Chronique de la quinzaine - 14 avril 1881
14 avril 1881
La vie publique n’est jamais facile, on le sait bien; elle se compose pour toutes les nations des difficultés inévitables, des devoirs nécessaires de chaque jour et de tout ce que l’imprévu tient en réserve comme pour éprouver et déconcerter les chefs des peuples. On ne peut pas dire sans doute que la France, à qui les sévérités d’une vie laborieuse n’ont point été épargnées depuis quelques années, soit arrivée aujourd’hui à l’heure des crises imprévues et décisives : elle est du moins à un de ces momens où l’esprit de conduite est plus que jamais une nécessité, où toutes les fautes peuvent avoir leurs conséquences, où, selon la vieille expression, il faut savoir enlever au hasard tout ce que la prévoyance et la sagesse peuvent lui dérober. La France, par le cours des événemens, par cette question même de Tunis, qui vient de s’élever, s’est trouvée ramenée à un de ces instans où tout rappelle que la politique est une chose sérieuse, que le meilleur moyen de garder une certaine liberté d’action nationale n’est pas de faire de l’ordre avec du désordre à l’intérieur, de s’épuiser dans une succession de luttes passionnées, d’incidens inutiles, d’œuvres confuses et décousues. Franchement, sans vouloir rien exagérer, n’est-on pas frappé à l’heure qu’il est d’une sorte de contraste entre l’importance des intérêts qui peuvent être en jeu pour la France et l’inanité de ces débats d’hier à propos de l’enquête sur le général de Cissey ou des querelles de M. le préfet de police et du conseil municipal de Paris? Si l’on veut avoir une politique extérieure suivie, efficace à l’occasion, il faudrait commencer par se faire une politique intérieure mieux pondérée; il faudrait d’abord savoir se garder des agitations vaines, des arrogances et des excentricités de parti, des confusions de pouvoir, des incidens oiseux, de tout ce qui encombre et déprime la vie publique, au lieu de la simplifier et de la relever. C’est là, si l’on veut, une moralité à tirer de ces récentes affaires de la commission d’enquête et du conseil municipal parisien portées devant le parlement à la veille des vacances de Pâques.
Il fallait en finir avec ces incidens irritans ou inutiles, dira-t-on, et nous ne prétendons pas le contraire ; mieux eût valu encore ne pas commencer, ne pas trop s’arrêter au tapage de quelques passions, de quelques prétentions plus bruyantes que sérieuses. Lorsqu’il y a quelques mois déjà, à la suite de procès retentissans, s’est produite pour la première fois cette proposition de constituer une commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner l’administration de M. le général de Cissey, le danger est apparu aussitôt. Il suffisait d’un peu de réflexion pour s’apercevoir que l’autorité parlementaire se trouvait mise en mouvement dans des conditions assez étranges, qu’on instituait un procès sans droit évident, sans raison décisive, sans garanties définies, qu’on ouvrait une issue à toute sorte de délations, d’insinuations outrageantes et qu’on risquait de n’aboutir à rien ou de tomber dans quelque excès de pouvoir. Il suffisait du plus simple sentiment de justice ou même du plus simple sens politique pour comprendre ce qu’il y avait d’extraordinaire à charger quelques hommes, si bien intentionnés qu’ils fussent, de tenir pendant des mois sur la sellette un vieux soldat, ancien ministre, uniquement sur la foi de quelques énergumènes affamés de scandale. C’était exorbitant; mais le torrent des diffamations était tellement déchaîné qu’on n’a pas osé résister, qu’on a accepté l’enquête comme un expédient qui tirait tout le monde d’embarras et qu’une commission du parlement a été nommée pour avoir à rechercher, ni plus ni moins, s’il n’y avait pas eu un général français, un ministre de M. Thiers et de M. le maréchal de Mac-Mahon coupable « de trahison et de concussion. » Assurément, cette situation étant donnée, la commission a fait son œuvre avec autant de zèle que de sincérité, peut-être même avec un sentiment un peu exagéré de sa mission. Elle n’a rien négligé pour découvrir des secrets. Elle a tenu à interroger le ban et l’arrière-ban des témoins, même des femmes de chambre, des hommes de peine et des ouvriers du ministère, sans compter les fournisseurs et les confidens des fournisseurs. Elle s’est prêtée aux investigations les plus répugnantes, les plus pénibles, sans déguiser toujours son dégoût, et M. le général Berge était certainement dans la vérité lorsqu’il a répondu à une interrogation : « Je vous arrête, monsieur le président. Vous allez me demander, comme on me l’a demandé ailleurs, si par hasard le ministre de la guerre n’aurait pas vendu des canons à son tailleur, et à l’accent de votre voix, je comprends le sentiment que vous éprouvez en me posant une question pareille : vous en êtes peiné! » Il y avait bien, en effet, de quoi être « peiné » d’avoir à se débattre pendant trois mois dans une si vilaine atmosphère.
Qu’est-il cependant résulté de tout cela? qu’a-t-on découvert? C’était bien facile à pressentir dès le début. On a recueilli des bruits, de vulgaires commérages, des forfanteries, des intrigues de subalternes, des délations intéressées, — pas une présomption à demi sérieuse. Tout s’est évanoui à la première explication, devant la plus simple question posée à tous ces témoins, dont les dépositions ne sont pas même curieuses comme spécimen de scandale. De ce laborieux et artificieux tissu de diffamations, de calomnies, d’outrages, auquel ont travaillé tant de journaux, même des députés, il n’est rien resté, et la commission, allant jusqu’au bout, n’a point hésité à déposer son opinion dans un rapport aussi net que décisif. Le président de la commission, M. Philippoteaux, s’est fait un devoir de porter à la tribune l’expression chaleureuse et résolue de la conviction de ses collègues.
Non sans doute, il ne reste rien qui puisse ternir l’honneur de M. le général de Cissey. La commission a rendu son « verdict » honnêtement comme elle le devait après de longues recherches; mais c’est là précisément, jusque dans ce « verdict, » que se dévoile ce qu’il y avait d’équivoque et de dangereux dans cette enquête née d’une idée fausse, d’une interprétation abusive du droit parlementaire. La commission, jugeant comme un jury, résume ses conclusions sous une forme singulière : « — Sur la première question : Le général de Cissey est-il directement ou indirectement coupable de trahison? la commission, à l’unanimité, a répondu négativement... » Sur l’accusation de concussion, la réponse est également négative et unanime. Fort bien ! la réponse est claire et met définitivement hors de cause un vaillant homme. Qu’est-ce à dire cependant? Est-ce que la commission, au lieu de déclarer que « l’accusé n’est pas coupable, » aurait pu répondre autrement et dire : « Oui, l’accusé est coupable! » D’où aurait-elle tiré ce droit? à quel titre aurait-elle pu se considérer comme un tribunal remplissant un rôle judiciaire? C’est évidemment la suite de cette confusion de pouvoirs qui a présidé à la naissance de l’enquête, qui n’a pas de conséquences graves aujourd’hui, mais qui aurait pu et pourrait encore conduire à de véritables conflits dans d’autres circonstances. Ce n’est pas tout : la sanction de l’enquête pour M. de Cissey est, si l’on veut, dans le « verdict » de la commission; quelle est la sanction à l’égard de ceux qui Font accusé et diffamé? La commission ne le dit pas, elle n’a pas sans doute le droit de le dire ; elle se contente de traiter les dénonciateurs comme des plaignans déboutés. Ainsi, pendant des mois, des déclamateurs passionnés auront pu couvrir un vieux soldat de calomnies et d’outrages ! Sous prétexte qu’ils n’étaient pas libres de produire leurs preuves devant un tribunal ordinaire, ils auront pu mettre en mouvement le pouvoir parlementaire! Ils auront fait appel à toutes les délations, à toutes les animosités, et, lorsque de leur acte d’accusation il ne reste plus rien, ils en sont quittes pour se retirer avec fierté dans la satisfaction de l’œuvre patriotique accomplie! C’est là, en vérité, un étrange résultat de l’enquête. La commission n’aurait peut-être fait que compléter son œuvre et remplir tous ses devoirs en jugeant sévèrement les auteurs de ces iniquités, car enfin, si la commission éprouve « une joie profonde à pouvoir hautement affirmer l’innocence d’un général français, » elle doit éprouver d’autres sentimens à l’égard de ceux qui ont fait tant de bruit pour rien.
À vrai dire, de cette enquête, inspirée ou imposée par des passions de parti, ce qui restera de plus clair, c’est peut-être ce qu’on ne cherchait pas, ce qu’on n’avait pas du moins en vue tout d’abord. « Au cours de ses recherches, dit le rapporteur, la commission a plus d’une fois été conduite à signaler des abus, à découvrir des pratiques fâcheuses, des vices administratifs qui peuvent et qui doivent fatalement avoir des conséquences regrettables… Elle a été amenée à constater des violations de la loi qui se reproduisent avec une regrettable régularité. » Ce n’est point là, sans doute, une découverte ; avant la commission nouvelle, cette habitude des pratiques discrétionnaires avait été plus d’une fois remarquée. Lorsque, il y a quelques années, une commission de la chambre préparait la loi sur l’administration de l’armée, cette commission voulait, elle aussi, s’éclairer sur la réalité des choses ; elle tenait à entendre des témoins de toute sorte, des généraux, des intendans, des administrateurs, et ces hommes, qui avaient l’autorité de leur position, d’une expérience de tous les jours, étaient les premiers à avouer que la loi était presque partout laissée de côté ou qu’elle était interprétée et appliquée d’une manière différente, selon les circonstances, selon les corps d’armée. Ils ne dissimulaient pas que c’était là une cause essentielle de confusion et de désordre, qu’on finissait par ne plus se reconnaître. Si on voulait examiner de près dans leur application toutes les lois de réorganisation militaire qui ont été faites depuis dix ans, sans parler des lois anciennes, il y aurait à constater certainement bien d’autres dérogations inexpliquées, bien d’autres irrégularités, et on s’apercevrait peut-être que, si quelques-unes de ces lois n’ont pas produit tout ce qu’on en attendait, c’est qu’elles ne sont pas respectées ou exécutées selon l’esprit qui les a inspirées. C’est là, il faut l’avouer, un mal qui ne date ni d’aujourd’hui, ni d’hier, ni d’un seul ministère, qui existe depuis longtemps, qui se perpétue à travers les ministères en s’aggravant quelquefois.
Le mal réel, il est dans l’habitude des interprétations discrétionnaires, favorisée par la mobilité des lois elles-mêmes, et lorsque la dernière commission d’enquête le signale, elle ne doit pas s’adresser au gouvernement seul, elle n’a qu’à s’adresser aussi à la chambre, qui souvent aide de son mieux à la confusion. On le voit en ce moment même ; on veut modifier la loi de recrutement, c’est une idée fixe ! M. le ministre de la guerre a présenté un projet de réforme partielle qui n’est pas à l’abri de toute contestation. Là-dessus survient une commission de la chambre qui du projet ministériel détache ce qui lui convient, ce qui flatte la passion du jour, c’est-à-dire la disposition qui soumet les séminaristes au service militaire. Le résultat le plus clair de ces procédés, c’est qu’on détruit des lois qui datent de quelques années à peine sans en faire de nouvelles et que, dans l’incertitude, cet arbitraire dont on se plaint a mille moyens de se produire. Ce sont là, dans tous les cas, des questions que la commission n’a pu qu’effleurer, qui ne pouvaient être examinées avec fruit dans un parlement pressé d’entrer en vacances.
Ce qu’il y a de mieux, c’est que la chambre en a fini avec cette enquête sur M. le général de Cissey comme elle en a fini aussi, avant de partir, avec la grande querelle qui s’est élevée entre M. le préfet de police et le conseil municipal de Paris. M. le préfet Andrieux était cependant, à ce qu’on croyait, un républicain et même un républicain assez caractérisé. Il ne passait pas généralement pour un impérialiste ou un clérical déguisé. Malheureusement, depuis qu’il est entré à la préfecture de police, M. Andrieux a eu l’étrange idée de prendre ses fonctions au sérieux, de se dire qu’après tout on ne garantissait pas la sûreté de l’état et de la cité avec des complimens, des banalités et des complaisances pour toutes les factions. Il est entré dans son rôle avec une certaine résolution. Aussitôt il est devenu suspect. Dès qu’il s’occupait sérieusement de faire la police dans l’intérêt de l’ordre, il cessait manifestement d’être un vrai républicain aux yeux des tapageurs du radicalisme. Il n’a pas tardé surtout à exciter par son attitude, par sa fermeté un peu rude, la défiance du conseil municipal de Paris, qui est un personnage important et querelleur. Pour le conseil municipal, il faut un préfet débonnaire et pacifique comme le préfet de la Seine, M. Herold. Celui-là ne gêne personne, il sait garder une tenue modeste en présence de la majorité radicale du conseil ; il est toujours prêt à céder pour n’avoir pas d’affaires, et s’il se voit par hasard dans la cruelle nécessité de provoquer l’annulation de quelque déclaration illégale, il n’est pas loin de s’en excuser : il panse au besoin la blessure avec quelque hymne à la modération de cette majorité radicale méconnue ! M. Andrieux, lui, est un préfet de police moins accommodant, qui ne craint pas de résister et de se défendre, qui ne s’interdit même pas toujours une certaine âpreté sarcastique de riposte. De là, entre M. Andrieux et le conseil municipal, des rapports assez tendus qui ont conduit bientôt à des escarmouches pour finir par une guerre déclarée. A quel propos s’est produit ce dernier conflit qui vient d’être porté devant la chambre des députés? C’est une histoire assez simple. Le conseil municipal, qui ne peut se défendre de se considérer comme un petit parlement, a émis la prétention d’interpeller M. le préfet de police sur u l’état général de la sécurité publique à Paris. » M. Andrieux s’est empressé de faire observer que le droit indéfini d’interpellation n’était pas précisément une attribution municipale. N’importe, on a voulu interpeller, et M. Andrieux s’est alors dispensé de comparaître en rappelant qu’il est chargé de la sécurité de Paris « sous la seule autorité du ministre; » à quoi le conseil a répliqué sur-le-champ par un ordre du jour déclarant que M. Andrieux a manqué à tous ses devoirs, qu’il a porté atteinte aux attributions municipales, et que « son administration ne saurait présenter des garanties suffisantes à la sécurité de Paris. » Bref, c’est ce qu’on peut appeler la rupture des relations diplomatiques de l’assemblée municipale avec le préfet de police. Malheureusement pour le conseil, la chambre, saisie du différend par les députés de Paris, a donné entièrement raison à M. Andrieux, qui s’est vertement défendu, et à M. le ministre de l’intérieur, qui a couvert son lieutenant. Ce n’est peut-être pas cependant la paix rétablie pour longtemps.
Tout cela veut dire qu’il y a toujours à Paris une situation singulièrement anormale créée et aggravée par ces perpétuelles confusions d’idées et de pouvoirs qui se manifestent sous plus d’une forme aujourd’hui. Évidemment, puisque Paris a une forte part dans le budget de la préfecture de police, il semblerait assez logique que le conseil ait un droit de contrôle sur des dépenses auxquelles il contribue; mais il est encore plus évident que la préfecture de police n’est pas une institution municipale, qu’elle est surtout une institution d’état, qu’elle a une mission d’un ordre général, même quelquefois à demi diplomatique, qu’elle fait partie du gouvernement, et qu’à ce titre elle ne peut être à la merci d’une interpellation ou d’un vote d’une municipalité. Il y a là des droits différens qui, selon le vieux mot de Retz, ne peuvent s’accorder que dans le silence, qui se sont longtemps accordés en effet, — et si la guerre éclate aujourd’hui, c’est qu’il y a un conseil municipal qui, au lieu de respecter ce qu’il devrait respecter, au lieu de rester dans son rôle, ne déguise pas l’ambition d’être une sorte d’état dans l’état, La difficulté est là tout entière, non dans l’humeur plus ou moins impétueuse de M. Andrieux. La question est dans cette usurpation incessante, organisée d’une majorité radicale, envahissant par ses influences les grandes administrations, tranchant des questions qui par certains côtés ont sans doute un caractère municipal, mais qui touchent aussi à l’ordre général, — inaugurant le règne de l’esprit de secte dans le gouvernement de la capitale de la France, prétendant mettre la main sur tout, particulièrement sur la préfecture de police. Que serait-ce si les pouvoirs publics sanctionnaient les projets d’organisation municipale que le conseil s’est déjà appropriés et qui ne tendraient à rien moins qu’à une résurrection légale de la commune en pleine capitale française? M. Andrieux, qui a parfois le mot vif et juste, n’a pas hésité à le dire l’autre jour devant la chambre: il s’agit de savoir si on aura le gouvernement du pays par le pays ou le gouvernement de la France par la commune de Paris! Voilà toute la question. Le conseil, en exagérant son rôle, ne se doute pas qu’il suscite un bien autre problème; il conduit les esprits prévoyans à se demander si Paris constitué et composé comme il l’est, avec ses traditions, son caractère, sa destination, est une ville comme une autre, et si dans cette ville extraordinaire il y a place pour un conseil local qui est la représentation de tout ce que l’on voudra, excepté de ce qui fait la puissance, la richesse, l’éclat intellectuel de Paris. De cela naturellement on n’a rien dit l’autre jour au Palais-Bourbon; tout s’est borné à une escarmouche, à quelques explications sommaires auxquelles la chambre s’est hâtée de couper court pour prendre son congé, laissant le pays et le gouvernement en face d’une affaire plus sérieuse pour la France que l’enquête Cissey et toutes les querelles municipales.
Quelques jours en effet ont suffi pour tirer de la demi-obscurité où elle s’agitait cette question de la Tunisie, pour presser les événemens et appeler la France à l’action pour la défense de la frontière algérienne violée. Il y a quelques semaines encore, on pouvait délibérer et temporiser; maintenant le sang a coulé, des paroles décisives ont été prononcées, il ne reste plus pour la France qu’à se montrer résolue, à sauvegarder ses droits et ses intérêts sans songer à mettre en péril les intérêts légitimes, reconnus et définis que d’autres pourraient avoir sur ces rivages d’Afrique où notre drapeau flotte depuis un demi-siècle. Commentées complications ont été préparées, comment elles se sont précipitées tout récemment, on le sait à peu prés. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il y a des difficultés nées de circonstances, de causes de diverse nature. La première, la plus immédiate de ces causes est l’insécurité complète de toute cette région limitrophe entre l’Algérie et la Tunisie, du port de La Galle au port de Souk-Arrhas. Là, dans tous ces massifs montagneux qui forment une sorte de Kabylie tunisienne, s’agitent des peuplades barbares connues désormais dans l’histoire courante sous le nom de Khroumirs, à demi indépendantes du bey, accoutumées à une vie de déprédations et de meurtres. Depuis des années, les Khroumirs n’ont cessé de se livrer à toute sorte de violences, depuis le pillage des navires échoués sur la côte à quelques lieues de La Calle jusqu’aux incursions à main armée sur notre territoire et aux agressions contre nos tribus algériennes, toujours menacées dans leur vie et dans leurs propriétés. Les méfaits de tout genre qu’ils ont commis sont sans nombre. Ce ne sont là cependant encore que des difficultés de frontières, des violences locales à peu près inévitables et dont il n’y a pas trop à s’alarmer tant qu’elles ne prennent pas certaines proportions, surtout tant qu’elles ne se lient pas à d’autres circonstances; mais il est évident qu’en même temps, depuis quelques années, il y a eu un changement sensible dans les dispositions du souverain de la régence à notre égard. Les apparences sont restées les mêmes dans les relations officielles ; en réalité, le bey, soit sous l’obsession des conseillers intéressés qui l’entourent, soit sous l’inspiration d’un consul italien arrivé sur ces entrefaites à Tunis, n’a plus laissé échapper une occasion de blesser les intérêts français, tantôt au sujet de la propriété de l’Enfida achetée par une société marseillaise, tantôt plus récemment à propos du chemin de fer de Sousse. Toutes ces questions restent encore en suspens. Le bey a visiblement été la dupe de cette idée qu’il n’avait plus rien à craindre de la France, et par une coïncidence au moins singulière, à mesure que les dispositions hostiles du bey s’accentuaient, l’agitation des Khroumirs sur la frontière se développait. Il n’y a pas, si l’on veut, un lien absolument saisissable entre ces deux ordres de faits, puisque le bey peut dire qu’il n’a pas une action directe sur les peuplades semi-indépendantes, insoumises de la frontière : la coïncidence n’est pas moins à remarquer. Elle s’est manifestée jusqu’au bout, lorsqu’il y a quelques jours la crise décisive a éclaté par un combat que les Khroumirs, violant notre territoire, ont livré à un détachement français. Cette première attaque n’était visiblement que le signe de tout un travail d’insurrection dans les tribus tunisiennes poussées à la guerre contre nous.
Dès lors tout s’est trouvé changé. La France a dû nécessairement prendre un parti, tant pour réprimer une agression qui a déjà fait couler le sang de ses soldats que pour faire sentir dans la régence, à Tunis même, une puissance dont on paraissait s’accoutumer à douter. M. le président du conseil, M. le ministre de la guerre sont allés demander aux deux chambres des crédits qui leur ont été aussitôt accordés d’un vote unanime. Des ordres ont été donnés pour envoyer soit de l’Algérie même, soit de France, des forces sur la frontière de la province de Constantine de façon à être en mesure de demander compte aux Khroumirs de leurs agressions, de les soumettre au besoin, de faire face à tous les événemens. Bref, c’est manifestement toute une action militaire engagée, et à ce point de vue la situation ne laisse pas d’avoir sa gravité, parce que, dans des proportions restreintes si l’on veut, c’est la première épreuve de notre nouvelle organisation militaire. Il ne faut pas s’y tromper, c’est là pour le moment, de la part des amis et des ennemis, le premier objet d’une attention vivement éveillée. Relever des particularités qui peuvent parfois sembler singulières, entrer dans tous les détails de mouvemens dont on ne connaît pas toujours le secret ou le motif, c’est sans doute aller un peu vite, nous en convenons. M. le ministre de la guerre peut avoir ses raisons dans les ordres qu’il donne, dans le choix des régimens qu’il expédie de France, dans la manière dont il compose et organise l’expédition qui se prépare. Dans tous les cas, il y a un point sur lequel il ne peut se méprendre : c’est que plus il a de liberté dans le maniement des puissans moyens dont il dispose au nom de la France, plus il a de responsabilité. Il est attendu à l’œuvre! L’essentiel est qu’il n’y ait plus de temps perdu et qu’il y ait des forces suffisantes dans cette expédition où va être engagée notre armée. Maintenant quel est l’objectif réel de l’action qui commence? Que va-t-on faire? Tout dépend sans doute des circonstances, qui peuvent simplifier ou compliquer nos opérations. Pour le moment, à ce qu’il semble, il s’agit avant tout d’une répression complète et décisive des turbulentes tribus de la frontière, non d’une guerre contre la régence elle-même, et notre gouvernement, en notifiant à Tunis l’entrée prochaine de notre armée sur le territoire de la principauté, a cru devoir inviter le bey à joindre ses forces aux forces françaises. C’était l’offre d’une alliance qui aurait peut-être tout simplifié ; mais le bey, au lieu d’accepter la coopération à laquelle on le conviait, s’est répandu en protestations, en circulaires, faisant appel à toutes les puissances, à la Porte ottomane elle-même, suzeraine nominale et lointaine de la régence. En un mot, le bey a répondu sinon par une déclaration de guerre ou de solidarité avec les Khroumirs, du moins par des manifestations d’hostilité passive contre nous. Il se peut qu’en agissant ainsi il ait cédé à un premier mouvement et qu’il revienne sur sa décision à mesure que se dessinera l’expédition française; il se peut aussi qu’il cède jusqu’au bout aux conseils de résistance qui l’assiègent. C’est après tout son affaire. Quant à l’appel qu’il adresse aux puissances, il a certainement peu de chance d’être entendu, parce que la France marchant avec ou sans le bey ne touche à aucun droit de l’Europe, parce qu’elle ne poursuit d’autre conquête que celle de l’inviolabilité de nos frontières, de la sécurité de nos intérêts, de garanties positives d’influence sans lesquelles nos possessions africaines peuvent être incessamment menacées.
L’intention de ceux qui ont poussé le bey à protester devant les puissances et devant la Porte est bien visible. Ils espèrent faire de cette question de Tunis une question européenne, compliquer un conflit local et militaire d’un conflit général et diplomatique, lier la position de la régence à ce qu’on appelle l’intégrité de l’empire ottoman. Ils se trompent vraisemblablement sur les vues et les dispositions de la plupart des puissances. La Russie, surtout à l’heure qu’il est, n’est certes nullement pressée de se mêler des affaires de Tunis. L’Autriche n’y est pas plus intéressée. L’Allemagne, autant qu’on en puisse juger par ses déclarations et même par ses intérêts, voit sans ombrage, plutôt avec plaisir, l’activité française se tourner vers l’Afrique. Si, d’un autre côté, il est une puissance qui ait toute sorte de raisons de n’être pas surprise de ce qui arrive, c’est à coup sûr l’Angleterre, après les conversations échangées il y a trois ans à Berlin entre M. de Bismarck, lord Beaconsfield, lord Salisbury et M. Waddington. On connaît aujourd’hui cette dépêche qui était faite pour être lue, remise au ministre des affaires étrangères de France et où lord Salisbury disait : « L’Angleterre n’a dans cette partie du monde aucun intérêt qui puisse d’une manière quelconque l’induire à regarder avec méfiance l’accroissement légitime de l’influence française, influence qui procède de la domination de la France en Algérie, des forces militaires considérables qu’elle y maintient et de l’œuvre civilisatrice qu’elle accomplit en Afrique... Lors même que le gouvernement du bey viendrait à tomber, l’attitude de l’Angleterre n’en serait nullement modifiée. L’Angleterre n’a pas d’intérêts engagés à Tunis et elle ne fera dans ce cas rien pour troubler l’harmonie qui existe entre elle et la France... » Voilà qui est clair! le cabinet de M. Gladstone n’est pas tenu sans doute d’accepter sans restriction l’héritage de lord Beaconsfield et de lord Salisbury; il peut y ajouter ou en retrancher. Il peut faire entrer dans sa politique, s’il le veut, s’il le juge pour le moment utile, l’intégrité de l’empire ottoman. Soit, il ne s’agit que de s’entendre ! Lorsque l’Angleterre a pris possession de Chypre, elle n’a pas pensé porter atteinte à l’intégrité de l’empire ottoman. Lorsque l’Autriche, de son côté, est entrée en Bosnie et en Herzégovine, d’où elle ne songe pas à sortir que nous sachions, elle n’a pas cru, elle non plus, manquer à un principe de politique générale qu’elle a sanctionné. Quand les puissances réunies demandent aujourd’hui à la Porte la cession de provinces considérables à la Grèce, elles ne voient là rien d’incompatible avec l’intégrité de l’empire ottoman. En quoi cette intégrité serait-elle moins respectée parce que la France créerait tout simplement une situation plus rassurante pour ce que lord Salisbury appelait son « influence légitime » dans une contrée qui adhère à son territoire, qui depuis plus d’un siècle ne tient à la Porte que par le lien fragile d’une vassalité douteuse? Ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ni l’Allemagne, ni la Porte elle-même ne s’en inquiètent sérieusement. L’Italie resterait donc la seule puissance engagée par des susceptibilités étranges encore plus que par ses intérêts dans cette affaire de Tunis, et ici il faut s’expliquer franchement.
L’Italie est une nation trop sensée pour être longtemps la dupe d’une périlleuse illusion, pour mettre toute sa politique dans un conflit d’influences que rien ne justifie ni dans le passé, ni dans la situation présente. Quoi donc! l’Italie date de vingt ans à peine; dans ce court espace elle a vu se réaliser ses espérances les plus illimitées, allant au pas de course de Turin à Milan et à Florence, à Rome et à Venise, à Naples et à Palerme; elle est devenue une puissance comptant en Europe; elle a senti son ambition grandir avec sa fortune, rien de plus légitime : c’est l’histoire de toutes les nations vivaces. L’Italie est cependant bien pressée de s’étendre sans calculer toujours ses forces et ses ressources, de chercher des colonisations lointaines lorsqu’elle a tant à faire chez elle, lorsqu’elle a tant à coloniser dans ses propres provinces. Elle n’a pas même eu le temps de se créer des titres, des intérêts un peu anciens sur ces rives tunisiennes, où son impatience seule l’appelle. — D’un autre côté, la France est depuis plus d’un demi-siècle sur ce sol du nord de l’Afrique. Elle a prodigué ses ressources, le sang de ses soldats pour cette conquête qu’elle a achetée assez cher, qu’elle entend sûrement garder et protéger. Elle n’a remplacé personne, elle est bien résolue à ne céder la place à personne. Dans cette régence voisine où. on cherche à lui créer des ennemis, elle a des relations traditionnelles de protectorat à maintenir, des capitaux considérables, des entreprises nombreuses à sauvegarder. Elle a une frontière à garantir, toutes ses possessions algériennes à défendre non-seulement contre les attaques à main armée, mais contre ces propagandes hostiles par lesquelles on s’efforce de mettre en doute et en péril sa domination justement appelée « civilisatrice » par lord Salisbury. Ce n’est pas pour elle une affaire d’ambition, c’est visiblement une affaire de sécurité de ne pas laisser s’établir à ses portes un camp ennemi. — Où donc est la parité de situations, de titres, d’intérêts entre la France et l’Italie sur ces rivages africains que l’une a fécondés de son sang, où l’autre n’a pu porter jusqu’ici qu’un désir d’influence ? Si les souvenirs ne comptent pas dans la politique, la réalité des choses compte et détermine la conduite des peuples. Que des polémistes étourdiment violens, des hommes de parti plus préoccupés de faire du bruit, de susciter des divisions et des rivalités que d’écouter la raison, se fassent un triste jeu d’agiter cette question de Tunis, cela se comprend encore. Ce n’est point évidemment le rôle d’hommes sérieux portant au gouvernement une certaine prévoyance, un sentiment exact des intérêts divers de leur pays.
La vérité est qu’un certain nombre d’Italiens se sont peut-être laissé capter dans leur amour-propre par la diplomatie d’un agent turbulent faisant la petite guerre contre la France à Tunis, — croyant pouvoir faire cette guerre impunément, — et que le ministère s’est laissé un peu compromettre, craignant de désavouer une politique qu’on pouvait exploiter contre lui. Il en est résulté cette situation où l’Italie s’est réveillée tout à coup surprise par des événemens qu’on ne lui avait pas fait prévoir, un peu plus émue qu’elle n’aurait dû l’être en voyant la France prendre décidément le parti de marcher, et la première conséquence a été une crise ministérielle à Rome. Le président du conseil, M. Cairoli, après une réponse sommaire à une interpellation sur les affaires de Tunis, a voulu par un sentiment de prudence ajourner toute discussion. C’eût été au mieux si M. Cairoli ne s’était pas un peu égaré dans ses explications et s’il n’avait pas paru lui-même assez déconcerté. Ses adversaires, en habiles stratégistes, en ont profité aussitôt. Une coalition formée de la droite et de la partie toujours mécontente de la gauche a réussi à mettre le président du conseil en minorité et à décider la démission du cabinet. Que le vote ait été assez obscur, que les coalisés aient obéi à des mobiles très divers et que la politique extérieure n’ait été en définitive, comme on le dit, qu’un prétexte servant à déguiser des raisons de politique intérieure, c’est possible. La crise n’en a pas moins éclaté dans des conditions assez graves, assez délicates. Maintenant que va-t-il arriver? Un cabinet de la droite ne semble guère possible pour le moment. Un ministère de la gauche ne peut être qu’un remaniement nouveau après tant d’autres remaniemens qui se sont succédé depuis trois ou quatre ans, qui ont fait passer au pouvoir ensemble ou à tour de rôle M. Cairoli, M. Depretis, M. Zanardelli, M. Crispi, M. Nicotera. La difficulté est d’autant plus sérieuse qu’on se trouve en présence d’une situation parlementaire absolument incohérente et de cette question de réforme électorale qui a eu peut-être le principal rôle dans la dernière crise, qui pèse sur tous les partis.
Rien n’est facile aujourd’hui au-delà des Alpes, mais ce qu’il y a dans tous les cas à remarquer, c’est l’empressement mis par tous les chefs de partis à désavouer toute intention d’hostilité contre la France. M. Cairoli, avant sa récente mésaventure, n’a point hésité à reconnaître notre droit de légitime défense. Le ministre de l’intérieur, M. Depretis, et le chef de l’opposition, M. Sella, ont rivalisé de témoignages affectueux pour la France. M. Crispi lui-même a prétendu qu’un conflit entre les deux pays serait une vraie guerre civile, et si ce n’est de la part de M. Crispi qu’une précaution de candidat au pouvoir, elle est significative. Il est clair que dans aucune tête sérieuse il n’y a la pensée de compromettre l’Italie pour Tunis, pour les équipées d’un consul brouillon, et chez la plupart des hommes politiques de Rome, il y a au contraire le sentiment plus ou moins avoué des imprudences qui ont été commises. Qu’on laisse de côté une bonne fois les vaines susceptibilités, qu’on revienne à la simple vérité des choses, on reconnaîtra que dans ces événemens qui commencent il n’y a rien dont l’Italie, pas plus qu’aucune autre puissance, ait à s’émouvoir. Quel peut être en définitive l’objet légitime de la politique de l’Italie dans la régence? L’Italie a le droit d’avoir sa place comme les autres états européens à Tunis, de couvrir de sa protection la vie et la propriété de ses nationaux, la sécurité de ses intérêts. Les nationaux et les intérêts italiens seront certainement, quoi qu’il arrive, protégés à Tunis comme ils le sont en Algérie. Là-dessus il n’y a pas de difficulté. Tout ce que la France demande de son côté et a le droit d’exiger, fût-ce par l’autorité des armes, c’est qu’il n’y ait pas à la frontière un camp hostile, une indépendance douteuse dont on se serve au besoin contre sa domination. Voilà tout, et au moment présent, ce que la France a de mieux à faire pour dissiper toutes les obscurités, pour aider l’Italie à rester dans son rôle, c’est de trancher la question sans perdre plus de temps, de faire acte d’ascendant par son armée, de créer à Tunis une situation où son influence ait ce qui lui est dû sans être le moins du monde une menace pour les intérêts des autres nations.
CH. DE MAZADE.
Le Directeur-gérant: C. BULOZ,