Chronique de la quinzaine - 14 avril 1854

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Chronique n° 528
14 avril 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1854.

Dans cette crise où nous entrons et qu’il ne dépend plus d’aucune sagesse d’écarter de l’Europe, il faut bien maintenant s’attendre à voir les actes décisifs, irrévocables, prendre de plus en plus le pas sur le vain travail des négociations et sur les prudentes lenteurs de la diplomatie ; la diplomatie elle-même, pacifique de sa nature, prend un caractère actif et militant. Quand les forces des peuples sont engagées, les événemens qui peuvent d’un instant à l’autre sortir de ces conflits sont les véritables maîtres des résolutions souveraines des cabinets ; ils les dominent et les règlent ; ils changent incessamment l’aspect des choses, font surgir des situations nouvelles, et déplacent les directions de la politique. Suivre ces événemens de jour en jour, à mesure qu’ils s’accomplissent, c’est ne point cesser de suivre cette redoutable question d’Orient sous une autre forme, sur un théâtre plus périlleux où elle reste soumise à tous les accidens de la plus puissante lutte armée. Au terme où en est venue l’Europe, il y a trois points essentiels qui sont en première ligne et qui se dessinent dans l’ensemble de cette affaire d’Orient, devenue la crise de la civilisation et de l’équilibre occidental. C’est d’abord la marche de la guerre et l’action indépendante de l’Angleterre et de la France, placées dès ce moment en lutte ouverte avec l’ambition russe. D’un autre côté, quelle est la politique qui prévaut définitivement dans les conseils des états de l’Allemagne, et quelle est la véritable attitude de ces états entre la Russie et les puissances maritimes ? Enfin quelle est la situation de l’Orient lui-même au milieu de ses insurrections intérieures et des différends suscités par ces insurrections entre le gouvernement turc et le gouvernement hellénique ? La France et l’Angleterre, jetées les premières dans la lutte, marchent sous le » auspices d’un droit reconnu par l’Europe entière. L’Allemagne, décidée en principe pour la politique européenne, incline lentement, mais invinciblement, vers un système d’action conforme aux engagemens de sa diplomatie. Le soulèvement des populations chrétiennes dans les provinces turques limitrophes de la Grèce vient malheureusement d’être suivi d’une rupture complète entre le divan et le cabinet d’Athènes. C’est là le plus exact résumé de la crise où nous sommes dans ses élémens les plus essentiels et les plus actuels.

Quant à la marche des événemens de la guerre, on ne saurait s’arrêter à tous les bruits qui sont l’aliment des conversations de bourse et des spéculations. Un jour ce sont des vaisseaux français et anglais qui ont été détruits, un autre jour c’est une victoire décisive de l’armée russe sur le Danube et la destruction des Turcs, puis c’est un général français qui occupe Athènes, à la tête d’une petite armée. Dans ces nouvelles, qui peuvent au reste devenir à la rigueur des réalités, qu’y a-t-il le plus souvent ? Un bruit que la crédulité propage, que chacun interprète et commente selon ses vues. Dans le fait, l’escadre anglaise avance aujourd’hui dans la mer Baltique vers la Russie, qui se replie sur elle-même et a quitté l’ile d’Aland. Un vaisseau français vient de rejoindre la flotte britannique, et d’autres suivront sans nul doute. Ainsi les forces sont en présence, il n’y a entre elles que l’obstacle naturel des glaces, obstacle lui-même près de disparaître. L’amiral Napier disait récemment aux hommes de son escadre : « Si nous rencontrons les vaisseaux russes, vous savez comment il faut se conduire ; si nous ne les rencontrons pas, il faudra les aller chercher là où ils sont. » Voilà la situation dans la Baltique ! En Orient, le fait le plus caractéristique est le passage des troupes russes sur la rive droite du Danube. L’armée russe a franchi le fleuve sur trois points à la fois, à Ibraïla, à Galatz et à Ismaïl ; elle a occupé la Dobroutscha, abandonnée par les Turcs, qui ont reporté leur résistance vers ce qu’on nomme le rempart de Trajan, au point le plus resserré entre le Danube et la Mer-Noire. Si l’armée russe n’a eu d’autre but que de régulariser sa position stratégique, la lutte peut être encore suspendue ; si elle avance pour tenter une marche hardie sur la Bulgarie, il n’est point douteux qu’un choc décisif est imminent. En même temps les flottes alliées rentraient dans la Mer-Noire soit pour appuyer les opérations de l’armée turque sur le Danube, soit pour entreprendre elles-mêmes des opérations directes, et tandis que ces mouvemens se poursuivent, les forces de terre des deux puissances alliées de la Turquie se pressent vers l’Orient, où elles vont bientôt se trouver réunies.

Les faits se précipitent donc aujourd’hui, et c’est dans ces conditions extrêmes, après que toutes les délibérations régulières ont épuisé leurs ressources, que semble être venue une dernière proposition du tsar, portée à Berlin par le duc de Mecklembourg-Strelitz. L’empereur Nicolas offrait d’évacuer les principautés à la condition d’une complète émancipation des chrétiens orientaux, consacrée par un traité solennel. Il n’y avait qu’un inconvénient, c’est que c’était toujours la même proposition que l’Europe a déjà repoussée sous toutes les formes comme incompatible avec l’indépendance de l’empire ottoman. Cette amélioration du sort des chrétiens, les puissances européennes ne prétendent l’obtenir que de l’autorité elle-même du sultan, et si elles ont le droit de l’obtenir, de la placer en quelque sorte sous leur sauvegarde, c’est qu’elles offrent au sultan la garantie effective et armée de l’indépendance et de l’intégrité de son empire. L’empereur Nicolas en outre évitait habilement des difficultés qui se sont développées et que lui-même a fait naître. Il éludait la question du renouvellement des traités entre la Turquie et la Russie, qui pouvait être douteuse avant la guerre, qui ne l’est plus aujourd’hui. Il éludait la question du renouvellement de la convention du 13 juillet 1841, qu’il a toujours refusé d’aborder à Vienne, sous le spécieux prétexte que cette convention était applicable en temps de guerre comme en temps de paix. Singulière manière de trancher la difficulté, qui consiste à fermer le Pont-Euxin aux vaisseaux de l’Europe, même au moment où la Russie ouvre les hostilités contre la Turquie, tandis que la pensée qui prévaudra sans nul doute dans les conseils de l’Occident, ce sera d’instituer la liberté de la Mer-Noire pendant la paix comme pendant la guerre ! On voit ce qu’avaient de sérieux les propositions russes que le duc de Mecklembourg-Strelitz portait récemment à Berlin. Dans le fond, elles n’avaient qu’un but, c’était de chercher encore à séparer l’Allemagne des puissances occidentales par des concessions plus spécieuses que réelles, c’était de fournir surtout un aliment aux tergiversations de la Prusse et d’offrir un prétexte à son isolement. La politique russe n’a point même réussi en cela, puisqu’un nouveau protocole vient d’être signé le 9 avril à Vienne par l’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse. Encore une fois, les quatre puissances font de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman la condition de l’équilibre européen, elles font de l’évacuation du territoire turc la condition préalable de toute pacification, et elles s’engagent à ne se prêter à aucun arrangement direct et isolé avec la Russie. Il ne faudrait ni exagérer ni diminuer l’importance de cette nouvelle œuvre diplomatique. Ce n’est point un traité d’alliance réglant la part d’action et le concours des quatre pays ; c’est plutôt une profession de foi politique commune sur les causes de cette crise, sur le caractère des agressions de la Russie, sur le but de la guerre ; c’est une sanction nouvelle donnée par l’Europe au droit que vont soutenir l’Angleterre et la France, c’est surtout un lien resserré ou du moins maintenu sur le terrain des intérêts généraux, au moment où la lutte est engagée, entre les puissances belligérantes de l’Occident et l’Allemagne, représentée par l’Autriche et la Prusse.

Or, pour quiconque se rend un peu compte des conditions actuelles de l’Europe, c’est bien évidemment en Allemagne qu’est aujourd’hui le nœud de la question. C’est l’Allemagne qui est l’arbitre, non de la paix ou de la guerre, mais de cette autre question qui n’est pas moins grave : — Quelles seront les proportions de la lutte ? quelle sera sa durée ? — Il dépend de l’Allemagne de donner au droit européen une puissance tellement irrésistible, qu’il ne laisse point d’issue à l’ambition russe. Il tient à elle, par l’accumulation des forces et des résistances, de rendre la guerre courte et la paix décisive. C’est ce qui justifie l’intérêt mêlé d’anxiété qui s’attache aux résolutions des puissances allemandes. De là vient qu’on se demande même encore aujourd’hui, après la signature du dernier protocole du 9 avril : — Que feront la Prusse et l’Autriche ? — L’impatience de l’opinion publique en Angleterre et en France est certes naturelle. Il faut pourtant reconnaître ce qui tient à Ia situation même de l’Allemagne dans les lenteurs, les réserves, les obscurités de sa politique.

L’Allemagne est un grand corps complexe qui nourrit le germe d’antagonismes de plus d’une sorte. Les états qui la composent ont des intérêts distincts et des intérêts communs, ils ont même des ambitions rivales. Ils ont une action propre, indépendante, et une action soumise à des conditions générales qui résultent de l’état fédératif. En outre de vieux liens de famille ou de principes unissent l’Autriche et la Prusse à la Russie. L’alliance russe a ses partisans dans l’un et l’autre pays. À Berlin, les partisans de la Russie entourent le roi et se font une arme de ses irrésolutions, de l’influence de sa sœur l’impératrice qui règne à Saint-Pétersbourg. À Vienne, il y a une politique qui a pour elle une portion de la plus haute aristocratie, dont l’un des chefs est le prince Windischgraetz, et pour qui l’alliance avec le tsar est une sorte de religion. Supposez tous ces élémens, ces antagonismes, ces tendances luttant ensemble ; il faut le temps pour que l’intérêt réel de l’Allemagne se dégage. Pour peu qu’on observe cependant la marche de la crise actuelle et la part que les puissances allemandes ont été successivement amenées à y prendre, il n’est point douteux que la question de la politique à suivre est tranchée dans l’esprit de l’Autriche, et elle est tranchée dans le sens des vrais intérêts de l’Allemagne, qui se confondent ici avec les intérêts conservateurs de l’Occident. Peut-être ne se tromperait-on pas en disant que dès l’origine l’Autriche a aperçu toute la portée du conflit soulevé par la Russie. Puissance politique, elle s’est vue menacée par l’esprit d’envahissement du tsar ; puissance catholique, elle a senti le coup que lui préparait une ambition déguisée sous un motif de religion. Déjà l’été dernier, elle chargeait son envoyé à Saint-Pétersbourg, M. Lebzeltem, de représenter au cabinet russe ce qu’il y avait de grave dans le caractère religieux qu’on cherchait à imprimer à la question d’Orient. « Une guerre religieuse, disait-elle, mettrait nécessairement en présence la Russie agissant au nom de l’intérêt grec et l’Autriche, puissance catholique. » Et ici il se passait un incident singulier. M. de Nesselrode était tellement stupéfait de la netteté de cette communication, qu’il n’osait pas la soumettre au tsar, disant que cela allait tout envenimer en irritant son maître. Voilà ce qui explique peut-être comment l’empereur Nicolas a pu vivre dans une atmosphère d’illusions et s’engager dans une voie où des avertissemens utiles eussent pu l’arrêter. C’est le fatal écueil de ces puissances absolues. Ce qu’il faut ajouter, c’est que M. Lebzeltem a dû peut-être d’être remplacé plus tard par le comte Esterhazy à la malheureuse faiblesse qu’il avait eue de retirer sa communication, sur les instances de M. de Nesselrode.

Une des phases les plus curieuses de ces relations entre l’Autriche et la Russie, c’est la mission du comte Orlof. On sait dans quelles conditions se présentait cette mission : elle coïncidait avec la demande d’explications adressée aux cabinets de Londres et de Paris sur l’entrée des flottes dans la Mer-Noire et avec les propositions de paix envoyées à Saint-Pétersbourg par la conférence de Vienne, après avoir été acceptées à Constantinople. On sait aussi la partie officielle des propositions de neutralité dont était chargé le comte Orlof. En réalité, ce n’était que le moindre objet de la mission de l’envoyé du tsar. Le comte Orlof allait à Vienne pour entraîner un changement de politique. Il arrivait avec le prestige de l’un des premiers personnages de l’empire de , d’un confident intime du tsar, comptant sur l’appui des partisans de l’alliance russe, et dès son arrivée il laissait déjà échapper des termes dédaigneux sur les hommes qui dirigeaient la politique autrichienne. Le comte Orlof était accueilli avec empressement par les partisans du tsar. Il ne tardait pas cependant à s’apercevoir que l’objet réel de sa mission n’était point de ceux qu’il pouvait avouer à Vienne. Restait la proposition de neutralité, qui n’eût point exigé, à la rigueur, le déplacement d’un tel personnage. Que répondait l’empereur d’Autriche ? — Si l’empereur Nicolas veut la paix, disait à peu près J’empereur François-Joseph, qu’il accepte les propositions adoptées. Sî, pour se prononcer sur ce point, il attend les explications sur l’entrée des flottes, il déplace la question ; ces explications dépendront bien plutôt de sa réponse. Si le tsar passe outre, l’Autriche doit appeler son attention sur ce fait, que non-seulement elle ne promet pas de rester neutre, mais que tous les traités entre la Turquie et la Russie sont en question. — Une conversation tout aussi significative avait lieu entre le comte Orlof et le comte de Buol. — Nous resterons neutres, disait celui-ci, tant que le Danube ne sera point franchi. — Et si nous le passons ? — Je vous engage à réfléchir, parce qu’alors votre retraite poui-rait n’être point assurée. — Ce serait donc la guerre ? — Absolument. Le seul résultat de la mission du comte Orlof, c’est que M. de Buol, à titre privé, prenait l’initiative d’une combinaison qui avait pour but de sauver l’amour-propre du tsar, particulièrement irrité d’avoir à compter avec la conférence de Vienne. Telle est l’origine des prétendus préliminaires de paix proposés par la Russie et définitivement écartés par le protocole du 7 mars. Dans l’intervalle, une autre circonstance s’était produite. Au mois de février dernier, M. de Nesselrode faisait parvenir aux cours allemandes une circulaire où il rappelait que l’alliance des cours du Nord avait été la sauvegarde de l’ordre social en Europe, ajoutant que leur division actuelle faisait renaître tous les dangers, M. de Buol ne laissait pas ces insinuations sans réponse. Il adressait à son tour aux mêmes cours de l’Allemagne un mémorandum où il disait que dans toutes les occasions l’Autriche avait eu pour politique de soutenir les traités et de défendre les droits consacrés, quelle était restée, pour sa part, fidèle à cette tradition, mais que depuis quelque temps il s’était fait une si étrange application des principes, qu’il n’était pas surprenant que l’Autriche n’eût pu s’y associer. Enfin, lorsque l’Angleterre et la France ont adressé à la Russie une intimation définitive d’évacuer les principautés, le cabinet de Vienne a fait appuyer par écrit cette intimation. C’est ainsi, par celle série de faits dont l’exactitude ne nous semble pas douteuse, que se caractérisent les véritables dispositions de l’Autriche et son attitude réelle vis-à-vis du gouvernement russe. Le cabinet de Saint-Pétersbourg ne l’ignore pas, et M. de Nesselrode le prouvait bien en disant récemment avec une naïveté singulière au comte Esterhazy, ministre d’Autriche : « Il faut que les menaces de la France aient exercé un grand empire sur votre cabinet, pour l’engager à tenir la conduite qu’il tient ! » Mot malheureux, et qui en rappelle un autre plus cruel encore et aussi peu mérité, échappé comme aujourd’hui à l’enivrement de la force trompée ! C’est la déception, amèrement exprimée, de cette sécurité singulière avec laquelle le tsar se croyait en droit de disposer de l’Autriche dans ses négociations secrètes avec l’Angleterre. Qu’en faut-il conclure ? C’est que la neutralité pour l’Autriche, c’est la réserve faite de l’indépendance de sa politique, indépendance qui s’explique par sa situation en Allemagne, par la diversité de populations et d’intérêts qu’elle a à faire marcher d’accord, et en outre par un contact direct avec la Russie, qui rendrait les effets de la guerre plus immédiats pour elle. Si, dans ces conditions, une circonspection plus grande semble naturelle, cela ne saurait laisser de doute sur le sens de l’intervention de l’armée autrichienne réunie sur les frontières de la Servie, le jour où elle agira. La meilleure garantie du véritable caractère de cette intervention, c’est la netteté et le courage intelligent montrés par l’empereur François-Joseph et M. de Buol dans les diverses phases de cette pénible crise.

La neutralité dans laquelle l’Autriche s’est réfugiée un moment avait pour elle un autre sens ; elle était en quelque sorte un point de ralliement avec la Prusse. Or quelle est aujourd’hui la véritable politique de la Prusse ? Jusqu’à ces derniers temps, le cabinet de Berlin n’a cessé de partager toutes les vues des puissances maritimes et de l’Autriche et de s’associer à leur action diplomatique. Ce n’est que depuis peu que des hésitations se sont élevées en Prusse. La première occasion a été un projet de convention à signer entre les quatre gouvernemens. Cette forme d’une convention a semblé un engagement trop direct au roi de Prusse, et, par une série d’élaborations successives, la convention est devenue le protocole du 9 avril. Au fond, la véritable cause des hésitations du roi, c’est le travail des influences russes au moment décisif. L’impératrice de Russie elle-même a, dit-on, usé de son pouvoir naturel sur l’esprit de son frère ; on a fait apparaître aux yeux de Frédéric-Guillaume le rôle d’un médiateur de la paix, et en attendant la première condition c’était évidemment de rester neutre. La répugnance de Frédéric-Guillaume à consacrer par m acte nouveau son adhésion à la politique des cabinets alliés a même été si vive un moment, que M. de Manteuffel a donné sa démission, et que le prince de Prusse refusait de revenir dans les provinces rhénanes reprendre son commandement. Tout récemment encore, c’est pour avoir exposé avec vivacité le péril de ces hésitations et la nécessité d’une politique plus nette que le ministre prussien à Londres, le chevalier de Bunsen, a été rappelé. Les pressantes sollicitations du prince de Prusse et du président du conseil ont eu heureusement leur influence, et le dernier protocole a reçu la signature de la Prusse. C’est peut-être seulement à l’aide de ce protocole que M. de Manteuffel a obtenu de la seconde chambre prussienne le vote d’un emprunt de 30 millions de thalers après une discussion des plus vives et des plus curieuses, où la commission proposait de n’accorder l’emprunt qu’à la condition de l’adhésion à la politique des puissances occidentales. Un autre terrain sur lequel se sont manifestées les hésitations du roi de Prusse, c’est celui d’une convention particulière avec l’Autriche. C’est le général de Hess qui avait été chargé par le cabinet de Vienne d’aller à Berlin négocier ce traité. Le but commun entre les deux pays était de se garantir mutuellement leurs possessions et de régler les conditions de leur action. Le traité avait été préparé, il semble aujourd’hui mis en doute. L’illusion du roi Frédéric-Guillaume, c’est de trop discuter avec lui-même et de se livrer aux perplexités d’un esprit qui ne demande pas mieux que de ne pas se décider. Sait-on une de ses préoccupations ? C’est de savoir si les intérêts danubiens sont un intérêt allemand. Il faudrait pourtant prendre garde de ne pas placer cet intérêt allemand dans des choses entièrement idéales. Que pourrait-il résulter d’hésitations trop obstinées du roi Frédéric-Guillaume ? C’est que l’Autriche rallierait infailliblement les autres états de l’Allemagne, et alors la Prusse aurait cessé non-seulement d’être une grande puissance européenne, mais encore d’être au premier rang en Allemagne. L’intérêt allemand ! il ne consiste pas dans telle ou telle question secondaire aujourd’hui ; il est tout entier dans la question supérieure de savoir si l’indépendance de l’Allemagne, aussi bien que celle de l’Europe, est en sûreté en présence d’une puissance formidable, maîtresse de l’Orient et assise du nord au sud sur la mer Baltique et sur la Méditerranée. L’intérêt allemand ! on peut le voir sous un autre aspect. On n’a qu’à observer les luttes actuelles de cette portion centrale de l’Europe, les mille liens dans lesquels le gouvernement de Saint-Pétersbourg enlaçait déjà certains états, les racines profondes jetées par l’influence russe. Partout il y a une politique russe à côté de la politique nationale. Que ce travail se fût poursuivi pendant quelques années encore dans l’ombre, et par une sorte de lente assimilation il s’établissait une haute suzeraineté du tsar. La crise actuelle est venue révéler à l’Allemagne son véritable intérêt par les efforts qu’elle est obligée de faire pour réagir contre l’ascendant menaçant de la Russie.

C’est là ce qu’on pourrait appeler la partie européenne des complications qui pèsent aujourd’hui sur le monde. Par malheur, ces complications, déjà suffisamment périlleuses en Europe par les intérêts qu’elles mettent enjeu, trouvent un élément de gravité de plus en Orient dans les insurrections qui ont éclaté parmi les populations chrétiennes de l’empire ottoman. Ces insurrections, il est vrai, semblent arrivées à un point où elles ne peuvent que décroître, parce qu’elles ne pouvaient pas réussir, parce qu’il ne suffit pas d’un sentiment généreux ; il faut encore que ce sentiment ne se mette pas en contradiction avec des intérêts généraux plus puissans. Mais d’un autre côté ces mouvemens populaires ont fait naître pour le gouvernement limitrophe de la Grèce une question de complicité et de responsabilité. On ne saurait nier que le gouvernement hellénique s’est trouvé dans une situation critique et délicate ; peut-être n’avait-il à choisir qu’entre une révolution intérieure, qu’il eût provoquée en cherchant à comprimer un mouvement national, et le risque d’appeler sur lui la sévérité de l’Europe, en favorisant les insurrections. Il s’est prémuni contre le danger le plus immédiat, celui d’une révolution. Les illusions sont venues s’y joindre, et ce qu’on raconte du roi Othon aussi bien que de la reine donne certes une idée singulière de la vivacité enfantine de ces illusions. On comptait déjà les étapes qui conduisaient à Byzance, et on n’a fait qu’aller au-devant d’une difficulté des plus graves et des plus périlleuses avec la Turquie. La Sublime-Porte en effet, par l’organe de son ministre à Athènes, a fait demander au gouvernement grec des explications sur des actes qui dénotaient une connivence réelle, en réclamant de lui des mesures efficaces, soit contre les excitations de la presse, soit contre toute tentative de nature à favoriser l’insurrection. Les réponses du gouvernement hellénique ont été assez évasives, et il s’en est suivi que Nechet-Bey, ministre de la Porte en Grèce, a quitté Athènes, et que M. Metaxa, représentant du roi Othon en Turquie, a dû quitter Constantinople ; les sujets helléniques résidant dans l’empire ottoman ont même reçu l’ordre de partir dans un court délai. Malheureusement dans ce conflit le gouvernement grec est loin d’avoir l’appui des cabinets européens.

C’est ainsi que cette formidable question s’enchevêtre, se complique de toute sorte d’élémens périlleux, et met à la fois tous les intérêts, toutes les tendances, toutes les passions en présence. On peut la voir aujourd’hui dans ce qu’elle a de complexe et de saisissant. Par combien d’autres phases ne passera-t-elle pas encore ! Mais il faudra toujours remonter aux causes réelles, où la main de la Russie restera fatalement empreinte. Ce sont ces causes que M. Eugène Forcade a décrites avec un talent souple et vigoureux, avec une intelligence élevée des choses politiques, dans cette série d’études que connaissent les lecteurs de la Revue, et qui revoient le jour, rassemblées sous un même titre : Histoire des Causes de la Guerre d’Orient. Là sont les préliminaires éloquens de cette guerre dont l’avenir est un mystère. Il y a surtout dans ces pages un sentiment qui se retrouve chez tous les hommes nourrissant l’amour de leur pays : c’est qu’en présence de ces questions puissantes auxquelles est attachée la destinée de la civilisation et de l’Europe toutes les dissidences politiques s’effacent ; il ne reste que la passion ardente de voir une indépendance sérieuse et forte victorieusement raffermie.

C’est ce qui fait que dans ces instans de crise universelle il y a comme un temps d’arrêt dans toutes les choses qui composent le mouvement intérieur : l’attention se concentre sur ce point où s’agitent pour le monde des destinées inconnues. Les questions secondaires disparaissent et perdent de leur prix. Par tous les chemins, on revient à l’objet imique de la préoccupation ; on y est ramené par les impressions diverses de l’opinion, par les intérêts qui restent en suspens et qui attendent, par le spectacle du déploiement des forces militaires, par les conversations du monde, en un mot par cette tension universelle de toutes les pensées vers le même but. Il est cependant, dans cette vie intérieure si violemment distraite, des faits qui servent encore à la caractériser, à montrer de temps à autre d’une manière plus vive les transformations de toutes les conditions publiques, à laisser apparaître quelque chose de tout ce travail contemporain de recherches tendant à l’amélioration de la civihsation matérielle. Si tempéré que soit nécessairement le mouvement politique intérieur par la législation et par les diversions d’un intérêt extérieur puissant, ne retrouve-t-on pas comme un contraste de plus, une sorte de reflet lointain de l’animation d’autrefois, dans certains incidens tels que celui qui mettait récemment en cause M. de Montalembert, et qui plaçait cet homme éminent en face d’une autorisation de poursuite demandée au corps législatif, pour le laisser en face d’une poursuite réelle devant les tribunaux. De quoi s’agissait-il ? M. de Montalembert était amené il y a quelques mois, à ce qu’il parait, à écrire à M. Dupin une lettre traitant de fort grandes matières politiques, et où se faisaient jour de vives passions d’opinion. Ce n’était encore qu’une correspondance privée. Comment cette lettre a-t-elle pris un autre caractère ? Là est la question ; elle semble avoir été connue, bien que n’ayant point été imprimée en France, et le gouvernement est intervenu pour demander au corps législatif l’autorisation de poursuivre M. de Montalembert : cette autorisation a été accordée. Voilà le fait dans sa simplicité. On ne saurait rien ajouter à cet incident, qui en lui-même échappe par divers côtés à toute appréciation. Il ne reste que cette impression dernière de l’étrange instabilité des choses et de cet enchaînement de circonstances qui fait passer tout à coup un homme éminent au rang d’accusé.

Si la politique a de temps à autre ses incidens, comme on le voit, le gouvernement, dans un autre ordre d’idées, poursuit la réalisation d’une série d’améliorations accomplies sous ses auspices et par son initiative dans les conditions matérielles de la population ouvrière. On en avait récemment la preuve par un rapport de M. le ministre de l’intérieur sur l’amélioration des logemens des ouvriers dans les grandes villes manufacturières. À Paris, à Marseille, à Mulhouse, des sociétés se sont formées pour construire, avec le secours d’une subvention de l’état, des habitations simples, commodes et saines. Déjà des essais ont été faits, d’autres se poursuivent. Par une combinaison ingénieuse, d’après un système dont l’expérience va se faire à Paris, l’ouvrier locataire, en ajoutant cinquante centimes par jour, peut devenir propriétaire de son logement. Seulement ce léger prélèvement quotidien, joint au prix annuel du loyer, qui est de 365 francs, dénote que ce système n’est applicable qu’à une certaine catégorie d’ouvriers qui peuvent mettre une somme encore assez forte à leur loyer. Rien n’est mieux que de travailler sans cesse à élever la condition matérielle des classes populaires ; c’est en quelque sorte la loi de la civilisation, et ce progrès de la vie matérielle ne sera jamais plus sûr, jamais plus à l’abri des déceptions et des catastrophes qu’en s’appuyant sur l’élévation des conditions morales, sur le développement de toutes les notions saines, justes et religieuses.

C’est à l’intelligence de coopérer, dans son indépendance, à cette œuvre, en ne séparant point l’influence morale, l’idée de tous les devoirs humains, des lumières qu’elle propage et qu’elle popularise. N’est-ce point là du reste un des faits propres à notre siècle que cette popularisation infatigable de toutes les notions intellectuelles ? La science elle-même ne cache plus ses mystères, elle se met à la portée de tous, et les plus rares talens ont marqué dans cette divulgation scientifique. Un des hommes qui ont le plus hardiment marché dans cette voie, c’est certainement M. Arago. Le penchant de ses opinions politiques l’y poussait peut-être un peu ; il mettait un peu de démocratie dans la science, et à coup sûr Iieaucoup de science dans la démocratie : il aimait la popularité et ne se faisait i » as faute d’ouvrir la porte du sanctuaire ; mais il était servi aussi pur la nature de son talent, qui excellait à vulgariser toutes les données scientifiques et à les rapprocher île toutes les intelligences. Les œuvres de M. Arago, qu’on recueille aujourd’hui, sont l’expression de ce talent. Tel est le caractère de ces remarquables notices sur Fresnel, sur Young, sur le physicien Volta, sur James Watt, que l’auteur lisait successivement à l’Académie des sciences. M. Arago passe avec l’aisance d’un esprit supérieur et clair à travers tous ces problèmes de la polarisation, de l’électricité, de la chaleur du globe, de la machine à vapeur, qu’il rencontre naturellement dans ses notices, dont il est maître lui-même, et qu’il dépouille de leur appareil trop abstrait. Il mêle la biographie à la science, l’histoire à l’exposition d’une théorie. Le malheur de M. Arago, c’est de trop souvent rencontrer la politique et de la saluer par des allusions qui ont vieilli nécessairement. Un des plus remarquables fragmens de ce volume par son intérêt et par sa nouveauté est celui que M. Arago appelle Histoire de ma Jeunesse. On sent parfois dans ces pages comme une flamme qui se réveille. Il n’y a là qu’un simple récit du séjour fait en Espagne par M. Arago vers 1807 pour prolonger la mesure de la méridienne ; mais dans ce récit que d’incidens et de péripéties ! Étrange destinée ! M. Arago va en Espagne ; seul sur quelque montagne entre l’Aragon et Valence, il passe son temps à décrire des arcs et à observer des signaux, et pendant cela la guerre s’allume, la tempête éclate ; le jeune savant est lui-même pris dans la tourmente ; il est jeté de Majorque à Alger ; il voyage avec des corsaires ; il est traité comme prisonnier, et au bout de son odyssée il retrouve la France avec son bagage d’observations scientifiques. N’est-ce point l’image des sciences et des lettres jetées souvent au milieu de toutes les tempêtes, traînées comme des prisonnières obscures et finissant par retrouver leur pmssance en agrandissant encore leur domaine et leur sphère d’action ?

De cet immense mouvement imprimé dans notre siècle à toutes les classes de l’intelhgence, il est résulté un fait qui marque une phase caractéristique dans le développement de l’esprit humain : aujourd’hui les sciences ne ivent plus isolées, indépendantes l’une de l’autre ; elles se prêtent un mutuel appui. L’historien a besoin de se rendre compte de la raison philosophique des faits, et le philosophe a besoin de la lumière de l’histoire. L’étude des questions économiques ne prend tout son intérêt que quand on la place au centre de la vie réelle d’un peuple. L’écrivain trouve de singuliers enseignemens dans la pratique poUtique, et l’homme d’état à son tour double ses forces de toutes les ressources d’une raison cultivée, élevée et instruite par la connaissance de l’histoire, des arts et des lettres. En un mot, c’est une alhance de toutes les facultés de l’esprit et de l’observation appUquées à ressaisir les divers aspects des choses et conduisant, dans le domaine de l’action, à une intelligence plus étendue des affaires humaines, — dans le domaine littéraire, à des tableaux plus larges, plus complets et plus vivans. L’étude de l’agriculture elle-même s’anime ainsi et s’élève. Et en effet, est-ce que le développement des intérêts agricoles d’un pays ne touche pas à tout, à l’histoire du peuple, à son génie, à ses mœurs, à l’esprit de législation, à la nature des institutions politiques, à toutes les combinaisons de l’activité nationale ? C’est la réunion de ces élémens qui fait des études de M. Léonce de Lavergne sur l’Économie rurale de l’Angleterre un livre non-seulement utile et d’une portée pratique, mais intéressant et varié. M. de Lavergne, on le sait ici de reste, n’a point étudié minutieusement des lois et des règlemens ; il a été mieux inspiré, il a pris le développement agricole de l’Angleterre sur le fait, dans les comtés, dans les fermes du Hampshire et du Warwick, animant la statistique par l’histoire, et l’exposé des procédés agricoles par la description des lieux. Dépouillez toutes ces questions de culture et de produit brut, d’élevage des bestiaux et de salaires : vous trouverez au fond l’analyse la plus exacte de la vie pratique anglaise ; vous verrez comment cette puissance britannique s’est formée par l’alliance des institutions libres et du travail agricole, comment la liberté a servi d’auxiliaire à l’agriculture, et comment la vie rurale a été la forte assiette de la liberté politique elle-même. Allez en Irlande, c’est un bien autre spectacle, et qui n’est pas moins instructif. Vous saisirez dans son principe et dans ses causes cette misère immense, legs de plusieurs siècles d’oppression ; vous serez conduit à ce dénoûment qui devait précéder la transformation de l’Irlande, une famine et une émigration en masse qu’on a nommée du nom biblique de l’Exode. Voilà comment les faits agricoles s’animent, prennent un intérêt attachant, et comment l’économie politique elle-même a le fort attrait de l’histoire.

C’est là du reste le secret dans tous les domaines de l’intelligence : éclairer les faits les uns par les autres, mêler l’instruction de l’histoire au trait rapide de l’observation, allier l’analyse des phénomènes de l’esprit à la peinture du monde au sein duquel ils se produisent. Ainsi l’étude de la vie intellectuelle devient autre chose qu’une froide dissection. Bien des aspirations, bien des genres de talent peuvent s’appliquer à cette œuvre et la poursuivre sous des formes différentes. Aucune forme n’est plus actuelle aujourd’hui que ce genre d’observation littéraire qui est à demi de l’histoire, à demi de la critique, qui est toujours en éveil, et pour ainsi dire une succession d’impressions sur les œuvres et sur les hommes, à mesure qu’ils passent dans cette galerie vivante des choses contemporaines. Le côté faible de ce genre, on le connaît. Quand les impressions de journal deviennent un livre, on risque de mêler des noms et des ouvrages d’une importance trop inégale, de fixer sous une forme trop durable ce qui a déjà perdu son intérêt, de reproduire une multitude de traits dont le sens échappe ; mais il peut rester toujours le goût, le tact, l’esprit distingué, la finesse du jugement, même quand il se laisse aller à de trop faciles admirations, l’instinct juste et sain, et ce sont ces qualités que M. de Pontmartin montre dans ses Causeries littéraires, œuvre agréable et qui n’a point la prétention de résumer les archives de la littérature contemporaine. Si on cherchait l’unité du livre de M. de Pontmartin, on la trouverait sans doute dans cette distinction d’un esprit juste qui cause sur divers sujets ; c’est une série de conversations interrompues, reprises, continuées sur un roman ou un poème nouveau, sur l’œuvre de la veille et les diverses tendances de l’esprit moderne. La critique de M. de Pontmartin est délicate et indulgente, mais en même temps elle prend un accent de netteté et d’élévation quand elle se trouve en présence de ces violons excès de l’imagination qui ne sont pas seulement des excès littéraires, qui sont les symptômes des déviations morales de notre temps ; là est l’inspiration honnête sous la forme élégante du langage. La littérature est une sorte de champ de bataille où se poursuit un éternel combat entre ces instincts des esprits honnêtes et les violens dérèglemens des imaginations faussées, et en cela qu’est-elle autre chose que l’expression des luttes de notre âge étendues à toutes les sphères de l’activité des peuples, à leur vie sociale et à leur vie politique ? Partout en effet aujourd’hui sont en lutte les tendances opposées, seulement ce choc d’opinions et de principes varie selon les pays, et prend une forme différente selon le théâtre où il se produit.

C’est surtout depuis 1848 que les luttes sont devenues plus tranchées, justement parce qu’à des entraînemens sans limites ont succédé des réactions aussi peu modérées. Au nord de l’Europe, le Danemark lui-même flotte aujourd’hui dans des oscillations dont l’origine remonte à cette époque. La session des chambres danoises, ouverte le 4 octobre 1853, s’est terminée récemment en laissant le pays dans un désordre singulier. On n’a pas oublié qu’après 1848 le Danemark eut à soutenir une lutte acharnée pour disputer le Slesvig à l’influence de la Prusse, qui prétendait séparer le duché de la monarchie danoise. Le Danemark sortait victorieux de ce conflit, et le germanisme était repoussé au-delà de l’Eyder. L’orgueil danois était satisfait, d’autant plus que le roi Frédéric VII venait de doter le pays d’une constitution. Seulement ici commençaient les difficultés : l’Allemagne voulait regagner par la diplomatie ce qu’elle avait perdu sur le champ de bataille. Elle eût trouvé la Russie contraire à ses desseins, si elle avait voulu porter quelque coup à la monarchie danoise ; elle la trouvait favorable en tournant ses efforts contre le régime libéral institué par le roi Frédéric VII. Le premier succès de cette action, combinée dans un sens absolutiste, c’était d’obtenir que la constitution ne fût pas applicable au Slesvig, pas plus qu’aux deux duchés du Holstein et de Lauenbourg. Dès lors, la loi fondamentale de 1849 n’était plus que la constitution d’une partie de la monarchie, une espèce de constitution provinciale qui devrait nécessairement se subordonner aux règles supérieures d’une loi commune à tout le pays. Là est le germe des difficultés actuelles. Qu’est-il arrivé en effet ? Le ministère danois s’est proposé de faire abolir par les chambres de Copenhague les institutions établies en 1849, sous prétexte de la nécessité d’une loi fondamentale applicable à toute la monarchie ; mais en même temps, outre qu’il prétendait que cette constitution commune devrait être octroyée par le roi, il refusait d’en faire connaître le sens et les principes. C’est sur ce terrain que le combat s’engageait récemment entre les partisans du régime libéral et le ministère présidé par M. Œrsted. Au mois de février dernier, un projet ministériel, déclarant que la constitution commune serait octroyée par le roi, était repoussée au Folkething par 97 voix contre 1. Porté à la chambre supérieure ou Landsthing, le projet ministériel subissait le même sort. Les chambres danoises ne refusaient pas de se prêter à des changemens constitutionnels, mais elles refusaient de donner un vote avant de connaître le projet de constitution nouvelle. Comment s’explique cette étrange tentative de réaction ? Elle ne s’explique que par la docilité du ministère aux influences étrangères qui agissent dans un sens absolutiste. Voilà donc dans quel état se trouvait récemment le Danemark. Les chambres manifestaient leur ferme volonté de maintenir les institutions libérales. Le ministère avait contre lui non-seulement la représentation nationale, mais encore l’immense majorité du pays. Une telle situation ne pouvait se prolonger longtemps, d’autant plus que la loyauté de Frédéric VII se refusait à toute violation du pacte constitutionnel ; elle vient en effet d’arriver à un dénouement. Le cabinet présidé par M. Œrsted a donné sa démission. Au point de vue des complications actuelles de l’Europe, la chute du ministère danois, qui a coïncidé avec la visite de l’amiral Napier au roi Frédéric VII, peut avoir son importance ; son maintien au pouvoir eût sans nul doute incliné la politique du Danemark vers la Russie.

L’Espagne n’a point les mêmes crises en ce moment, mais elle vient de voir se produire deux faits qui, à divers points de vue, caractérisent sa situation et affectent ses intérêts politiques. Le premier de ces faits, le moins grave peut-être en lui-même, c’est une tentative d’émeute à Barcelone. Le mouvement a pris dès l’origine un caractère industriel. Un certain nombre d’ouvriers ont refusé de travailler, élevant des questions de salaire. L’agitation s’est prolongée plusieurs jours, et est devenue assez sérieuse pour que la force ait été employée. Il ne paraît pas qu’après cette première répression l’agitation ait recommencé. Ce mouvement, tout industriel en apparence, avait pourtant, dit-on, une couleur carliste, et les autorités de Barcelone ont dissous une société qui paraissait en avoir été l’instigatrice. Par une bizarrerie, cette société, bien nommée, s’appelait l’École de la Vertu. Le second fait qui a eu un moment une certaine gravité pour l’Espagne ne s’est point produit en Europe ; c’est à Cuba qu’il a eu lieu, et il a été l’occasion d’une recrudescence nouvelle des passions qui fermentent toujours aux États-Unis au sujet de la possession espagnole. Quelque simples que soient les circonstances, ces passions sont malheureusement toujours prêtes à les envenimer pour mettre en lutte les deux pays. Il ne s’agissait pas pourtant d’abord d’un fait extraordinaire. Un navire marchand américain, le Black-Warrior, abordait il y a peu de temps à Cuba ; le manifeste qu’il présentait n’étant point régulier, on l’engageait à le régulariser. C’est à quoi se refusait le capitaine du Black-Warrior, et par suite de la résistance qu’il opposait, le capitaine-général de Cuba faisait mettre l’embargo sur le navire. Mais ici commence la véritable gravité de cet incident. À peine ce fait était-il connu aux États-Unis, sans autre information, toutes les colères se soulevaient. Une fois encore on proposait d’envahir Cuba, et ce qu’il y a de plus sérieux, c’est que le gouvernement lui-même se laissait aller à ces entraînemens ; le président, M. Franklin Pierce, adressait à la chambre des représentans un message où il qualifiait avec la plus étrange sévérité les autorités espagnoles, et où il semblait aller au-devant d’une rupture. Le message du président n’a été heureusement suivi d’aucune résolution effective ; la réflexion a pu venir, et il est probable qu’aujourd’hui cette affaire est entrée dans la voie des négociations entre les deux gouvernemens, d’autant plus que le capitaine-général de Cuba a relâché le Black-Warrior moyennant une amende de 6,000 piastres. Cependant, bien que calmée, l’irritation permanente n’en subsiste pas moins aux États-Unis, et le moindre incident peut la réveiller. Dans les circonstances présentes, il est facile de pressentir ce qu’aurait pu avoir de sérieux une rupture entre les États-Unis et l’Espagne, au moment où toutes les forces navales de l’Europe sont engagées dans d’autres conflits. Ce serait d’ailleurs, de la part du peuple américain, donner une idée singulière de lui-même que de choisir un tel moment pour assouvir son ambition au mépris du droit et des plus simples règles de la justice internationale. ch. de mazade.