Chronique de la quinzaine - 14 avril 1856

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Chronique n° 576
14 avril 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 avril 1856.

La paix n’est point ratifiée encore, elle ne le sera définitivement que dans les derniers jours du mois ; mais, quelque lenteur que l’éloignement ou les formalités des chancelleries mettent dans cet échange des ratifications, la paix est faite : elle est assurée désormais par la signature du traité du 30 mars, qui fixe les conditions essentielles du rétablissement de l’ordre européen, et ne laisse à débattre que des questions d’exécution entre des puissances réconciliées. Cet acte une fois accompli, tout le reste devient secondaire. Les armes tombent d’elles-mêmes des mains des combattans. L’état de guerre a cessé partout en fait avant de cesser en droit. Les interdictions qui pesaient sur le commerce commencent à disparaître, les blocus sont levés, les flottes sont rappelées dans les ports, et déjà on peut prévoir l’heure du retour de ces intrépides armées qui quittaient nos côtes il y a deux ans, qui jusqu’au dernier instant auront eu à supporter les cruelles épreuves de la lutte, les maladies après le feu ; la mort obscure de l’ambulance après la mort héroïque du champ de bataille. Politiquement, c’est la fin de cette tension qui régnait dans tous les rapports en Europe, et qui laissait toujours entrevoir au bout de la guerre d’Orient la menace redoutable d’une guerre dans l’Occident. Tel est le résultat général et jusqu’ici appréciable des négociations qui viennent d’avoir lieu.

La Russie, on ne le peut nier ; était la plus intéressée dans la lutte ; aussi le cabinet de Saint-Pétersbourg n’a-t-il point été le dernier à essayer d’expliquer à ses peuples ce que c’était que cette paix qu’il venait de conclure. Il a soulevé à demi le voile dans un manifeste signé par l’empereur Alexandre lui-même. Il ne faut point évidemment peser avec minutie chaque mot de ce manifeste impérial, qui est comme un acheminement à la divulgation du traité. Si le tsar décline encore la responsabilité du conflit en la rejetant en quelque sorte sur la fatalité des circonstances qui ont trompé les intentions de son père, s’il déclare que le but de la guerre est atteint, quoique par des voies imprévues, s’il déguise la neutralisation de la Mer-Noire, la transformation de ses ports, la rectification de ses frontières, sous le voile de mesures de précaution destinées à éloigner toute chance de collision entre la Russie et la Turquie, et à écarter pour l’avenir tout soupçon d’une pensée ambitieuse de conquête, — s’il parle ainsi, il ne dit que ce qu’il peut dire à des Russes pour les intéresser à une pacification honorablement offerte et honorablement acceptée. Il en est de même lorsque l’empereur Alexandre met en balance les concessions qu’il s’est vu contraint de faire et les conséquences bien autrement graves qui auraient pu découler de la continuation de la lutte, les désastres de la guerre et les avantages de la paix, qui laisse la Russie libre de perfectionner son organisation intérieure, d’introduire l’équité dans ses lois, de travailler utilement et de s’élever vers la civilisation. Le manifeste du tsar est, à proprement parler, le manifeste d’une politique nouvelle, à laquelle il ne manque désormais que de devenir une réalité complète, pour rattacher plus intimement l’empire russe au mouvement général des nations européennes. En apparence, c’est une retraite presque hautaine, soutenue en invoquant des victoires ; au fond, c’est une acceptation des conséquences de la guerre et des bienfaits d’une paix nouvelle. La pensée des principaux gouvernemens, on le voit, n’en est plus à se dessiner ; elle se manifeste dans leurs actes comme dans leurs paroles. Quant à la Prusse, elle a été incontestablement la première à se réjouir : elle s’est spontanément complimentée elle-même. Le traité était à peine signé, que le roi Frédéric-Guillaume envoyait un de ses ordres à son plénipotentiaire, M. de Manteuffel, et les chambres de Berlin s’empressaient de féliciter leur souverain de la puissante efficacité de sa politique. On conviendra que si le monde a retrouvé la paix, ce n’est point l’effort de la Prusse qui a fait défaut ! Voilà donc l’Europe rendue au repos après un ébranlement de plusieurs années, ou, pour mieux dire peut-être, voilà une querelle apaisée. Si les peuples ont bien d’autres difficultés à vaincre dans la rude vie de notre temps, ils ont pu du moins apprendre une fois de plus ce que vaut la modération en politique, et ce qu’il en coûte même pour avoir raison. La Russie, après bien des sacrifices, n’est point certainement arrivée là où elle voulait aller, tandis que la France et l’Angleterre savent de quel prix elles ont payé un résultat qu’elles ne recherchaient pas d’abord, qu’elles ont été contraintes de revendiquer plus tard comme un gage de sécurité européenne.

Oui, la paix est signée : que faut-il maintenant pour qu’elle dure ? Sans doute, ainsi que le disait récemment l’empereur dans un banquet où il a réuni les plénipotentiaires, il est nécessaire « qu’elle repose toujours sur le droit, sur la justice, sur les véritables et légitimes intérêts des peuples ; » mais en outre, dans le cas actuel, pour que cette terrible affaire d’Orient ne se réveille pas dans sa gravité, pour que les garanties obtenues par l’Europe conservent une durable efficacité, il faut que la paix s’identifie en quelque sorte avec la solution des difficultés diverses qui sont comme les dépendances nécessaires de la grande question. Ces difficultés sont sans doute encore l’objet des délibérations du congrès, qui n’a pu les résoudre qu’en principe dans le traité récemment conclu. Il y a deux questions surtout : celle de l’amélioration du sort des populations chrétiennes et celle de l’organisation nouvelle des principautés. Qu’on se représente exactement cette situation. La guerre a été entreprise pour faire cesser en Orient la prépotence excessive de la Russie, déguisée sous un protectorat religieux, et pour maintenir dans leur intégrité les droits souverains du sultan. Le sort des chrétiens était le prétexte invoqué par le tsar ; les puissances occidentales avaient naturellement à concilier l’intérêt qu’elles portaient elles-mêmes à ces populations malheureuses et le respect des prérogatives de la Porte-Ottomane. Telle a été leur pensée dans les diverses clauses que contiennent toutes les propositions de paix. Il ne serait point exact de dire que le protectorat collectif des puissances se trouve aujourd’hui substitué au protectorat exclusif de la Russie. Venant de l’Europe réunie, l’atteinte portée à l’indépendance du sultan ne serait pas moins directe ; seulement les alliés de la Turquie étaient fondés à employer toute leur influence pour déterminer le divan à prendre l’initiative de grandes et salutaires réformes. C’est ce qui a eu lieu par la promulgation du firman du mois de février ; mais ce firman une fois promulgué, fallait-il le considérer comme partie intégrante du traité ? C’était rencontrer la même difficulté, le même danger de donner à un acte de politique intérieure le caractère d’un engagement international. Le traité qui a été signé ne paraît faire qu’une mention générale de ce qui a été accompli, de telle sorte que le hat-humayoun reste l’œuvre propre et directe de l’autorité du sultan.

Or ici il s’élève une question destinée sans doute à appeler plus d’une fois l’attention des gouvernemens européens. — Quel est l’avenir de ces réformes récemment promulguées ? quelle en sera la portée réelle ? dans quel esprit seront-elles appliquées ? comment parviendront-elles à surmonter l’opposition du vieux parti turc, qui résiste au nom de l’islam, et la répugnance même d’une partie des chrétiens, moins sensibles qu’on ne pourrait le penser aux bienfaits de la loi nouvelle ? — Sans doute, disent les défenseurs des chrétiens grecs de l’Orient, sans doute, au premier aspect, il y a dans ce hat-humayoun tous les élémens d’une réhabilitation sociale, morale et politique ; mais la loi de recrutement militaire, en dispersant dans l’armée ottomane les enfans des chrétiens, n’altérera-t-elle pas leur moralité, leur nationalité, outre qu’elle est une charge onéreuse ? L’égalité des races est proclamée dans le firman ; il en est de même de l’admissibilité à tous les emplois ; Les chrétiens obtiennent des garanties pour leur culte, pour leurs intérêts, pour leurs affaires litigieuses. Qu’on examine bien cependant : dans quelle proportion l’élément turc et l’élément chrétien se combineront-ils au sein des tribunaux mixtes ? De plus, pour les affaires entre musulmans, il y a des tribunaux exclusivement musulmans ; il n’en est point ainsi des chrétiens. Quant aux fonctions publiques, il en est beaucoup auxquelles les musulmans seuls peuvent prétendre, et qui sont interdites aux chrétiens. Enfin, parmi tous les projets qu’on annonce, il y a des codes de lois pénales, commerciales, correctionnelles, il n’y a point de code civil, de telle façon que, dans les cas les plus fréquens, les différends civils entre musulmans et chrétiens devront être réglés suivant le Coran, qui est la source de la loi civile en terre d’islam. Si le gouvernement turc veut marcher sincèrement dans la voie qu’il a ouverte, c’est une révolution, et cette révolution, il ne pourra pas l’accomplir. Si les réformes qu’il a inscrites dans son firman ne sont que des mesures de circonstance destinées à rester sur le papier, quelle amélioration réalisent-elles dans l’état des populations chrétiennes ? — Ainsi parlent quelques-uns des chrétiens orientaux, les Grecs du royaume hellénique surtout, qui suivent d’un œil attentif ce mouvement. Que peut prouver cela ? C’est que la fusion de races si contraires n’est point une œuvre facile, si tant est qu’elle soit possible, c’est que les réformes entreprises par la Turquie ne deviendront une réalité qu’à la condition d’un effort immense, d’où dépend au reste l’existence de l’empire ottoman. Il n’est point douteux aussi que le succès de cette transformation tient beaucoup à ce que feront les chrétiens. Le traité du 30 mars peut ne point comprendre textuellement les réformes récemment décrétées ; il fait plus, il consacre et étend la protection morale de l’Europe sur les populations chrétiennes de l’Orient, mises en demeure de s’élever graduellement à une condition plus favorable, peut-être d’accomplir leur destin.

La question des principautés n’est pas moins grave, et elle paraît avoir soulevé dans le congrès des incidens de diverse nature. Le premier touchait à la présence de l’armée autrichienne dans les provinces du Danube. Les ratifications du traité de paix une fois échangées, les soldats de l’empereur François-Joseph devaient-ils, pouvaient-ils occuper encore la Moldo-Valachie ? L’Autriche naturellement aurait incliné à différer sa retraite des principautés. Tant que ces provinces ne seront point réorganisées, la présence de ses troupes lui semblait la plus sûre garantie de la tranquillité publique. D’ailleurs ne serait-il point utile qu’elle restât dans ses pétitions jusqu’à ce que la rectification de frontières qui doit avoir lieu en Bessarabie se trouve accomplie ? Les autres puissances représentées au congrès n’auraient pas moins insisté pour une évacuation immédiate après la paix, et même il aurait été ajouté, à ce qu’on assure, que rien ne serait fait dans les principautés tant qu’un soldat autrichien y serait. Le comte Orlof, de son côté, aurait assez vivement contesté que la présence de l’armée autrichienne fût nécessaire pour surveiller la rectification de frontières, à moins qu’il n’y eût là un doute jeté sur la bonne foi de la Russie. La retraite des soldats de l’Autriche semble donc devoir s’accomplir dans un délai prochain ; mais il reste toujours la difficulté essentielle que le traité n’a pu trancher : l’organisation des principautés. Comme on sait, il y a eu un projet qui aurait répondu à tous les instincts de la race roumaine : c’est la réunion des deux provinces de Moldavie et de Valachie et la formation d’un état neutre, complètement indépendant, sous le sceptre d’un prince européen. Par là une nationalité renaissait, une barrière se trouvait formée entre la Russie et la Turquie. Ce projet n’est point vraisemblablement sans avoir été discuté, peut-être même n’est-il pas tout à fait abandonné ; malheureusement il doit soulever les protestations de la Turquie, la puissance suzeraine de ces provinces. Le gouvernement ottoman, de son côté, avait fait élaborer à Constantinople un règlement pour les principautés. La Turquie semblait peut-être oublier un peu que la guerre, en faisant disparaître le protectorat russe, ne lui avait pas rendu à elle-même une souveraineté absolue sur les provinces du Danube. Les principautés restent telles qu’elles étaient ou auraient dû être, avec leurs immunités, leurs privilèges, et ce lien d’une vassalité plus nominale que réelle qui les rattache à l’empire ottoman. Quoi qu’il en soit, il ne faut point oublier le sens des propositions de paix en ce qui touche les provinces danubiennes. Ces propositions stipulaient que les principautés recevraient une organisation conforme à leurs vœux, à leurs besoins, à leurs intérêts, et que cette nouvelle organisation, pour laquelle la population elle-même devrait être consultée, serait reconnue par les puissances et sanctionnée par le sultan, comme émanant de sa souveraine initiative. C’est donc d’après ces principes interprétés dans un sens plus ou moins large que devra être conçue l’organisation nouvelle, appelée à réunir à la fois ces trois conditions : l’adhésion des populations, la sanction du sultan et la garantie de l’Europe. Comment sera résolu ce problème ? Il n’est point douteux que le congrès n’y attache une sérieuse importance. Une commission mixte paraît devoir se rendre prochainement dans les principautés, et ce n’est qu’après l’enquête de cette commission qu’une résolution définitive sera prise dans de nouvelles conférences qui se tiendront également à Paris. Dans tous les cas, il est d’autant plus nécessaire de procéder à cette organisation des principautés, que les pouvoirs des hospodars vont expirer, et que l’Europe a un intérêt singulier à ne point laisser ces populations flotter entre toutes les influences. Ne serait-ce pas la rouvrir la porte à la Russie au moment où les Roumains n’ont d’autre désir que de se lier par un bienfait à l’Occident ?

Quand il aura préparé la solution de ces questions, le congrès de Paris aura parcouru le cercle des difficultés qui se rattachent à l’état de l’Orient. Selon toutes les apparences, il est sur le point d’avoir achevé son œuvre, du moins pour le moment, jusqu’à l’heure où les mesures relatives aux principautés pourront devenir l’objet de délibérations nouvelles entre les gouvernemens ; mais avant de se séparer, le congrès n’a-t-il point eu à s’occuper d’autres questions également sérieuses dans l’état actuel de l’Europe ? On ne peut douter désormais que les affaires d’Italie n’aient été évoquées dans les conférences. Seulement dans quelle mesure la question italienne a-t-elle été agitée ? La réalité est qu’un mémorandum paraît avoir été communiqué il y a quelques jours par le plénipotentiaire du Piémont, M. de Cavour, au gouvernement français et au gouvernement anglais, et tel a été le point de départ des conversations qui ont pu s’engager. Dans son mémorandum, M. de Cavour n’avait point de peine à constater l’état déplorable de l’Italie, principalement des Romagnes. Il faisait remarquer que l’esprit révolutionnaire trouve son plus énergique aliment dans les fautes des gouvernemens, qui s’obstinent à repousser toute idée d’amélioration sérieuse, tandis que le Piémont, par ses réformes, a montré que les agitations politiques et les révolutions sont impossibles là où la dignité nationale est sauvegardée, et où les institutions sont adaptées aux mœurs, aux aspirations légitimes des populations. Un des points qu’abordait le plénipotentiaire piémontais, c’est le développement progressif de l’invasion autrichienne dans les différens états de l’Italie. L’Autriche aujourd’hui en effet occupe Ferrare, Bologne, Ancône, Parme, Plaisance. Aux yeux de M. de Cavour, cette immixtion croissante dans les affaires de l’Italie est fatale à un double point de vue. D’abord c’est l’occupation étrangère ; ensuite les gouvernemens, se sachant protégés par l’Autriche, s’accoutument à moins consulter les intérêts des populations que leurs propres caprices. D’ailleurs cette occupation étrangère n’est point un remède. La présence des Autrichiens dans les provinces du pape n’empêche pas les plus étranges excès. De là une nécessité urgente de chercher d’autres moyens, puisque la force matérielle ne suffit pas. Le mémorandum du ministre piémontais ne contenait point au surplus de proposition formelle. M. de Cavour paraît seulement avoir été conduit peu après à appeler l’attention du congrès sur la possibilité de donner une organisation nouvelle aux Légations, en introduisant l’élément laïque dans l’administration. Ces diverses considérations se sont reproduites naturellement dans les conversations qui ont eu lieu au sein du congrès. Nul n’a pu contester la gravité des faits, la nécessité d’une amélioration dans l’état de l’Italie. Lord Clarendon surtout se serait très énergiquement prononcé, et l’opinion du gouvernement français n’aurait pas été moins nette, sans aller peut-être aussi loin qu’a pu aller le plénipotentiaire anglais. Par malheur, c’était un échange d’opinions qui ne pouvait avoir de résultat précis au sein d’une assemblée dépourvue de toute mission relative à l’Italie. On a pu contester le titre officiel du Piémont à intervenir au nom de la péninsule ; on ne peut du moins mettre en doute ses intérêts, qui le rattachent à ceux de l’Italie tout entière, et il avait d’autant plus de droits à soulever ces questions devant la diplomatie européenne réunie, qu’il a offert l’exemple du désintéressement en se dévouant à la cause générale. Tôt ou tard du reste, il est trop aisé de le pressentir, les conseils de l’Europe seront forcés d’évoquer cette question italienne, qui semble chaque jour s’envenimer, au lieu de se dénouer paisiblement par le concours des peuples et des gouvernemens.

Les événemens qui ont ému l’Europe durant ces dernières années touchent à leur terme ; les affaires intérieures et les intérêts matériels suivent leur cours et pourront le suivre désormais en pleine liberté. Les questions se déroulent, se dénouent ou se transforment. C’est la marche ordinaire de la politique du monde, tandis que l’intelligence, par ses œuvres, par ses manifestations, par sa persévérante activité, vient, elle aussi, prouver qu’elle existe, qu’elle veut exister du moins et garder sa place dans ce mouvement des choses d’où elle semble souvent exilée. Sans doute, il n’est point d’homme, si éminent qu’on le suppose, il n’est point même de corps public, quelle que soit son importance, qui puisse se dire exclusivement chargé des affaires de l’esprit. Il n’est pas moins vrai qu’il y a des foyers naturels pour l’intelligence comme il y en a pour la politique. L’Académie française a le privilège d’être un de ces foyers ; c’est ce qui fait qu’elle attire depuis quelque temps l’attention par ses choix, qui deviennent l’objet de tous les commentaires, aussi bien que par l’éclat de ses séances, qui ont le mérite de ramener toujours sous la coupole de l’Institut une assemblée fidèle et attentive. Ainsi il en a été récemment encore lorsque M. le duc de Broglie a fait son entrée solennelle à l’Académie. Cette séance de réception, au moins aussi politique que littéraire, devait avoir un intérêt à la fois sérieux et piquant par tous les souvenirs qui s’éveillaient naturellement, par le caractère du nouvel élu, par toutes ces coïncidences ou ces contrastes de situations que le hasard des circonstances amène parfois. M. de Broglie a été reçu par M. Nisard, et il succédait, comme on sait, à M. de Sainte-Aulaire, à un homme de son temps, de son rang et de ses habitudes. Bien que M. de Sainte-Aulaire ait fait sa carrière dans les grands emplois publics, bien qu’il ait été tour à tour préfet sous l’empire, député sous la restauration, pair de France, ambassadeur à Rome, à Vienne et à Londres sous la monarchie de juillet, il ne parait pas que sa vie ait été bien agitée, puisque ni M. de Broglie, ni M. Nisard, ni M. de Barante, qui a écrit sur lui une Notice, n’ont relevé aucun incident particulièrement saillant. C’était un homme sensé, ingénieux et bienveillant, d’une dignité facile, d’opinions sagement et habilement tempérées. M. de Sainte-Aulaire était trop modeste, a dit spirituellement M. de Broglie, pour se faire homme de lettres à cinquante ans ; il s’était borné à écrire un de ces livres qui dénotent l’homme habitué aux affaires du monde et l’esprit cultivé, — l’Histoire de la Fronde. C’est sous ce pavillon, pour ainsi dire, que le diplomate, le personnage politique et social avait fait son entrée à l’Académie. Après la nomination de M. de Broglie à la place de M. de Sainte-Aulaire, la tradition n’est point interrompue, elle se continue avec ce lustre que donne le passage dans les premières positions de l’état.

Entre les hommes de notre temps, M. le duc de Broglie a certainement une physionomie à part ; il s’est fait une situation distincte par le respect universel qu’il a su inspirer en se respectant lui-même, aussi bien que par la nature de son esprit et les habitudes qu’il a portées dans la vie publique. C’est ce qu’on pourrait appeler un whig français, un gentilhomme libéral, resté tel à travers tout. Seulement, s’il est ainsi, c’est moins par une tradition de parti, comme en Angleterre, que par réflexion, par l’effort de l’intelligence. Il y a en lui du métaphysicien, de l’homme d’état, et, si ce mot n’avait point été si étrangement dénaturé, on pourrait ajouter de l’aristocrate. Bien qu’à certaines époques de sa vie il ait écrit divers morceaux sur l’existence de l’âme, sur les lois pénales ou sur le théâtre, M. de Broglie n’est point sans doute un écrivain, si on n’attache à cette parole d’autre sens que celui d’un travail absolument et exclusivement littéraire. C’est un écrivain au contraire, si, dans les œuvres et les discours, on cherche avant tout l’expression d’un caractère doué d’une originalité propre. M. de Broglie n’a point parlé ou écrit par profession ou pour conquérir le pouvoir ; mais quand l’occasion est venue d’écrire ou de parler, il a eu une expression à lui, une éloquence où l’on sentait une conviction arrêtée, un esprit assez haut et même dédaigneux. C’était un langage substantiel et net, mêlé de vues générales ou abstraites et de familiarités pratiques. Tel a été encore le discours de réception de M. le duc de Broglie, avec une couleur littéraire plus marquée, comme il convenait à la circonstance. Le nouvel élu a su être à la fois simple et digne, modeste et fier, fidèle à ses idées, à ses convictions, au gouvernement qu’il a servi, et par degrés il s’est élevé à la fin jusqu’à une éloquence mâle et un peu désabusée. M. de Broglie est assurément un des hommes qui changent le moins, et c’est là peut-être la raison du jugement qu’il a porté sur la fronde.

L’orateur académicien, à la lumière du récit de M. de Sainte-Aulaire, distingue trois époques dans la fronde, la première où domine l’intérêt général, où l’on est infecté de l’amour du bien public, selon le mot de Mme de Motteville, la seconde où toutes les rivalités de pouvoir et d’influence, en éclatant, produisent la guerre civile, la troisième enfin où au milieu de la lassitude universelle chacun ne songe plus qu’à tirer son épingle du jeu. Hélas ! n’est-ce point là le programme de toutes les révolutions ? On part avec des convictions généreuses ou des illusions. Bientôt surviennent les luttes terribles entre des passions acharnées qui se disputent la puissance. Puis c’est l’heure du dénoûment, qui est toujours semblable et qui offre toujours le même spectacle, la recherche du repos avec profit. Dans cette carrière, tous les hommes ne s’arrêtent pas au même point, il en est même qui ne s’arrêtent jamais, et qui arrivent toujours au bon moment. Voilà pourquoi, en se reportant vers le passé, tout le monde ne considère pas du même œil la fronde et ses diverses époques, — et, ce qui est mieux, c’est que chacun a ses raisons de juger différemment, d’aimer ou de n’aimer point la fronde. Voilà pourquoi enfin M. de Broglie, avec l’accent austère d’un frondeur des premiers temps, déprime un peu celui qui finit par avoir raison de tout, Mazarin, que M. Nisard relève au contraire. M. le duc de Broglie, dans un sentiment élevé d’ailleurs, s’est montré quelque peu désabusé dans son discours. Il a répété le mot de l’empereur Sévère attendant la mort : J’ai été toutes choses, et rien ne vaut. Il a eu même quelques paroles sévères pour la génération contemporaine, pour « cette génération qui nous succède, étourdie de sa chute, engourdie dans le doute, enivrée des intérêts du jour et de l’heure. » Ces paroles de M. le duc de Broglie ne sont pas seulement l’expression de la pensée de celui qui les prononçait, elles expriment au fond la pensée d’une génération d’hommes qui ont le juste sentiment de leur importance, l’instinct de la grandeur du temps où ils ont vécu, et qui sont naturellement portés à envisager l’avenir d’un œil moins rassuré. Il est trop réel par malheur que la jeunesse actuelle peut être enivrée des intérêts du jour et de l’heure, qu’elle a pu être étourdie de sa chute ; mais enfin cette chute, elle ne l’a ni provoquée ni préparée : ce n’est point elle qui y a travaillé. N’est-il point vrai en outre que chaque génération qui vient est dans une certaine mesure l’œuvre de celle qui l’a précédée ? Elle ne s’est point faite elle-même moralement, elle a subi les influences qui régnaient, et cette différence d’esprit, de destinée entre des générations qui se succèdent serait à coup sûr un des plus curieux phénomènes à étudier dans notre vie contemporaine.

Ainsi la politique était partout présente à l’Académie sous le voile de l’histoire ou des considérations morales : elle n’a pas même gardé ce voile transparent ; M. Nisard l’en a dépouillée d’une main hardie. M. Nisard, dans son discours, a suivi pas à pas M. le duc de Broglie, relevant chacun de ses mérites, marquant chaque trait de son caractère, analysant ses œuvres littéraires. Il a parlé du dernier règne et du temps présent après avoir refait l’histoire de la fronde. La pensée tout entière du directeur de l’Académie se résume dans un mot qu’écrivait autrefois M. de Broglie : « Tout va bien ! » Le discours de M. Nisard contient assurément plus d’un passage remarquable ; on pourrait y distinguer une multitude de traits qui sont toujours sur le point d’atteindre le but. M. Nisard, comme on sait, nourrit un culte sévère du XVIIe siècle et de la langue magnifique de ce temps ; mais on est toujours de son siècle par quelque côté, et c’est pour cela sans doute que l’auteur de l’Histoire de la Littérature française s’est oublié plus d’une fois vraiment en laissant se glisser dans son discours des phrases qui auraient eu besoin d’être expliquées. Il y a eu des momens où M. Nisard ne disait pas même absolument ce qu’il voulait dire, traitant quelque peu la langue en ennemie. L’Académie n’en a pas moins eu ce jour-là une brillante fête, et le lendemain elle avait encore une œuvre d’un autre genre à faire : elle avait à nommer deux académiciens nouveaux. Ces élections étaient la grande préoccupation depuis quelque temps. L’Académie se laisserait-elle ébranler ? Il n’en a rien été. L’Académie a élu M. de Falloux et M. Biot. Il a fallu seulement trois tours de scrutin pour assurer la victoire de M. de Falloux. Au dernier moment, quelques académiciens timorés étaient sur le point, dit-on, de s’arrêter à mi-chemin et de n’accepter que l’une de ces candidatures, assez peu littéraires. Le scrutin est venu, et le triomphe a été complet. On raconte que le soir même de l’élection un des Nestors de l’Académie exprimait tout son contentement de cette importante opération de stratégie. « Maintenant, ajoutait-il en parlant à l’un de ses collègues, je reconnais que la prochaine élection doit être littéraire ; aussi vous pouvez compter sur ma voix pour M. L… » Nous n’ajouterons pas le nom, il pourrait trop bien rentrer dans cet ordre de combinaisons intimes qu’aime l’Académie, et où la littérature n’a point absolument la première place.

L’Espagne était autrefois le pays des fictions ; elle est aujourd’hui le pays de la réalité, et la réalité, telle qu’elle apparaît au-delà des Pyrénées, n’a rien de séduisant ni même de rassurant. La Péninsule ne cesse de tourner dans un cercle d’impossibilités et de crises sans réussir à vaincre cette fatalité qui la domine. Un gouvernement faible parce qu’il est divisé et qu’il manque de point d’appui dans les cortès, un congrès épuisé et obstiné à vivre, aussi impuissant à donner qu’à recevoir une impulsion, un pays qui glisse dans les séditions et les émeutes faute d’être dirigé, lorsqu’il aurait visiblement le goût de l’ordre et des travaux propres à développer sa prospérité matérielle, tel est par malheur le résumé de la situation de l’Espagne, situation qui ne semble s’améliorer en certains momens que pour retomber bientôt dans des incertitudes nouvelles et plus graves.

Un des plus étranges caractères de ces événemens qui se sont accomplis il y a deux ans, et d’où est née la situation actuelle de la Péninsule, c’est que du sein de cette révolution il ne s’est point dégagé une pensée véritable. Aujourd’hui encore, après deux années, on peut se demander ce qui a triomphé réellement. Les opinions sont arrivées à se neutraliser bien plus qu’à se constituer en force politique et à s’organiser pour faire prévaloir un système. De là d’irritans débats, des luttes personnelles ; des rivalités d’ambitions, des discussions parlementaires, où les lois les plus importantes sont souvent à la merci d’un amendement de hasard. Lorsque le danger s’est trouvé trop pressant, comme l’an dernier, en présence des insurrections carlistes qui éclataient dans l’Aragon et dans la Catalogne, sans doute il s’est rencontré des hommes qui, offraient leur appui au gouvernement : ils confiaient au cabinet toute sorte de facultés extraordinaires ; mais dans le moment même où il créait une dictature véritable, le congrès ne cessait de voter des lois empreintes du plus singulier esprit révolutionnaire. C’était une incohérence complète, et la constitution qui a été votée, mais qui n’est point en vigueur, et qui n’est pas même promulguée, est la triste fille de cette incohérence. Les lois organiques que l’assemblée constituante de Madrid s’occupe à discuter ont le même caractère. Récemment encore le congrès a voté une loi électorale ; d’après le système qui a prévalu, il y aura incompatibilité complète entre toutes les fonctions publiques, judiciaires, administratives ou militaires et les fonctions de député, tandis que d’un autre côté les membres du sénat, soumis également à l’élection, pourront exercer tous les emplois. Il est facile de voir où cela peut conduire, surtout dans un pays comme l’Espagne, où les capacités ne sont pas aussi nombreuses qu’on pourrait le penser, et où tous les hommes de quelque intelligence se tournent vers les fonctions publiques. Le résultat sera certainement contraire à l’objet que se propose la loi. La congrès perdra tout autorité politique, l’influence passera tout entière dans le sénat, où siégeront tous les hommes éprouvés dans les carrières publiques, sans compter que le gouvernement, disposant des emplois, pourra bien disposer aussi des sénateurs qui y prétendent, ou de ceux qu’il aura nommés, et qu’il pourrait au besoin révoquer. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que l’assemblée constituante avait déjà voté à titre provisoire une loi semblable sur les incompatibilités, et que depuis ce moment chacun s’est appliqué à l’éluder. C’est ainsi que se pratique la vie constitutionnelle en Espagne.

Les discussions financières qui viennent d’avoir lieu ne sont pas une preuve moins frappante de l’esprit qui règne dans l’assemblée constituante de Madrid. Il s’agissait, à l’occasion du budget des recettes, de voter tout un plan financier, en d’autres termes de trouver un moyen de suppléer, par des ressources équivalentes, à cette contribution de consumos supprimée peu après la révolution. Trois ou quatre ministres des finances ont déjà succombé sous le pois de cette question. L’un des derniers, M. Bruil, proposait simplement de rétablir l’impôt aboli. Le ministre actuel, M. Santa-Cruz, avait adouci cette proposition ; mais là est la question délicate. Pour l’assemblée constituante de Madrid, c’est se désavouer, c’est prendre une mesure hardie, c’est braver les passions révolutionnaires, qui se sont fait une arme de cette question, les voix s’était déjà et c’est à quoi l’on ne peut consentir. Dans la commission du budget, les voix s’étaient déjà partagées. M. Santa-Cruz tenait bon néanmoins et se montrait décidé à défendre son plan financier devant le congrès, à le faire prévaloir ou à se retirer. Il était soutenu par le cabinet tout entier, qui faisait cause commune avec lui. Il eût réussi sans nul doute, lorsqu’au dernier moment une fraction du parti progressiste est venue proposer un autre projet, destiné à sauver les finances espagnoles. Ce projet, qui n’a point nécessité un grand effort d’invention, consiste tout simplement à accroître la contribution territoriale, déjà considérable, vu l’état de l’agriculture en Espagne, à créer une nouvelle taxe sur l’industrie et le commerce, à opérer une retenue sur les traitemens. Enfin il est établi à la charge des communes un impôt dit national de 45 pour 100 sur ce qui était payé précédemment pour la contribution de consumos. Le gouvernement, après avoir résisté ’abord, a fini par se résigner et par accepter la proposition en la modifiant un peu, lorsqu’avec plus de fermeté sans doute il eût fait prévaloir ses plans. Voilà donc des ressources votées un peu au hasard pour un an ; seulement rien n’est résolu, et au prochain budget ce sera encore la même difficulté ; il s’agira toujours de trouver une ressource normale et permanente pour combler le déficit.

À cette question financière, du reste, vient se mêler un incident qui met à nu l’état politique de l’Espagne. Au premier moment, lorsque M. Santa-Cruz se montrait résolu à soutenir jusqu’au bout son plan financier, et que le cabinet tout entier s’associait à la résolution du ministre des finances, il s’était formé au sein du congrès, sous le nom de centre parlementaire, une réunion considérable pour appuyer le gouvernement et lui offrir la force d’un parti compacte. Dans cette réunion entraient les hommes les plus éminens de l’assemblée, le général Concha, MM. Rios Rosas, Gomez de la Serna, Cortina, Collado. La pensée du centre parlementaire se résumait toujours dans l’union des maréchaux Espartero et O’Donnell au pouvoir. C’était une initiative sage et vigoureuse au milieu de la dispersion des partis ; mais aussitôt les progressistes purs se réunissaient à leur tour et formaient un autre centre, en déclarant qu’ils ne reconnaissaient pour chef que le duc de la Victoire. C’est de cette réunion que sortait le projet financier qui a triomphé. Au fond, il n’est point difficile de démêler le sens de tous ces mouvemens et de ces combinaisons. C’est toujours la lutte des deux influences, du général O’Donnell et du duc de la Victoire. Le centre parlementaire était soupçonné d’agir de préférence en faveur du ministre de la guerre, le centre progressiste est venu au monde pour soutenir Espartero, et peut-être a-t-il réussi un moment à jeter des défiances dans son esprit. On le voit, depuis deux ans c’est la même situation qui se perpétue sans changer. Comme au premier moment, il s’agit de savoir quelle influence prédominera. Sera-ce le duc de la Victoire ? sera-ce le général O’Donnell ? Ce sont des forces qui ne sont pas arrivées à se combiner pour une action commune, et qui se neutralisent sans autre résultat que de tenir les partis en équilibre. Dès qu’on croit à l’union des deux chefs du cabinet, la situation semble s’améliorer : c’est ce qui a eu lieu il y a quelque temps. Dès qu’on commence à voir naître quelque ombrage, la sécurité disparaît. Le duc de la Victoire n’a point sans doute l’intention de se séparer de son collègue ; mais son esprit écoute facilement toutes les suggestions, et ces suggestions ne lui manquent pas. De son côté, le général O’Donnell, avec une énergie singulière de caractère et un talent remarquable de gouvernement, s’use dans une œuvre impossible, et pendant ce temps le désordre s’étend dans les provinces, les questions les plus graves se réveillent. Ce n’est plus même de l’anarchie morale et politique ; c’est le désordre matériel qui envahit l’Espagne. Depuis peu de temps, les séditions locales se succèdent. À Malaga, une collision a éclaté entre la troupe et la milice nationale, et des coups de feu ont été échangés. Un mouvement à peu près analogue s’est produit plus récemment à Badajoz. En ce moment enfin, c’est Valence qui vient d’être le théâtre d’une insurrection. La conscription a été le prétexte. En réalité, le mouvement paraît avoir été préparé par un des chefs du parti démocratique, qui faisait naguère un voyage à Valence. Cette insurrection, qui a été sanglante, a été promptement comprimée ; mais elle est un symptôme de plus de la situation de l’Espagne. Voici un pays moins troublé, et où la politique prend sans effort une physionomie bien différente. Un des traité les plus saillans du peuple hollandais, c’est que chez lui le sens pratique et l’habitude des choses positives n’excluent nullement les préoccupations d’une autre nature, d’un ordre plus vital et plus élevé. À côté des affaires matérielles, il y a les questions morales où se révèle encore le caractère hollandais. En en effet, les Pays-Bas ne sont point délivrés de cette agitation religieuse qui a commencé il y a quelques années déjà, qui est sans péril sérieux il est vrai, mais qui se ravive aisément de temps à autre, quand un incident vient remettre aux prises les tendances et les opinions diverses. Cette fois l’occasion a été la présentation aux chambres d’un projet de loi sur l’enseignement primaire. En se pénétrant de l’esprit de la loi fondamentale, le gouvernement a rédigé son projet sous l’empire de cette pensée, que l’état, en laissant à chaque culte, protestant, catholique ou israélite, la faculté de créer des écoles séparées, devait se borner, quant à lui, à introduire dans son enseignement un élément religieux général, c’est-à-dire indépendant de tout dogme déterminé. De là le système présenté aux chambres, système qui se résume dans la création d’écoles mixtes, combinée avec la liberté laissée aux différentes communions religieuses. Interpellé d’une façon pressante, il y a quelque temps, sur la véritable portée de son projet, le ministère a même été jusqu’à dire qu’à ses yeux l’état ne devait point être proprement considéré comme un état chrétien, ou, en d’autres termes, comme professant un culte précis à l’exclusion de tout autre. Au point de vue rigoureusement constitutionnel, cette doctrine semble assez plausible. Il n’est point douteux qu’elle dérive de l’esprit de la loi fondamentale. Le ministère est soutenu dans cette voie par les libéraux des diverses nuances, par les libéraux modérés, qui l’ont jusqu’ici appuyé de leurs sympathies et de leurs suffrages, aussi bien que par les libéraux plus avancés, qui marchent sous la direction de M. Thorbecke ; mais il a contre lui tout un parti discipliné et ardent, qui s’est hâté de saisir ce prétexte de réveiller l’agitation religieuse. C’est le parti qui a pour chef principal M. Groen van Prinsterer, et qui prend indifféremment le nom d’ultra-protestant, d’anti-révolutionnaire, ou de parti des réformés historiques. Les réformés historiques n’ont rien négligé pour représenter le projet du gouvernement comme portant atteinte au sentiment religieux du pays, et pour provoquer un mouvement de pétitions qui continue encore. Ils avaient espéré un instant que le roi, dans un voyage qu’il vient de faire à Amsterdam avec la famille royale, se laisserait influencer par ce mouvement dont les témoignages se multipliaient autour de lui. Il n’en est rien cependant, et, même avant son départ de La Haye, le roi a donné un témoignage tout particulier de satisfaction à l’un de ses ministres, M. van Hall, en lui délivrant un titre de noblesse. Maintenant le projet du gouvernement est soumis à une commission législative qui a préparé un rapport volumineux. Les divers systèmes qui sont en présence peuvent se réduire à trois : l’un, celui du gouvernement, propose l’établissement d’écoles mixtes avec un enseignement religieux général ; un second demande que l’enseignement soit chrétien sans toucher au dogme ; le troisième enfin, celui des réformés historiques, réclame la création d’écoles séparées pour les protestans, les catholiques et les israélites. Au fond, l’agitation provoquée par les ultra-protestans a peut-être moins un but religieux qu’un but politique : ce parti n’est point fâché de trouver une occasion d’agir sur l’opinion publique pour la faire tourner en sa faveur dans les élections qui auront lieu bientôt.

La Hollande, qui a de si grands intérêts dans les Indes et du côté du Japon, s’est émue particulièrement d’un désastre qui a frappé ce dernier pays il y a peu de mois : c’est un tremblement de terre tel qu’on n’en avait point vu depuis un siècle. Des milliers de personnes ont péri. Le feu s’élançait de la terre par tous les pores pour ainsi dire. C’est surtout la seconde capitale de l’empire japonais, Jedo, qui a porté le poids de ce fléau terrible. Quelque lointains que soient de tels désastres et quelqu’étranger que soit au mouvement du monde le pays qui en est la victime, il faut bien ranger parmi tant d’événemens qui passent ces coups terribles et imprévus.

ch. de mazade.
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V. de mars.