Chronique de la quinzaine - 14 août 1921
Chronique 31 juillet 1921
Ce 15 août, vient à échéance le paiement trimestriel que l’Allemagne s’est engagée à effectuer sur le montant des annuités variables. Si importantes que soient les nombreuses questions portées à l’agenda du Conseil suprême, celle des réparations ne doit pas être négligée par les gouvernements alliés. En dépit des apparences, elle est malheureusement fort loin d’être réglée. Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés qu’au moment où, pour échapper à l’occupation de la Ruhr, le gouvernement du Reich a fait une belle révérence devant l’ultimatum. Peut-être est-il bon de rappeler comment les choses se sont passées. A force d’expédients et de retards, d’échappatoires et de marchandages, l’Allemagne espère user nos énergies, fatiguer nos mémoires, et nous faire perdre de vue ses promesses et ses manquements. Elle attend l’heure où les Alliés, lassés par ses résistances, enverront le manche rejoindre la cognée et passeront à profits et pertes leur créance sur les vaincus. Mais n’en déplaise aux calculateurs d’Outre-Rhin, cette heure de joie n’a pas sonné. L’état de paiements, dressé le 6 mai par la Commission des Réparations, a fait à l’esprit de concession de nos alliés une part assez large pour que nous en exigions, au moins, l’observation rigoureuse.
Dans les derniers jours d’avril, au moment où le docteur Simons apportait à Londres des propositions dérisoires, que M. Lloyd George lui-même qualifiait d’exaspérantes, au moment où le cabinet de Berlin essayait vainement d’obtenir l’appui des États-Unis, la Commission des Réparations fixait, dans les délais prévus par le traité de Versailles, le montant de la dette allemande. Le chiffre qu’elle adoptait, et qui était de 132 milliards de marks or, était très inférieur, à la réalité des dommages. M. Louis Dubois, président de la Commission, et M. Boyden, délégué officieux des États-Unis, ont eux-mêmes, l’un et l’autre, mis en lumière le caractère extrêmement modéré de cette évaluation, dans les discours qu’ils ont prononcés, le 10 mai, lorsque le représentant américain a repris, après une courte absence, sa place à la Commission. L’estimation, si basse qu’elle fût, avait, du moins, l’avantage d’avoir été arrêtée à l’unanimité. En outre, dans la lettre envoyée, le 28 avril, à la Kriegslastenkommission, MM. Louis Dubois, Salvago Raggi, Delacroix et sir John Bradbury avaient pris soin de préciser que la somme de 132 milliards ne comprenait pas les restitutions, en nature ou en espèces, de machines, d’animaux, d’objets ou de valeurs, enlevés, saisis ou séquestrés. Ils avaient ajouté que les sommes empruntées, avant le 11 novembre 1918, par la Belgique aux gouvernements alliés et associés, et remboursables par l’Allemagne en vertu de l’article 232 du Traité, resteraient également en dehors des 132 milliards. Le 1er mai 1921, les Alliés étaient donc autorisés à penser que, s’il leur était imposé de lourds sacrifices sur leur créance, ils toucheraient, indépendamment des restitutions et des remboursements à la Belgique, un minimum de 132 milliards.
D’autre part, on se rappelle qu’aux termes de l’article 235 du traité de Versailles, l’Allemagne était obligée de payer, avant cette même date du 1er mai 1921, un premier acompte de vingt milliards de marks or, sur lesquels devaient être imputés les frais des armées d’occupation et les sommes avancées pour fourniture de vivres et de matières premières à l’Allemagne. Tenant compte des prestations diverses opérées par l’Allemagne depuis l’armistice, la Commission des Réparations avait constaté qu’il était redû au moins, sur les vingt milliards, douze milliards de marks or. Dès le 15 mars, elle avait signalé ce déficit à la Kriegslastenkommission ; elle avait rappelé à l’Allemagne son obligation de le combler avant le 1er mai, et, de plus, elle avait demandé, à titre de premier acompte, le paiement de un milliard de marks or avant le 23 mars. La veille du jour où cette somme devait être versée, la Kriegslastenkommission répondit à la Commission des Réparations par une simple fin de non-recevoir. Le 24 mars, la Commission des Réparations, s’acquittant de son devoir, signifia, en termes catégoriques, au gouvernement du Reich, qu’il avait manqué à une des obligations que lui imposait le Traité. Le même jour, une notification de ce manquement fut envoyée par la Commission à chacune des Puissances intéressées, conformément aux stipulations du Traité (paragraphe 17 de l’annexe II de la partie VIII). Par suite de cette notification, chacune des Puissances se trouvait en droit de prendre « respectivement » les mesures, sanctions et gages qu’elle pouvait juger nécessaires.
Le 18 avril, la Commission des Réparations proposait que l’encaisse métallique de la Reichsbank fût transférée dans les succursales de cet établissement à Cologne et à Coblentz. Cette encaisse devait ainsi former un gage bien modeste au profit des créanciers. Par lettre du 22 avril, la Kriegslastenkommission refusa tout net d’accéder à cette proposition. La réponse était si outrecuidante que, le 25 avril, la Commission des Réparations demanda que l’Allemagne livrât à la Banque de France, au plus tard le 30, la somme de un milliard de marks or. Le 29 avril, nouvelle réponse, évasive et dilatoire, de la Kriegslastenkommission. Le 30, pas un centime n’est versé ; et alors, le 3 mai, M. Louis Dubois, sir John Bradbury, le marquis Salvago Raggi, M. L. Delacroix reprennent leur meilleure plume pour écrire à la Kriegslastenkommission ; et ils lui déclarent formellement « que l’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 235 du Traité, et cela pour une somme d’au moins 12 milliards. » La Commission faisait simultanément connaître ce grave manquement à toutes les Puissances intéressées, communication qui, d’après le Traité, leur donnait un nouveau droit de prendre les mesures « respectives » qu’elles estimeraient convenables. L’occupation de la Ruhr avait été préparée ; la classe 1919 venait d’être rappelée sous les drapeaux ; l’Allemagne continua cependant à garder l’or de la Reichsbank.
Le 30 avril, le Conseil suprême s’était ouvert à Londres et le Gouvernement britannique s’était empressé de faire venir auprès de lui son délégué à la Commission des Réparations. Les autres Alliés imitèrent cet exemple, et le 4 mai, au lendemain de la sommation qu’elle venait d’adresser à l’Allemagne, la Commission tout entière était invitée à prendre un bain rafraîchissant dans l’eau douce du Conseil suprême. Le 5 mai, elle délibérait à Londres, sous l’œil protecteur des gouvernements alliés. Elle nous a fait savoir elle-même qu’elle avait dressé, dans sa pleine et entière indépendance, l’état de paiements du 6 mai. Je n’en doute pas. Mais on ne peut se défendre, malgré tout, de faire quelques remarques, qui laissent inexpliqué le brusque changement de front de la Commission. Au moment où, précipitamment convoquée à Londres, elle commençait à y tenir séance, les gouvernements alliés décidaient, par application, disaient-ils, du traité de Versailles (paragraphe 22 de l’annexe II de la partie VIII), d’amender plusieurs passages importants de cette annexe, et ils rédigeaient ensemble un protocole, pour donner pouvoir à la Commission des Réparations de modifier le type, l’intérêt et l’amortissement des bons prévus au traité, d’affecter au service de ces bons « certains revenus et avoirs à déterminer, » et de désigner une sous-commission de garanties qui surveillerait l’application des revenus assignés. Ces dernières dispositions étaient, du reste, totalement superflues. Le traité donnait déjà le droit à la Commission d’affecter les revenus allemands au paiement de la dette et, comme le protocole du 5 mai portait : « Le comité de garanties ne sera pas autorisé à intervenir dans l’Administration allemande, » il n’ajoutait pas sur ce point un iota aux clauses de Versailles. En revanche, les nouveaux pouvoirs que le Conseil suprême affectait ainsi de conférer à la Commission produisirent immédiatement un effet singulier. Le lendemain 6 mai, la Commission, rentrée à Paris par les voies les plus rapides, promulguait un état de paiements, qui était bien le document le plus étrange qu’on pût imaginer et qui avait pour effet d’offrir à l’Allemagne, par rapport à la dette théorique de cent trente-deux milliards, les concessions les moins justifiables.
Le milliard de marks or qui avait été réclamé au Reich et qu’on lui avait enjoint de verser à la Banque de France, on lui donne pour le payer vingt-cinq jours de délai à partir du 6 mai ; ce n’est pas tout ; s’il ne plaît pas à l’Allemagne de verser ce milliard en or, eh bien ! qu’à cela ne tienne, elle le paiera en devises étrangères, ou même, si elle le préfère, en traites sur l’étranger, ou même encore, si tel est son bon plaisir, en effets à trois mois sur le trésor allemand, avalisés par des banques allemandes. L’Allemagne a naturellement choisi ce dernier mode de libération et, le 30 mai, elle a remis à la Commission des bons sur la valeur juridique desquels il y aurait beaucoup à dire. Mais ce qui est tout à fait inexplicable, c’est que la Commission, qui n’avait cessé de réclamer, depuis le mois de mars, le versement immédiat de ce milliard, change tout à coup d’attitude après son voyage à Londres et après ses conférences avec les Premiers ministres alliés. Non seulement elle accorde des termes nouveaux, mais elle ajoute que cette remise de bons, destinée à remplacer le milliard arriéré, sera considérée comme constituant, pour 1921, les deux premiers versements trimestriels de l’annuité fixe de deux milliards de marks or. Autrement dit, l’Allemagne, au lieu de payer en 1921, comme les années prochaines, une annuité de deux milliards, et, en plus, le milliard qu’elle avait été mise en demeure de verser avant le 1er mai, ne remettra en tout et pour tout, cette année, que deux milliards d’annuité fixe. C’est, comme on voit, tout bénéfice pour le Reich.
Que deviennent, d’autre part, les 12 milliards, qui formaient le complément de l’acompte de 20, et que l’Allemagne avait été sommée de payer pour le 1er mai ? On ne songe plus à les exiger. On prie seulement l’Allemagne de remettre à la Commission, pour le 1er juillet 1921, des obligations d’une valeur nominale de douze milliards de marks or. Ces obligations représentent tout ce que les Alliés verront de ces douze milliards ; ils ne toucheront pas un seul mark or, pas une seule devise étrangère, pas un avoir quelconque de l’Allemagne ; ils seront entièrement payés en papier, et c’est à eux qu’il appartiendra de négocier les obligations allemandes, s’ils sont empêchés par leurs budgets affamés d’immobiliser ces titres dans leurs coffres. Or, comment est faite la remise de ces obligations de la série A ? Elle est faite par l’Allemagne, qui doit prélever sur ses revenus les sommes nécessaires pour verser un pour cent à une caisse d’amortissement et 5 p. 100 d’intérêt aux porteurs. Voici donc un titre allemand qui a une valeur nominale de cent marks or et qui rapporte annuellement cinq marks or. À quel taux les États alliés vont-ils pouvoir le négocier ? Évidemment, fort au-dessous du pair. Ce n’est donc pas seulement un nouveau délai qui a été accordé à l’Allemagne pour le paiement des douze milliards ; c’est un énorme rabais qui lui a été consenti sur une dette déjà échue.
Et le restant des cent trente-deux milliards, de quelle façon doit-il être réglé ? Également en papier, et en papier ne rapportant que cinq pour cent. L’Allemagne devra créer et remettre à la Commission des Réparations, le 1er novembre prochain au plus tard, une nouvelle série, une série B d’obligations du même type que les premières, représentant un chiffre nominal de trente-huit milliards de marks or. Restera ensuite une troisième série qui sera émise Dieu sait quand. Elle est prévue, à l’état de paiements, pour quatre-vingt-deux milliards, mais il est spécifié que ce montant « sera sujet à tel ajustement ultérieur qui pourra être jugé nécessaire. » L’Allemagne devra remettre cette troisième série, série C, à la Commission, pour la même date du 1er novembre ; mais la Commission ne procédera pas sur le champ à l’émission ; elle attendra que les sommes versées par l’Allemagne soient suffisantes pour assurer le service des intérêts à cinq pour cent et de l’amortissement de ces obligations Tous ces titres, aussi bien les trente-huit milliards à émettre cette année, que les quatre-vingt-deux à émettre plus tard, seront, comme ceux de la première série, les seuls paiements que l’Allemagne effectuera entre nos mains. Quand elle nous remettra une obligation d’une valeur nominale de mille marks or, elle sera réellement libérée de mille marks or, mais, comme cette obligation ne nous rapportera que cinquante marks or, nous ne pourrons pas, en l’état actuel, en tirer nous-mêmes mille marks or et, pour ne pas subir de trop fortes pertes, nous aurons à nous débattre avec des financiers de tous pays.
Chose stupéfiante, cet état de paiements du 6 mai n’a pas été immédiatement compris par tous ceux qui y avaient collaboré, et le Président et le rapporteur général du Sénat, MM. Milliès-Lacroix et Chéron, pourraient, à cet égard, comme moi-même, raconter une anecdote piquante. Des interprètes un peu optimistes déclaraient, après la Conférence de Londres, qu’indépendamment des bons, les Alliés recevraient de l’Allemagne une partie des annuités payables en or. Il n’en est rien. La totalité des versements que doit opérer l’Allemagne, tant sur les annuités fixes que sur les annuités variables, doit être consacrée au service des intérêts et de l’amortissement des titres. Les paiements sont faits les 15 janvier, 15 avril, 15 juillet, 15 octobre, pour les annuités fixes de 2 milliards marks-or ; ils sont faits les 15 février, 15 mai, 15 août, 15 novembre, en ce qui concerne les annuités variables, qui doivent équivaloir à vingt-cinq pour cent des exportations allemandes ou représenter une valeur égale déterminée par d’autres indices. Qu’a donné, jusqu’ici, la vérification des exportations allemandes ? Qu’attend-on, pour cette année, de l’annuité variable ? Où en sommes-nous, au juste, pour l’annuité fixe de deux milliards elle-même qui devrait, y compris le premier milliard dont j’ai parlé plus haut, être intégralement payée avant le 15 octobre prochain ? J’ai bien peur que, pour les deux sortes d’annuités, nous ne restions exposés à de fâcheux mécomptes. Comment se peut-il qu’en présence de cette incertitude, le Gouvernement britannique ait cru devoir assurer, en dehors de nous et à notre insu, les ministres du Reich qu’il était disposé à les appuyer dans une demande de main-levée des sanctions ? Avons-nous vraiment, dès aujourd’hui, des preuves tangibles de la bonne volonté allemande ? C’est après qu’au mois de mars, le docteur Simons s’était permis à Londres, suivant le mot de M. Lloyd George, « un défi » et « une moquerie du traité, » que les Alliés ont occupé les villes de Duisbourg, Ruhrort et Dusseldorf et établi une ligne de postes douaniers sur le Rhin. L’Allemagne a continué à nous braver. Elle n’a pas désarmé ; elle n’a pas versé les douze milliards ; elle n’a jugé sérieusement aucun coupable. Dans l’ultimatum du 5 mai, le Conseil suprême lui a rappelé solennellement, sous quatre rubriques distinctes, les obligations qu’elle n’avait pas remplies et il l’a sommée de déclarer, dans les six jours, si elle était résolue : 1° à exécuter sans réserves, ni conditions, ses obligations telles qu’elles étaient définies par la Commission des Réparations ; 2° à accepter et à réaliser les garanties prescrites par cette Commission ; 3° à exécuter, sans réserves ni retard, les mesures relatives au désarmement militaire, naval et aérien, notifiées déjà dans la lettre du 29 janvier 1921 ; 4° à procéder, sans réserves ni retard, au jugement des criminels de guerre, ainsi qu’à l’exécution des autres parties du traité, encore non observées, réglementations, taxes et restrictions douanières, certificats de navigation, liberté du transit et de la navigation en Allemagne.
Nous savons maintenant par le Vorwaerts, par le Manchester Guardian, par le New-York Herald et par une lettre détaillée du docteur Streseman à la Deutsche Allgemeine Zeitung dans quelles circonstances le Reich a consenti à accepter cet ultimatum. Le dimanche 8 mai, à la conférence tenue par les partis allemands, le docteur Streseman, leader du parti populaire, demanda si, après l’acceptation de l’ultimatum, l’Allemagne pourrait obtenir de l’Entente des concessions à l’endroit des sanctions et de la Haute-Silésie. Pour avoir, sur ces deux points, quelques apaisements, il remit lui-même ses questions par écrit à l’ambassade d’Angleterre à Berlin. La réponse officielle du Gouvernement britannique n’arriva, dit-il, qu’un jour après l’acceptation de l’ultimatum, et lorsque lord d’Abernon la communiqua au docteur Streseman, elle ne pouvait plus avoir aucune influence sur la décision. Soit. Mais, tout de même, quelle était cette réponse anglaise ? M. Lloyd George a démenti qu’il eût écrit directement à M. Streseman, et il n’y a pas eu, en effet, de correspondance personnelle. Mais le cabinet de Londres a fait savoir à Berlin qu’il était favorable à la levée des sanctions et que, pour la Haute-Silésie, il soutiendrait une juste et loyale application du traité de Versailles. Remarquez que, dans le règlement de la question silésienne, tout le monde se prévaut du traité de Versailles. Mais chacun interprète ce traité à sa manière. Sur ce second point, le cabinet de Londres ne se compromettait donc pas beaucoup. Admettons même, si l’on veut, que cette partie de sa réponse fût irréprochable ; il resterait que cette conversation directe tenue entre l’Allemagne et lui, sans que nous en fussions avertis, ne pouvait passer pour un témoignage d’amicale confiance envers nous. Mais que dire de l’assurance donnée à l’Allemagne que l’Angleterre était disposée à demander l’évacuation par les Alliés de Duisbourg, Ruhrort et Dusseldorf et la suppression de la ligne douanière du Rhin ?
Cette thèse était très désobligeante pour la France, puisque M. Briand n’avait cessé de répéter que, dans sa pensée, les sanctions devaient être maintenues ; elle était, en outre, difficilement soutenable, puisque les obligations dont la violation avait entraîné les mesures coercitives, étaient loin d’être remplies au moment de l’ultimatum et qu’elles ne le sont même pas aujourd’hui : témoin les constatations que font, encore, chaque semaine, les commissions de désarmement, témoin le jugement des coupables, témoin la lenteur des réparations. Mais, alors même que le Gouvernement anglais eût eu mille fois raison de vouloir supprimer ou suspendre les sanctions, ce n’était pas à Berlin, c’était à Paris seulement et dans les autres capitales alliées qu’il devait le dire. On croit rêver lorsqu’après une démarche aussi insolite, le cabinet de Londres, oubliant la poutre qu’il a dans l’œil, cherche une paille sous la paupière de M. Briand et lui reproche d’avoir pris, à propos des renforts destinés à la Haute-Silésie, une initiative individuelle. Encore s’il n’avait adressé cette remontrance au Gouvernement français que par la voie discrète des chancelleries ! Mais non, il s’est empressé de confier à l’Agence Reuter la « surprise » que lui avait, disait-il, causée la conduite du gouvernement de la République. Il a cru devoir rappeler urbi et orbi que, le 9 avril 1950, M. Millerand, alors Président du Conseil, avait, après l’incident de Francfort, donné à Londres l’assurance définitive que la France ne prendrait plus désormais de mesures isolées dans des affaires intéressant, en commun, les Alliés ; et il a parsemé la note qu’il a fait publier par l’Agence Reuter d’expressions telles que celles-ci : « ion inaccoutumé et apparemment inamical de la communication du Gouvernement français, actes de nature à ébranler inévitablement les fondations de l’alliance, abandon par la France de la politique de coopération. » Dans quels termes ne se serait pas exprimé le Gouvernement britannique, si c’était la France qui avait fait, en dehors de lui, à Berlin une communication comme celle dont a été chargé lord d’Abernon ?
Je ne prétends pas que la note française envoyée au Gouvernement allemand, pour demander éventuellement le libre passage de renforts destinés à la Haute-Silésie, ait été très adroite. Elle a fourni à l’Allemagne une occasion favorable de chercher, de nouveau, à diviser les Alliés et un prétexte pour nous opposer le traité de Versailles. Le gouvernement du Reich a invoqué le paragraphe 2 de l’article 88 : « La zone du plébiscite... sera occupée par les troupes des Puissances alliées et associées. Le Gouvernement allemand s’engage à faciliter le transport de ces troupes en Haute-Silésie. » Ce texte, a prétendu l’Allemagne, ne l’oblige à livrer passage qu’aux troupes envoyées au nom de toutes les Puissances alliées et associées. Rien de moins démontré ; mais enfin il suffisait que cette spécieuse interprétation pût être soutenue pour que la prudence nous conseillât de ne pas agir seuls. Était-ce cependant un motif pour que l’Angleterre blâmât si vivement la demande de passage, non pas immédiat, mais ultérieur et éventuel, que notre ambassadeur, M. Charles Laurent, avait été chargé de présenter à Berlin ?
Peut-être avons-nous eu le tort d’essayer de justifier surtout cette demande par la nécessité d’être en forces pour faire appliquer la future décision du Conseil suprême. Si c’eût été là le seul motif de l’envoi des renforts, il nous eût été évidemment difficile d’opérer en dehors de nos alliés. Mais n’y avait-il pas, en même temps, une raison de sécurité pour nos troupes ? Le Gouvernement anglais ignorait-il donc les périls qu’elles couraient et les attentats dont elles avaient déjà été maintes fois les victimes ? N’avait-il pas entendu parler de l’assassinat du commandant Montalègre ? N’avait-il rien lu des proclamations du général Hoefer ? Avait-il oublié que, le 25 février dernier, au cours d’une inspection de la Sturmkompagnie Tyrol du corps Oberland, ce général, que le Président du Reich a jugé bon de féliciter, s’était écrié : « Si les négociations avaient pour résultat de nous séparer d’une partie de la Haute-Silésie, nous reconstituerions la Haute-Silésie dans son intégrité, et cela, je crois, dans un avenir très rapproché ? » Et le lendemain, 26 juin, l’oberleutnant von Garnier, commandant un bataillon d’irréguliers allemands, ne remettait-il pas à ses soldats sur la place du marché de Klein-Strehlitz, un drapeau aux anciennes couleurs, noir, blanc et rouge, avec le vieil aigle allemand aux ailes éployées ; et, haranguant sa troupe, ne disait-il pas : « Le jour où l’appel aux armes retentira, voulez-vous vous rassembler à nouveau autour du drapeau de notre bataillon ? » Quelques jours plus tard, le 5 juillet, en gare de Kreuzbourg, n’était-ce pas encore l’oberleutnant von Rossbach, qui clamait : « Nous sommes venus pour défendre une terre allemande, et nous reviendrons lorsqu’on nous appellera. Mais nous déclarons que, si nous revenons, nous ferons maison nette. Dans la Haute-Silésie allemande, il n’y a de place ni pour les Polonais, ni pour aucun autre étranger ? » Comment ces provocations réitérées n’auraient-elles pas surexcité les esprits et rendu les troubles inévitables ? Ajoutez à cela que les Alliés ont laissé sans aucune sanction le meurtre du commandant Montalègre. On a bruyamment annoncé que le bourgmestre de Beuthen avait été expulsé ; mais cette décision avait été prise avant le crime, à propos d’attentats antérieurs ; et si elle n’a été exécutée qu’après, elle ne peut cependant être considérée comme le châtiment d’un assassinat qu’elle a précédé.
La faiblesse des Alliés a eu naturellement pour effet de surexciter l’Orgesch. A Oppeln, un juge d’instruction français a été malmené par des agitateurs qu’il avait eu à interroger ; les lettres comminatoires, adressées à nos officiers, ont redoublé de violence ; dans les cercles du Sud, Rybnik, Ratibor, Kosel, les bandes du général Hoefer ont refusé de partir ; elles ont assassiné des Polonais et menacé des Français. Les contrôleurs de ces cercles, qui sont Italiens, ont dû renvoyer, tout récemment, à Oppeln, leurs adjoints français, de la vie desquels ils ne pouvaient plus répondre. Les armes continuent à arriver. L’Orgesch de Beuthen reçoit journellement des fusils et parle tout haut de chasser la garnison française. Les membres de cette formation, qui ne portaient autrefois leurs insignes que dans les bagarres, les arborent aujourd’hui continuellement. Cette même Orgesch a cherché à répandre la version allemande de la mort du commandant Montalègre : c’est un Polonais qui a tué cet officier, et cela pour exciter les Français contre les Allemands. A l’appui de cette fable, une main mystérieuse a envoyé au contrôleur anglais de Beuthen-campagne une lettre, signée d’un nom polonais quelconque, et conçue à peu près en ces termes : « Je suis l’assassin du commandant Montalègre ; je suis Polonais ; il m’avait désarmé pendant le soulèvement polonais ; j’ai tenu à me venger, c’est fait ; je me réfugie en Pologne, inutile de me chercher (bien entendu !) » L’officier anglais qui a ouvert cette lettre était trop intelligent pour tomber dans le piège et trop loyal pour ne pas faire part de la mystification à ses camarades français. La supercherie a donc été aisément découverte la piste du vrai coupable, l’Allemand Joschke, a vite été reconnue. Mais dans l’effervescence qu’entretiennent toutes ces manœuvres, à quels périls nos officiers et nos hommes ne sont-ils pas quotidiennement exposés ? Le Gouvernement britannique nous eût sans doute épargné sa semonce amicale, s’il avait bien voulu se rappeler que nous avons supporté assez de sacrifices pour ne pas être disposés à voir encore couler le sang de nos soldats.
Mais, me dites-vous, pourquoi nous plaindre et qu’y a-t-il à regretter ? Après quinze jours d’une pénible tension, n’avons-nous pas appris que tous les malentendus étaient dissipés et que l’accord était complet entre l’Angleterre et la France ? Accord complet sur la procédure, oui, sans doute. L’Angleterre se joignait à nous pour demander à Berlin de donner passage aux troupes, si des troupes étaient envoyées. Mais seul le Conseil suprême devait décider si, oui ou non, des renforts partiraient ; il se réunirait avant tout envoi, comme l’avait demandé M. Lloyd George ; et il examinerait la question de fond, la plus importante, la seule importante même, celle du sort de la Haute-Silésie. A l’heure où était partout annoncée l’entente définitive de l’Angleterre et de la France, les divergences de vues sur ce problème capital restaient aussi irréductibles que devant, et on allait rechercher une solution commune avec des difficultés d’autant plus grandes qu’on venait d’user, dans d’aigres et stériles discussions de forme, une partie de la patience et du sang-froid dont on avait besoin dans le débat final. A la réunion du Conseil suprême, la France s’est donc trouvée acculée peu à peu à de nouvelles transactions. Projet Marinis-Percival, projet Korfanty, projet du général Le Rond, projet Sforza, projets des experts, que de tâtonnements, que de contradictions, que de compromis, dans l’étude de cette introuvable frontière, qui doit, d’après le traité de Versailles, concilier les résultats du plébiscite par communes et « la situation géographique et économique des localités ! » Géographique, économique, chacun traduit ces expressions comme il l’entend. — Toute la Haute-Silésie est allemande, dit M. Wirth ; elle dépend géographiquement et économiquement du Reich ; c’est dans le Reich que son industrie a tous ses débouchés naturels. — Erreur, répond la Pologne, le plateau silésien n’est que le plateau polonais ; tout le réseau ferré haut-silésien, aussi bien que les voies fluviales, se développe en éventail dans la direction de l’Est ; il y a donc, de toute évidence, unité géographique et économique entre la Haute-Silésie et la Pologne.
Et la Pologne invoque, en outre, en faveur de sa cause, les cartes allemandes d’avant-guerre, les statistiques ethnographiques allemandes, les recensements de 1890, de 1906, de 1911, et les résultats généraux du vote par communes : toutes raisons qui eussent dû paraître décisives à des juges non prévenus. Mais l’opinion de M. Lloyd George sur la Haute-Silésie a toujours été influencée par les adversaires de la Pologne. C’est lui qui, sur la demande de l’Allemagne, a fait modifier le texte primitif du traité ; c’est lui qui, le 13 mai dernier, esquissait, à la Chambre des Communes, une histoire si fantaisiste du passé de la Haute-Silésie. Le Gouvernement français s’est vu obligé de composer avec cet état d’esprit, contre lequel, il faut bien le dire, nos autres alliés ne réagissaient pas eux-mêmes suffisamment. Souhaitons qu’eux et nous, nous n’ayons pas à nous repentir un jour d’avoir encore grossi notre commune collection de cotes mal taillées. Nous avons tenu à donner de nouvelles preuves de noire fidélité à nos alliances. Comme l’a dit excellemment M. Lloyd George dans son discours de Thame, il serait inconcevable que deux pays qui ont tant souffert pour le succès d’une même cause, en vinssent à se quereller sur l’interprétation d’une paix qu’ils ont payée d’un tel prix. Nous ne cherchons pas de querelles, nous sentons plus que personne la nécessité de maintenir les amitiés qui nous ont assuré la victoire ; mais, puisque le premier ministre anglais a, une fois de plus, loyalement reconnu que la France a fait, dans la guerre, des sacrifices supérieurs à ceux des autres nations et qu’elle reste encore la plus voisine du danger, peut-être avons-nous le droit de demander que, dans l’avenir, elle soit plus écoutée et mieux comprise.
RAYMOND POINCARÉ.
Le Directeur-Gérant :
RENÉ DOUMIC.
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