Chronique de la quinzaine - 14 avril 1868

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Chronique n° 864
14 avril 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1868.

Le mal de cette phase ingrate où nous nous traînons depuis quelque temps déjà sans pouvoir en sortir, ce n’est ni le déchaînement tumultueux des passions, ni la folie des idées, ni même la violence criante des situations ; c’est l’ambiguïté, l’indécision fatiguée, l’incohérence des opinions et des conduites. Le mal, c’est qu’on ne sait plus ce que l’on doit croire ni sur quoi l’on doit compter, faute d’une direction précise, faute de conditions où l’esprit public puisse trouver tout à la fois un point d’appui, un stimulant et un frein. On marche sans sûreté vers un avenir couvert de brouillards, avec l’amertume d’expériences récentes, et cette ambiguïté, née sans doute d’une multitude de circonstances, vainement palliée par des démonstrations d’assurance superbe, est dans les affaires extérieures comme dans les affaires intérieures.

Chaque printemps, sans préjudice souvent des autres saisons, voit renaître invariablement tous ces bruits de conflit européen qui deviennent l’aliment des polémiques, et qu’on dément tout juste de façon à laisser croire que, s’ils ne sont fondés aujourd’hui, ils pourraient bien l’être demain. Il suffit du plus léger incident, de l’exécution d’un article de l’éternel traité de Prague au sujet des districts du nord du Slesvig, d’un voyage du ministre de la guerre de Danemark à Paris ou à Londres, d’une apparence d’agitation sur un point de l’Orient, de la formation d’un camp d’instruction, d’un convoi de munitions allant ravitailler quelque forteresse, mieux encore — de la conversation un peu libre d’un prince ou de la ténacité du maréchal Niel à défendre son budget ; aussitôt le bruit se répand, va faire une halte dans toutes les bourses, qu’il met en émoi pour un jour, et de proche en proche, par des ramifications infinies, il gagne l’industrie et le commerce, qui s’arrêtent avant de reprendre leur essor. Les Italiens, à qui la liberté a rendu le goût de la satire, ont eu dans ces derniers temps des caricatures terribles, et ils en ont eu aussi d’amusantes. Une des dernières, aussi peu respectueuse que possible, représente l’Europe sous la figure d’une vieille femme ayant les yeux bandés et se livrant à une danse périlleuse au milieu de toute sorte d’œufs qui s’appellent la question d’Orient, la question du Slesvig, la question du Rhin. Prussiens, Français, Autrichiens, la regardent en se disant : « Voyons si la vieille va finir sans faire l’omelette. » Sous une forme plaisante, c’est l’histoire d’hier, d’il y a trois mois, d’il y a un an. — Non, sans doute, on n’en est pas à cette extrémité d’un conflit menaçant pour demain, et, si ingénieusement qu’on groupe des symptômes qu’il est toujours facile d’interpréter dans tous les sens, ce n’est pas encore ce printemps que se réaliseront les pronostics belliqueux. La paix pour le moment ne semble nullement menacée. Lorsqu’il y a trois ans on a laissé l’infortuné Danemark tomber seul dans une lutte inégale, sans appui, sans secours, victime d’un démembrement inique, il n’est pas assurément probable qu’on soit disposé à faire la guerre pour la rétrocession de quelques districts du nord du Slesvig, pour le règlement d’une frontière ou pour quelques garanties plus ou moins vaines, et au fond ni la France ni l’Autriche ne paraissent avoir songé à intervenir même diplomatiquement dans cette affaire La Prusse, sans se départir de son ton rogue avec le Danemark et sans renoncer à ses ambitions sur l’Allemagne tout entière, en est plutôt aujourd’hui à se recueillir dans la dure et difficile digestion de tout ce qu’elle a dévoré, M. de Bismarck n’est peut-être pas encore assez certain d’avoir mis suffisamment « l’Allemagne en selle » pour brusquer les choses et aller jusqu’au bout. La Russie, de son côté, est trop envahie par la famine pour presser les événemens en Orient, pour n’avoir pas dû ralentir l’ardeur du général Ignatief, qui revient à son poste d’ambassadeur à Constantinople. L’Autriche est tout absorbée dans sa réorganisation intérieure, et elle n’est pas préparée, elle est trop peu remise de ses désastres. L’Italie n’est pas près de renouveler ses tentatives sur Rome. La France elle-même paraît plus préoccupée de vivre bien avec tout le monde que de provoquer qui que ce soit. Il n’y a pas pour le moment, que nous sachions, de question de Luxembourg dans l’air ; quoiqu’il puisse y en avoir quand on voudra sans chercher beaucoup. La paix semble donc à l’abri pour ce printemps ; elle est dans les apparences, dans les rapports diplomatiques et même, si l’on veut, dans les intentions des gouvernemens ; seulement on n’y croit pas, on ne peut pas arriver à y croire, et c’est la justement le mal ; c’est le triste fruit de cette énervante ambiguïté dont nous parlions ; c’est la dangereuse conséquence d’une situation fausse où la force et la ruse ont laissé la défiance comme un redoutable : levain.

La France notamment, il ne faut pas se le dissimuler, est livrée, depuis quelques années, à d’intimes et étranges contradictions. Elle est dans la condition de ces peuples qui ont éprouvé de cruels mécomptes, qui, après avoir laissé passer l’heure de l’action, se résignent à ce qu’ils n’ont pu ou su empêcher, et qui restent néanmoins encore mal à l’aise avec eux-mêmes, mécontens de leur rôle, partagés entre un instinct traditionnel qui les entraîne et la sagesse qui les retient. De là deux courans qui se croisent sans cesse et qui finissent par se résoudre dans une incertitude oppressive pour l’esprit public comme pour tous les intérêts. C’est à l’état moral bien autrement dangereux que toutes les questions du Slesvig. Assurément la France n’est emportée aujourd’hui par aucune ambition belliqueuse, par aucune de ces ambitions de prépotence abusive qu’on a coutume de lui reprocher. Elle est disposée à la paix, si on veut la lui donner. Au lendemain de ces journées pesantes de 1866 que M. Rouher rappelait dans un élan de sincérité et d’éloquence, il y a eu un moment où il aurait suffi d’un mot pour mettre la France sur pied et la précipiter sur le Rhin en présence de ces batailles qui changeaient à l’improviste la face de l’Europe. Depuis cette époque, on lui a si souvent répété que dans ces événemens d’Allemagne il n’y avait rien de périlleux pour elle, que c’était au contraire l’abolition définitive des traités de 1815, qu’il n’y avait qu’une puissance de premier rang de plus, que les grandes agglomérations étaient dans l’ordre de la civilisation ; on lui a si bien tenu ce langage qu’elle a fini, sinon par être absolument convaincue, du moins par s’accoutumer à ces perspectives nouvelles, par ressentir un besoin moins pressant de réagir d’un mouvement énergique contre cette révolution d’équilibre. Elle a fait les plus consciencieux efforts pour se rassurer ou s’endormir sur ses périls.

Est-ce là ce qu’on demandait à la raison de la France ? est-ce là ce qu’on lui propose toujours ? Soit, c’est une politique, — et c’est même une politique qui ne serait peut-être pas sans grandeur, — de poursuivre l’alliance de la France et de l’Allemagne dans les conditions nouvelles de notre temps, en noyant des animosités surannées dans un vaste courant de libéralisme destiné en quelque sorte à neutraliser ces contrées disputées du Rhin. Mais voici où a commencé la contradiction. En traçant dans des dépêches la théorie des grandes unités nationales, on n’était pas soi-même bien convaincu ; on l’était si peu que, par un retour tardif, sur le champ de bataille même de Sadowa, on hasardait des revendications de territoire dans un intérêt d’équilibre, et quelques mois plus tard on allait jusqu’au seuil de la guerre pour cette maigre compensation du Luxembourg qui s’en est allée en fumée. Au moment où on déclarait que tout était bien, qu’il n’y avait pas lieu de redouter une Allemagne unifiée sous la prépondérance prussienne, on croyait utile de refondre l’organisation militaire de la France, et cette grande épée française, on allait la mettre au bout de huit cent mille bras. Huit cent mille hommes et même douze cent mille, tout bien compté, sont, nous n’en doutons pas, une sérieuse garantie de paix ; mais ils sont encore plus un puissant instrument de guerre fait pour tenter qui saurait s’en servir. Les théories sur les grandes unités nationales passent, les douze cent mille hommes restent. A quoi se fier en tout cela, aux théories de circonstance qui conduisent à la paix, ou aux mesures durables qui préparent la guerre ?

Le malheur de cette politique portée à concilier tant de choses a été, non pas peut-être d’amortir l’esprit public, qui retrouverait probablement son essor, s’il le fallait, mais de le briser, de le fatiguer, de le dérouter ; elle a contribué à développer une inertie sceptique, et c’est ainsi que la France s’est trouvée conduite à cette alternative d’aujourd’hui où elle ne sait plus que penser, où, sauf un de ces cas de provocation qui rallument instantanément toutes les passions nationales, elle marcherait à la guerre avec une conviction très attiédie, ne sachant ce qu’on lui demanderait, pourquoi on la mènerait au combat, et où d’un autre côté cependant elle vit dans une paix précaire, inquiète, ombrageuse, sans sécurité et sans confiance. Elle flotte incessamment entre la paix et la guerre, ayant les inconvéniens de l’une et de l’autre sans en avoir les avantages, et ne croyant pas beaucoup plus à l’une qu’à l’autre. Les protestations pacifiques ont beau se multiplier et arrêter au passage tous les bruits sinistres, elles n’ont qu’un effet d’un jour parce qu’aussitôt tout un ensemble de faits, de circonstances, d’impressions, se relève pour jeter une ombre sur le lendemain.

On écoute M. Rouher, qui croit à la paix, qui travaille à la maintenir en homme qui en sent le prix, et on ne regarde pas moins du côté du maréchal Niel, qui vient d’organiser avec une si entraînante rapidité la garde mobile, ou qui défend ses armemens devant la commission du budget en homme qui veut être prêt à tout événement. Et la conséquence est cette incertitude indéfinie qui enchaîne inévitablement les forces productives du pays, qui pèse sur toutes les opérations de l’industrie et du commerce, même sur les mouvemens du revenu public, puisque dans les quatre derniers mois de 1867 les recettes ont diminué de 19 millions. Sans, doute ce ralentissement d’affaires, devenu presque chronique, a bien d’autres causes prévues ou imprévues, étrangères à la situation diplomatique de l’Europe. Au fond, la première de toutes les causes est, selon le mot même du ministre des finances, cette « appréhension de guerre » qui corrompt la paix en la faisant agitée et stérile. Voilà où nous en sommes encore aujourd’hui. C’est le résultat à peu près inévitable d’une politique qui a trop voulu et n’a pas voulu assez, qui a subi les événemens sans les prévoir, comme au Mexique et en Allemagne, ou qui les a laissés en chemin, comme en Italie, et qui voit se retourner contre elle des intentions sincères, nous n’en doutons pas, mais mal définies et inefficaces. Et cette ambiguïté qui a été le mal de notre politique extérieure, qui, faute d’un contrôle suffisant, a pu se prolonger à travers une série d’événemens décisifs pour la puissance française, cette ambiguïté, elle n’est pas moins visible dans la politique intérieure. Ici apparaît un spectacle véritablement étrange, celui d’un gouvernement omnipotent essayant de se faire libéral, sans doute parce qu’il croit répondre à une grande nécessité publique, et rencontrant pour la première fois autour de lui une résistance par laquelle il a l’air d’être tenu en échec. Lorsque l’empereur, dans sa lettre, du 19 janvier 1867 à M. le ministre d’état, traçait tout un programme flatteur ; promettant pour la presse des franchises nouvelles ou tout au moins l’abolition du régime discrétionnaire et l’extension du droit de réunion, il faisait un acte de libéralisme aussi prévoyant que réfléchi. Cet acte, il l’accomplissait avec une spontanéité qu’il faut reconnaître, probablement avec cette idée que le temps était venu pour l’empire de chercher une force nouvelle dans un contrôle plus efficace et dans une discussion moins surveillée.

N’y avait-il aucune autre pensée dans une telle mesure venant à un tel moment ? L’auteur de la lettre du 19 janvier, sans se l’avouer peut-être ; n’était-il pas préoccupé de donner à la France, par une extension de liberté intérieure, comme un dédommagement des déboires qu’elle venait d’essuyer dans sa politique extérieure ? N’avait-il pas en vue déjà les complications prochaines de l’affaire du Luxembourg, ces complications où l’opinion pouvait être une utile et vaillante auxiliaire ? Quand cela serait, peu importerait encore ; toujours est-il que l’acte existait, qu’une impulsion était donnée. Quinze mois se sont écoulés, et le manifeste impérial en est encore à devenir une réalité ; il a passé par toutes les phases de préparation, de délibération et d’ajournement. Or une réflexion bien simple vient à l’esprit : si l’empereur, au lieu de promettre une certaine liberté de la presse, une certaine liberté de réunion, eût présenté quelque mesure d’ordre public, quelque loi de sûreté générale, eût-on pris quinze mois pour réfléchir et pour délibérer avant de faire honneur à l’initiative souveraine ? Nous nous hasardons à penser qu’aussitôt et d’urgence on eût volé au secours du principe d’autorité en péril. La liberté peut attendre, elle est faite pour patienter, et voilà comment les meilleures inspirations risquent souvent de perdre leur prix en s’énervant dans une exécution décousue, poursuivie avec peu de loi et de bonne humeur.

Enfin la discussion est venue, et des débats instructifs, éloquens, presque dramatiques par instans, qui ont eu lieu au corps législatif sont sorties les deux lois qui assurent à la presse un régime nouveau, et qui règlent le droit de réunion publique. Ces lois, il ne faut pas le méconnaître, sont un progrès, puisque l’une délivre la presse de la juridiction administrative, et que l’autre reconnaît jusqu’à un certain point le droit de se réunir. En tout le reste et sauf le principe, on peut dire que l’existence des journaux et l’exercice du droit de réunion ont été entourés des restrictions les plus minutieuses, et se trouvent placés sous le coup des pénalités les plus dures. On a même imaginé des combinaisons dont personne ne s’était avisé jusqu’ici, par exemple l’interdiction pour les journaux de toucher à la vie privée d’aucune façon, si bien qu’en définitive la presse peut commettre toute sorte de délits sans le vouloir et sans y songer. Il est évident que, faute de pouvoir arrêter la loi sur la presse au passage, comme on a essayé un instant de le faire, on a voulu la rendre sévère, soupçonneuse, menaçante. L’arbitraire qu’on bannissait à regret d’un côté, on l’a laissé rentrer d’un autre côté par des prescriptions, des incertitudes et des euphémismes qui laissent une dangereuse latitude à toutes les interprétations juridiques. L’esprit de réaction, battu sur le principe, a pris sa revanche dans les détails, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une mesure primitivement libérale s’est trouvée réalisée dans le sens le plus opposé, au moins en apparence, à la pensée qui l’avait inspirée, et c’est là surtout ce que nous voulons remarquer comme le triomphe de cette ambiguïté qui nous énerve, comme un signe des contradictions dont notre politique est semée.

Est-ce là tout cependant, et ce luxe de précautions contre les journaux ou contre le droit de réunion ne suffit-il pas encore ? C’est précisément ce dont il s’agit aujourd’hui dans la dernière épreuve que les lois récemment sorties du corps législatif ont à subir. Il paraît qu’en s’élevant dans les sphères officielles l’esprit de réaction se concentre et se fortifie ; c’est le sénat qui se chargerait d’arrêter l’invasion révolutionnaire ! Nos pères conscrits, les margraves du second empire, seraient émus du louable zèle de sauver la société, de la maintenir dans la ligne des bons principes, de la préserver surtout de la licence de la presse ou des réunions. Ils sont plus impérialistes que l’empereur, et, d’après l’opinion connue du rapporteur nommé par la commission du sénat, il ne serait question de rien moins que de renvoyer une des lois à une délibération nouvelle. Ce serait, si nous ne nous trompons, le premier usage que le sénat ferait d’une des prérogatives qui lui ont été récemment accordées. Jusqu’où peuvent aller ces velléités d’opposition ultra-conservatrice ? Il ne serait pas facile de le dire, parce que d’un rapport proposé dans une commission à la délibération publique il y a loin, et il y a au moins aussi loin de la discussion au vote. Chemin faisant, tout ce feu peut singulièrement diminuer. Nous soupçonnons que ce n’est là qu’une abnégation délicate, une manière ingénieuse de prouver son dévouement en fournissant au gouvernement l’occasion de se montrer plus libéral que le sénat. Ce serait assurément pour la loi sur la presse comme pour la loi sur les réunions une fortune aussi inattendue que peu méritée de se voir renvoyées au corps législatif comme des mesures dangereuses et révolutionnaires. Ce qu’il y a de curieux de toute façon, ce qu’il y a de caractéristique, c’est cette recrudescence réactionnaire qui se manifeste dans certaines sphères à mesure que le sentiment libéral s’accroît et s’enflamme dans le pays.

Cet esprit de réaction est réellement plus puissant et a fait plus de progrès qu’on ne le croirait. Il y a des régions de la vie publique où il fleurit, où il règne avec une véritable candeur. Les affaires de Rome. lui ont communiqué une singulière intensité. Depuis qu’il a sauvé pour le moment le temporel ecclésiastique, il se croit assuré de la victoire, et il est plus ultramontain, plus papiste que le pape, comme il est plus impérialiste que l’empereur. Qu’on y prenne bien garde, ce n’est pas là l’esprit conservateur tel qu’il peut légitimement et utilement se produire dans nos sociétés nouvelles ; c’est un esprit purement réactionnaire, s’inspirant de toutes les idées, de toutes les passions restrictives ou des plus vaines terreurs, et visant surtout à se couvrir d’un voile de religion. Il a la fureur de l’orthodoxie en toute chose. Que des cardinaux, des prêtres, des évêques, comme M. Dupanloup, défendent leur cause au risque de mettre en doute tous les droits des sociétés modernes et de dépasser souvent toutes les limites, qu’ils ne voient que l’église, cela se conçoit encore ; mais ne voit-on pas de simples bourgeois qui ne seraient rien sans 89 renier la révolution française, oublier que cette société à laquelle ils appartiennent ne vit que de ce souffle puissant d’autrefois ? Pour eux, la presse et les réunions publiques ne sont que des moyens d’anarchie ; le régime parlementaire est une vraie peste ; la liberté de penser sous toutes les formes est une ennemie à combattre et à dompter ; tout ce qui est vie et mouvement est révolutionnaire. Est-ce que quelque chose de cet esprit ne se glissé pas quelquefois jusque dans le sénat lui-même ? On le dirait, à voir l’entraînement avec lequel il se jette sur certaines questions et se laisse aller à se transformer en concile, — sans doute à cause de la présence des cardinaux, — pour trancher certains problèmes de religion ou de philosophie. Le sénat aura prochainement une de ces discussions où il laisse voir ses tendances. Il s’agit d’une pétition sur laquelle un rapport habile a déjà été fait par M. Chaix d’Est-Ange, et qui demande la liberté de l’enseignement supérieur en se fondant sur les doctrines purement matérialistes de quelques professeurs de la faculté de médecine de Paris. A cela est venue se joindre l’affaire d’un jeune docteur qui, marchant sur les traces des professeurs, a fait de sa thèse un vrai manifeste de matérialisme, et qui, en fin de compte, est le premier à payer pour tout le monde, puisqu’on lui refuse son diplôme justement à cause de ces opinions qui ont ému le sénat.

Il ne peut être nullement question ici, bien entendu, de la valeur philosophique de cette doctrine matérialiste, vieille comme le monde, vieille aussi, ce nous semble, à la faculté de médecine de Paris. Si elle n’a pas péri mille fois sous le poids de ce qu’elle a d’insuffisant, d’étroit et de dégradant pour la race humaine, ce ne sont pas les lettres de M. Dupanloup qui la feront disparaître : c’est en lui-même que l’homme trouve l’incessante, la vivante et décisive réfutation d’un système qui détruit l’essence immortelle de son âme et de sa pensée ; mais après tout ces doctrines existent, elles se sont imposées quelquefois à de véritables génies scientifiques enivrés, fascinés par l’étude de la nature. Que peut y faire le sénat, et que va-t-il décider au point de vue pratique ? S’il parvient à trouver quelle doit être la philosophie des professeurs de médecine, dans quelles limites l’observation scientifique doit se mouvoir ; il sera bien habile. Il est à craindre qu’en renvoyant au gouvernement la pétition qu’il a reçue, le sénat ne propose tout simplement au ministre de l’instruction publique une énigme indéchiffrable, à moins que, plus simplement encore, il ne provoque des sévérités disciplinaires qui ne prouveront rien, qui feront tout au plus du matérialisme scientifique une doctrine persécutée. Qui ne voit que de semblables questions échappent entièrement à la juridiction d’une assemblée politique, qu’il ne peut y avoir d’orthodoxie en matière de science ? S’il y a une anomalie, et nous en convenons pour notre part, dans ce fait d’hommes investis du droit d’enseigner, rétribués par l’état et professant des doctrines antipathiques au sentiment de la majorité de leurs concitoyens, cette anomalie n’a qu’un remède : c’est la liberté de l’enseignement, de même que la liberté religieuse, c’est-à-dire la séparation de l’église et de l’état est l’unique remède à cette autre anomalie de la confusion du spirituel et du temporel, plus dangereuse encore pour la religion que pour la société civile. Des discussions comme celle qui va s’ouvrir au sénat ont du moins ce résultat imprévu et utile de faire mûrir ces idées de liberté, d’affranchissement réciproque, qui n’étaient que des utopies il y a quelque temps à peine, et qui commencent à apparaître comme la solution pratique de bien des difficultés, qui font déjà leur chemin, qui en sont à gagner des victoires en Angleterre et jusqu’en Autriche.

Qui eût dit, il y a de cela quelques années, que l’établissement de l’église anglicane serait discuté en plein parlement, que l’abolition de l’église d’Irlande serait le programme d’un parti libéral reconstitué sous la direction de M. Gladstone en face d’un ministère tory présidé par M. Disraeli ? C’est là cependant ce qui vient de se passer. Pendant quelques jours, le parlement anglais a vu se dérouler une de ces belles et fortes discussions où tous les intérêts s’agitent en pleine liberté. Tout ce qu’il y a d’orateurs puissans, M. Gladstone, M. Disraeli, M. Bright, M. Rœbuck, a donné dans ce débat aussi émouvant qu’instructif, car il s’agissait non-seulement de cette éternelle et douloureuse question irlandaise qui est le cauchemar de l’Angleterre, mais encore d’un des intérêts les plus chers à la nation anglaise, l’intérêt protestant. Bien des propositions se sont succédé depuis quelque temps, surtout depuis que le fenianisme est venu mettre l’Angleterre dans l’obligation de s’armer contre une agitation permanente. Aux mesures de rigueur on a voulu ajouter les mesures de conciliation. Des motions, des lois, ont été présentées sur les fermages, sur les écoles. Le gouvernement lui-même n’était pas éloigné d’admettre une certaine égalité entre l’église catholique et l’église protestante ; il offrait la création d’une université catholique, il cherchait, en un mot, sans aborder de front la difficulté, lorsque la question s’est resserrée tout à coup. C’est M. Gladstone qui a donné le signal de cette nouvelle campagne parlementaire par une motion tendant simplement à la suppression de l’église protestante comme église d’état en Irlande, et c’est surtout M. Disraeli qui a porté le poids de la lutte au nom du cabinet. Lord Stanley est intervenu un instant pour essayer de suspendre le combat en proposant par un amendement de renvoyer la question au futur parlement, et, à vrai dire, ce n’était pas une simple tactique ; il y avait bien quelque raison à ne pas vouloir laisser la solution d’un tel problème à un parlement « moribond, » comme on l’a nommé, en présence d’élections prochaines qui doivent s’accomplir sous le régime infiniment plus large du nouveau bill de réforme. L’amendement de lord Stanley n’a pas moins été repoussé, et malgré tous les efforts du cabinet c’est la motion de M. Gladstone qui l’a emporté à une assez grande majorité.

Il y a deux choses dans ce dernier épisode de la vie publique de l’Angleterre. Il y a d’abord sans nul doute une question ministérielle, une question de tactique parlementaire. Que M. Gladstone, en présentant sa motion, ne se soit pas proposé uniquement le triomphe d’une idée libérale et juste, qu’il ait voulu aussi relever son parti du désarroi où l’avait laissé le vote du bill de réforme et battre en brèche le ministère au lendemain de sa reconstitution, c’est ce qu’il est facile de croire. Il n’avait peut-être pas l’espoir d’un succès aussi complet pour sa motion, il n’était pas pressé de remplacer au pouvoir le cabinet tory ; mais il voulait l’affaiblir, et il a réussi jusqu’à un certain point. Il a réussi de deux façons, en mettant le ministère en minorité dans la chambre des communes, et en provoquant un débat qui a laissé voir une certaine confusion entre les membres du cabinet. Il est évident qu’entre le ministre des affaires étrangères, lord Stanley, le ministre de l’intérieur, M. Gawthorne Hardy, et le premier ministre lui-même, il y a eu des dissonances. M. Disraeli n’est pas homme néanmoins à se laisser désarçonner si vite, et le vote qui a été une défaite pour lui ne paraît pas avoir troublé sa confiante et sceptique sérénité. Il aurait eu recours probablement à une dissolution du parlement qu’il avait laissé entrevoir comme une menace ; mais le travail de réorganisation des districts électoraux d’après le nouveau bill de réforme n’est point achevé, et les élections sont impossibles pour le moment. C’est donc dans une situation légèrement amoindrie et en face d’un redoutable adversaire que M. Disraeli a désormais à manœuvrer pour éviter quelque échec qui deviendrait meurtrier. Après les vacances de Pâques, un nouveau débat doit s’ouvrir, et d’ici là M. Disraeli aura réussi sans doute à se tirer d’affaire. Qui sait ? peut-être même prendra-t-il à son puissant antagoniste une partie de sa motion, comme il a déjà pris à ses adversaires quelques-unes des dispositions du bill de réforme. Ce n’est là du reste que le côté secondaire de la question soulevée par M. Gladstone. Le ministère tory restera-t-il ou battra-t-il en retraite ? Le principe de l’église établie d’Irlande est fini, ce n’est plus qu’une affaire de temps, et c’est de plus la victoire d’une idée juste autant que politique et prévoyante, qui ne désarmera pas le fenianisme, parce que le fenianisme s’inquiète assez peu de religion et de catholicisme, mais qui lui enlèvera plus d’un soldat. C’était assurément un spectacle étrange que celui d’une église protestante privilégiée, ayant toute la force d’une institution d’état, richement dotée, au milieu d’un pays affamé et catholique. Si les églises privilégiées sont possibles ; c’est tout au plus là où elles répondent à une foi religieuse à peu près universelle ; elles ne représentent qu’une iniquité révoltante là où elles sont une minorité dominatrice ; elles forment une « garnison civile, » comme on a appelé l’église d’Irlande ; Qu’on remarque cependant tout ce que la pensée d’une telle réforme devait remuer de fibres nationales et religieuses. C’était, disait-on, une violation de l’acte d’union des deux royaumes. C’était surtout une première atteinte, une menace pour les églises mêmes d’Angleterre et d’Ecosse. Les défenseurs de la motion n’ont pas eu de peine à montrer que l’acte d’union pouvait très bien être réformé, que l’église protestante avait une raison d’être en Angleterre, qu’elle n’en avait aucune en Irlande ; et qu’au lieu de s’affaiblir par un acte de prévoyante justice, elle se fortifiait au contraire là où elle s’identifie réellement avec la vie nationale. Vainement M. Disraeli a essayé de faire appel à toutes les passions nationales en représentant le principe de la religion d’état comme essentiellement lié à la constitution anglaise en laissant entrevoir les empiétemens de l’église romaine, l’alliance du papisme et de tous les ennemis du gouvernement ; il n’a pas réussi à convaincre ou à effrayer le parlement, et ce qu’il y a de plus caractéristique, c’est que le vote de la chambre des communes, qui n’a rien de définitif encore, il est vrai, mais sur lequel il sera difficile de revenir, a répondu évidemment à un sentiment populaire assez général. Nous ne nous méprenons pas sur le caractère de cette motion : elle a une portée restreinte et définie ; elle ne s’applique qu’à l’Irlande. Ce n’est pas moins le signe du progrès que font les idées de liberté, d’indépendance, dans les rapports de l’église et de l’était, puisque l’Angleterre elle-même, si fortement attachée jusqu’ici au principe de son établissement religieux, l’abandonne en partie dans un sentiment de justice et de politique.

Qu’on ne s’y trompe pas, cette séparation peut se proportionner aux circonstances, aux pays dans lesquels elle s’accomplit, elle ne se fait pas moins par degrés. On pourrait dire que c’est l’œuvre du temps présent, et sous ce rapport ce qui se passe à Vienne n’est pas moins frappant que ce qui se passe à Londres. En Angleterre, c’est l’église protestante qui cède volontairement le terrain ; en Autriche, c’est l’église catholique qui cède aussi le terrain, mais non de bonne volonté ; elle est débordée par un mouvement de plus en plus pressant, de plus en plus irrésistible, dont le mot d’ordre est l’abolition du concordat de 1855. Or qu’est-ce que le concordat de 1855 ? C’est la constitution de l’église catholique comme église privilégiée, étendant sa juridiction sur la société civile, sur la science, sur l’enseignement. Qu’est-ce que le mouvement qui s’accomplit aujourd’hui en Autriche ? C’est l’émancipation méthodique, coordonnée de la société civile, affirmant sous toutes les formes son indépendance en face de l’église, renfermée dans son domaine strictement religieux. Depuis quelque temps déjà, le parlement autrichien en est à élaborer les lois dont l’ensemble résume ce travail d’affranchissement de l’état laïque. Il a débattu et voté la loi sur le mariage civil. Il discute aujourd’hui la loi sur l’enseignement. Il prépare la loi sur la liberté des cultes, et il marche dans cette voie d’un pas très ferme, quoique très mesuré, sans reculer et sans faiblir. Ces débats des chambres de Vienne sont assurément dignes des plus vieux parlemens, et, à voir la spontanéité, la vivacité avec lesquelles la population s’associe aux travaux de ses représentans, on peut croire que c’est là réellement une œuvre répondant à une grande nécessité publique. Est-ce à dire que ce travail de réforme intérieure s’accomplisse sans difficulté ? Bien au contraire, il se déroule au milieu de toutes les résistances coalisées, qui trouvent naturellement leurs chefs parmi les prélats autrichiens. Il y a peu de jours encore, l’archevêque de Vienne, M. Rauscher, adressait en son nom et au nom de quatorze de ses collègues de l’épiscopat une sorte de protestation au président du conseil. Le prince Auersperg a répondu de la façon la plus nette en traçant les limites entre les droits de l’état et les droits de l’église. Il restera cependant quelque incertitude tant que les lois nouvelles ne seront pas sanctionnées, et maintenant c’est autour de l’empereur François-Joseph que s’agitent toutes les intrigues de cour, toutes les velléités réactionnaires. On a imaginé récemment de publier une lettre que le pape aurait adressée à l’empereur François-Joseph. L’aimable et inflexible pontife traite la « majesté apostolique » en fille passablement égarée. Cette lettre paraît être une simple invention ; mais certainement Pie IX a pensé tout ce qu’on lui fait dire, et, sans avoir besoin de tels avertissemens, il est probable que l’esprit de l’empereur François-Joseph est dans une certaine perplexité. Il ne voudrait pas rompre avec Rome, ou plutôt il ne voudrait pas que Rome rompît avec lui ; mais d’un autre côté cette œuvre commencée, c’est la régénération de l’empire, et l’Autriche a fait d’assez amères expériences pour ne point aller chercher la sécurité et la force de son avenir dans les politiques surannées qui l’ont perdue.

Quoi qu’il en soit, ce serait, on en conviendra, une assez bizarre coïncidence que l’Autriche, pour vouloir se reconstituer, se trouvât un de ces jours vis-à-vis de Rome sur le même pied que l’Italie. Pour le moment, ce n’est pas de ses rapports avec Rome que l’Italie est le plus préoccupée. Elle est tout entière à la réorganisation de ses finances, et après bien des discussions, bien des hésitations, elle vient enfin de faire un pas sérieux. Le parlement de Florence s’est décidé à voter cette loi sur la mouture qui est un des élémens essentiels du plan présenté par M. de Cambray-Digny. Le parlement a voté la loi, c’est-à-dire, pour rester, dans le vrai, qu’il l’a approuvée article par article, mais que, par une de ces combinaisons subtiles que nécessitent souvent les transactions entre les partis, il a été convenu que la loi dans son ensemble ne serait définitivement votée que lorsque toutes les autres parties du plan ministériel seraient adoptées. C’est d’ici à quelques jours que le dernier mot de ces longs débats financiers sera dit. On aura pourvu aux plus pressantes nécessités du moment. Le déficit aura-t-il complètement disparu ? Il sera du moins assez notablement diminué pour n’être plus un cauchemar. Il restera alors pour l’Italie à réorganiser son administration, et par là, plus que par de vaines agitations, elle arrivera à compléter sa destinée, à pouvoir se montrer libre et prospère à ses amis et à ses ennemis. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.

LE GÉNÉRAL PONCELET.

Parmi les pertes si nombreuses que la science française a eu à déplorer, dans ces derniers temps, l’une des plus sensibles est celle qu’elle a subie par la mort du général Poncelet Comme géomètre, il avait réussi à reculer les bornes de notre savoir par des théories profondes ; comme ingénieur, il a rendu à l’industrie et à l’art militaire autant de services par ses inventions que par l’enseignement spécial qu’il a fondé dans nos écoles. Esprit éminemment prime-sautier, il a donné une impulsion féconde aux progrès des sciences mathématiques en les dotant de moyens nouveaux d’investigation. Par ses travaux relatifs à la mécanique appliquée, il a été l’un des promoteurs de ce grand mouvement industriel par lequel la France a pris place au premier rang des nations productrices. Caractère antique, officier et administrateur scrupuleux, honnête homme dans la force du terme, il laisse après lui un grand exemple.

Jean-Victor Poncelet naquit à Metz le 1er juillet 1788. Son père était membre du parlement de cette ville. L’enfant fut élevé à la campagne, et ses premières années se passèrent à courir dans les montagnes avec une troupe de camarades qui reconnaissaient en lui leur chef et le suivaient dans une foule d’excursions téméraires. Telle fut la vie du jeune Poncelet jusqu’au jour où un volume de Racine tomba entre ses mains. Il l’apprit par cœur, puis, ayant fait connaissance avec Corneille, Boileau, Molière, il passait des journées entières à déclamer dans les bois des tirades poétiques. En même temps s’éveilla en lui une irrésistible soif d’apprendre. Sous ce rapport, l’éducation du jeune homme avait été étrangement négligée ; il fit des efforts inouïs ; pour regagner le temps perdu pendant qu’il suivait à Metz les cours d’une école primaire. Il avait dressé son chien à venir l’éveiller avant le jour, et souvent, quand l’intelligent animal pénétrait dans sa chambre, il le trouvait endormi devant sa table de travail, où le sommeil avait fini par triompher de sa bonne volonté. Bientôt il fut assez avancé pour entrer au lycée de Metz, où il remporta tous les prix, et qu’il quitta en 1807 pour se présenter à l’École polytechnique. Il avait achevé ses classes en deux ans ; mais sa constitution ne résista point à de tête efforts. Une fièvre violente qui se déclara lorsqu’il eut passé ses examens donna de graves inquiétudes à ses parens, et nécessita un nouveau séjour de plusieurs mois à la campagne où il avait été élevé ; Une anecdote qui date de cette époque montrera la curiosité qui obsédait ce jeune esprit. Il avait amassé, grâce à de longues économies, la somme bien modique de sept francs ; elle lui servit à acheter une montre en argent, mais ce ne fut pas pour la porter, ce fut pour la démonter et pour en étudier le mécanisme intérieur. Poncelet resta jusqu’en 1810 à l’École polytechnique ; il y composa des notes de géométrie qui furent imprimées et dans lesquelles se remarque déjà une certaine originalité annonçant un esprit délié et dédaigneux des sentiers battus. A côté de ces occupations réputées arides, il ne délaissa pas la poésie ; il fit des vers, mais en cachette, depuis qu’il s’était attiré une ovation de ses camarades qui alarma sa modestie. Après avoir passé deux ans à l’école d’application de Metz comme élève sous-lieutenant du génie, il fut employé en 1812 aux travaux de fortification de Ramekens, dans l’île de Walcheren. Il y débuta par un tour de force : n’ayant ni le temps ni les matériaux nécessaires pour établir des fondations, il n’en réussit pas moins à asseoir solidement un fort casemate sur une couche de tourbe qui avait déjà englouti d’autres ouvrages. Au mois de juin de cette même année 1812, le jeune lieutenant du génie partit avec la grande armée pour la désastreuse campagne de Russie. Le 18 août, il fit la reconnaissance militaire de Smolensk. sous le feu de la place et assista à la bataille qui se livra le même jour. Le lendemain, il fut détaché pour l’établissement des ponts qui furent construits sur le Dnieper, au-dessous de Smolensk, malgré le feu incessant des batteries russes postées sur les hauteurs de la rive opposée. En cette circonstance, il fit preuve de tant de sang-froid et de circonspection que ses camarades plus anciens lui laissèrent en quelque sorte la direction des opérations, qu’il conduisit à bonne fin en trompant l’ennemi par des préparatifs simulés. Pendant plusieurs mois, il fut chargé de la construction des redoutes et blockhaus sur la route de Smolensk à Moscou, et la bravoure calme et réfléchie qu’il déploya en toute occasion ne se démentit pas lors de la retraite. Au sanglant et dernier combat qui fut livré le 18 novembre à Krasnoï par le corps d’armée du maréchal Ney contre le prince Miloradovitch, il chargea à la tête d’une colonne de sapeurs et de mineurs les batteries russes dont le feu enfilait et croisait la grande route. Après avoir été exposées pendant plus d’une demi-heure à un effroyable feu de mitraille, les troupes furent obligées de se jeter dans un ravin, où l’épais brouillard leur permit de se reformer en colonne serrée ; trompées par de faux rapports, elles regagnèrent la grande route, furent une seconde fois décimées par les obus en marchant sur les retranchemens russes, et durent dans la nuit se rendre par capitulation. Le lieutenant Poncelet, qui avait eu son cheval tué sous lui, fut conduit au quartier-général du prince Miloradovitch ; n’ayant pu obtenir de lui les renseignemens que l’on désirait avoir, on l’envoya dans les prisons de Saratof, sur les rives du Volga. Il y arrivait après quatre mois d’une marche pénible à travers les neiges. On se figure sans peine les souffrances qu’il eut à endurer pendant ce trajet, qu’il fit à pied, vêtu seulement des lambeaux d’un uniforme français, mangeant le pain noir des paysans russes dans cet hiver exceptionnel de 1812, pendant lequel le froid fit plusieurs fois geler le mercure des thermomètres.

Parvenu au terme de ce triste voyage grâce à l’énergie physique et morale dont la nature l’avait doué, il paya cependant son tribut à tant de rudes épreuves. Il tomba malade et ne se rétablit que lentement sous l’influence bienfaisante du soleil d’avril. Les prisonniers étaient traités durement. Parqués par chambrées de quatre dans de mauvais réduits, privés de secours matériels aussi bien que de toute espèce de ressources morales ou scientifiques, ils eurent à endurer des humiliations plus amères que leurs souffrances physiques. Avec un caractère moins fier, moins indépendant, M. Poncelet aurait pu, comme plusieurs de ses compagnons, se procurer un bien-être relatif en mettant à profit ses connaissances en mathématiques ; mais il lui répugnait de faire cette sorte de compromis avec ses sentimens de patriotisme. Tout en trouvant qu’il les poussait un peu loin, on doit dire que l’isolement auquel il se condamna fut un bonheur pour la science. Il refusa les offres de quelques seigneurs russes qui voulurent lui confier l’éducation de leurs fils, et s’absorba entièrement dans ses études favorites. Réduit littéralement à ses souvenirs d’école, il dut commencer par se créer des instrumens de travail, refaire un à un à son usage les élémens des mathématiques, arithmétique, algèbre, géométrie, et reconstruire en quelque sorte par la base l’édifice de ses connaissances. Ces études remplirent plusieurs cahiers dont il disposa dans la suite en faveur de quelques compagnons d’infortune désireux de compléter leur éducation, compromise par la marche des événemens. Un phénomène psychologique assez curieux, c’est que le jeune prisonnier de Saratof parvint à se rappeler peu à peu tout ce qui touchait aux mathématiques pures, mais que les lois de la mécanique, les lois du mouvement, n’avaient laissé aucune trace dans son esprit ; c’est en vain qu’il s’efforça d’en retrouver les équations.

Après avoir ainsi préparé le terrain, il se lança avec ardeur dans la voie des découvertes. Il se fraya des routes nouvelles dans le domaine de la géométrie pure, dont il parvint à généraliser le langage et les conceptions par des théories originales et fécondes. Les spéculations auxquelles il se livra dès lors, et dont il publia plus tard les résultats dans son célèbre Traité des propriétés projectives des figures, ont puissamment contribué à fonder cette géométrie moderne si abstraite, si dégagée de toute considération de formes individuelles qui représentent des objets sensibles. La marche de la géométrie ancienne est plus timide ou plus sévère, elle ne perd jamais de vue une figure réellement décrite et ne raisonne que sur des grandeurs déterminées ; la géométrie nouvelle procède avec une sorte de hardiesse divinatrice, elle va au but rapidement et sans hésitation, parce qu’elle considère les propriétés des figures indépendamment de toute grandeur absolue et déterminée, de toute disposition accidentelle ou spéciale. Sous cette indétermination, ces propriétés générales embrassent ou enveloppent cependant toutes les propriétés particulières des figures en quelque sorte matérielles et existantes. Ce sont des propriétés de cette nature que M. Poncelet appelle projectives, parce qu’elles ne cessent pas de subsister, si on considère une figure dans ses différentes projections ou perspectives, qui en changent l’aspect sans en altérer pour ainsi dire l’essence ; c’est ainsi que les silhouettes les plus capricieuses d’un buste dont l’ombre se projette sur un mur conservent toujours une certaine ressemblance avec le profil original. Nous devons forcément nous borner à ces quelques indications générales, dans l’impossibilité où nous sommes de donner ici une idée même approximative de recherches aussi épineuses.

La notification de la paix générale, en juin 1814, permit inopinément aux prisonniers français de quitter leur triste séjour. « Ce fut avec une joie bien vive, dit M. Poncelet, que je pensai au bonheur de revoir ma patrie, ma ville natale, mes parens, mes amis. Cependant, en jetant un dernier regard sur cette contrée qu’arrose le plus grand des fleuves de l’Europe, sur ce Volga que sillonnent à pleines voiles de gros navires chargés des riches tributs de la mer Caspienne, de la Géorgie et de la Perse, après que le soleil d’avril l’a débarrassé de ses glaçons ; quand je dus abandonner cette ville renaissante, à longues files de maisons isolées en bois, et les steppes incultes, mais non stériles, qui l’entourent, je ne pus me défendre d’une émotion profonde et d’un vif sentiment d’appréhension, en me demandant si, au milieu de la vie active qui m’attendait, je pourrais poursuivre, comme dans le silence et la solitude de l’exil, les études qui en avaient adouci l’amertume et m’étaient devenues si chères. » Rentré au mois de septembre, après un voyage dont on aurait quelque peine à se figurer les lenteurs en ce temps de chemins de fer, et que l’impatience de revoir la patrie rendait plus long encore, M. Poncelet commença par se faire rayer de la liste des morts, sur laquelle il avait longtemps figuré. Il fut attaché, en qualité de capitaine du génie, à la place de Metz. Pendant les vingt années qu’il y passa, absorbé presque entièrement par ses devoirs d’ingénieur militaire et de professeur, il lui arriva peut-être plus d’une fois de regretter la solitude de l’exil, qui lui avait permis de donner libre carrière à ses spéculations transcendantes. Les occupations qui l’attendaient étaient d’une nature toute pratique, et la besogne n’était pas mince. A peine arrivé, il se vit obligé de faire construire pour l’arsenal du génie les usines dont cet établissement était encore dépourvu ; il consacra donc.ses premiers soins à l’installation de martinets, souffleries, forges, meules d’aiguiserie, fours et scieries. La reconnaissance militaire du département de la Moselle et le blocus de Metz vinrent occuper son temps pendant l’année suivante, et lui révélèrent la nécessité d’une foule d’améliorations qu’il songea dès lors à introduire dans les ouvrages de défense et de fortification. Parmi les projets qu’à cette époque il rédigea et qui étaient appuyés sur de sérieuses études expérimentales, on peut citer notamment celui d’un barrage écluse à établir sur la Moselle, à la gorge du fort qui porte le même nom, projet hérissé de difficultés et dont Vauban s’était déjà préoccupé. Il inventa ensuite le pont-levis le plus employé de nos jours et les roues hydrauliques auxquelles on a donné le nom de roues à la Poncelet. Les roues verticales mues par-dessous qui sont employées à transmettre la force de l’eau dans beaucoup d’usines reçoivent le choc du liquide sur des aubes ou palettes qui, cédant sous l’impulsion, font tourner la roue. Auparavant ; Informe adoptée pour les palettes était telle, qu’une grande partie de la force disponible se perdait sans produire d’effet utile ; M. Poncelet imagina des aubes courbes dont la forme est calculée de manière à utiliser la totalité de la puissance motrice de l’eau. L’ingénieuse invention du capitaine Poncelet obtînt en 1825 le grand prix de mécanique de l’Institut et se répandit promptement en France, en Allemagne, en Italie et en Angleterre. Elle doubla presque le rendement des moteurs hydrauliques et permit d’obtenir des effets extraordinaires ; certaines roues Poncelet ont une force de cent chevaux.

Malgré ces travaux pratiques, et quoiqu’il remplît toujours scrupuleusement ses devoirs d’ingénieur militaire, M. Poncelet trouva assez de loisirs pour coordonner et pour perfectionner ses recherches de géométrie ébauchées à Saratof. Après en avoir publié quelques fragmens dans divers recueils, il put enfin faire paraître en 1822 le premier volume de son Traité des propriétés projectives, ouvrage qui fit une grande sensation. Peu de temps après, il lut à l’Académie des Sciences deux mémoires dans lesquels il présenta l’application et le développement des théories contenues dans cet ouvrage, mais qui ne furent publiés qu’en 1828 dans le Journal mathématique de Berlin[1]. Contrairement à ce qu’on aurait dû espérer, les découvertes dont M. Poncelet venait d’enrichir la science devinrent pour lui une source de déceptions et de discussions incessantes et pénibles. Sa probité excessive l’avait entraîné à effacer sa personnalité un peu plus qu’il n’était et qu’il n’est malheureusement d’usage parmi les savans ; loin de faire ressortir ses propres mérites, il avait présenté sous le jour le plus favorable celui de ses prédécesseurs, et cette modestie inusitée avait encouragé l’injustice ; on se partageait un bien si peu défendu ! M. Poncelet s’en aperçut trop tard, et eut, jusqu’à la fin de ses jours, à soutenir des polémiques dans lesquelles il poussa lui-même peut-être trop loin l’esprit de récrimination. En outre certains principes qu’il avait avancés étaient contestés par des géomètres d’un tempérament scientifique trop différent du sien pour l’apprécier à sa juste valeur, et il s’exagérait les sentimens d’hostilité dont il les supposait animés à son égard. A l’entendre, ses théories étaient traitées de « géométrie romantique » et tournées en ridicule, tandis qu’en réalité elles faisaient leur chemin et s’introduisaient peu à peu dans l’enseignement.

Quoi qu’il en soit, Arago, alors examinateur de l’école d’application de Metz et peu enclin de sa nature à encourager des recherches de spéculation pure, cherchait à pousser le jeune géomètre dans une autre voie. Il le fit attacher comme professeur à l’école d’application, où on le chargea de créer un cours sur le travail des machines. Ce cours, fait à un point de vue éminemment pratique, a rendu aux deux armes de l’artillerie et du génie des services inappréciables. En même temps le capitaine Poncelet commençait un cours professionnel, public et gratuit, dans lequel il initiait les ouvriers messins aux notions de mécanique susceptibles d’une application immédiate aux arts et métiers. La récente introduction de méthodes industrielles nouvelles venues d’Angleterre rendait un enseignement de cette nature très désirable et même très urgent. Les cours de géométrie et de mécanique appliquées aux arts, que différens officiers se chargèrent alors d’ouvrir dans les principales villes, et auxquels le cours du capitaine Poncelet servit de modèle, n’ont pas peu contribué à changer la face de l’industrie française, en faisant comprendre aux ouvriers la supériorité du raisonnement sur l’emploi aveugle de la force et des procédés traditionnels de la routine. La matière de ces cours a été publiée par M. Poncelet dans un ouvrage fort estimé et remarquable surtout par l’élégance et la simplicité des démonstrations[2].

Dès 1831, Arago avait invité M. Poncelet, au nom des principaux géomètres de l’Académie des Sciences, à se porter candidat pour une place alors vacante dans le sein de la section de géométrie ; mais le modeste officier du génie avait refusé. Ce n’est qu’en 1834, époque à laquelle la mort de sa mère brisa les derniers liens qui rattachaient à la ville de Metz, qu’il consentit à se présenter comme candidat au fauteuil laissé vacant par le décès de M. Hachette. Il fut élu à la presque unanimité des suffrages, et pendant un tiers de siècle il ne cessa de prendre une part active aux travaux de la section de mécanique. En même temps il fut définitivement adjoint au comité des fortifications, où il fut, jusqu’en 1848, chargé des rapports scientifiques et de la rédaction du Mémorial de l’officier du génie. C’est dans ce recueil qu’il a publié ses importantes recherches sur la stabilité des voûtes, des revêtemens et des fondations. En 1838, on créa pour lui la chaire de mécanique physique et expérimentale à la faculté des sciences de Paris. Ce cours, complément naturel de l’étude de la mécanique rationnelle, dont il matérialise en quelque sorte les conclusions, tout en les limitant par l’étude des faits dans les bornes du possible, a exercé une grande influence sur l’enseignement de la mécanique en France. M. Poncelet s’efforça constamment de combler l’abîme qui sépare la mécanique théorique des géomètres de la mécanique des ateliers, bien moins simple et moins riche en illusions. Les praticiens arrivent trop facilement à une sorte d’éloignement et de mépris pour les abstractions de la théorie, parce qu’ils apportent dans leurs travaux les idées incomplètes et fausses sur l’équilibre absolu et sur le mouvement idéal qu’ils ont puisées dans un enseignement resté rudimentaire, tandis qu’une instruction solide, qui tient compte à chaque instant des données fournies par l’expérience, est d’un secours inestimable pour hâter les progrès de l’industrie.

En présence de tant de services rendus et d’une si haute valeur scientifique, on peut s’étonner de voir M. Poncelet si lentement avancer en grade. Il était resté dix-sept ans capitaine et dix ans chef de bataillon ; ce n’est qu’en 1841 qu’il fut nommé lieutenant-colonel. Juste et généreux lui-même, il n’avait pensé qu’à faire son devoir, laissant à d’autres le soin d’examiner ses droits. Comme il ne demandait rien, on l’oubliait. La révolution de février le trouva simple colonel et sur le point d’être mis à la retraite. Arago, devenu ministre de la guerre, s’empressa de lui rendre justice ; il le nomma général de brigade et l’appela peu de jours après au commandement supérieur de l’École polytechnique. La fermeté du général contint cette bouillante jeunesse pendant les terribles journées de juin ; il la mit sous les armes et la conduisit à travers les barricades jusqu’au palais du Luxembourg, où le bataillon de l’école devint la garde d’honneur du gouvernement. Il faisait aussi partie de l’assemblée constituante, et le suffrage populaire qui l’avait appelé à ces fonctions était d’autant plus flatteur qu’il avait été plus spontané. M. Poncelet vota avec le parti démocratique modéré, et il ne fut pas réélu à l’assemblée législative. Pendant les derniers jours de juin, le général Cavaignac lui confia le commandement des gardes nationales de la Seine, qu’il ne remît aux mains du général Perrot que lorsque le calme, enfin rétabli, eut permis de renvoyer dans les départemens les milices venues au secours de la capitale menacée. Ce court épisode de sa vie politique montra sous un jour brillant les qualités qui le distinguaient, une fermeté à toute épreuve et une loyauté qui ne se démentit jamais. Il resta commandant en chef de l’École polytechnique jusqu’en 1850, s’occupa avec énergie des réformes que réclamait depuis longtemps l’enseignement de cet établissement national, et ne quitta ce poste que lorsque son âge avancé amena pour lui l’heure de la retraite.

En 1851, le général Poncelet présida le jury de la classe des machines et outils à l’exposition universelle de Londres. Chargé de faire, au nom de la commission française,. le rapport historique sur les progrès des inventions mécaniques depuis l’origine des brevets, il employa sept ans à ce travail de bénédictin, dont il s’acquitta avec une conscience au-dessus de tout éloge. Pour acquérir une connaissance approfondie de son sujet, il entreprit une tournée d’exploration dans les filatures de soie, de lin et de chanvre de la France ; il étudia les collections de patentes des différens pays afin de remonter de titre en titre au véritable auteur de chaque invention et de chaque perfectionnement, et ne négligea rien de ce qui pouvait élever son travail à la hauteur d’un monument historique. A peine les deux volumes, fruit de tant de labeur, avaient-ils paru, que M. Poncelet tomba gravement malade. Longtemps les médecins désespérèrent de le sauver : il avait soixante-dix ans. Il guérit cependant et s’occupa aussitôt, aidé de quelques amis dévoués, de la publication de ses premières recherches, demeurées jusqu’alors inédites. On y voit la marche qu’il a suivie pour arriver à ses découvertes, les tâtonnemens quelquefois pénibles par lesquels il a passé ; on voit que si plus tard, brûlant ses vaisseaux, il s’efforça de rendre la géométrie indépendante de l’analyse algébrique en la fondant sur une sorte d’intuition, il était cependant arrivé à ses premières découvertes par le chemin de l’analyse. La publication d’une nouvelle édition de son Traité des propriétés projectives des figures, enrichie de notes dans lesquelles il continuait de donner cours à ses rancunes de géomètre méconnu, occupa les dernières années de cette vie si bien remplie. Il était atteint d’un mal sans remède, et cependant jusqu’au dernier moment la douleur physique n’eut pas raison de sa volonté toujours ferme, de sa pensée toujours lucide ; il s’éteignit doucement le 23 décembre 1867 sans avoir cessé de jouir pleinement de toutes ses facultés. La France a perdu dans le général Poncelet un homme de bien et un homme supérieur, modèle de franchise et de droiture, savant de premier ordre et soldat accompli.


R. RADAU.



Tactique navale, par M. le vice-amiral comte de Gueydon.


La marine, bien qu’à un point de vue spécial, occupe en France une grande place dans les préoccupations intelligentes du public. Sans être un peuple essentiellement marin, nous avons cinq cents lieues de rivages baignés par la mer, et le bruit du flot qui bat nos côtes nous arrive souvent à l’intérieur des terres avec une poésie qui nous émeut. La France a son histoire maritime, alternée de succès et d’illustres revers. La tactique navale, à toutes les époques, a tenté et sollicité les études et les recherches des officiers de marine les plus remarquables et les plus instruits. Elle ne saurait cependant se formuler d’une façon absolue, car aucun système n’inspire les résolutions suprêmes qui font gagner les batailles ; mais, comme le dit M. le vice-amiral de Gueydon dans l’avant-propos de son livre, si la tactique ne supplée pas au génie du chef et à ses illuminations soudaines, elle n’en est pas moins l’indispensable instrument qu’il a dès longtemps façonné à son usage.

C’est dans cet ordre d’idées que M. de Gueydon a cherché à définir les principes sur lesquels reposent nécessairement les mouvemens des navires quels qu’ils soient. La rapidité en même temps que la régularité d’allures des bâtimens qui sont subordonnés à un vaisseau amiral une fois assurées, la manœuvre d’une escadre n’est plus en quelque sorte pour le commandant en chef que celle d’un seul bâtiment qu’il dirigerait à son gré, selon ses inspirations. Les évolutions des anciens navires à voiles trouvaient dans la force même du vent, constante pour tous, un élément avec lequel ils pouvaient compter, et ils n’avaient par suite à se préoccuper que de la manœuvre. Cette force du vent, variable, il est vrai, dans son intensité, mais variable à un même degré pour tous les navires, est remplacée aujourd’hui par la puissance motrice des appareils à vapeur. C’est donc cette puissance qu’il s’est agi d’équilibrer pour tous d’une façon pour ainsi dire parallèle, et de subordonner à la puissance motrice du vaisseau amiral. Là est le premier but que se propose la nouvelle tactique. Le second est la règle générale d’évolutions. Jusqu’à présent, en dehors de la conversion par le flanc et de la contre-marche, où chaque navire suit celui qui le précède, mouvemens empruntés à la vieille tactique, on semblait s’en être tenu comme progrès à l’évolution de la chasse du poste, c’est-à-dire que, une fois le signal de l’évolution arboré, chaque vaisseau se dirigeait à son gré ou plutôt à ses risques et périls sur le nouveau poste qu’il devait occuper. On comprend ce qu’une telle manœuvre, la meilleure de toutes en théorie pour des navires admirablement exercés, présente d’indécision et de danger dans la pratique avec l’entraînement de masse et de vitesse de nos vaisseaux cuirassés. Une erreur de coup d’œil, un ordre mal exécuté, le désir même de bien faire, peuvent déterminer les plus funestes conséquences. Là plus que jamais le besoin de la règle et de la méthode se fait sentir ; mais à la mer l’imprévu surgit si subitement qu’il faut laisser aux capitaines une initiative très réelle même dans l’obéissance. La méthode par file en gisement de l’amiral de Gueydon est le point capital de la tactique navale, telle que l’auteur voudrait la voir comprise aujourd’hui. L’angle d’obliquité et la vitesse à prendre sont signalés en même temps que l’ordre d’évoluer. Les vaisseaux, pour passer d’un ordre à un autre, partent donc sur des lignes obliques parallèles, et arrivent successivement à l’alignement que donne le vaisseau amiral. C’est réunir à la fois la simultanéité, qui est une condition de rapidité, et le mouvement successif, qui est une garantie de bonne exécution. Cette méthode s’applique également au peloton d’escadre, qui est l’ordre de guerre. Le peloton d’escadre, envisagé comme unité, se compose de trois vaisseaux, un en tête et les deux autres en arrière, mais par la hanche du premier, à droite et à gauche, de manière que chacun de ces deux vaisseaux puisse, en augmentant sa vitesse, éventrer de son éperon le vaisseau ennemi qui arriverait perpendiculairement sur le vaisseau de tête.

Telle est la tactique ingénieuse et simple qu’inaugure l’amiral de Gueydon, et qui se défend avec raison d’être systématique. Elle libelle tout ce que la méthode peut produire pour alléger la tâche des capitaines dans la tenue de leurs postes et les grouper, à un moment donné et dans une disposition voulue, autour de leur chef. Une tactique, selon l’expression juste de l’auteur, ne saurait aller au-delà de cette limite, et c’est des événemens seuls qu’elle reçoit plus tard sa consécration.


L. BULOZ.

  1. Ce n’est qu’en 1865, après un intervalle de quarante-trois ans, que le général Poncelet a pu faire paraître une nouvelle édition de son Traité des propriétés projectives des figures, en deux gros volumes in-4o. Le second volume renferme sa théorie des centres de moyenne harmonique et celle des polaires réciproques, qui a donné naissance au fameux principe de dualité. Les manuscrits, composés de 1813 à 1820, et qui renferment les élémens ou les germes de ces théories, ont été publiés en 1862 et 1864 ; ils forment le premier volume de l’ouvrage intitulé Applications d’analyse et de géométrie.
  2. Introduction à la Mécanique industrielle, par J.-V. Poncelet (1829 et 1839). Les éditions postérieures sont intitulées Traité de Mécanique industrielle.