupuleuse fidélité, l’état l’a naturellement, pratiquée avec plus d’énergie encore dans les transactions publiques. L’état a simplement et résolument accepté tous les engagemens qui l’accablaient. Il s’est exposé, pour y faire face, à infliger au pays les plus durs sacrifices. L’assemblée elle-même n’a point hésité à voter les impôts qui lui déplaisaient le plus, et, s’il y a eu des luttes de systèmes sur la manière de créer des ressources nouvelles, il n’y a eu aucun doute sur la nécessité de voter tout ce qu’il faudrait, de payer tout ce qu’on devait. Voilà ce qui a fait le succès de l’emprunt, ce qui en détermine en quelque sorte le caractère moral et politique en dehors de toutes les combinaisons dont on fait du bruit. Il n’est point en vérité dans tout cela question de la république, qui n’y est pour rien. C’est la France laborieuse, fidèle à ses engagemens, c’est cette France toujours vivante et honnête, représentée par un gouvernement sensé, qui, au jour où cela est devenu nécessaire, a reçu le prix de sa bonne conduite et de sa probité. Tel qu’il est, ce simple phénomène financier est peut-être l’expression d’un phénomène politique plus profond ; il montre qu’en dehors de toutes les prétentions des partis et de tous les conflits de systèmes il y a un pays qui vit par lui-même, qui se suffit à lui-même, qui n’apparaît bien réellement qu’en certains jours pour faire acte de vitalité et de puissance.

C’est là peut-être le secret de bien des choses tout actuelles qu’on ne s’explique pas toujours et sur lesquelles les partis se méprennent étrangement. Les partis ont le malheur ou la manie de se payer sans cesse de mots, de se créer à eux-mêmes un logomachie qui ne répond à rien, — d’entretenir, pour leur profit et dans l’espoir d’y trouver une chance de victoire, une certaine agitation factice à laquelle la masse nationale reste parfaitement insensible. Qu’on se mette encore une fois, pour occuper les loisirs des vacances parlementaires, à discuter sur le provisoire et le définitif, sur la république de M. Thiers et la république sans M. Thiers, qu’on s’efforce maintenant de persuader à cette Fiance fatiguée qu’elle a besoin absolument d’une nouvelle assemblée constituante qui passera six mois à lui donner une douzième ou une quinzième constitution, — franchement en quoi le pays peut-il s’intéresser à ces querelles qui ne lui promettent que du temps perdu et des agitations inutiles ? Il ne s’inquiète plus pour si peu, et, quand on y regarde de près, on arrive à une vérité singulière, c’est qu’en politique, comme il vient de le montrer à l’occasion de l’emprunt, le pays a sa vie propre en dehors du mouvement artificiel des partis. On veut lui donner une constitution nouvelle, et il est clair qu’il n’éprouve guère le besoin de cette constitution inconnue, par la raison toute simple qu’il en a une qu’il se fait à lui-même jour par jour, heure par heure, depuis quatre-vingts ans, qui est passée dans ses mœurs, dans ses lois, qui est l’essence de son organisation tout entière, et qui est désormais indestructible. Cette constitution, elle est partout et elle n’est nulle part, elle est dans le sang, dans l’esprit, dans les idées, dans les habitudes ; c’est par là que la société française vit et se défend, et c’est ce qui explique aussi comment depuis longtemps les révolutions sont plus apparentes que réelles, comment le pays reste immobile, voyant tour à tour avec une certaine indifférence la république succéder à la monarchie ou la monarchie succéder à la république. Pourvu qu’on ne touche pas à cette constitution intime par laquelle il existe, il ne s’émeut point du reste. Il n’a d’opinion décidée que contre les restaurations d’anciens régimes et contre les aventures perturbatrices du radicalisme.

Que faut-il donc à ce pays ainsi fait, qui après ses dernières épreuves se retrouve avec ses instincts naturels de modération et les conditions permanentes de son existence ? Ce qu’il veut, ce n’est point à coup sûr qu’on l’agite encore pour des questions abstraites ou subtiles qui n’intéressent plus que quelques esprits, et dont les partis seuls se font une arme ; ce qu’il demande, c’est qu’on lui donne la paix, la sécurité dans sa vie de labeur, le contrôle sur ses affaires par une représentation sincère et indépendante, une liberté régulière dans ses délibérations, avec un gouvernement de prudence et de raison qui s’occupe surtout aujourd’hui de réparer ses ruines, de l’aider à se relever par une patiente reconstitution de ses forces. Est-ce qu’il n’y a point là toujours un terrain naturellement défini où toutes les opinions libérales, conservatrices, patriotiques, peuvent se rencontrer avec la confiance généreuse, avec la certitude d’assurer au pays les garanties et la direction dont il a besoin ? Est-ce qu’il n’y a point dans ces conditions tous les élémens d’une politique qui, patiemment suivie par le gouvernement et par l’assemblée, peut conduire la France au point où, définitivement affranchie dans son indépendance et réorganisée, elle n’aura plus qu’un nom à donner au régime sous lequel elle doit rester ? La république, elle a des chances sans doute, pourvu qu’elle ne prétende pas s’imposer et qu’elle respecte cette douloureuse convalescence de la société française, à la condition qu’elle sache se préserver des fanatiques et des incapables. Le radicalisme, tel qu’il apparaît, ne semble pas pour son malheur songer à se guérir de ces deux maladies du fanatisme et de l’incapacité. Quel est aujourd’hui et plus que jamais son mot d’ordre ? C’est la dissolution de l’assemblée. Or qu’arriverait-il, si l’assemblée se dissolvait, si un nouveau scrutin répondait à l’espérance des radicaux ? Cela est clair comme le jour, il en résulterait aussitôt pour la France les difficultés les plus graves, les plus menaçantes peut-être en présence d’une évacuation du territoire inachevée, — et voilà comment ces présomptueux révolutionnaires sont toujours prêts à sacrifier le pays à leurs passions ! Quant à la capacité administrative du radicalisme, elle éclate à coup sûr partout où il domine, et on en a eu récemment un spécimen assez curieux à Lyon. Il y avait eu l’an dernier à Lyon une certaine fête des écoles d’un caractère champêtre assez grotesque. Cette année, on s’est un peu modéré : c’est dans l’enceinte d’un édifice public qu’a eu lieu la distribution des prix aux enfans des écoles communales qui sont sous la direction de la municipalité ; mais sait-on bien ce qu’on a imaginé pour donner de la saveur et de la nouveauté à la fête, pour se distinguer surtout des écoles de la réaction ? C’est aux enfans eux-mêmes qu’on a confié le soin de décerner les récompenses à leurs camarades. On a eu une distribution des prix au suffrage universel, le tout entremêlé de rafraîchissemens ! C’est ainsi que le radicalisme entend travailler à la régénération du pays, qui heureusement s’accomplira sans lui, qui reste l’œuvre de l’assemblée et du gouvernement, moins préoccupés d’inaugurer le suffrage universel dans les écoles primaires que de remettre l’ordre dans les esprits comme dans les faits.

La France a tant à faire chez elle aujourd’hui, et ce qu’elle a désormais à faire dépend si intimement d’elle-même, qu’elle n’a en vérité ni à rechercher impatiemment les diversions extérieures, ni à s’inquiéter outre mesure des combinaisons qui se nouent et se dénouent en dehors d’elle, dans les conseils des princes et des diplomates. Ce n’est point certainement qu’elle doive se détacher de tout ce qui se passe en Europe et abdiquer toute influence ou toute vigilance. Pour le moment, la meilleure des politiques pour elle, c’est de s’en tenir à ses affaires, de rester la spectatrice tranquille, recueillie et attentive des incidens de diplomatie où elle n’a et ne peut avoir aucun rôle. Qu’il y ait un de ces jours une réunion de souverains à Berlin, c’est là en définitive un de ces spectacles sur lesquels l’Europe doit être un peu blasée. Des entrevues impériales et royales, il y en a eu de toute sorte depuis vingt ans, il y en a eu partout, à Varsovie, à Stuttgart, à Salzbourg ; le plus souvent elles n’ont rien produit ou ce qu’elles ont produit n’était point ce qu’on attendait, par cette raison bien simple que les princes qui se rencontrent s’entretiennent naturellement de ce qui les rapproche, évitent plus naturellement encore ce qui pourrait les diviser, et finissent par se quitter après s’être prodigué des sermens d’amitié qui durent ce qu’ils peuvent, quelquefois dix mois, le temps d’aller de l’entrevue de Gastein à Sadowa ! Aujourd’hui, à la vérité, le spectacle semble plus imposant et tire une signification particulière des circonstances, après les événemens prodigieux qui ont remué le continent ; ce sont les empereurs d’Allemagne, de Russie et d’Autriche qui vont se rencontrer à Berlin, peut-être au milieu d’une cour de petits princes accourus autour d’eux. Au fond cependant, quel est le sens réel, quelle peut-être la portée de cette conjonction d’astres impériaux ? Comment l’entrevue a-t-elle été préparée, et quels sont les mobiles des souverains qui vont se rencontrer à Berlin ?

Assurément M. de Bismarck, qui est un habile metteur en scène et un grand organisateur de coups de théâtre, n’a point été insensible à l’orgueilleux plaisir de ménager à son vieux roi quelque entrevue d’Erfurt, de rassembler autour du chef de l’Allemagne reconstituée les empereurs de Russie et d’Autriche. En profond calculateur politique, il a bien vu aussi ce qu’il pouvait y avoir d’intérêt à paraître placer son œuvre de conquête sous la sanction collective de l’Europe, représentée par les deux princes les plus puissans. M. de Bismarck a vu dans cette sorte de congrès d’empereurs la consécration éclatante de tout ce qu’il a fait, la garantie d’une situation où l’Allemagne constate sa prépondérance. La pensée du prince-chancelier n’est point douteuse. Quant aux deux autres souverains, la question est un peu plus obscure. L’empereur d’Autriche, on le sait, devait seul aller à Berlin, et il faisait le voyage par raison politique plus que par goût. Ce n’est que plus tard que l’empereur de Russie, qui ne devait pas aller cette année en Allemagne, a fini par se décider. Que s’est-il passé dans cet intervalle ? Ce qui apparaît assez distinctement, c’est que l’entrevue, telle qu’elle doit avoir lieu, a été précédée d’un certain travail de rapprochement entre l’Autriche et la Russie. Il n’y a pas longtemps encore, un archiduc a reçu le plus brillant accueil à Saint-Pétersbourg ; plus récemment, l’empereur François-Joseph a fait à deux grands-ducs de Russie la galanterie de les nommer colonels de deux régimens de l’armée autrichienne. On dirait que la résolution du tsar se lie à cette renaissance de bonne amitié entre la Russie et l’Autriche. Que l’empereur Alexandre ait cédé à la pensée de ne point laisser une sorte de congrès s’ouvrir en Allemagne sans y participer, c’est bien possible. Évidemment l’empereur François-Joseph a été de son côté singulièrement soulagé le jour où il a su que le tsar allait à Berlin. Le voyage perdait ainsi pour lui un peu de son amertume. Il ne ressemblait plus à un vassal allant pour ainsi dire reconnaître la nouvelle suzeraineté impériale, il allait assister à une réunion de souverains. Que peut-il sortir maintenant de cette entrevue ainsi transformée, où vont se rencontrer, sous la figure des trois empereurs, l’intérêt allemand, l’intérêt russe, l’intérêt autrichien ? De quoi parlera-t-on ? De l’Internationale, des questions religieuses qui émeuvent l’Allemagne, des conditions générales de l’Europe, de l’Occident ou de l’Orient ? On parlera de tout cela, et on ne fera probablement rien.

La paix, le maintien de la situation actuelle de l’Europe, c’est là l’objet supérieur et le lien de toutes les politiques, dit-on à Berlin. L’entrevue qui se prépare n’est que la manifestation visible de cette pensée pacifique des souverains et des peuples. Rien de mieux, on va « faire de la conciliation, non de la coalition, » comme on disait il y a douze ans à l’occasion d’une entrevue des mêmes princes à Varsovie. C’est d’autant plus vraisemblable qu’on ne voit pas bien sur quel terrain l’Allemagne, la Russie et l’Autriche pourraient s’entendre, quel pourrait être l’objectif d’une politique d’action commune. Ce qui est certain, c’est que la France n’a point sérieusement à craindre qu’on s’occupe de ses affaires sans elle ou contre elle. M. de Bismarck pourrait le vouloir, il pourrait essayer d’évoquer, les vieux fantômes ; il s’est créé, il a créé à l’Allemagne victorieuse et impitoyable des fatalités particulières, ne fût-ce que cette fatalité obsédante d’être sans cesse en éveil, d’avoir toujours à se tenir en garde ou à s’inquiéter des moindres signes de résurrection qui peuvent se manifester parmi nous ; mais en quoi la Russie et l’Autriche seraient-elles intéressées à suivre la Prusse dans cette politique ? Est-ce que leur intérêt n’est point au contraire que la France se relève et se raffermisse, qu’elle reprenne le plus promptement possible son rang et son influence, de façon à redevenir une alliée utile ? Est-ce qu’elles peuvent oublier qu’elles ont, elles aussi, des points de contact douloureux avec l’Allemagne, qu’elles possèdent des provinces bien autrement allemandes que l’Alsace et la Lorraine, qui nous ont été prises ? Est-ce qu’entre tous ces princes et ces diplomates qui vont se réunir, il n’y a pas des souvenirs, des griefs mal dissimulés, des intérêts opposés ou divergens, qui éclateraient le jour où l’on voudrait serrer de trop près toutes ces questions d’alliances ? On peut sans doute s’arranger pour vivre en paix dans la situation précaire qui a été faite à l’Europe. Une coalition, une reconstitution de l’alliance du nord dans les conditions actuelles, ce serait l’asservissement de la Russie et de l’Autriche à l’Allemagne. Ce n’est point là probablement ce que l’empereur Alexandre et l’empereur François-Joseph vont négocier à Berlin. La France peut donc se tenir tranquille et laisser passer tous ces mouvemens diplomatiques qui, après tout, ressemblent. un peu trop à de l’ostentation pour avoir un caractère bien sérieux. Sa force à elle aujourd’hui est dans son travail, dans ses efforts de réorganisation, dans l’esprit de conduite qu’elle saura garder, C’est là sa plus sûre défense, c’est par là qu’elle retrouvera des alliés et qu’elle se refera une situation diplomatique à la mesure de la sécurité, de la force intérieure qu’elle aura su reconquérir.

Le parlement d’Angleterre vient à son tour de prendre ses vacances après une longue et laborieuse session. Un discours de la reine a clos les travaux des chambres en résumant tout ce qui a été fait depuis quelques, mois. Au point de vue législatif, le parlement a certes voté un grand nombre de mesures d’un ordre tout intérieur, tout pratique, et une des principales de ces mesures est l’établissement du scrutin secret dans les élections. Politiquement, la situation n’a point changé d’une manière sensible et reste à peu près ce qu’elle était. Il y a seulement un fait caractéristique, c’est que le ministère de M. Gladstone s’est visiblement raffermi depuis quelque temps. Au commencement de la session, il semblait un instant très menacé, il était l’objet des plus vives attaques, il perdait de jour en jour du terrain, et plus d’une fois il a été sur le point de voir la majorité lui échapper. Aujourd’hui il a repris de la force, et au moment où le parlement se sépare, il reste maître de la situation. Le dénoûment favorable de la question de l’Alabama n’a pas peu contribué sans doute à ce retour de fortune pour le ministère anglais. Désormais cette question est entrée dans ce qu’on pourrait appeler la phase d’apaisement, elle dépend absolument de la décision du tribunal de Genève occupé à la débrouiller et à la résoudre. La situation de l’Angleterre reste donc aussi paisible et aussi régulière qu’on puisse l’imaginer. Il n’y a qu’un point difficile et délicat que nous ne voudrions pas appeler un point noir, puisque notre pays n’y est point étranger : c’est ce qui touche aux relations avec la France par suite de la dénonciation du traité de commerce. Le discours de la reine ne parle de ces questions qu’avec réserve et en laissant entrevoir la vraisemblance d’une solution favorable de ces difficultés ; mais avant la séparation du parlement le ministre a déclaré qu’à l’expiration du traité l’Angleterre restait maîtresse d’adopter certaines mesures de défense, et depuis ce moment le parti conservateur semble s’engager dans une campagne pour arriver au rétablissement d’un droit sur les houilles exportées. Ce n’est là au surplus qu’un détail dans une question qui intéresse industrie tout entière et où les gouvernemens porteront assurément tout leur esprit de conciliation.

L’équilibre du monde est certes composé de bien des élémens, et il reste livré à bien des oscillations. Depuis quelques années, tout s’est concentré au cœur de l’Europe et dans les crises qui ont remué l’Occident, si bien que des questions qui auraient mis autrefois toutes les politiques sous les armes ont presque disparu dans le tourbillon des événemens, témoin la révision sommaire des conventions de 1856 sur la Mer-Noire. À mesure qu’on revient à un état plus régulier, ces questions reprennent leur importance naturelle, et le lien qui rattache les affaires d’Orient aux grands intérêts occidentaux se retrouve tel qu’il était. Ce qui vient de se passer à Constantinople n’est peut-être pas sans rapport avec ce mouvement des choses. En une nuit, une révolution de pouvoir s’est accomplie, un grand-vizir qui semblait dans l’éclat de la faveur est tombé subitement, un nouveau grand-vizir s’est élevé, et ce n’est pas là seulement une crise ministérielle ordinaire : c’est tout un changement de politique, de système de gouvernement ; le coup de théâtre a été complet et aussi décisif qu’imprévu.

Que signifie en définitive cette révolution ministérielle ? C’est la défaite des vieilles idées turques, qui avaient repris l’ascendant depuis dix mois, que Mahmoud-Pacha personnifiait au pouvoir, et qui viennent de succomber devant la politique de réforme et de progrès, représentée par Midhat-Pacha, le nouveau grand-vizir. Cette politique qui triomphe aujourd’hui à Constantinople n’a d’ailleurs rien d’inconnu, c’est celle qu’ont inaugurée et pratiquée longtemps les hommes d’état les plus éminens de la Turquie, Rechid-Pacha, Fuad-Pacha, Aali-Pacha, et ce qu’il faut remarquer, c’est que le déclin ou l’éclipsé passagère de ces idées a coïncidé avec l’affaiblissement de l’influence occidentale par suite des défaites de la France. Tout se réunissait à un moment donné pour favoriser cette crise dans les affaires de l’empire ottoman. La France ne pouvait plus rien ; l’Angleterre, n’ayant plus auprès d’elle son ancienne alliée, venait de montrer son impuissance en livrant les traités qui avaient été le prix de la guerre de Crimée ; l’Autriche était réduite à un rôle d’observation. Au même instant, par une fatalité de plus, Aali-Pacha, le dernier homme d’état de la Turquie demeuré fidèle malgré tout à la politique occidentale, succombait sous le poids du travail et des fatigues. C’est alors, à l’automne de 1871, que la direction des affaires de l’empire passait subitement aux mains de Mahmoud-Pacha, qui jusque-là n’avait marqué par aucune supériorité, qui n’avait été qu’un gouverneur de Tripoli fort équivoque, un ministre de la marine assez obscur, et qui se trouvait appelé par un hasard de la faveur du sultan à recueillir l’héritage d’Aali-Pacha. Le général Ignatief, ambassadeur de Russie, aidait, dit-on, à son avènement, comptant sans doute le retenir sous son influence ; peut-être aussi le sultan Abdul-Aziz pensait-il trouver dans son nouveau grand-vizir un instrument tout prêt à exécuter le dessein qu’on lui a prêté plus d’une fois de changer l’ordre de succession à la couronne dans l’intérêt de son fils. Toujours est-il que Mahmoud-Pacha arrivait au pouvoir un peu comme un intrus ; il y portait une certaine énergie, une extrême passion d’arbitraire, peu d’instruction, une antipathie prononcée contre tout ce qui s’appelle progrès occidental, et le fait est que son ministère de dix mois n’a été qu’une longue réaction contre toutes les idées de ses prédécesseurs.

La prétention de Mahmoud-Pacha était de gouverner à la turque, et sous plus d’un rapport il a certainement réussi. Ce qu’on avait fait avant lui, il se plaisait à le défaire. C’est ainsi qu’il renvoyait les ingénieurs européens appelés à Constantinople, les professeurs étrangers du lycée de Galata-Seraï, créé par les soins d’Aali-Pacha. Sous prétexte d’économie, il bouleversait l’organisation de l’empire, et assurément un des plus curieux spécimens de son génie administratif, une des inventions les plus imprévues et les plus bizarres, c’est le subterfuge qu’il a imaginé pour réduire les traitemens des employés. Il a créé un calendrier à l’usage du gouvernement, il a réduit les douze mois de l’année à neuf mois, de telle sorte que les malheureux employés ont d’un seul coup perdu trois mois d’appointemens : procédé aussi simple qu’ingénieux pour restaurer les finances du pays ! Il est vrai que ce qu’on épargnait sur de modestes employés passait au grand-vizir et à ses créatures. Mahmoud-Pacha s’est servi de deux moyens pour prolonger sa faveur le plus longtemps possible : il a flatté le sultan dans ses idées préférées, dans ses goûts de prodigalité, et il a eu le Soin d’éloigner tous ceux qui auraient pu lui porter ombrage. Dès son avènement, il frappait ou il exilait dans des emplois lointains tous les hommes distingués qui avaient servi les administrations précédentes, l’ancien ministre de la guerre Hussein-Avni-Pacha, l’ancien président du conseil d’état Namik-Pacha, Haidar-Effendi, qui avait été ambassadeur à Vienne, puis préfet à Constantinople. Quant à ses collègues dans son propre ministère, il les changeait et les remplaçait incessamment selon son humeur ou selon son intérêt. Son unique préoccupation était d’avoir auprès de lui des créatures pour lui obéir et de faire le vide auprès du sultan. À vrai dire, Mahmoud-Pacha a passé ces dix mois à exercer l’arbitraire asiatique le plus absolu, poursuivant les hommes qui l’inquiétaient, supprimant les journaux dont il redoutait les indiscrétions, désorganisant tout, intervenant jusque dans les affaires de l’église bulgare et de l’église arménienne pour les troubler. Seulement il n’a pas vu que même en Turquie l’opinion commençait à être quelque chose, que les mécontentemens qu’il provoquait, jusque parmi les musulmans se redresseraient contre lui, et que le sultan, éclairé un jour ou l’autre d’une lueur de vérité, pourrait bien le laisser retomber, comme il l’avait élevé. C’est ce qui est arrivé, Mahmoud-Pacha, se croyant tout-puissant, a voulu trop triompher, et en cherchant à se débarrasser de son dernier rival, Midhat-Pacha, il a rencontré justement celui qui a été tout à la fois l’instrument de sa chute et son successeur. Tout cela s’est passé un peu à la façon d’un imbroglio oriental.

Quels ressorts secrets ont été mis en jeu ? Comment le sultan Abdul-Aziz s’est-il laissé détacher subitement du grand-vizir auquel la veille encore il prodiguait ses faveurs, pour aller chercher Midhat-Pacha, qu’on avait envoyé par une disgrâce mal déguisée comme gouverneur à Bagdad ? Les mystères du sérail ne sont pas faciles à pénétrer. Ce qui est certain, c’est que, même dans son exil de Bagdad, Midhat-Pacha restait un personnage important, considéré comme un des premiers hommes de la Turquie, représentant les traditions de lumière et de progrès de l’administration d’Aali-Pacha, et au fond bien vu du sultan lui-même. Il avait donné un certain éclat à son gouvernement de Bagdad, lorsque récemment, soit par raison de santé, soit par dégoût, il donnait sa démission en annonçant son retour à Constantinople, — il était même déjà parti et était arrivé à Alep. Ce n’était pas l’affaire de Mahmoud, qui redoutait en lui un compétiteur dangereux, et qui s’empressait de l’arrêter par le télégraphe en lui expédiant l’ordre de se rendre provisoirement à Angora ; mais c’est ici que l’intrigue turque se complique. Malgré tous les efforts de Mahmoud, Midhat-Pacha avait pu conserver des rapports directs avec le sultan ; il s’est servi de ce moyen pour se faire autoriser par le souverain à se rendre à Constantinople, et il a réussi. Une fois à Constantinople, il avait assez de crédit et il était assez habile pour soutenir la lutte au besoin. Mahmoud aurait peut-être consenti à partager avec lui le pouvoir, et, en fin de compte, au lieu de l’envoyer à Angora, il l’a nommé gouverneur d’Andrinople. Midhat-Pacha s’est laissé nommer, il a eu l’air de se disposer à partir, il a obtenu du sultan une audience de congé, et là il a sans doute réussi à éclairer le souverain sur la marche de l’administration, puisque dès ce moment tout était fini. Une brusque disgrâce allait frapper Mahmoud, et Midhat-Pacha était proclamé grand-vizir. Ce qui prouve que ce dénoûment répondait à un instinct public, c’est qu’aussitôt Constantinople a été en fête. Une foule joyeuse a entouré le palais impérial ; Midhat-Pacha a été salué à son arrivée par des ovations. Le soir, des barques illuminées et pavoisées, remontant le Bosphore, sont allées acclamer le sultan et donner des charivaris à Mahmoud-Pacha. Jamais on n’avait vu de telles manifestations populaires dans la capitale turque.

Les illuminations et les manifestations passent à Constantinople comme partout ; une seule chose reste sérieuse, c’est que cette dernière tentative pour ramener la Turquie à l’immobilité fataliste, pour la détacher de l’Europe, cette tentative a échoué, et l’empire ottoman revient par un mouvement naturel à ces traditions de réformes mesurées, de bon accord avec l’Occident, dont trois générations d’hommes d’état avaient fait un système permanent et suivi. Mahmoud-Pacha disparaît sans être accompagné d’un regret, après avoir tout remué et en laissant la confusion derrière lui. Le nouveau grand-vizir a pour ainsi dire à reprendre une œuvre momentanément interrompue et mise à mal ; il a l’administration à reconstituer, les services publics à réorganiser. Ses premiers actes révèlent les pensées réparatrices qu’il porte au pouvoir. Il a commencé par faire cesser cette tyrannie que Mahmoud étendait partout. Il a rendu la liberté aux journaux, qui ont reparu imprimés en lettres d’or, comme pour célébrer l’ère nouvelle. Il a rappelé de l’exil tous ceux que le dernier grand-vizir avait frappés. Les hommes qu’il paraît devoir associer à son administration sont ceux qui ont déjà servi avec lui, qui partagent ses idées, qui ont été ministres avec Aali-Pacha. Ce serait évidemment une puérilité de trop s’ingénier à chercher dans cette révolution ministérielle une victoire ou une défaite pour l’influence particulière d’une puissance quelconque. C’est un acte d’initiative intelligente et indépendante de la part du sultan, un retour naturel à la seule politique où la Turquie puisse trouver sa défense et sa régénération, et s’il y a un danger pour Midhat-Pacha, c’est en quelque sorte le déchaînement de confiance qui se précipite vers lui. Quant à cet incident d’étiquette diplomatique qui s’est élevé il y a quelques jours dans l’audience de congé que notre ambassadeur à Constantinople, M. le marquis de Vogué, a eue du sultan, c’est là certainement une de ces questions qui ne résistent pas à une explication et qui ne peuvent surtout troubler des rapports traditionnels de cordialité. Pour la France, l’unique intérêt est de savoir l’empire ottoman indépendant et bien gouverné ; son unique satisfaction est de voir que, le jour où elle a paru s’affaisser, la politique de la Turquie a dévié de sa ligne, le jour où elle commence à se relever, cette politique revient d’elle-même à ses affinités naturelles, aux idées qui la rapprochent de l’Occident.

Ch. de Mazade.



ESSAIS ET NOTICES.
LA CONCURRENCE DES VOIES DE COMMUNICATION


Quel rôle convient-il d’assigner aux voies navigables en présence des chemins de fer ? Doivent-elles être améliorées et complétées par de grands travaux ? Est-ce par la concurrence de l’industrie batelière qu’il faut combattre les dangers du monopole des compagnies ? Ces questions, souvent agitées, mais non résolues, reviennent actuellement à l’ordre du jour ; l’assemblée nationale a institué des commissions et ouvert une enquête pour les élucider. Après les désastres sans précédent qui ont frappé notre fortune, nous ne pouvons plus disposer en faveur des travaux publics que de capitaux très restreints ; au moins faut-il en tirer le meilleur parti possible en les consacrant à des entreprises vraiment productives. Il importe donc plus que jamais peut-être d’examiner les problèmes économiques qui se rattachent à l’industrie des transports.

Les voies de communication se divisent en trois groupes : routes, canaux, chemins de fer. Les routes, qui avaient autrefois une influence prépondérante, ne desservent aujourd’hui que des transactions locales : elles sont encore d’une grande utilité pour les transports à faible distance. N’ayant pour elles ni le bon marché des transports ni la célérité, elles ne peuvent plus figurer qu’au second plan dans les préoccupations du pouvoir central. Les voies navigables et les chemins de fer restent donc seuls en présence pour constituer les grandes artères du mouvement commercial. Le chemin de fer, comparé à la voie navigable, rend des services plus variés, car il se prête au transport des voyageurs en même temps qu’à celui des marchandises, et il offre l’inestimable avantage de la vitesse ; aussi l’existence d’un canal ne pourra-t-elle jamais être invoquée comme un argument péremptoire contre l’utilité d’un chemin de fer riverain. Toutefois la puissance des transports par eau pour le déplacement des grandes masses peut atteindre des limites inaccessibles aux transports sur rails. Sur la voie navigable, le marché du mouvement commercial reste librement, ouvert à la concurrence, et peut offrir au consommateur l’avantage de l’économie ; enfin les bateaux peuvent prendre et laisser du fret en tous les points de leur parcours, tandis que sur la voie ferrée le nombre des gares est forcément restreint. Ainsi, pour le transport des marchandises encombrantes, le chemin de fer et la voie navigable offrent chacun des avantages parfaitement distincts et comparables en importance. Si l’on posait en principe que la concurrence de deux artères de communication aboutissant aux mêmes points fût un bienfait public, c’est sur une large échelle qu’il faudrait améliorer et accroître le réseau navigable.

Reste à savoir si cette concurrence est profitable aux intérêts généraux du pays. Sur ce point, l’opinion publique n’a pas toujours été la même. En 1852, les chemins de fer, qu’on avait accueillis lors de leur création avec inquiétude et méfiance, étaient en faveur, au grand détriment de la navigation ; on doutait fort que cette dernière pût rendre à l’avenir d’assez grands services pour compenser les sacrifices financiers qu’elle avait exigés déjà, et qu’elle réclamait encore. En 1860 au contraire, on présentait la batellerie comme le modérateur indispensable du monopole des compagnies de chemins de fer ; une lettre adressée au ministre des travaux publics par le chef de l’état provoquait diverses mesures administratives et financières destinées à donner à l’industrie batelière les moyens de faire « une juste concurrence » aux voies ferrées. Aujourd’hui les opinions sur cette question de concurrence sont. très partagées, bien qu’au fond la contradiction ne soit qu’apparente. Lorsqu’un chemin de fer et un canal fonctionnent concurremment, ce n’est pas toujours un bien ni toujours un mal ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre. Il y a là une formule à chercher.

La concurrence, en matière de production, ne contribue d’une manière efficace à l’accroissement des richesses que s’il n’y a pas double emploi. Supposons par exemple que deux usines semblables, d’égale importance, soient établies côte à côte et desservent un cercle de localités voisines, au-delà desquelles tout débouché leur est interdit par la force des choses ; supposons encore que la consommation des produits de ces usines atteigne à peu près le maximum possible et que chacune d’elles dispose du matériel nécessaire pour une fabrication égalé ou un peu supérieure à la moitié de ce maximum. La concurrence de ces deux industries amènera d’excellens résultats ; chacune d’elles agira sur l’autre comme un stimulant, les produits seront livrés au consommateur au meilleur marché possible. Supposons maintenant que chacune, de ces usines se propose de doubler son chiffre d’affaires, et augmente en conséquence son matériel et son outillage. Les situations relatives restent les mêmes ; mais les capitaux immobilisés et les frais généraux ont augmenté de part et d’autre, il faut que les usiniers vendent plus cher que précédemment ou qu’ils se résignent au sacrifice des sommes qu’ils viennent de dépenser imprudemment. Par conséquent, perte pour les consommateurs ou perte pour les fabricans, voilà l’effet d’un double emploi surgissant à côté de la concurrence.

En 1852, les chemins de fer suffisaient en général à toutes les demandes du commerce ; l’industrie batelière ne pouvait donc se développer qu’au détriment des voies ferrées. Améliorer ou compléter les voies navigables concurrentes, c’était alors risquer un double emploi, nécessairement onéreux pour la fortune publique. Pendant les années suivantes au contraire, il y eut dans l’industrie des transports un accroissement d’activité si rapide qu’un certain nombre de voies ferrées devinrent, malgré leur puissance de traction, incapables de répondre à elles seules aux demandes du public. C’est alors que la concurrence de la batellerie, sur les canaux voisins de ces lignes insuffisantes, apparut comme un véritable bienfait ; l’amélioration de ces canaux devint une œuvre féconde en résultats économiques. Considérons par exemple la partie de notre réseau navigable qui s’étend sur les départemens desservis par la compagnie des chemins de fer du Nord. Ces canaux et rivières, dont l’ensemble communique par Chauny avec le reste de la France, présentent un développement d’environ 950 kilomètres. Ils desservent les ports de Saint-Valéry, Gravelines, Calais. et Dunkerque, les centres industriels et les houillères du Nord et du Pas-de-Calais, les importans bassins belges de Mons et de Charleroy ; de là des alimens considérables pour l’industrie des transports. Le chemin de fer prend à peu près le maximum de chargement possible ; l’excédant passe à la batellerie et produit un mouvement commercial de 480 millions de tonnes kilométriques. Sur ces voies navigables, le droit de navigation prélevé par l’état produit 1,100,000 francs par an : c’est à peu près ce que coûtent l’entretien et les réparations ordinaires ; il y a donc équilibre entre la recette et la dépense. Les travaux d’amélioration exécutés dans ces dernières années, et les réductions successives du droit de navigation ont eu pour conséquence heureuse un notable abaissement du prix des transports. La tonne de houille de Mons, qui payait en 1855 un fret de 10 fr. 70 cent, pour aller à Paris, ne payait que 6 fr. 40 cent, en 1869. Comme il s’agit d’un parcours de 350 kilomètres, ce dernier prix correspond au faible chiffre de 0 fr. 018 par tonne kilométrique, et pourtant les péniches de Mons, qui font ces transports, ont à supporter les inconvéniens du retour à vide. Par le chemin de fer, la tonne de houille paie 9 fr. 20 cent, de Mons à Paris. On voit que l’industrie batelière rend, dans cette partie de la France, de véritables services, parce que la concurrence des canaux et des voies ferrées n’y est pas accompagnée d’un double emploi.

Les résultats sont tout autres pour les canaux de Bretagne, qui communiquent par Nantes avec le reste du réseau et s’étendent, concurremment avec les voies ferrées des compagnies d’Orléans et de l’Ouest, sur les départemens de la Loire-Inférieure, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, des Côtes-du-Nord et du Finistère. Les centres industriels n’abondent pas dans ces contrées, où l’on ne trouve d’ailleurs aucun bassin houiller ; aussi les chemins de fer n’y récoltent-ils qu’un faible trafic ; quant à la batellerie, elle y végète sur un mouvement commercial d’à peine 20 millions de tonnes kilométriques. L’entretien et les réparations ordinaires de ce réseau, d’environ 650 kilomètres, coûtent annuellement à l’état 450,000 francs ; l’impôt de navigation n’en rapporte que 30,000 ; perte sèche pour le budget, 420,000 francs. Le fret varie, sur ces voies navigables, de 3 à 5 centimes par tonne et par kilomètre ; c’est à peine une économie sur les prix du chemin de fer pour les marchandises encombrantes ; on ne peut donc pas dire que le sacrifice annuel de l’état se transforme en profit pour le public. Nous devons regarder ces canaux de Bretagne comme un héritage actuellement onéreux pour nous ; c’est, pour ainsi dire, une bouche inutile à laquelle nous servons une pension alimentaire. Si, au bout d’un certain nombre d’années, les transactions commerciales prennent dans cette partie de la France une assez grande activité pour que l’encombrement des marchandises commence à se faire sentir sur les voies ferrées, alors le moment sera venu d’améliorer le réseau navigable pour permettre à la batellerie d’abaisser ses prix de transport. Jusque-là, en consacrant nos capitaux à des travaux de ce genre, nous ne ferions qu’aggraver les inconvéniens du double emploi ; ce serait nous imposer des charges nouvelles.

Ces considérations suffiront pour définir le rôle économique qu’il convient d’assigner en présence des chemins de fer à nos voies navigables. La concurrence faite aux voies ferrées par la batellerie commence à devenir profitable au moment où ces voies deviennent insuffisantes pour le transport des marchandises. Tant que la demande des expéditeurs n’atteint pas l’offre possible de la voie ferrée, la concurrence d’un canal est non-seulement improductive, mais onéreuse pour la fortune publique. Concurrence sans double emploi, telle est la formule qu’il s’agissait d’établir ; elle répond aux questions que nous nous sommes posées.

Il nous reste à faire une remarque très générale. En voyant combien la consommation en matière de transports s’est augmentée depuis un quart de siècle, on serait tenté de croire qu’elle est susceptible d’un développement indéfini ; ce serait une erreur. C’est dans notre siècle qu’on a vu l’inauguration du règne de la houille origine d’une grande et féconde révolution industrielle. Au moyen de cette force nouvelle, la production s’est multipliée en même temps que les rails se posaient sur le sol, pour développer et perfectionner le mécanisme des échanges. Sans doute de nouveaux progrès restent à faire : ils constitueront une source de bien-être matériel et moral ; mais, à mesure que les mailles de notre réseau de chemins de fer se resserrent davantage, on se rapproche évidemment d’un maximum d’utilité qui rendrait superflue la création de nouvelles artères » Déjà, les progrès dans l’activité des transports se font avec moins de rapidité ; on tend pour ainsi dire vers un état stationnaire. Il faut, pour ce motif, qu’une grande sagacité préside au choix des nouvelles entreprises, car bien souvent les inconvéniens du double emploi pourraient se faire sentir à côté d’avantages insuffisans pour les compenser.


Félix Lucas.



LES INSTITUTIONS MILITAIRES EN FRANCE.
La Réforme militaire, par M. le comte de Rioncourt, 1871. — II. Insuffisance des pensions accordées aux militaires blessés, par le même, 1872. — III. Les Ambulances de Paris pendant le siège, par M. Alexandre Piedagnel, 1872, 2e édition.


Pendant les quatorze siècles de son existence, la vieille monarchie française n’a pas compté vingt années de paix consécutive. Les guerres féodales, les guerres civiles et religieuses, les guerres étrangères ont tour à tour ravagé le royaume ; nous sommes de tous les peuples de l’Europe celui qui s’est le plus souvent et le plus longtemps battu, et, par une singulière imprévoyance, nous nous sommes toujours laissé devancer, en fait de recrutement, d’armement, d’améliorations matérielles, par les adversaires contre lesquels nous avions à lutter. Il y a là, entre le passé et le présent, une analogie qu’il est bon de signaler, car depuis les désastres des temps féodaux jusqu’aux désastres de la dernière invasion les mêmes causes ont produit les mêmes effets.

Dans la première période de la guerre de cent ans, nos armées ne sont qu’une cohue désordonnée, inconditum agmen, comme dit Tacite en parlant des armées gauloises. Elles ne connaissent aucune discipline ; elles vivent de pillage, créent la famine partout où elles passent et meurent de faim sur la terre qu’elles sont chargées de défendre. Les Anglais au contraire sont admirablement pourvus sous le rapport du matériel et de l’armement ; ils marchent accompagnés de convois de vivres, de forges, de fours de campagne, d’équipemens de rechange[1] ; au lieu de former comme les nôtres un assemblage confus de contingens féodaux et municipaux, ou de mercenaires étrangers, commandés par des chefs indépendans les uns des autres, leurs divers corps de troupes sont reliés entre eux par une forte hiérarchie. Leurs archers lancent à 200 mètres des flèches qui percent les armures de fer, tandis que notre pédaille se bat avec des épieux, des coutelas ou des bâtons. Charles V leur emprunte une partie de leur organisation ; il crée les francs-archers, discipline la cavalerie, change la tactique en donnant aux armes de jet la supériorité sur les armes de main, et, grâce à des mesures sagement combinées, aux améliorations introduites dans toutes les branches du service, il jette les Anglais hors du royaume ; mais à sa mort tout retombe dans le chaos. La noblesse s’inquiète de ces soldats des paroisses « qui surmontaient, dit Juvénal des Ursins, les Anglais à bien tirer, et qui eussent été plus puissans que les princes et les seigneurs, s’ils se fussent mis tous ensemble. » On n’en conserva qu’un petit nombre dans quelques villes privilégiées ; on désarma les autres ; la cavalerie féodale reprit sa prépondérance et son indiscipline, et la défaite d’Azincourt vint nous apprendre, comme à Crécy et à Poitiers, que le courage ne suffit pas pour gagner des batailles. Jeanne d’Arc devina avec l’intuition du génie la cause de nos revers ; avant de combattre, elle organisa avec des hommes d’élite, bien équipés, bien disciplinés, l’armée de la délivrance. Les états-généraux, éclairés par son exemple, demandèrent en 1430 la création d’une force régulière et permanente ; leur vœu se réalisa quelques années plus tard par l’établissement des compagnies d’ordonnance et la reconstitution des francs-archers, ce qui donna un effectif de 27 000 hommes placés sous les ordres « de capitaines vaillans et saiges, rotiers et experts en fait de guerre et ayant de quoi perdre, » c’est-à-dire de capitaines qui se trouvaient en qualité de propriétaires directement intéressés à la défense du pays. La victoire resta fidèle aux compagnies d’ordonnance, comme aux armées de Charles V et de Jeanne d’Arc, car, ainsi que le disait le maréchal de Villars à Louis XIV : « Sire, je connais vos sujets : on peut tout faire avec eux quand ils sont bien armés, bien nourris, bien commandés. »

À dater du règne de Charles VII le Victorieux, la France a toujours eu sous les armes un corps de troupes réglées ; mais la pénurie des finances ne permettait pas de maintenir en temps de paix l’effectif sur un pied respectable. Lorsque la guerre éclatait, il fallait tout créer, et, comme la noblesse était seule astreinte au service obligatoire, le recrutement présentait de grandes difficultés. L’institution des légions provinciales par François Ier, celle des milices par Louis XIV, ne donnèrent point les résultats qu’on pouvait en attendre. Les efforts tentés par l’ancienne monarchie pour former une armée nationale et unitaire échouèrent l’un après l’autre, et sous Louis XVI, sur les 130, 000 hommes qui constituaient notre effectif, les mercenaires étrangers comptaient encore pour un cinquième. Sauf quelques rares époques, la question de l’armement, de l’équipement, des services de campagne, de l’instruction spéciale a toujours laissé beaucoup à désirer. Une partie de nos fantassins était armée de piques, quand la plupart des autres fantassins de l’Europe étaient armés de mousquets ; à Steinkerque, les gardes anglaises avaient des fusils à silex, quand les gardes françaises n’avaient encore que des fusils à mèche. À Rosbach, nous faisions des feux de billebaude, où chaque soldat s’avançait de trois pas hors du rang pour tirer, quand les Prussiens avaient les feux de marche et tiraient par pelotons et par bataillons. Les premiers arsenaux de l’état ne datent que de François Ier, les premières ambulances de Henri IV, les premiers hôpitaux militaires de Richelieu, le premier code militaire de Louis XIV, les premiers essais de casernement de Louis XV. Quelques-uns de nos rois et de nos ministres ont réalisé dans notre organisation de très notables progrès ; mais le bien qu’ils ont fait tenait exclusivement ! à leur personne. Chaque fois, que la mort est venue les frapper ; leur œuvre a disparu, en même temps qu’eux, et Louvois est presque le seul qui ait laissé après lui des institutions durables.

La guerre de 1870 a offert un nouvel et bien triste exemple des dangers auxquels nous ont exposés tant de fois déjà notre fausse sécurité, notre excessive confiance dans notre courage, notre ignorance de ce qui se passe au-delà de nos frontières. Les peuples comme les individus se corrigent par le malheur, et le soin avec lequel sont étudiées aujourd’hui les questions qui se rattachent à l’avenir de nos armées prouve que la douloureuse expérience de nos désastres ne sera point perdue. Une vaste enquête est ouverte sur les institutions des diverses puissances européennes, et chacun se fait un devoir d’apporter à l’œuvre de la réorganisation le concours de son patriotisme et de ses lumières.

L’auteur de la Réforme militaire, M. le comte de Riencourt, n’appartient pas à l’armée ; mais il a rempli dans la diplomatie des fonctions importantes : il a beaucoup vu, beaucoup observé, et longtemps avant 1870 il avait été frappé de l’énorme disproportion des forces que la France et l’Allemagne pouvaient mettre en ligne. Au moment de la guerre de Crimée, il avait fallu de grands efforts pour mobiliser immédiatement cinq divisions. Après la paix de Paris, on sentit la nécessité d’organiser une réserve, et l’organisation nouvelle fut encore très défectueuse. En Italie, on eut beaucoup de peine à faire entrer en campagne cinq corps d’armée, soit environ 145 000 combattans effectifs. Sadowa fit naître de justes appréhensions ; cependant on se rassurait en se disant que la population de la France étant à peu de chose près égale à celle de l’Allemagne, on serait toujours en mesure de maintenir l’équilibre. Les faits donnèrent un cruel démenti à cet imprévoyant optimisme, et, comme le dit avec raison M. de Riencourt, c’est avant tout dans la différence d’organisation des deux armées et leur force numérique qu’il faut chercher la cause la plus directe de nos revers. Nous sommes entrés en ligne avec 200 000 hommes : nos réserves étaient. si mal constituées qu’elles n’avaient pu rejoindre leurs régimens ; nos bataillons, qui devaient être de 800 hommes, en comptaient à peine 400. Les Prussiens, au contraire s’avançaient avec 450 000 combattans effectifs, derrière lesquels 300 000 autres étaient masses sur toutes les routes qui convergent vers la France, et ceux-ci en avaient encore derrière eux 500 000 prêts à les suivre. Pendant toute la durée de la campagne, les vides qui se produisaient dans les rangs étaient immédiatement comblés, et au moment de la conclusion de l’armistice chaque compagnie d’infanterie prussienne avait encore ses 250 hommes comme au moment de l’entrée en campagne. Aujourd’hui le problème du nombre est résolu par le service obligatoire ; mais il reste les cadres qu’il faut mettre en rapport avec la nouvelle organisation, l’instruction spéciale, la discipline à laquelle il faudra plier des jeunes gens habitués à l’indépendance et aux douceurs de la vie, les économies à réaliser dans certaines branches des services pour en améliorer d’autres plus importantes sans imposer de nouveaux sacrifices au trésor. M. de Riencourt touche rapidement à toutes ces questions, et nous fait connaître comment elles sont résolues ou envisagées à l’étranger par les hommes les plus compétens. Ses idées sont justes, nettement exprimées ; toutefois il ne leur donne pas toujours le développement qu’elles comportent, et nous lui ferons à ce sujet une critique qu’on a rarement l’occasion d’adresser aux écrivains qui traitent des sujets spéciaux, c’est de s’être enfermé dans un cadre trop étroit.

Justement préoccupé des moyens de fortifier l’esprit de sacrifice et de dévoûment qui est le mobile des grandes actions, M. de Riencourt s’est demandé si la France ne pouvait pas faire plus qu’elle n’a fait jusqu’ici pour assurer le sort de ces nobles victimes du devoir que la mort n’épargne sur les champs de bataille que pour leur laisser une vie incomplète et trop souvent précaire. Membre du conseil de la Société de secours aux blessés, il a pu constater que, malgré les efforts du gouvernement, la sollicitude du ministre de la guerre et la bienfaisance privée, un grand nombre de nos soldats ne rentrent dans la vie civile que pour y retrouver ces redoutables ennemis qu’on appelle la misère et la faim. Il les suit pour ainsi dire pas à pas dans les conditions diverses qui les attendent, depuis le moment où ils entrent au dépôt avec une solde de 80 centimes par jour, jusqu’au moment où, après de longues formalités bureaucratiques, leur pension est enfin définitivement réglée. Le minimum de cette pension est aujourd’hui de 365 francs[2]. Il faut y ajouter, pour un certain nombre de retraités, les 100 francs de la médaille militaire, et, pour ceux qui forment ce qu’on pourrait appeler la glorieuse aristocratie des mutilés, les 250 francs de la Légion d’honneur ; mais les blessures, même les plus graves, ne constituent pas un droit absolu à la décoration. Il faut donc, comme règle générale, s’en tenir aux fixations de la loi, et il est évident que ces fixations sont insuffisantes. Les blessés ont, il est vrai, la ressource des Invalides ; le gouvernement donne des emplois à quelques-uns de ceux qui sont encore capables de les remplir ; les pensions dépassent souvent le minimum des 365 francs, et l’assemblée nationale a voté à titre de secours une somme très importante. Ce sont là sans doute de grands soulagemens ; cependant le régime des Invalides, fort doux d’ailleurs, est encore le régime militaire, le casernement à perpétuité ; il présente de graves inconvéniens pour les hommes qui conservent avec une certaine activité, la liberté de locomotion, et la plupart des blessés préfèrent leur pension, toute modique qu’elle soit, au séjour de l’hôtel. L’admission aux emplois est purement facultative, et les blessés qui en profitent ne sont nécessairement pas ceux qui ont été le plus grièvement frappés ; les supplémens de pension sont subordonnés aux nécessités budgétaires, et les secours votés par l’assemblée ne remédient qu’imparfaitement à la pénible situation des 10 000 mutilés des guerres de Crimée, du Mexique, d’Italie, de Chine et de Cochinchine, et des 15 000 mutilés de la dernière campagne.

Que faut-il faire pour remédier à cet état de choses ? Il faut, dit M. de Riencourt, assurer aux hommes qui sont encore capables de les remplir des emplois en rapport avec leurs facultés et leur instruction : — Il faut procurer aux autres, c’est-à-dire à tous ceux qui sont hors d’état de travailler, une existence relativement aisée, en augmentant leur retraite proportionnellement à leur état d’impuissance et d’infirmité ; — il faut réserver exclusivement l’hôtel des Invalides aux mutilés qui n’ont point de famille ; — il faut enfin organiser l’assistance militaire comme un grand service national non-seulement pour acquitter une dette sacrée envers les enfans de la patrie commune, mais aussi pour raffermir les courages contre les terribles éventualités de la guerre, car il est de notoriété publique dans toutes les administrations que les actes de dévoûment augmentent, lorsque ceux qui les accomplissent ont acquis la certitude que des moyens de vivre honorables et suffisans leur sont réservés en cas de blessures, ou garantis à leurs veuves en cas de mort. M. de Riencourt dit avec raison à ce sujet que la prévoyance qui a présidé à l’organisation des secours aux veuves et aux enfans des matelots de l’inscription maritime n’a pas été sans influence sur l’héroïque dévoûment dont nos marins ont donné tant de preuves dans la dernière guerre. Il évalue à 10 millions environ la somme qui serait nécessaire pour réaliser les améliorations qu’il propose ; mais il ne veut point mettre cette nouvelle charge au compte de notre budget déjà si surchargé. Il cherche, et il indique quels seraient, suivant lui, les voies et moyens à l’aide desquels on pourrait alimenter la caisse de l’assistance militaire sans accroissement de dépenses pour l’état. Parmi ces moyens il en est de très pratiques ; il en est aussi quelques-uns qui soulèvent des objections, tels par exemple que la suppression, pour les militaires qui seraient notoirement dans l’aisance, du traitement attaché à la légion d’honneur et à la médaille ; mais ces objections n’infirment en rien la pensée qui a inspiré sa brochure. Un honorable député de la Somme, M. de Rambures, a déposé sur le bureau de l’assemblée nationale deux propositions de lois fort détaillées qui donnent un programme complet d’organisation. Nous avons tout lieu d’espérer que cette généreuse initiative portera ses fruits, et nous l’espérons d’autant plus que la guerre de 1870 a fait éclater en faveur de nos blessés un admirable élan de patriotisme et de charité. Les Ambulances de Paris pendant le siège nous en donnent la douloureuse et touchante histoire.

L’auteur de cet intéressant petit livre, M. Alexandre Piedagnel, ancien officier d’administration de la marine, avait déjà donné des preuves de son dévoûment en soignant dans le golfe du Mexique les malades atteints de la fièvre jaune sur un bâtiment de l’état, le Tonnerre, qui perdit plus des trois quarts de son équipage. Frappé deux fois par cette maladie cruelle, il fut forcé de renoncer au service actif ; mais il a voulu payer encore sa dette au pays pendant l’investissement de la capitale. Il a étudié dans le plus grand détail, pour appliquer et propager les meilleurs procédés, l’organisation des ambulances fondées par l’état, les municipalités, les grandes administrations, les personnes privées ; il les a visitées presque toutes, il a tenu note de tous les faits qui l’ont frappé, et, par une discrétion bien rare, il a toujours parlé des autres et jamais de lui-même. On ne lira pas sans intérêt ces pages écrites sous l’impression du moment, et qui portent la vive empreinte de ces brusques retours d’espérance et de découragement qui pendant quatre mois et demi ont tenu en suspens la population parisienne, sans jamais lasser le dévoûment de ceux qui s’étaient consacrés au soulagement des affreuses douleurs que la guerre traîne à sa suite. On peut ouvrir au hasard ce livre d’or de la charité ; les mots dévoûment, abnégation, générosité, y reviennent à chaque page, non comme un éloge banal, mais comme la constatation de faits réels et connus de tous. Le comité des ambulances de la presse réunit une somme de 1 200 000 francs au moyen de souscriptions ouvertes dans les journaux de Paris et de la province ; il crée douze hôpitaux-ambulances, trente ambulances annexes, et sur la ligne d’investissement cinq postes de secours. Les jours de sortie deux cents voitures vont recueillir les blessés sur le lieu du combat, et l’on évalue à 12 000 au moins le nombre de ceux qui pendant, le siège ont été ramenés dans Paris par les soins de l’infatigable comité. L’ambulance du Théâtre-Français offre un modèle accompli de confortable, de bonne tenue, de sollicitude infatigable. Mmes Lafontaine, Ricquier, Brohan, Jouassain, Marquet, Dubois, Favart, se surpassent dans le rôle si nouveau pour elles d’infirmières et de sœurs de charité.

L’Odéon, les Variétés, le Théâtre-Italien, ne restent point en arrière : ils ont, comme le Théâtre-Français, leurs ambulances modèles, et nous y trouvons encore au chevet de nos blessés les artistes les plus aimées. et les plus applaudies ; une foule de personnes privées, parmi lesquelles l’auteur cite particulièrement MM. Klein, Richard Wallace, le baron de Rothschild, Gunzburg, le docteur Blanche, le cure de Saint-Philippe-du-Roule, Mme Ménier, Mlle Louise Bader, la baronne J. de Rothschild, ont prodigué à nos soldats les secours les plus généreux et les plus empressés. Le comité évangélique à pour sa part entretenu, tant au collège Chaptal que sur divers autres points, plus de sept cents lits ; la Société internationale a su admirablement utiliser les 6 005 000 fr. de dons en argent, et les 2 millions de dons en nature qu’elle a reçus tant de la France que de l’étranger ; elle a distribué des secours de toute espèce, linge, charpie, vins, médicamens, elle a organisé quatorze ambulances volantes, et, chaque fois que des combats ont été livrés, elle a envoyé, sous la conduite de M. le docteur Chenu, cent cinquante voitures pour recueillir pendant l’action les blessés sur le champ de bataille.

Le corps médical a fait des prodiges de courage et de science. Les corporations religieuses ont rivalisé de zèle et de charité ; pour reconnaître les services qu’elles ont rendus, il aurait fallu les nommer toutes, depuis les petites sœurs des pauvres jusqu’aux dominicains d’Arcueil et aux jésuites de Vaugirard. Le récit détaillé de tous les actes de dévoûment aurait demandé plusieurs volumes, et l’auteur a dû nécessairement se borner ; mais son livre n’en est pas moins très intéressant ; quand on l’a lu, on se sent rassuré pour l’avenir en voyant tout ce que la France renferme de patriotisme et de sentimens généreux. Si les enseignemens de l’histoire ne sont pas un vain mot, si le présent n’est que le passé qui recommence, on peut croire que les épreuves que nous venons de traverser, quelque douloureuses qu’elles soient, n’abattront pas notre fortune, car nous en avons subi vingt fois dans le passé de plus terribles encore. La vieille France a été en proie à des famines périodiques qui tournaient, comme le dit Saint-Simon, le royaume en un vaste hôpital de mourans et de désespérés. » Au XVIe siècle, elle a vu en vingt ans 800 000 individus tomber victimes de la guerre et de la misère. Elle a lutté contre les invasions anglaises, les invasions espagnoles, les coalitions européennes ; elle a été réduite parfois à une détresse si profonde que Charles VI n’avait pas même de quoi payer le baptême de ses enfans, que le plus populaire de ses rois, Henri IV, était forcé au début de son règne d’emprunter quelques centaines d’écus à ses maîtresses, et que Louis XIV en 1713 ne pouvait se procurer 4 millions argent comptant qu’en souscrivant à des banquiers hollandais pour 32 millions de traites. Cependant au milieu de ses désastres la France a toujours ; grandi, car elle possède une vitalité qu’on ne retrouve chez aucun autre peuple ; il suffit de quelques années de paix, de bonne administration, de sagesse dans la nation ou le gouvernement, pour ramener sa prospérité, et, dans les continuelles alternatives d’abaissement et de grandeur qui sont comme le fonds même de son histoire, elle se relève plus vite encore qu’elle ne tombe.


Ch. Louandre




Traité élémentaire de chimie organique, par M. Berthelot ; Paris, Dunod, 1872. — Traité de chimie technologique et industrielle, par Fr. Knapp, traduit sous la direction de E. Merijot et A. Debize ; Paris, Dunod, 1872.


Il y a deux sortes de chimie, celle des savans, dont peu de personnes pénètrent les secrets, et celle des industriels, que tout le monde devrait connaître, car on en fait sans cesse l’application, dans les actes ordinaires de la vie. Il n’y a peut-être pas de branche des connaissances humaines où la théorie ait aussi souvent servi et devancé la pratique, et de ce bon accord entre savans et industriels sont sorties quantité d’inventions admirables qui ont transformé l’industrie depuis trente ou quarante ans. Nos usines en sont venues au point de ne presque plus avoir de matières de rebut ; c’est-à-dire qu’elles tirent parti de tout, condition indispensable d’une fabrication à bon marché.

Ces deux aspects de la science sont représentés par deux ouvrages nouveaux. Le Traité de chimie organique de M. Berthelot est purement théorique. Pendant longtemps, la chimie organique n’eut d’autre prétention que d’étudier les matières contenues dans les êtres vivans. Elle procédait par analyse et se croyait incapable de faire la synthèse. Puis survint un immense progrès auquel M. Berthelot a contribué plus que qui que ce soit. Ces substances que la vie semblait seule capable de produire, le chimiste a trouvé le moyen de les fabriquer dans son laboratoire en rapprochant sous de certaines conditions leurs parties constitutives. Les nouvelles méthodes synthétiques se sont montrées en même temps d’une fertilité prodigieuse. Avec quatre corps simples, le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote, pris deux à deux, trois à trois, en proportions variables, associés à de petites quantités de soufre, de phosphore, on a créé une infinité d’êtres chimiques artificiels, la plupart inconnus dans la nature. M. Berthelot a rendu encore un grand service en introduisant dans son enseignement du Collège de France un principe simple de classification. Il partage les substances organiques en huit groupes, carbures d’hydrogène, alcools, acides, éthers, etc., caractérisés par leur composition et leurs propriétés générales.

M. Knapp, professeur à l’école polytechnique de Brunswick, se proposait un but bien différent. Il a voulu décrire avec science et méthode, mais en conservant toujours le caractère technologique, les procédés chimiques auxquels ont recours les diverses industries. Une œuvre de ce genre n’exige pas seulement de vastes connaissances théoriques et une pratique assidue des ateliers, il y faut encore introduire des retouches incessantes, puisque l’industrie se perfectionne sans cesse. Aussi les deux ingénieurs, MM. Debize et Mérijot, qui présentent au public français l’œuvre de l’auteur allemand, ne se sont-ils pas contentés d’une simple traduction ; ils l’ont mise en même temps au courant des progrès du jour. Le premier volume qu’ils éditent aujourd’hui ne traite que trois sujets : l’eau, les combustibles et l’éclairage ; mais combien ces sujets sont vastes dès que l’on entre dans l’examen des applications industrielles ! L’eau, que l’on rencontre partout dans la nature, est la condition essentielle de toute vie, de tout travail humain. Quant aux combustibles, n’est-ce pas une des grosses questions de notre temps depuis que la houille est devenue, comme on l’a fort bien dit, le pain quotidien des manufactures ? Que de variétés dans cet ambre noir des anciens, qui n’en soupçonnèrent pas l’universelle puissance ! Depuis le temps où la reine Elisabeth d’Angleterre proscrivait l’emploi de la houille sous prétexte que cela empoisonnait l’air, la face du monde a été renouvelée par la chaudière à vapeur et par les hauts-fourneaux. Cependant, à prendre sur toutes ses faces la chimie technologique, c’est encore dans l’industrie de l’éclairage que nous trouverions les plus remarquables inventions. Quoique la lampe antique fût élégante de forme, on serait mal venu de la comparer à la modeste lampe modérateur de notre siècle, et le vieux réverbère des rues aux becs de gaz des villes modernes. Encore ici, le progrès n’a pas dit son dernier mot ; la lumière oxhydrique et l’éclairage électrique, après bien des essais avortés, se représentent avec de meilleures chances de succès.


H. BLERZY.



Les Deux Follet de Paris (juillet 1810 — mars 1871), par M. Drapeyron-Seligmann.


Ce livre est assez difficile à définir, et ne se prête pas à une rapide analyse. Malgré le titre, qui ferait croire à une mise en scène dramatique de notre histoire contemporaine, c’est un livre de théorie plutôt qu’un récit historique. C’est une critique quotidienne des principaux événemens de la guerre étrangère et de la guerre civile, faite au jour le jour dans une série d’articles destinés à la presse, mais avec de bien autres préoccupations que celles du journalisme vulgaire. L’auteur est, comme il le répète volontiers lui-même, un savant et un moraliste plutôt qu’un homme d’action et de combat. Il conserve tout son sang-froid au milieu des catastrophes dont il cherche à pénétrer les causes, et il dissèque l’histoire contemporaine pour ainsi dire tout en vie, avec la curiosité et la précision d’un chirurgien qui ferait des expériences sur un champ de bataille, au milieu des mourans et des blessés. Il est évident qu’il se complaît dans ces hauteurs sereines dont parle le poète, sapientum templa serena, et que ni les fumées de la poudre, ni celles même du patriotisme ne troublent l’ordre méthodique de ses investigations et l’imperturbable sagacité de ses jugemens.

Son but est, comme il le dit lui-même, de faire connaître « sa méthode politique. » A ses yeux, la politique est une science de même nature que la physiologie. « Elle ne comporte pas plus que les autres l’à-peu-près et la fantaisie. Les solutions qui en dérivent sont forcées, en ce sens qu’elles résultent avec un caractère d’évidence et de nécessité de l’examen des faits scientifiquement interrogés, et que non-seulement on ne peut pas faire autrement que de les concevoir, mais qu’on ne peut pas même en concevoir d’autres. « Il ne faut pas, comme la plupart des philosophes politiques qui nous ont précédés, se borner à l’étude des formes constitutionnelles, qui ne sont qu’une apparence, il faut étudier le fond constitutif, d’où les formes elles-mêmes découlent avec une infaillibilité mathématique. Il faut enfin que la politique française cesse de dédaigner la psychologie et de se fier au hasard des émotions populaires, à l’aveuglement des partis-pris de sentiment, ou aux expédiens grossiers d’une habileté tout empirique.

Ces idées sont fort justes, mais elles ne sont peut-être pas aussi neuves que l’auteur paraît le croire. Au point de vue de la méthode, elles ont été développées plus d’une fois par les maîtres de l’école positiviste, et il est de grands écrivains politiques qui, sans appartenir à cette école, ont étudié, comme le demande M. Seligmann, le fond constitutif des sociétés plus que les formes constitutionnelles. Je ne citerai que M. de Tocqueville, dont les deux grands ouvrages sont encore des modèles pour tous ceux qui veulent le suivre dans cette voie, et dont l’avenir révélera de plus en plus la sagacité prophétique. L’auteur reconnaît lui-même que M. Thiers a plus d’une fois donné des preuves merveilleuses de ce sens politique profond où beaucoup de gens ne voient qu’un don de nature, et qu’il regarde, quant à lui, comme un résultat de la science. Oui, sans doute, de la science, mais non pas de la méthode, qu’il confond trop souvent avec la science, et qui ne consiste, en ces matières, qu’à énoncer avec emphase des préceptes d’une banalité mal déguisée sous une forme dogmatique et solennelle. « Prévoir, préparer et prévenir, » s’écrie-t-il avec un grand sérieux, « voilà toute la science politique. » Qui songe à le contester ? mais qu’est-ce que ce précepte nous apprend de nouveau ? Aussi aurais-je préféré que M. Seligmann nous parlât un peu moins de sa méthode scientifique, et qu’il se contentât de nous montrer sa science, qui est très réelle, avec son esprit, qui est plein de bon sens.

Nous recommandons surtout au lecteur l’analyse nette et succincte des divers élémens de la société française par laquelle l’auteur clôt son livre. Ce tableau est d’une grande vérité. Il nous fait voir d’un coup d’œil la composition de cette société, divisée, non plus en classes (le mot n’est plus de mise aujourd’hui), mais en professions qui engendrent certains intérêts et certaines passions très-vagues, qui sont cependant le seul ressort de l’esprit public, et le seul levier dont les partis puissent se servir pour l’émouvoir. À côté de ces groupes naturels et étrangers à la politique proprement dite, il nous montre cette mêlée de partis engendrés par nos révolutions et qui s’agitent à la surface de la France, dont ils se disputent le gouvernement comme celui d’un pays conquis. Au milieu de cette confusion déplorable, il n’y a de salut que dans la destruction des partis. « Ou les partis disparaîtront, dit M. Seligmann, ou la France disparaîtra. » Du moins faut-il qu’ils se reforment sur un terrain plus large et plus national, où il n’y ait « à faire la part ni d’une dynastie, ni d’une aristocratie, » mais seulement celle du pays. Ce rendez-vous de toutes les opinions unies par le patriotisme, c’est « la république impartiale, » c’est-à-dire placée en dehors et au-dessus des partis. « En n’acceptant pas la république impartiale, on s’exposerait à subir une république moins agréable et moins habitable. Comment la monarchie se fonderait-elle ? — Sur le droit divin ? — Mais, repoussé par le pays, il n’est pas même admis par tous les partis. — Par un plébiscite ? — Mais il donnerait aux partis, qui, seuls en France, veulent la monarchie, la seule monarchie dont cinq partis sur six ne veulent point. — Par un vote de la chambre ? — Mais quel titre aurait la monarchie issue d’une majorité parlementaire a ne pas être renversée par la chambre suivante, qu’on prévoit déjà ne pas devoir ressembler à la chambre actuelle ? — Votée comme une loi, la monarchie serait exposée à être rapportée comme une loi. »

On voit par ces citations quel est l’esprit de ce livre. Toutes les grandes questions contemporaines y sont examinées philosophiquement, sans passion, sans parti-pris, avec une clairvoyance dénuée de préjugés et libre de toute vaine terreur. Réduites à leurs élémens simples, elles se résolvent d’elles-mêmes avec une invincible évidence. Ainsi non-seulement le maintien de la république est nécessaire ; mais l’auteur arrive à cette conclusion que le suffrage universel lui-même, dont il ne s’exagère pourtant pas les mérites, s’impose désormais comme une nécessité sociale, et que les vrais conservateurs doivent employer à l’améliorer par l’instruction et par la propagande les forces qu’ils dépensent vainement à le détruire. C’est par une réforme intellectuelle qu’on évitera la révolution sociale. L’instruction donnée largement à tous les degrés permettra aux capacités de se produire et formera cette élite naturelle que l’auteur qualifie « d’aristocratie démocratique, » et dont aucune société, si démocratique qu’elle soit, ne saurait se passer sans se perdre. C’est dans cette classe de lettrés et de savans, tous fils de leurs œuvres, que l’auteur voudrait trouver les élémens d’une institution qu’il nous décrit un peu vaguement à la dernière page de son livre, et qui, sous le nom de corps politique, serait pour ainsi dire une seconde édition du conseil d’état, dont elle prendrait les attributions politiques, en lui laissant ses attributions administratives. C’est avec cette espèce de chambre des pairs ou d’institut politique que M. Seligmann espère remplacer la seconde assemblée élective, dont il ne croit pas l’établissement possible. Ainsi il voudrait couronner les institutions républicaines par une espèce d’aristocratie des capacités, qui n’emprunterait pas son pouvoir à l’élection, mais à la science. C’est la seule illusion que nous ayons rencontrée dans ce livre parfois un peu tranchant, mais presque toujours ingénieux, hardi et sensé.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Froissart, ch. 441, intitulé : « Cy comman les seigneurs d’Angleterre menaient avec eux toutes choses nécessaires. »
  2. Depuis la guerre de Crimée, les amputés touchaient 600 francs ; mais cette somme leur était faite au moyen de 235 francs que la liste civile ajoutait a la pension légale. Ce supplément a disparu avec la liste civile.