Chronique de la quinzaine - 14 avril 1851

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Chronique n° 456
14 avril 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1851.

Le cabinet transitoire qui gérait l’intérim depuis tantôt deux mois s’est retiré devant le cabinet définitif. Ce cabinet comprend pour une notable partie les membres de l’ancien gouvernement, de celui que la chambre a renversé le 18 janvier ; nous disons tout de suite son plus gros, mais son plus inévitable péché. Il se rattache par M. Léon faucher, par M. Buffet, aux souvenirs du premier ministère de la présidence ; il est enfin complété avec des hommes universellement estimés, qui, tirés des différentes fractions de la majorité parlementaire, ne tiennent chacun à la leur, ce dont il est bon de prendre note, que par les extrémités, les plus conciliantes, M. de Crouseilhes et M. de Chasseloup-Laubat. Le général Randon et M. Magne restent chargés des portefeuilles qui leur avaient été confiés avant le 10 avril. Tel est, dans la diversité de ses élémens, le nouveau conseil que le chef du pouvoir exécutif vient d’appeler auprès de sa personne.

Que ces choix n’excitent pas un enthousiasme de reconnaissance et d’adhésion, rien de plus simple ; nous voudrions seulement savoir quels seraient ceux à qui l’on eût décerné un accueil triomphal. Que ces choix aient été reçus avec des mécontentemens si affectés, voilà ce que nous n’expliquons pas bien. On a quelquefois chez nous une singulière façon d’apprécier les choses ; si fort éprouvé qu’on soit, on ne peut se persuader assez qu’on vit en un temps d’épreuves indéfinies ; on raisonne tout à son aise de ce qui serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, sans trop penser que l’on n’est pas bien sûr de n’être point dans le pire. En bonne conscience, avait-on le droit d’attendre que, de cette pénible dislocation de tous les pouvoirs dont nous subissons le spectacle depuis plus de six mois, il naquît aujourd’hui quelque pouvoir nouveau qui fût un modèle achevé de régularité constitutionnelle, un parangon d’influence et d’autorité ? Eh quoi ! la veille encore, on se démontrait à l’envi l’impossibilité de toutes les combinaisons, on ne dressait, que trop aisément la statistique de tous les obstacles qui hérissaient la route ; comment donc ensuite aurait-on la prétention de supposer que ces obstacles aient dû disparaître, du soir au matin ? Comment construire un grand gouvernement là où tout à l’heure il n’y avait pas de gouvernement du tout. La circonstance a donné ce qu’elle comportait ; il en est sorti de guerre lasse, des personnes honorables et courageuses qui vont encore essayer, à leurs risques et périls, de faire ce qu’il est seulement possible de faire en cette cruelle phase de nos destinées : de durer eux-mêmes en nous aidant à durer. Le leur permettra-t-on ? Ce ne sont pas eus ni perdront le plus à ce qu’on les en empêche.

Ce serait une étrange illusion de croire qu’il soit si facile, même à des gens de cœur, d’accepter dans les circonstances où nous sommes, la rude tâche de gouverner. Il y faut aujourd’hui un patriotisme sérieux et sévère, qui n’ait pas besoin pour récompenser de l’éclat des grands coups et des succès de théâtre. La besogne, encore une fois, est aussi modeste que laborieuses ; les mérites de ceux qui se rendront dignes de l’accomplir seront des mérites solides dont la patrie leur saura gré, quand une fois on aura touché des rivages plus calmes, dont on ne leur tiendra peut-être pas compte pendant le désarroi de la traversée. Il ne s’agit pas, pour le ministère issu de cette crise douloureuse, de se substituer au pays et de jouer à lui seul le rôle scabreux de dieu sauveur ; on ne lui demande que de maintenir le pays dans la libre possession de lui-même et de veiller jusqu’au jour où le pays parlera, pour qu’il parle en toute sincérité. Des adversaires qui ne lui ont pas même laissé le temps d’ouvrir la bouche pour s’annoncer ou pour se défendre l’ont nommé d’emblée un ministère de provocation et d’audace, il est uniquement un ministère de nécessité. L’audace est chez les hommes d’état émérites qui se flattent toujours de transiger pour la France et sans la France, qui, tout pleins de l’excellence de leurs propres solutions, poursuivent à tout prix l’avènement de leurs rêves, et de leur fortune, qui travaillent de loin à le ménager dans un avenir quelconque ; sauf à sacrifier, s’il le faut, le bien le plus clair du présent aux chances plus ou moins probables d’une victoire future. Ils oublient pourtant que la nation ne doit plus guère avoir de goût pour les audacieux ; ils lui ont coûté trop cher. S’il est maintenant un sentiment unanime, que ce soit tardive réflexion ou peut-être seulement une trop lâche sagesse, c’est à coup sûr de ne point vouloir qu’on force les circonstances, c’est d’attendre, même d’une attente désespérée, l’aiguillon du moment nécessaire, et de ne pas bouger, si l’on a moyen de patienter encore. Le ministère doit être l’interprète et l’agent de cette humble et lente direction politique dans laquelle l’esprit français se résigne aujourd’hui à marcher ; tant il a peur des faux pas, des aventures. Les aventures ne seront pas de son ressort. La révision, si le parlement consent à la révision ; la pleine et entière manifestation de la libre volonté du pays, si le parlement ne consent pas à faire réviser le pacte constitutionnel le nouveau cabinet n’a point à présenter d’autre programme, et ce n’est point un programme nouveau. Il n’y a rien là qui exige des frais d’invention ; il suffit d’obéir discrètement aux signes du tempo, à mesure qu’ils apparaîtront, et de suivre au jour le jour, avec une loyale conscience, les progrès d’une situation dont le dénouement n’est dans la main de personne.

Et cependant combien il s’en faut que ce soit là un métier d’automates et combien il est nécessaire d’y apporter de résolution de consistance morale, soit pour l’entreprendre, soit pour le mener à bonne fin ! Ce n’est pas assez que le métier de ministre ainsi entendu n’ait guère de séductions attrayantes ; les temps sont faits et les régions parlementaires sont disposées de telle sorte que ceux qui l’acceptent par devoir ont à braver un véritable, interdit. Nous avons vu l’instant où il paraissait définitivement impraticable d’arriver à la formation d’un cabinet. Les ministres transitoires avaient très bonne envie de s’en aller ; tous les gens sensés et désintéressés, qui restent en dehors des coteries déploraient amèrement la faiblesse croissante du pouvoir et s’indignaient de le voir traîner une existence équivoque dans des conditions si précaires. Mais que voulez-vous ? Il est des partis pris que rien ne touche. Il est des parlementaires héroïques qui, sous prétexte de venger l’honneur du parlement, auraient volontiers laissé dépérir jusqu’au bout le parlement lui-même. On ne figure point l’empire que peuvent exercer dans des passés aussi étroites certaines natures tracassières et cassantes qui reviennent toujours à la charge, qui poussent droit devant elles au risque de tout rompre, excepté leur orgueil, lequel ne rompt jamais. Il faut leur céder et leur céder encore ; ces esprits-là s’attachent à vous et ne lâchent plus ; ils vous noieront, mais, soyez tranquille, ils se noieront avec vous. Leur activité narquoise et chagrine multiplie les obsessions ; ils écriront billets sur billets ; ils useront à courir après vous leurs souliers ou leurs chevaux, le tout, bien entendu, non parce qu’ils vous aiment (ils ne se donnent pas même la peine de vous le faire croire), le tout pour le service de cette âpre passion qu’ils mettent à jouer le jeu de la politique, et qui ne vieillit jamais chez eux, même en vieillissant dès leur jeunesse le visage où elle est incrustée. Ce sont de ces personnes qui se frottaient les mains dans lest couloirs et dans la salle des conférences en répétant sur tous les tons : — Le ministère n’est pas fait, le ministère ne se fera pas ! Avaient-elles par hasard un ami inscrit sur quelque liste, avec quelle ardeur elles le prêchaient jusqu’à ce qu’il eût biffé son nom, et comme ensuite elles triomphaient dans la naïve expansion de ces bizarres vanités de joueur opiniâtre, comme elles triomphaient de tenir en échec : toutes les combinaisons de portefeuille, comme elles couraient d’un pied léger semer la bonne nouvelle : — Je vous l’avait bien dit, le ministère n’est pas fait !

L’alarme cependant gagnait le pays ! c’est un symptôme malheureusement trop constaté que les travaux ont partout beaucoup diminué ; les dérangemens de la machine politique se communiquent plus que jamais dans toute la machine sociale, et puis le public se demandait si c’était dorénavant la loi des pouvoirs de l’état de se paralyser toujours à force de mutuelles défiances. L’indifférence et le doute du public atteignaient plus directement chaque jour le peu qui reste en France pour représenter une autorité ou une liberté. Qu’importe ? on avait une décision arrêtée, on voulait dicter de strictes conditions, les dicter, c’est le mot, au pouvoir exécutif, et le contraindre à les subir sous peine de n’avoir pas de ministres. Vainement celui-ci acceptait quiconque lui était proposé et n’élevait pas de difficultés contre les personnes ; on voulait une écriture qui attestât qu’il avait passé sous le joug. Point d’abdication signée avant le temps, point de ministère. M. Barrot s’appliquait de son mieux à sortir de peine et à délivrer le président du mauvais charme ; on s’efforçait de lui persuader qu’il était, joué, que c’était la sorcellerie de l’Élysée qui allait à son tour le saisir. Le ministère était fini ; le château de cartes avait l’air de se tenir debout, on en retirait une, et tout tombait. Voilà comment il a bien fallu le faire sans compter avec ces dictateurs clandestins qui ne veulent compter pour leur part avec la dignité de personne.

Le président n’en est pas moins, diront-ils, venu jusqu’à ses fins ; il a rusé pour lasser son monde, et, il a retrouvé au dernier moment le cabinet de prédilection, celui qu’il s’est ménagé de longue main en vue de la fameuse opération par où la France doit en passer. Nous ne croyons pas beaucoup en ce temps-ci à une si noire et si profonde dissimulation, nous croyons même qu’en général il y a bien plus d’innocence que l’on n’en suppose dans la conduite des affaires humaines. M. Rouher, M. Baroche, ne nous paraissent pas encore les grenadiers du 18 brunâtre, et nous n’avons aucune raison de penser que ce rôle-là ne leur déplût pas autant qu’à personne. — Mais n’est-ce point une outrageante témérité de leur part d’affronter ainsi l’assemblée qui leur a tout récemment signifié sa désaffection ? n’est-ce pas une manœuvre systématique du pouvoir exécutif pour amoindrir toujours la considération du parlement en lui infligeant de plus belle les hommes dont il n’a pas voulu ? — Ce sont encore là de ces calculs trop savans pour la pratique, dont on remplit l’histoire quand on la construit après coup. Si l’on a pris les ministres abattus sous, le scrutin de janvier, c’est par une raison probablement beaucoup plus simple : c’est parce que les tacticiens avaient si bien mis l’embargo sur tous les ministres possibles, qu’on n’en trouvait plus d’autres que ceux-la. Les tacticiens qui n’ont pas de responsabilité, ou qui la font petite en la partageant beaucoup, peuvent se soucier médiocrement que la France s’afflige de n’être pas gouvernée. Le pouvoir exécutif était mieux placé pour comprendre qu’il fallait en finir. Le mot de la dernière combinaison ministérielle est là. Si le président eût voulu défier l’assemblée, comme on l’en accuse, il n’avait qu’à garder le 18 janvier son ministère bel et bien battu ; pas une syllabe de la constitution ne l’obligeait à s’en priver. Ce ministère a cependant subi son arrêt ; ce n’est pas sa faute si les partis n’ont pu le remplacer ; il revient parce qu’on lui a laissé la place libre ; il revient en compagnie suffisante pour la garnir et en changer la physionomie. Après tout, il y a presque trois cents membres, de l’assemblée qui se sont formés en une minorité respectable et compacte autour des ministres disgraciés par une majorité de toutes couleurs, et cela dès le lendemain de leur chute. Nous ne voyons pas pourquoi la plus importante fraction de l’assemblée ne pèserait point dans les conseils du président autant que des fractions plus ou moins minimes par le nombre qui ne rachètent cette infériorité que par un surcroît de bruit et d’agitation.

Ces raisons, qui nous paraissent d’autant meilleures qu’elles sont moins ambitieuses, n’ont point en d’effet sur l’esprit de M. Sainte-Beuve. L’honorable M. Sainte-Beuve est un jeune représentant, tout plein de conscience et d’honnêteté, qui suit toujours opiniâtrement un certain sillon à lui, un sillon comme tous les sillons, très droit et très étroit. Il a une théorie de parlementarisme anglais extrêmement estimable ; seulement il la consulte trop, quand il se rencontre quelque chose de difficile à faire en France, il se demande trop scrupuleusement ce qu’on ferait si l’on était en Angleterre, et s’entête à ne pas dévier, d’un iota de son modèle suprême : il est certain que la situation présente diffère du tout au tout, des règles les plus élémentaires de la poétique constitutionnelle ; mais elle n’en irait pas mieux, parce qu’on les lui appliquerait au rebours. Nous ne dirons plus qu’un mot de M. Sainte-Beuve, et nous sommes sûrs qu’il ne le prendra point en mauvaise part : il a un ancêtre dans le parlement, c’est M. Duvergier de Hauranne. Cette filiation intellectuelle aide un peu à comprendre l’acharnement avec lequel il a ouvert l’attaque contre le ministère du 10 avril à peine assis à son banc. On sait le résultat de cette première lutte qui n’a été un succès pour aucun des deux camps. Cinquante deux voix ne donnent pas un brevet de longévité au cabinet qui débute par là ; mais, d’un autre côté, il se pourrait bien qu’on s’aperçoit maintenant, parmi ses adversaires, du mauvais cas où l’on se mettrait en poussant trop vite à sa chute. On a dit que les diverses fractions de la majorité n’étaient point assez solidaire de l’existence et des actes du cabinet. Si c’est là sa faiblesse, c’est peut-être aussi sa raison d’être. Le jour où la majorité le renversera, c’est qu’elle sera prête à en constituer un autre qui l’exprime tout-à-fait ; le renverser à moins ne serait-ce pas chercher la destruction à plaisir, et avec un plaisir trop évident ? C’est sans doute à tous ces titres que les nouveaux ministres ont été assurés, avant même de prendre les affaires, du solide appui des hommes les plus haut placés de la majorité, de ceux qui sont à la fois parmi les plus éminens et les plus sages, ce qui par malheur ne se trouve pu toujours ensemble.

On devait des adieux polis aux ministres intérimaires, qui se sont en général acquittés de leurs charges avec le zèle le plus louable. Nous nous permettrons cependant de dire que ce zèle aurait gagné à se montrer moins au ministère de l’agriculture et du commerce. L’intérim était naturellement un temps d’arrêt forcé pour les affaires ; il n’en a pas moins profité beaucoup dans l’hôtel de la rue de Varennes, à une coterie qui ne perd ni une occasion ni une heure pour consolider l’influence occulte qu’elle exerce : nous voulons parler du comité protectioniste, qui avait un des siens au ministère du commerce. Les derniers jours de l’administration de M. Schneider ont été employés, avec une précipitation singulière à se précautionner non-seulement contre la liberté des échanges qui frappe à la porte, mais contre toute tentative de réduction sur les tarifs. On sait que, depuis la loi de 1849, la liberté de navigation existe en Angleterre ; les Anglais admettent tous les pavillons à participer sur le pied d’une égalité entière au commerce national, mais ils ont indiqué cependant qu’ils comptaient en la réciprocité. Pour décider s’ils obtiendraient ou non cette réciprocité de la France, ou plutôt et plus exactement pour décider qu’ils ne l’obtiendraient pas, M Schneider, au moment de quitter le ministère, a institué une commission où domine en masse l’élite du protectionisme, où siégent les deux chefs avérés de cette église. Ces deux chefs dirigent aussi, de par la même investiture officielle, un conseil de perfectionnement établi sur des bases assez curieuses pour le bien prétendu de l’enseignement industriel ; peut-être ce conseil va-t-il bientôt renouveler le vœu célèbre qu’on formula l’an dernier dans le conseil général des manufactures et du commerce, à l’effet d’astreindre les professeurs d’économie politique à prêcher le régime prohibitif. Enfin ces deux même personnes ont encore été introduites dans la commission qui doit aller examiner la grande exposition de Londres pour étudier l’état respectif des industries. Composée comme elle est, on n’a point à craindre que cette commission réclame une réforme quelconque de nos tarifs. M. Schneider a fait ainsi, pendant tout le temps et jusqu’à la dernière minute de son court ministère, le plus d’honneur qu’il pouvait aux deux grands maîtres de la secte protectioniste ; on ne saurait s’étonner de cette dévotion chez un si bon croyant.

La discussion de la loi sur les sucres a été suspendue dans les premiers jours du mois pour laisser à la commission, alors présidée par M. Buffet, le loisir de mettre en harmonie les différens amendemens présentés sur le système de taxation. Nous avons dit quelles étaient les dispositions essentielles du projet de loi. Ce projet se réduit à quatre points dominans : 1o le système de taxation ; 2o le dégrèvement ; 3o la marche plus prompte du dégrèvement pour les sucres coloniaux que pour les sucres indigènes ; 4o l’abaissement de la surtaxe pour faciliter l’admission des sucres étrangers. La discussion en est restée au premier de ces points. M. Buffet a expliqué très clairement toute l’économie du nouveau système qu’on se proposait d’introduire pour la tarification exacte des sucres. Il a résolûment converti l’assemblée au saccharimètre dont nous avions fait nous-mêmes ici une critique qui n’était point, à ce qu’il paraît, assez équitable ; nous ne demandons pas mieux que de faire en revanche pleine réparation d’honneur à l’instrument de M. Clerget, qui est, nous assure-t-on, non-seulement très scientifique, mais aussi très commode pour tout le monde, excepté pour les raffineurs, contre lesquels il sert, Le saccharimètre donne la mesure exacte de la richesse saccharine contenue à différens degrés dans les différens types de sucres, abstraction faite de la richesse du rendement. Les droits sur le sucre étaient jusqu’à présent répartis d’après la seule indication des nuances ; la commission proposait, par l’organe de M. Buffet, de les répartir désormais d’après la richesse intrinsèques des sucres bruts, mesurée avec le saccharimètre. M. Benoît d’Azy et M. Dumas ont fait adopter qu’on taxerait en raison de la richesse absolue du sucre brut combinée avec la richesse de rendement du sucre raffiné. C’est ainsi modifiée et à cet endroit du débat que la loi est retournée aux mains de la commission.

Le tableau de cette quinzaine, ne serait pas complet, si nous en restions à ces affaires d’ordre industriel ou politique. Il faut que nous parlions encore de certaines publications qui, à des titres divers, ont produit quelques rumeurs. Emanées d’esprits très différens, elle ont cependant cette grande ressemblance, de frapper d’un arrêt également impitoyable, les fondemens mêmes de notre ordre politique, et de traiter le plus lestement du monde cette malheureuse société moderne qui est de la sorte battue de toutes parts. C’est encore là d’ailleurs une des marques du temps. Les esprits se sont tellement faussés, qu’ils ne savent point s’arrêter dans un milieu raisonnable pour combattre les extrêmes. D’un extrême ils vont à l’autre, et c’est là tout leur remède. Légitimisme ou socialisme, nous criait-on l’autre jour, comme s’il n’était pas très facile et très juste de répondre : Ni l’un ni l’autre. Le socialisme espère absorber l’individu, dans l’état ; voici un docte législateur qui se met en tête de délier tous les liens qui tiennent et enserrent l’état, pour rendre plus de libertés aux individus. M. Raudot nous a prouvé, dans un premier ouvrage, que la France se mourait, depuis la révolution de 89 tout au moins ; il nous donne dans celui-ci les moyens de restaurer la grandeur de la France. Rien de plus aisé : supprimez la conscription, remplacez-la par le recrutement volontaire ; — ayez aussi des volontaires pour l’armée navale ; — faites nommer les préfets par les conseils généraux des départemens ; — rétablissez les provinces, les vieilles provinces avec leurs vieux noms, et donnez-leur des gouverneurs véritables ; — laissez-les construire leurs chemins comme elles voudront, percevoir elles-mêmes l’impôt, le distribuer elles-mêmes dans presque toutes les dépenses ; — abolissez les contributions des portes et fenêtres, les octrois et les droits réunis ; imposez les billards, les chiens, les chevaux, les fusils et les domestique : — vous aurez bientôt une France nouvelle. Nous nous sommes bornés à copier ici respectueusement la fable des chapitres du livre de M. Raudot. C’est un livre grave ; l’auteur sait son budget et il refait la France à la baguette avec une assurance que nous regrettons nous de ne point partager, mais qui n’est en somme aucunement blessante. M. Raudot plaide d’ailleurs une bonne cause, celle de la liberté ; il cherche malheureusement la liberté là où était autrefois le privilège, mais enfin, même quand il croit la trouver ou elle n’est pas, il garde encore dans sa pensée quelques-unes des inspirations généreuses qu’elle suggère à ceux qui l’aiment. M. Raudot enfin se respecte toujours lui-même en combattant ses adversaires, trop peut-être ; mais mieux vaut cent fois ce respect un peu prétentieux de son importance que le dévergondage ridicule du pitoyable livre, qui lui a fait la malice de paraître en même temps que le sien.

Il y a toujours à côté du charlatan de place publique un homme habillé de jaune et de vert qui amasse la foule par ses contorsions et ses lazzis. Tantôt il est gai jusqu’aux larmes et joue l’ivrogne à ravir ; tantôt il affecte de pleurer tout de bon, il s’arrache ses faux cheveux, il simule la plus parfaite des terreurs stupides : c’est une autre recette pour attirer les passans. Nous ne voulons rien dire du Spectre rouge de 1852, sinon que l’auteur nous paraît tout-à-fait jouer ce rôle médiocre dont nous donnons ici l’idée, et le jouer même très médiocrement pour le compte des charlatans d’absolutisme qui dressent leurs tréteaux dans nos carrefours. La comparaison n’est peut-être pas très polie, nous en demandons pardon à nos lecteurs ; nous venons de lire cette brochure éminemment conservatrice, ce n’est pas une école de beau langage et de bonnes manières. L’auteur ; qui nous annonce l’arrivée des rouges, en 1852, en dit plus qu’il n’en faudrait, si c’était un personnage plus sérieux qui parlât, pour leur mettre du cœur au ventre. Son cœur à lui appartient toujours au futur César ; dût sans doute ce César venir de la Russie avec ces canons russes qui seuls nous sauveront. « Je vous dis, ô bourgeois, que votre rôle est fini ! de 1789 à 1848, il n’a que trop duré, etc, etc. » Oh ! la belle apocalypse et que c’est dommage de la savoir déjà sur le bout du doigt, et, qui pis est, d’en connaître les auteurs !

Quand on a remué ces creuses, et malsaines billevesées, on trouve encore plus de prix à des pages comme celles que M. Cousin écrivait ici l’autre jour ; on sent mieux la beauté de ces nobles idées libérales dont il prenait si éloquemment la défense. On a trop affecté de ne voir dans l’écrit de M. Cousin que des réminiscences d’homme de parti, qu’un triste souvenir de février, hostile aux uns, indulgent pour les autres ; la dévolution de février n’était là qu’une preuve de surcroît à l’appui d’une thèse plus générale et plus haute. M. Cousin ne se proposait d’enregistrer le bilan de personne ; il ne s’en prenait point aux torts des individus ; il voulait seulement qu’on n’essayât plus de dissimuler ces torts individuels en calomniant par forme de diversion des idées auxquelles il croit d’une foi si ancienne et si profonde.

La situation toujours aussi douteuse du cabinet britannique est bien faite pour consoler les ministères dans l’embarras, en leur montrant que le mal est général. Singulière destinée du régime constitutionnel à cette heure critique où nous sommes, et qu’il est malheureux de le voir ainsi partout s’offrir à ses détracteurs sous son aspect le plus médiocre ! Il semble que ce soit devenu la loi d’existence de tous les cabinets de ne plus subsister que parce qu’il est impossible à leurs adversaires de prendre la place où l’on ne les laisse qu’à peine. Le ministère de lord John Russell ne gouverne plus qu’avec des majorités insignifiantes, qu’on a l’air de ne lui accorder que par grace et pour l’empêcher de tomber encore sous un scrutin dont les vainqueurs ne seraient pas à présent en état de profiter. Lord Stanley a confessé très sincèrement que ses amis n’étaient point à même de prendre le pouvoir ; ses amis se dédommagent en n permettant pas que le pouvoir s’exerce dans sa plénitude. Les rancunes irlandaises se joignent aux mauvais vouloirs des protectionnistes pour rappeler en toute occasion au cabinet whig qu’il est sous le coup de leurs votes et qu’il n’a désormais de par leur bon plaisir que de précaires destinées.

Ce mois-ci avait cependant commencé sous de plus favorables auspices. Il s’était trouvé dans les communes une majorité de 249 voix contre 85, pour repousser le bill de réforme électorale présenté par M. Locke King, le même bill sur lequel lord John Russell avait été battu complètement il y a peu de semaines. Le parlement avait alors cédé à l’envie. de rompre quand même avec le ministère, et le premier succès du bill de M. Locke King n’avait d’autre signification que d’être un congé en bonne formé pour lord John Russell, qui ne l’adoptait pas. Convaincu aujourd’hui qu’il faut encore garder l’administration des whigs, le parlement n’a point paru se soucier beaucoup de la réforme électorale qu’il avait d’abord acceptée à une majorité si éclatante. Ceux des conservateurs qui avaient laissé sur ce terrain-là le champ libre aux radicaux contre le ministère se sont ralliés à lui pour arrêter la mesure radicale au passage, et les libéraux plus ou moins avancés n’ont pas été fâchés d’écarter encore provisoirement de leur chemin cette grosse difficulté que leur eût préparée la Victoire. Ils se sont rendus avec une docilité, exemplaire aux promesses de lord John Russell, qui s’est engagé à présenter une véritable réforme à la prochaine session, mais sans s’expliquer très au long sur ce qu’elle devait être, puisqu’après tout il n’est point assuré de conserver les affaires jusqu’en ce temps-là.

Les communes ont également pris en considération le bill destiné à relever les Juifs de l’incapacité politique dont les frappent les quelques mots contenus dans la formule du serment qui ouvre, en Angleterre, la carrière parlementaire. Il avait été convenu à la fin de la dernière session, que la chambre saisirait, au début de celle-ci, la première occasion d’en finir avec cette mesure ; M. de Rothschild attend toujours en effet, depuis 1847, que l’on veuille bien lui ouvrir la porte de cette chambre où l’ont envoyé ses électeurs, et il ne serait pas trop tôt de l’admettre mais il faudra sans doute qu’il attende encore jusqu’aux prochaines élections générales, car, si les communes l’ont implicitement admis sans que sir Robert Inglis ou M. Plumptree aient même manifesté d’opposition que pour la forme, il n’en est pas plus avancé. Le bill doit aller aux lords, qui le rejetteront très certainement. Lord John Russell ne paraît pas lui-même se préoccuper beaucoup de savoir comment il le fera passer par cette épreuve nouvelle ; il sait qu’il ne passera pas et ne pense probablement qu’à dégager d’une manière ou de l’autre, en le présentant, la parole qu’il a donnée aux libéraux de la Cité de Londres.

Est ensuite venue la question du budget. Le débat coïncidait justement avec la publication des résultats financiers du premier trimestre de l’année 1851. C’était une coïncidence précieuse pour le chancelier de l’échiquier, qui pouvait ainsi jeter à la face de ses critiques les plus acharnés le chiffre toujours croissant des recettes de la Grande-Bretagne. L’augmentation s’élève en effet, pour l’année entière, à 446,000 livres, pour le trimestre à 283,000. L’augmentation est à peu près de la somme même dont le chancelier de l’échiquier avait, l’année dernière, diminué les taxes : nouvel : encouragement fourni par la pratique aux doctrines du free-trade. Ainsi, malgré les notables diminutions apportées depuis le mois de juillet aux droits sur le sucre, sur les briques et sur le timbre, ces trois articles ont donné à la douane un produit beaucoup plus considérable que dans le trimestre correspondant. Il y a dans cette situation du revenu public une preuve incontestable de la prospérité générale du pays : il est évident que la consommation s’étend de plus en plus, et l’on ne peut pas dire que ce progrès ne soit point normal ; qu’il soit dû à quelque circonstance accidentelle ou temporaire Les chemins de fer anglais vont bientôt être terminés, et l’ardeur de la spéculation qui s’était emparée de ces grands travaux s’est tout-à-fait refroidie. Il n’y a point maintenant de ces entreprises extraordinaires en cours d’exécution. La foule d’ouvriers employés dans Hyde-Park à la construction du palais de cristal donne, il est vrai, sur ce point l’idée d’une véritable surexcitation industrielle ; mais ce ne sont, après tout, que quelques fondeurs, charpentiers et vitriers, qui trouvent là une occupation particulière, et ce mouvement : ainsi concentré ne saurait expliquer la richesse universelle attestée par le chiffre du revenu. Il faut, pour que la consommation atteigne de pareils chiffres, que l’activité de la nation, se dépense très positivement dans des voies régulières et certaines ; ce développement général est une source d’abondance beaucoup plus sûre que ne pourrait l’être une application excessive et exclusive des bras et des capitaux à telle ou telle branche de l’économie sociale. Lorsqu’il y a cinq ou six ans, l’Angleterre se livra sans réserve à la manie du railway, comme on disait alors, les grandes fortunes qui se firent furent bien compensées par de grands désastres, et la situation demeura plus brillante en apparence que solide en réalité.

Le chancelier de l’échiquier, sir Charles Wood, avait donc le droit de dire que les salutaires réformes de sir Robert Peel continuaient de porter leurs fruits dans les mains des whigs ; mais, en face d’un trésor surabondamment rempli, comment maintenir l’impôt le plus désagréable à la nation, l’income-tax ? Sir Charles Wood persévérait cependant, à demander à la chambre de lui, continuer cette ressource extraordinaire. Nous avons exposé dans le temps tout l’ensemble du budget dont la présentation aggrava les difficultés devant lesquelles le ministère whig s’est d’abord retiré. C’était néanmoins le même ou à peu près que le chancelier de l’échiquier réinstallé dans son poste soumettait encore aux communes. On se rappelle que le point litigieux était l’emploi d’un excédant de recettes que tous les intérêts et tous les partis se disputaient, tandis que le chancelier ne voulait en disposer qu’à sa guise. Sir Charles Wood persistait à prétendre qu’il avait besoin d’une prolongation de l’income-tax pour se ménager toujours ainsi des excédans qui lui permissent de travailler à un remaniement de plus en plus libéral des impôts ; — que ce dégrèvement progressif, successivement appliqué à toutes les branches du revenu public, serait d’un meilleur effet que la suppression immédiate de l’income-tax ; — que c’était là le vrai caractère du système de sir Robert Peel, « qui, en 1845, avait réclamé le renouvellement de cette taxe, non point pour augmenter les recettes de l’état, mais bien pour pouvoir faire l’expérience de la réduction d’autres taxes. » M. Herries, un lieutenant de lord Stanley, son conseiller intime en matière de finances, suivant l’expression de sir Charles Wood, M. Herries ne consentait pas volontiers à laisser aux whigs le loisir de faire cette expérience : le renouvellement de l’income-tax pour trois mis, c’était décidément, selon lui, la perpétuité de ce détestable impôt. M. Herries a donc proposé, par un amendement, « de limiter le renouvellement de l’income-tax à la somme qui pourrait être suffisante, dans l’état actuel du trésor, pour subvenir aux dépenses sanctionnées par le parlement et au légitime entretien du crédit public. » On ne sait pas assez que l’income-tax, ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres impôts, ne s’étend pas à l’Irlande ; il est probable que, nonobstant l’exemption dont leur pays a le privilège, les membres irlandais ne se seront pas fait faute de voter l’amendement de M. Herries. Le ministère ne l’a emporté sur cette question si grave pour son existence, puisqu’elle impliquait tout son système financier qu’à une majorité de 48 voix.

Cette, majorité est encore tombée tout récemment à 13, dans la séance du 11 avril, à propos d’un autre point du budget de sir Charles Wood. Le chancelier de l’échiquier ne s’était guère montré plus accommodant au sujet de la taxe des fenêtres dans son budget réformé qu’il ne l’avait été dans son budget primitif. Il n’avait pas voulu, comme nous l’avons vu, accorder au parti agricole la suppression totale de cet impôt ; il le remplaçait en partie par une taxe sur les maisons. La taxe nouvelle, au lieu d’être levée, comme la précédente, d’après le nombre de jours dont chaque habitation est percée ; reposera désormais sur la valeur locative, et sir Charles Wood, avait annoncé qu’elle ne devait point frapper les maisons d’un loyer au-dessous de 20 livres : c’était un avantage tout clair fait aux population rurales. Le parti agricole ne s’est pas tenu pour content. Lorsque la chambre a été appelée à discuter le bill qui transformait la taxe des fenêtres en taxe des maisons, M. Disraéli, sous prétexte que ce bill n’était pas assez favorable aux agriculteurs, a proposé un amendement qui leur y faisait une plus grande place et signalait leur détresse comme un reproche, au ministère. M. Disraeli entendait donc qu’il fut mis dans la loi qu’en toute occasion où il s’agirait d’alléger le poids de la taxe, « on aurait égard de préférence à la condition malheureuse des propriétaires et détenteurs du sol dans le royaume-uni. » C’est cet amendement qui a failli passer, puisqu’il ne s’en est fallu que de 13 voix, aux vifs applaudissemens de l’opposition.

Ces applaudissemens avaient également accueilli, dans la séance du 8, la proclamation d’un autre scrutin aussi hostile au ministère. Sir Winston Barron demandait que la chambre se formât en comité pour examiner l’état de l’Irlande et aviser aux moyens de l’améliorer ; le ministère combattait cette motion, qui, dans la disposition où se trouvent les membres irlandais à son égard, ne pouvait aboutir facilement à des mesures conciliantes. Le ministère affirmait que l’enquête parlementaire serait inutile, puisqu’on savait tous les maux qui existaient, et inopportune, puisque ces maux diminuaient depuis deux ou trois ans. Quoi qu’il en soit de cette diminution, l’Irlande offre encore sans doute de bien désolans spectacles. Dans les trois dernières années, il y a plus d’un million d’acres de terres productives qu’on a cessé de mettre en culture ; la terre baisse toujours de prix, le niveau moral de la population baisse encore davantage. On voit des workhouses renfermer jusqu’à cinq mille individus à la fois, et le nombre des personnes prévenues de délits ou de crimes augmente dans une proportion effroyable : en 1828, 14,683 ; en 1846, 18,402 ; en 1850, 83,788. Nous donnons, il est vrais les chiffres des adversaires du cabinet et de toute administration whig en général, de ceux qui imputent ces effets désastreux à l’introduction des lois libérales en Irlande. Sir Winston Barron, par exemple, usait de prédilection des argumens protectionistes pour censurer la gestion actuelle de ce malheureux pays. Les membres irlandais ont voté d’emblée sa motion tout en récusant ses argumens ; les protectionistes, qui ne prennent d’ordinaire qu’un assez mince souci de l’Irlande, ont, en l’honneur de ces mêmes argumens, voté comme les Irlandais. De la sorte, le cabinet de lord John Russell s’est vu cette fois réduit au soutien par trop débile de 9 voix seulement, et les Irlandais de se réjouir, comme s’ils avaient quelque chose à gagner, en ruinant les whigs.

Lord John Russell ira-t-il ainsi jusqu’aux élections générales ou sera-ce lord Stanley qui aura mission de les faire ? Plus cette situation équivoque se prolonge, moins on saurait en déterminer l’issue. L’issue est uniquement dans une manifestation solennelle des volontés du pays ; il faut qu’il se prononce, et encore à la condition qu’il parle très ferme, soit pour les réformes de sir Robert Peel, soit pour le retour au régime antérieur. Jusque-là tout languira, parce que les partis morcelés ou décapités n’ont plus assez de prise sur l’opinion pour exercer une action énergique. Lord John Russell est sans doute bien faible par lui-même ; et il a cependant une grande raison de durer encore : c’est l’impuissance avouée de lord Stanley à rien faire de son côté qui ait un résultat. On a comparé très spirituellement le cabinet de lord John Russell au phénomène connu de ces rochers branlans que la moindre impulsion suffit à mettre en mouvement, et qu’une force plus qu’ordinaire pourrait seule arracher de leur base. Lord Stanley ne semble point très pressé d’entreprendre cette besogne ; il aime mieux que ce soit le peuple anglais qui s’en charge ; il ne compte point, pour renverser les whigs, sur les procédés de la tactique parlementaire ; il a tout l’air de ne vouloir tenir leur héritage que des prochaines élections. C’est là du moins le sens le plus clair de son dernier discours public au banquet solennel où l’avait invité la corporation des marchands tailleurs : reste à savoir si les idées qu’il a de nouveau professées en cette rencontre pourront jamais être désormais celle de la majorité du pays, si l’Angleterre le suivra dans la préférence politique qu’il n’a pas craint d’exprimer en rapprochant les deux noms de sir Robert Peel et de lord Bentinck, pour mettre le second au-dessus du premier.

Il y a précisément treize ans que la rime corporation offrait, dans la même salle, une fête semblable à sir Robert Peel ; peut-être les amis de lord Stanley ont-ils cru relever sa position publique à l’aide d’un parallèle qui ne pouvait manquer, de se présenter à tous les esprits. C’était, pour ainsi dire, du palais des marchands tailleurs que sir Robert Peel était parti pour reconquérir l’Angleterre sur les whigs ; pourquoi cette démonstration toute pareille n’inaugurerait-elle pas le triomphe de lord Stanley ? C’est qu’il n’y a guère de ressemblance sérieuse entre la condition actuelle de lord Stanley et celle était où était en ce temps-là Robert Peel. Peel était alors tout plein d’ardeur ; il avait un nouveau plan de campagne, des hommes nouveaux, un nouvel espoir. Lord Stanley ne fait que tenter un dernier effort avec ce qui lui demeure encore de partisans bien vieillis ; il les exhorte assez humblement à ne pas désespérer et non point à espérer tout ; il n’a plus ni Gladstone, ni Goulburn, ni Graham, toute cette élite qui se rangeait autour de Peel. Peel était un progressiste qui ramenait au pouvoir le parti du passé, le torysme ; mais il le régénérait en lui ouvrant l’avenir. Le torysme allait, sous sa direction impérieuse et savante, devenir le conservatisme et se plier heureusement au changement des institutions, des idées et des circonstances. La politique de lord Stanley regarde d’un autre côté ; il se propose un mouvement en arrière et non pas en avant ; il engage les tories à désapprendre les leçons qu’ils ont reçues de Robert Peel. Quelle différence encore entre les deux époques ! L’Angleterre, il y a treize ans était fatiguée de la longue inertie des whigs et n’avait rien à craindre des tories ; les trois années qui ont précédé la rentrée de Peel aux affaires étaient un temps de détresse commerciale et de mauvaise récolte. Aujourd’hui, tout le contraire : le budget regorge ; les whigs ne demandent qu’à employer cet excédant au profit commun de toute la nation. L’Angleterre industrielle et commerciale comprend trop que, par les mains de lord Stanley et de ses amis, cet excédant serait tout de suite attribué au bénéfice exclusif des propriétaires fonciers. Lord Stanley rentrera peut-être au pouvoir, grace aux chances variables des scrutins électoraux ; mais il nous paraît impossible que le pouvoir soit pour lui un instrument d’action féconde, qu’il en jouisse jamais plus efficacement qu’aujourd’hui lord John Russell, s’il reste fidèle à son torysme, s’il continue à vouloir détruire le conservatisme intelligent fondé par Robert Peel. Aucun caprice de la nation ne le suivra jusque-la

Nous ne quitterons point les choses d’Angleterre sans parler d’un épisode qui a eu dans ces derniers jours quelque retentissement. À mesure que le temps approche où le palais de cristal va recevoir la visite de tout l’univers, les bonnes gens de Londres s’alarment instinctivement de cette affluence d’étrangers, et les préjugés ultra-nationaux de la multitude bourgeoise entrent en un conflit assez piquant avec le sentiment des devoirs de l’hospitalité. Ces accès de mauvaise humeur qui saisissent parfois John Bull à la pensée de l’invasion dont il est menacé dans son chez lui le rendent plus accessible aux ennuis que lui cause depuis long-temps la turbulence des réfugiés politiques. Il y a plus d’un honnête Londaner qui rêve parfois maintenant de quelque gigantesque complot ourdi par ces réfugiés à l’ombre de la protection anglaise non pas seulement contre les gouvernemens du continent, mais contre l’Angleterre elle-même au sein de l’Angleterre. La foire universelle, the woold’s fair, serait un moment formidable pour la paix publique, si les conspirateurs de tous les pays profitaient de l’occasion, pour venir se concerter avec les hôtes indisciplinés du peuple anglais, si tous ensemble mettaient le feu aux élémens corrompus et inflammables de la société britannique. Un journal américain semblait l’autre jour s’amuser à rembrunir encore cette sombre perspective. Le cousin Jonathan n’assistera pas sans jalousie aux merveilles de la grande exposition de Londres ; il ne serait pas trop fâché qu’il y eût un revers à la médaille, et ce revers, il le représente d’avance à sa guise avec cet incroyable sang-froid qu’on apporte de l’autre côté de l’Atlantique dans les plaisanteries du plus haut goût : « Il va probablement partir de New-York sous peu de jours, dit le Weekly Herald, un vaisseau chargé des plus intéressans spécimens de philosophie et de socialisme qu’aucun pays ait jamais produits. Une députation de socialistes américains bourrés de toutes les matières incendiaires du républicanisme rouge, du chartisme et de l’anti-rentisme, tiendra le premier rang parmi les agitateurs qui vont s’amasser à Londres pendant l’été… La Grande-Bretagne est déjà profondément agitée par la question catholique ; la faim est toujours aussi pressante et aussi mal rassasiée dans les districts manufacturiers ; après la faim, la révolte. La Cité de Londres contient une population de cinquante mille individus de tous points pareils à ceux qui ont pris les Tuileries d’assaut : et jeté dans les fers ou sur l’échafaud la famille royale de France. Rien donc de plus facile pour les conspirateurs européens que d’organiser une descente à Manchester, qui les recevrait à bras ouverts… Nous savons de bonne source qu’un certain nombre d’hommes importans à Liverpool méditent sérieusement d’affranchir leur pays de tout le mécanisme compliqué du gouvernement oppressif de Londres. Ce projet embrasserait l’idée d’une nouvelle république dont Liverpool, le Lancashire et le pays de Galles seraient le noyau, etc., etc. »

Nous citons exprès ce grand humbug américain pour faire plaisir à M. Romieu, ou plutôt pour lui donner le dépit de n’en avoir pas encore inventé de cette force. Quand nous craindrions d’être regardés comme les dupes ou les compères du drolatique prophète, si nous prenions plus au sérieux des inventions qui sont si bien dans le goût des siennes. Nous n’avons pas la moindre anxiété sur la paix intérieure de Londres et de l’Angleterre pendant l’exposition. L’échauffourée si ridiculement avortée du 10 avril 1848, le soudain rassemblement des constables volontaires et quinze fois plus nombreux que les apprentis émeutiers, voilà des garanties pour l’avenir. Lord John Russell le disait avec raison au banquet du lord-maire en répondant à ces vagues inquiétudes : « Nous avons été garantis alors, parce que le peuple s’est soulevé non pour creuser, mais pour prévenir le désordre, non pour renverser, mais pour maintenir des institutions nationales et libérales ; le peuple sera toujours prêt à défendre ces institutions !

Il est cependant un côté sérieux dans ce mauvais effet produit par la présence des réfugiés politiques en Angleterre. Il y a quelque chose de scandaleux à voir tant de violences de menaces lancées, contre l’Europe à l’abri de la protection britannique : c’est le dégoût de ce scandale : qui a provoqué récemment les interpellations de lord Lyndhurst, et de M. Stuart Wortley. Le gouvernement a maintenu l’antique principe de l’hospitalité, mais il a promis de veiller sévèrement sur ces hôtes incommodes. Nous voudrions bien que les démagogues ne finissent point par rendre l’hospitalité anglaise trop difficultueuse ; chacun en ce temps-ci peut en avoir besoin.

M. Bravo Murillo vient de dissoudre les cortes espagnoles ; on commence à s’apercevoir que le général Narvaez a quitté l’Espagne ; ses successeurs ; ont eu vraiment trop tôt fini de briser l’union du parti modéré. On donne pour cause principale à l’échec parlementaire de M. Bravo Murillo le discours remarquable dans lequel M. Mon attaquait son projet de règlement de la dette étrangère.

Les conférences de Dresde sont décidément abandonnées par la Prusse, qui reprends le chemin de Francfort, où elle ne voulait plus paraître. La Prusse engage ses alliés à se faire représenter en même temps qu’elle dans cette vieille diète qu’elle refusait si opiniâtrement de reconnaître il y a seulement trois ou quatre mois. Elle espère échapper ainsi à la prépondérance de l’Autriche ; elle voulait jusqu’à présent que tout fût à refaire en Allemagne ; elle se déclare maintenant contente : l’Autriche le sera-t-elle ? L’Autriche, il ne faut pas se le dissimuler, sera plus ou moins arrêtée par cette nouvelle conversion de la Prusse. L’article 7 du pacte fédéral de 1815 donne aux plus petits états une importance qu’on travaillait à leur enlever aux conférences de Dresde : mettre les petits états sous la protection de cet article, en recourant ainsi aux anciennes bases du corps fédéral, c’est entraver beaucoup l’action diplomatique de l’Autriche ou la forcer à user de l’action révolutionnaire. Il n’est pas sans intérêt d’observer que cette récente démarche de la cour de Prusse avait été recommandée d’avance et presque dictée dans la broche dont nous parlions dernièrement ; dans le récit des Conférences de Dresde. Ce n’est pas pour rien qu’on attribuait cette brochure à l’influence ; sinon à la plume de M. de Radovitz, qui est toujours l’ami du roi, bien plus que M. de Manteuffel.

L’auteur anonyme des Conférences de Dresde ne fait pas en effet mystère de son drapeau, il l’arbore dès la première page ; il prend pour devise le mot de M. de Radowitz à Erfurt : Union de la Prusse avec les petits états, avec tous si l’on peut, avec le plus grand nombre si l’on peut encore, avec le moindre nombre si l’on ne peut mieux ; sint omnes, sint multi, sint pauci. Cette union, dans l’idée d’ailleurs fort transparente de M. de Radowitz et de son interprète, cette union, sous sa meilleure forme, sous sa forme la plus sincère et la plus utile, c’eût été l’incorporation absolue des petits états de l’Allemagne avec l’état prussien ; mais, puisque le malheur des temps et les fautes des hommes ne laissent plus à la Prusse le loisir de l’opérer en ces termes, la seule ressource qui reste pour empêcher l’Autriche de la rendre à jamais impossible, pour la préparer insensiblement en réservant l’avenir, c’est de retourner provisoirement encore au passé, c’est de replacer l’Allemagne sous le régime fédéral d’avant 1848 ; et de ressusciter toujours jusqu’à nouvel ordre la vieille diète diplomatique instituée à Francfort par le pacte de 1815. L’auteur des Conférences de Dresde suit ainsi, dans la marche de son livre, l’ordre singulier que M. de Radowitz semble avoir suivi dans les phases de sa politique. M. de Radovitz avait failli lancer la Prusse en pleine guerre européenne à la fin de l’an dernier, que de céder aux injonctions de cette diète de Francfort restaurée tout exprès par l’Autriche pour contrarier ses plans de remaniement universel ; c’est lui néanmoins qui, dans les hautes régions où son influence s’exerce avec une magie si particulière, aura peut-être décidé le soudain revirement par lequel la cour de Potsdam préfère aujourd’hui rentrer dans l’ancien concert germanique en siégeant à Francfort plutôt que de continuer à Dresde les négociations qui devaient refondre l’Allemagne.

ALEXANDRE THOMAS.


La Suisse, malgré tout ce qui la limite et la gêne, a une vie très complexe et plus variée qu’on ne le croit ordinairement. Il en est d’elle, à cet égard, comme de son sol accidenté : de loin, ce n’est qu’une haute muraille rocheuse fermant la plaine ; mais, quand on s’en approche, on est tout étonné de voir cette muraille s’ouvrir et dérouler successivement à vos yeux des lacs, des coteaux, des vallées, mille plis et replis de terrain. Dans son étroite enceinte, la Suisse a su trouver de l’espace pour des genres d’activité fort divers ; touche à tout par quelque côté. En politique, elle a sa part des grands orages, des tempêtes générales qui, avant de fondre sur l’Europe, s’amoncellent sur ses montagnes comme pour s’y essayer et y prendre le vent dans un ciel plus ouvert : c’est là une moisson dont plus d’une fois elle a eu les primeurs ; mais, outre ces fruits exotiques, elle a aussi les siens propres en fait de révolutions. Elle a ses partis, ses clubs, ses orateurs, ses journaux, ses guerres de plume et de tribune sans parler des autres, ses assauts de places et de fauteuils, bref tous les élémens de cette lutte incessante, de cette lutte à mort qui est, dit-on, l’ame et le progrès des sociétés. Voilà même sa vie la plus apparente ; ce n’est pas la seule cependant.

À force de persévérance, de tenue et de prudente audace, son industrie a su franchir tous les obstacles d’une position qui place la Suisse au cœur de l’Europe, mais qui semblait devoir l’y enfermer. Ses fabricans, comme autrefois ses guerriers, ont héroïquement gagné leurs batailles avec de faibles ressources et un petit nombre de bras. chose bizarre, pour ne citer qu’un ou deux exemples, c’est elle, du fond de ses montagnes, qui habille de ses cotonnades aux couleurs éclatantes une partie des Turcs et des Persans, qui travaille les bijoux dont se parent les favorites des harems, qui fournit aux petits-maîtres chinois ces montres de couleur noire et montées par paires comme des pendans d’oreilles, car ils les veulent de cette couleur, et ils en portent toujours deux à la fois, une ans chaque gousset : mode bizarre, mais pas plus que tant d’autres, et sur laquelle le producteur se garde bien de chicaner le consommateur et de ne pas le servir à souhait : Enfin, à l’industrie joignez un développement général avancé, l’instruction du peuple gratuite et obligatoire, des écoles jusque dans les coins de montagnes les plus retirés, des collèges dans presque toutes les petites villes, des corps savans, universités ou académies dans plusieurs chefs-lieux : tout cela donne à la Suisse, outre sa vie politique et industrielle, une vie scientifique et littéraire dont le mouvement est intéressant à suivre et à apprécier.

Quelques recueils périodiques, où ce mouvement se précise et se concentre de plus en plus, sont devenus comme des indices, des documens précieux sur cette activité intellectuelle de la Suisse. Il en est un, la Revue suisse, qui, à ce titre surtout, mérite d’être consulté. La critique, l’érudition, l’histoire, l’étude des mœurs nationales, y tiennent également et dignement leur place. Fondée il y a treize ans, long-temps fixée à Lausanne, puis transportée à Neuchâtel au début d’agitations politiques qui n’étaient guère favorables aux lettres, la Revue Suisse s’est néanmoins soutenue à travers bien des vicissitudes. Ce qu’il importe surtout d’y noter, c’est l’affinité de l’esprit suisse et de l’esprit français. Il a toujours existé d’intimes relations de pensée et de vie entre une portion de la Suisse et la France. Ce sont ces rapports de la Suisse et de la France, si visibles surtout dans la Suisse romande, qui doivent appeler l’attention sur le mouvement intellectuel dont quelques cantons sont le théâtre. Ces relations persistent par la nature même et par le fond des choses. On s’occupe beaucoup aujourd’hui en Suisse de nos agitations politiques de nos travaux littéraires. La France a la plus grosse part, la part du lion, dans les appréciations des journaux et des recueils helvétiques. C’est une chose curieuse que ces libres et paisibles causeries sur nos affaires qu’on peut entendre ou lire chaque jour sur les bords du Léman. Toutes nos célébrités ont passé et repassé à plusieurs reprises devant cette glace tranquille : il serait piquant, pour tel qui ne s’en doute pas, de voir comment elle lui rend son image. La Revue Suisse est l’expression fidèle de cette curiosité avec laquelle les populations des bords du Léman suivent notre vie politique et littéraire dans ses détails, dans ses incidens de chaque jour. Elle ne disserte pas, elle raconte avec indépendance, et sait apprécier avec une fermeté bienveillante nos hommes politiques comme nos écrivains. Ce besoin d’informations, de jugemens sérieux sur la France, auquel la Revue Suisse, répond si bien est un symptôme qu’on aime à noter dans un pays voisin, rattaché au nôtre par tant de souvenirs et d’intérêts communs.

V. DE MARS.


REVUE LITTERAIRE

C’est un privilège propre aux études historiques de n’offrir jamais un plus grand charme, un plus grand intérêt d’à-propos et d’enseignement, qu’aux époques d’agitation et d’inquiétude, où les autres genres littéraires luttent à grand’peine contre l’indifférence du public. Tandis que la révolution de février mettait en désarroi la poésie et le roman, elle rendait une vie nouvelle à l’histoire, elle éclairait d’une étrange et vive lueur des figures, des événemens, qu’on ne peut bien comprendre qu’à la condition d’avoir vécu dans une période révolutionnaire. Il a été ainsi donné à la plupart des historiens, des publicistes politiques, de n’avoir point à rompre avec la direction de leurs travaux, et de marcher tout simplement dans la voie qu’ils avaient ouverte pour se rencontrer avec le courant de l’opinion, souvent avec les sympathies de la foule ; mais, si cette position avait ses avantages, elle n’était pas sans inconvéniens. Si les faits du passé, soumis à une sorte d’interprétation contemporaine, ont pu gagner en relief et en animation, l’histoire n’a-t-elle pas perdu un peu de sa dignité sévère ? Pour ne citer qu’un exemple, les nombreux récits de la révolution française publiés depuis quelque temps satisfont-ils bien à ces hautes conditions de gravité, de sérénité, d’exactitude parfaite, que l’historien ne peut négliger sans s’interdire les succès durables ?

S’il est de notre temps un esprit préparé à comprendre, à remplir ces conditions, c’est assurément M. Guizot. On ne peut contester à ses études sur Monk et sur Washington,[1] le caractère élevé qui convient à l’histoire : nous ne voudrions pas affirmer pourtant, que le mérite historique ait été pour beaucoup dans l’intérêt qui s’est attaché récemment à la réimpression de ces deux études ; c’est encore un reflet de ses préoccupations, de ses doutes, de ses craintes, que le public y a cherché. Resterons-nous en république, et, en ce cas, quel genre de république devrons-nous adopter ? Retournerons-nous à la monarchie au contraire, et sur quelle base la fonder alors pour lui donner force et durée ? Le hasard a voulu que le Washington de M. Guizot semblât à la première question une réponse indirecte, et, que son Monk parût indiquer une solution pour la seconde. Habitué dès long-temps à tirer du passé l’horoscope de l’avenir, à chercher les destinées de son pays dans des annales étrangères, M. Guizot n’était que trop disposé à rapprocher les situations, à presser les rapports, à faire passer sous nos yeux les événemens accomplis comme les tableaux anticipés des événemens futurs. Dans les préfaces qu’il a placées en tête de la nouvelle édition de Monk et de Washington, M. Guizot se défend, je le sais, de toute intention d’assimilation mais n’est-ce point là quelque chose comme une précaution oratoire ? Ne dit-il point, à propos de l’étude sur Monk : « En 1837, elle avait un intérêt purement historique ; évidemment elle en a un autre aujourd’hui ?

Malgré le témoignage de M. Guizot, nous ne pouvons nous défendre de quelque méfiance pour les inductions historiques, tirées de peuple à peuple. Ces inductions suppriment trop souvent les différences natives de génie qui font l’individualité des races, les différences d’idées et de but qui créent les individualités nationales. Or, rien de plus opposé, quant au caractère et aux desseins, que la race anglaise où anglo-américaine et la race française. Tenons donc pour certain que la république originale des Anglo-Américains pas plus que la monarchie traditionnelle des Anglais n’ont chez nous leur sol véritable. D’apparentes analogies dans le passé ou dans le présent, alors même qu’un événement imprévu viendrait les rendre plus marquées, ne changeraient rien au fond résistant des réalités dissemblables. Quant à un Monk ou à un Washington, il n’y faut pas songer. Le désintéressement patriotique, la froide résolution du président américain, l’attente calculatrice, l’égoïsme imperturbable du général anglais, ne sont pas les fruits d’une terre où la furie du désir, l’ambition emportée, ne supportent ni prudente demeure, ne entière abnégation, ni calcul taciturne, ni éternel artifice.

La leçon historique, directe jusqu’à l’évidence dans le Monk de M. Guizot, montre plus retenue dans un livre qui a pour nous aussi un intérêt d’enseignement, les Études Diplomatiques de M. Alexis de Saint-Priest[2]. Il a là un tact et une précision qui rappellent le XVIIIe siècle. Divers de nature et publiés à différentes dates, plusieurs des récits recueillis par M. de Saint-Priest ont pu être lus et appréciés ici même. Deux arrêteront particulièrement notre attention : le Partage de la Pologne en 1772 ; la Nouvelle-Russie et le duc de Richelieu. Le partage de la Pologne a déterminé en France, des conflits orageux d’opinion toujours près de renaître, et dont il faut, dût-on y revenir vingt fois, détruire le prétexte pour en éviter le retour. En regard de la déchéance nationale de la Pologne ; la rapide prospérité de la Nouvelle-Russie forme un contraste significatif, et sur lequel il est bon d’insister.

Les malheurs qui, sous le règne de Louis XV son gendre, frappèrent le pays où régna Stanislas Leczinski, ont long-temps servi de thème à des déclamations sans fondement, quelquefois : même de prétexte à des intentions coupables. Quels desseins peut couvrir la légitime sympathie qu’ils inspirent, on l’a vu au 15 mai ; à quels mensonges, historiques ils ont donné lieu, on va en juger. C’est une accusation devenue banale à force d’être accréditée, que l’ambition moscovite fut la première cause du démembrement de la Pologne, et que la France, qui pouvait empêcher le démembrement, fut le lâche complice de l’ambition qui le provoqua. Rien de plus faux et de plus contraire à la raison. La Russie, qui, du droit d’une influence prépondérante, disposait de la république royale, devait préférer la domination exclusive sur le tout, avec la secrète espérance de se l’approprier un jour, à une division prochaine qui diminuerait sa part de celle qu’il faudrait concéder à des états rivaux. L’Autriche même avait plus d’intérêt au partage que la Russie ; la Prusse y trouvait plus d’avantages que personne : ses provinces, coupées en deux par les possessions Polonaises, l’impérieux besoin d’agrandir ses états pour élever sa force au niveau de ses désirs, lui conseillaient également le partage de la Pologne. Cela établi, toute la question est de savoir si les actes furent d accord avec les intérêts. M. de Saint-Priest le démontre pièces en main, ne laissant pas plus de refuge d’ailleurs aux esprits qui se nourriraient d’illusion pour l’avenir qu’à ceux qui caressent l’erreur dans le passé. Le coup qui tua la Pologne fut une pensée d’origine germanique, et, après un siècle, cette pensée se retrouve aussi vivante au cœur des générations nouvelles que dans la tête du monarque qui la conçut. L’assemblée populaire de Francfort ’émettait le vœu suivant dans une décision célèbre : « La diète exprime le ferme espoir, que le gouvernement prussien garantira en toute circonstance la nationalité des Allemands établis dans le grand-duché de Posen. »

Soustraire la Pologne à son sort déplorable était une tâche au-dessus de l’effort de la lance : M. de Saint-Priest le prouve avec une rigueur de logique toujours appuyée sur une vue claire et certaine des choses. Et de fait, la Pologne succomba moins encore sous la coalition de ses puissans voisins que par les vices de rapport existant entre sa situation intérieure et la situation des autres pays supérieurement organisés. À la fin du XVIe siècle et dans le courant du XVIIe, une grande transformation s’était opérée chez les nations européennes. En Angleterre, la monarchie constitutionnelle s’établissait, appelant le peuple à la vie politique ; presque partout ailleurs la monarchie pure héréditaire triomphait des dernières résistances de la féodalité. De là une double force pour les états, d’une part dans l’émancipation des masses, de l’autre dans la suite des desseins et la concentration de la puissance. Or, en présence de ce mouvement de progrès général, la Pologne s’attarda dans le passé et conserva, avec sa royauté élective, l’indépendance rebelle de ses grands cantonnés en souverains locaux dans leurs domaines ; l’abrutissante servitude de ses populations assujéties à la glèbe, — continuant à réunir l’incertitude des républiques, l’anarchie des pays fédérés, la faiblesse incurable qui résulte de l’oppression. Une pareille obstination dans l’immobilité dictait, pour la malheureuse nation, l’arrêt des destins futurs, arrêt fatal que personne au monde n’eut pu conjurer. Ce qui se meut a sur ce qui s’arrête des droits douloureux, mais inflexibles : les droits terribles, de la vie sur la mort.

Le tableau de la création de la Nouvelle-Russie nous est présenté par M. de Saint-Priest comme un heureux contraste à la triste peinture du désastre final de la Pologne. Peu d’années après le partage, après cette crise suprême, suite inévitable d’un ordre de choses qui chez le peuple polonais divisait le pouvoir et le rendait précaire, qui confondait dans les mêmes mains la seigneurie et la propriété, une ville importante s’élevait non loin de la Pologne, et des contrées sauvages, s’animaient sous l’influence d’une autorité secourable et tutélaire. M de Richelieu et de Maison présidèrent à l’œuvre féconde qui, d’un amas de huttes, fit sortir Odessa, qui fixa les hordes vagabondes des Tartares Nogais en colonies stables sur le sol, qui, dans un pays où les steppes et le désert s’étendaient à l’infini, fit fleurir l’agriculture autour des villages, l’industrie et le crédit commercial dans les villes. Solennel enseignement pour nous, que ce spectacle d’une contrée barbare naissant à la civilisation en regard du naufrage voisin d’un peuple héroïque ! On voit éclater là dans leur pressante évidence ce que contiennent de menaces et de périls l’instabilité du pouvoir, la confusion des idées de souveraineté et de domaine, ce que portent au contraire de promesses et de fruits la protection forte venant en aide à la bonne volonté, la propriété assurée à l’effort résolûment soutenu qui la conquiert ! Le livre de M. de Saint-Priest est plein de ces enseignemens que l’auteur excelle à présenter dans une forme où les qualités, de l’historien viennent heureusement s’unir à celles du moraliste.

Comme le Monk et le Washington de M. Guizot, la troisième partie du Cours d’Economie politique de M. Rossi[3] est une de ces œuvres composées la veille, qui trouvent leur place merveilleusement préparée dans les esprits par les événemens du lendemain. Une des ambitions le plus haut affichées du parti socialiste, lors de sa miraculeuse ascension aux affaires, fut la répartition meilleure des avantages sociaux entre les membres de la famille humaine : or, les dernières leçons de l’illustre économiste dont nous déplorons la perte traitent précisément de la distribution des richesses parmi les producteurs divers ; mais si le sujet est le même, et s’il y a vœu pareil pour l’émancipation de l’ouvrier, quelle différence de vues ! On mesure aussitôt la distance qui sépare la sagesse novatrice des témérités révolutionnaires, le philanthrope éclairé de l’aveugle flatteur des multitudes. Tandis que, prompte aux hallucinations solitaires, l’école socialiste poursuit la solution du problème économique dans des règles systématiquement tracées à priori, M. Rossi, partant de l’observation des faits, la trouve dans les lois qui dérivent de la nature et des rapports des choses. MM. Louis Blanc et consorts, par exemple, ne s’inquiètent ni des droits existans, ni des aptitudes et des mérites inégaux, ni de l’indépendance de l’homme rebelle au joug étranger. Leur cade n’a que trois règles la communauté complète des instrumens de travail, la subordination absolue de l’activité individuelle à la tâche sociale, l’égalité parfaite de rémunération pour tout ouvrier. M. Rossi ne professe point ce dédain superbe pour la justice et la liberté. Il croit à la puissance de la spontanéité propre, source du progrès général ; hors de l’équité, il n’entrevoit que misère pour la société, et pour l’homme qu’oppression. Aussi appelle-t-il à concourir au partage ainsi qu’à la création de la richesse, avec la fécondé activité du travail libre, le capital et la terre ; le trésor lentement acquis des générations et les forces naturelles légitimement appropriées. Mais, demandera-t-on peut-être, quelle sera la part de chaque co-partageant ? La réponse ne tarderait guère, si la question s’adressait à des gens qui taillent et coupent, ordonnent et réglementent avec la preste audace de théoriciens que les réalités n’embarrassent pas. On connaît les dividendes précis des phalanstériens. M. Rossi n’est point de ces hommes, et leurs pratiques ne sont point les siennes. De haute autorité, régler les marchés et les bénéfices, répartir les profits, établir la base et le signe des échanges, il sait ce que valent de telles mesures ; l’expérience lui en a appris à la fois l’impuissance et les effets calamiteux. Laissant à d’autres le métier ici dérisoire de législateur, il se borne à constater les faits et les méditer ; les formules qu’il donne sont le fruit unique d’une réflexion qu’ont enrichie à un égal degré la science et l’investigation personnelle.

Les lois économiques de la distribution des richesses formulées par M. Rossi reposent sur la nature et sur la relation des choses. Si le pouvoir intervient pour les changer, l’équilibre naturel se rompt, et tout est en souffrance : la terre devient stérile, le capital disparaît ; l’industrie laborieuse ne trouve plus à s’exercer. Pourtant, dira le socialisme, il existe un moyen infaillible de suppléer à l’action des rapports abolis : c’est de créer au profit du travail les instrumens d’échange où de crédit qui lui manquent. — M. Rossi avait prévu l’objection. La monnaie se prête à un double office, qu’elle accomplit merveilleusement : commune mesure des choses, elle est en même temps signe et valeur. Les billets d’échange, signes représentatifs d’objets sans rapport certain de valeur, le papier de crédit, simple créance qui n’a de prix que par sa garantie, ne remplissent pas les mêmes conditions. Cependant M. Rossi ne méconnaît ni les souffrances qui réclament allégement, ni les situations qui pourraient être améliorées. Il sait ce qu’a de précaire et de dépendant la situation de l’ouvrier il déplore les sinistres qui frappent le capital et en rendent l’emploi hasardeux ; il a vu avec douleur les misères que l’industrie en marchant laisse sur sa route, et a des maux réels ses bons conseils pas plus que ses sympathies ne font défaut. Une plus large application du système de l’assurance mutuelle devrait, selon lui, être appelée à garantir l’usage périlleux du capital ; l’association volontaire lui paraît offrir à l’ouvrier un noble moyen d’affranchissement. Quant à la question du soulagement fraternel des misères, question morale et religieuse et nullement économique, M. Rossi la signale aux cœurs compatissans et ne la discute pas. Singulièrement habile à délimiter ainsi les domaines divers sans les isoler, esprit finement analytique, quoique fort apte aux généralisations, M. Rossi, par ce trait particulier, se distingue de l’école doctrinaire avec laquelle il eut des rapports d’amitié et de sentiment politique, et ce n’est pas là qui jamais eût songé à transporter après coup les préoccupations du publiciste dans les récits de l’historien.

Un lien plus visible qu’on ne croit unit toutes les choses d’une époque : quand la science chez un esprit aussi ferme, que M. Guizot se laisse envahir par la politique, tenez pour certain que l’invasion a eu lieu sur d’autres points. Voici M. Victor Hugo, par exemple, qui s’érige en tribun ! On connaît le procédé de M. Hugo en poésie : des lois d’observation formant le code du goût, il n’a retenu qu’un précepte, et le plus grossier, le saisissant effet des oppositions brusques ; les tropes familiers à la poésie, il les a réduits à un seul, l’antithèse ; puis, suppléant au défaut des moyens par l’emploi répété de la même figure, il a mis l’antithèse partout, dans les idées et dans les mots, dans les images et dans les choses. Ce n’était pas assez, il importait de lui donner ame et mouvement. Alors sont venus des drames et des romans dont les personnages agissent les uns vis-à-vis des autres comme autant d’antithèses vivantes, et, triomphe du procédé, se font à eux-mêmes l’antithèse ! Il semble que, parvenu à ce sommet, pour nous servir de la langue, du maître, le système, lassé enfin, dût s’arrêter ; point : la mission du poète a défaut elle l’avenir encore : après le sacerdoce de l’art, la papauté de l’intelligence. En d’autres termes, M. Hugo a passé de la fantaisie littéraire à la fantaisie politique, et rien de plus étrange que la langue du poète des Orientales appliquée à la discussion des affaires. La rhétorique de M. Hugo n’a qu’un trait pour chaque question, mais ce trait-là suffit. — S’agit-il de la peine de mort ? « le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, le peuple voulut brûler l’échafaud. » - Discute-t-on la liberté, d’enseignement ? « Le parti clérical s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! » - La loi de déportation enfin occupe-t-elle l’assemblée nationale ? « je suis de ceux qui n’hésiteront jamais entre cette vierge qu’on appelle la conscience et cette prostituéequ’on appelle la raison d’état[4]. »

La réhabilitation du faux en morale, comme en littérature et en politique, serait-elle donc décidément prise au sérieux par l’école de romanciers et de poètes qui s’est formée à la suite de M. Hugo ? Il est certain que la poétique littéraire de cette école, en subordonnant l’indépendance de la pensée au mécanisme de l’expression, le sentiment intime à l’effet extérieur, va directement contre le culte du beau et du vrai, dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre moral. Parmi les romans où la triste influence de cette poétique se fait sentir, nous ne nommerons la Dame aux Camélias de M. Alexandre Dumas fils[5] que pour signaler l’idée première dont s’est inspiré l’auteur, et qui appartient de droit à M. Hugo, c’est-à-dire la réhabilitation de la courtisane par l’amour, la Marie Duplessis de M. Dumas forme le vrai pendant de Marion Delorme. Drame et romans peuvent quant à l’intention, se résumer également par ce vers célèbre :

Et l’amour m’a refait une virginité.

Une autre misère de l’école de M. Hugo, à laquelle M. Damas fils n’a pas eu le bon goût de se soustraire, c’est de prendre en pitié grande le sort que certaines femmes se bâtissent à plaisir de leurs propres mains par caprice, de paresse et de vanité, alors qu’on passe indifférent devant l’infortune imméritée d’honnêtes mères de famille. Ce travers me rappelle le trait impudent de la femme d’un chef breton, Arghetecox, qui se trouvait à Rome sous le règne de Sévère. Convaincue d’adultère, aux reproches de la princesse Julie elle répondit sans se déconcerter : — Nos Britannicœ cum optimis viris consuetudinem habemus, at vos Ramanas perdissimus quisque occulte constuprat ; — nous, Bretonnes, nous fréquentons hardiment avec les meilleurs, mais vous, Romaines, l’homme le plus décrié vous agrée qui se cache. »

Par l’étrangeté des sujets, les Contes de M. Champfleury[6] appartiennent aussi à l’école de M. Hugo ; mais l’auteur s’en écarte par le soin sérieux qu’il apporte à peindre apporte à les objets et les personnes. Avec des dons d’imagination humoristique et une nature que le fantastique attire, il a un grain d’esprit observateur que n’aurait pas dédaigné Stendhal. Il est le réaliste de la fantaisie, et on ne peut lui reprocher que de prendre ce rôle trop au sérieux y a chez lui une affectation de trivialité qui souvent dégénère en cynisme. Qu’il évoque sournoisement des ridicules ou décrive avec amour la souffrance, sa moquerie est aigué et perçante, ses pleurs font l’effet de l’acide sur la plaie saignante, ils creusent dans la douleur. On y reconnaît le désir curieux d’étudier les maux et les vices plus que l’ardent dessein de les guérir, quelque chose d’analogue à une froide passion d’anatomiste armée de la loupe et du scalpel. Les Profits de Bourgeoisies et par endroits, la Grandeur et Décadence d’une Serinette sondent très avant les abîmes du caquetage méchant et de la médisance envieuse ; la Morgue soulève le cœur à force de vérité crue. Dans les Souvenirs du Doyen des Croque-Morts, il y a quelque chose de plus pénible, la gaieté au milieu des fosses, des larmes de vin pleurées sur les motifs ; ame naïve et philosophique ballade, hymne : de félicitation à un enfant qui dort dans son lit de planches le somme de l’éternité, rachète difficilement, malgré le mérite du petit chant, le froissement qu’on éprouve au plus profond de sa sensibilité. M. Champfleury est plus heureux dans la Biographie de Carnaval, dans l’Histoire d’une Montre de Rentier, dans Chien —Caillou, et surtout dans M. le. Maire de Classy-lès-Bois, physionomie de vieux révolutionnaire vivement surprise et tracée de même.

Ainsi voilà, pour résumer nos impressions, l’école de l’image et de la fantaisie pure qui succombe, après avoir détrôné l’école classique, et, à son tour, l’art réaliste qui semble s’apprêter : à recueillir l’héritage de l’art puérilement pittoresque. Y a-t-il, dans cette transformation littéraire qui point à l’horizon, avancement ou déclin, promesse, ou présage fâcheux ? La réponse dépend beaucoup du terrain où l’on se place et du jugement qu’on porte sur la société même, car, nous l’avons dit, tout s’enchaîne. Évidemment la décadence est certaine, si l’on s’en tient aux résultats actuels. Malgré l’éclat incomparable et le violent mouvement des œuvres romantiques ; elles sont plus imparfaites et recèlent plus de germes de mort que les œuvres classiques, dont le temps a fané les couleurs, et rouillé les ressorts sans pouvoir altérer en elles l’impérissable beauté que le souffle de l’âme donne à ce qu’il touche. L’école réaliste, la dernière venue, sera plus vite caduque encore que ses aînées, le —talent la soutenant moins, l’atmosphère où elle se plaît étant malsaine. Si l’on croit au contraire que le cercle des destinées n’est point inflexiblement clos devant nos pas, que le travail qui s’opère dans les esprits n’est qu’une préparation, alors la double chute cache aux yeux peu clairvoyans un double progrès que découvre une vue plus lointaine. Le romantisme a grandement ajouté au mécanisme de la forme ; il s’en va, mais l’instrument reste. Le réalisme, qui fait fausse route, accroîtra par ses découvertes le trésor de nos lumières, et par son échec nous instruira utilement. Dès qu’on connaîtra, à n’en plus douter, l’impuissance de la littérature réduite à ses seules ressources et de quelle stérilité est frappée l’étude de l’erreur séparée de la recherche des vérités, on reviendra plus libre et plus fort, désabusé des vains artifices et : des pernicieuses illusions, au goût des sincères et chastes beautés, des grands et nobles sentimens, à l’art profondément humain qui se laisse aller de bonne foi aux choses qui vous prennent par les entrailles. Le détour aura été long ans doute, mais la leçon n’en aura été que plus complète.


P. Rollet.



V. de Mars.
  1. 3 vol. in-8o, chez Didier, 35 quai des Augustins.
  2. 2 volumes in-8o, chez Aymot, rue de la Paix.
  3. 1 vol. in-8o, chez Thorel, 4 place du Panthéon.
  4. Douze discours, 15 boulevard des Italiens.
  5. 1 vol. in-18, chez Cadot, rue de la Harpe.
  6. 1 vol. in-18, chez Michel Lévy frères, 2 bis rue Vivienne.