Chronique de la quinzaine - 14 avril 1895
14 avril 1895
La situation respective de la France et de l’Angleterre en Afrique vient d’être l’objet d’un double débat à Londres et à Paris. Le caractère en a été très différent dans les deux pays. Autant il a été vif, passionné, incorrect en Angleterre, autant il a été chez nous calme et mesuré dans la forme, bien que très net et très ferme dans le fond. On répète encore volontiers au dehors, sans doute par habitude, que la France est un pays de premier mouvement, et que ce mouvement est violent. Il y a dans tous les pays, et nous n’avons pas la prétention d’échapper seuls à ce fléau, des orateurs inconsidérés, qui gouvernent mal leurs idées et encore moins bien leurs paroles ; mais ils ne parlent que pour leur compte, ils n’engagent pas le gouvernement. Bien qu’il ait occupé autrefois de hautes situations officielles, nous nous serions peu émus du discours prononcé à Londres par sir Ellis Ashmead-Bartlett, puisqu’il n’en occupe plus aujourd’hui. Le major Darwin est le fils d’un savant illustre, mais cette circonstance ne lui donne aucune autorité particulière en politique, et ses sentimens à notre égard nous laissent aussi indifférens que la manière dont il les exprime. M. Chamberlain lui-même, personnage beaucoup plus considérable, plus important, plus influent, malgré ce que sa situation politique a d’équivoque et comme de déclassé, M. Chamberlain fait partie de l’opposition : qui sait s’il tiendrait, au gouvernement, le même langage qu’aujourd’hui ? De tous les pays du monde, c’est peut-être de l’Angleterre qu’il est le plus vrai de dire, suivant le vieux mot de Mirabeau, qu’un jacobin ministre n’y est pas un ministre jacobin. Nous y avons vu les métamorphoses les plus soudaines suivant qu’un homme était ou n’était pas au pouvoir. En somme, un seul discours nous touche parmi ceux qui ont été prononcés : c’est celui de sir Edward Grey.
Sir Edward Grey est sous-secrétaire d’État aux affaires étrangères. Sa parole n’est pas la sienne propre, mais bien celle du ministère. Aussi l’opinion publique en a-t-elle été, chez nous, très vivement choquée. Cependant elle s’est contenue, et on n’a pas vu se produire une de ces explosions spontanées qui aurait été, cette fois, si légitime. M. Hanotaux a eu l’habileté d’annoncer tout de suite que des explications seraient fournies par lui à la tribune, et cela a suffi pour tenir les esprits en suspens pendant quelques jours. Nous avons donné jusqu’au bout un remarquable exemple de sang-froid. Il n’en est pas moins vrai que, de la part d’un gouvernement qui a des traditions comme le gouvernement anglais, c’est une grande imprudence d’apporter au grand jour de la discussion publique les parties les plus délicates, les plus sensibles, les plus sujettes à réserves de son action diplomatique, et de les exposer avec une liberté de langage qu’on se permettrait à peine dans l’abandon discret du cabinet. On ne fait pas de la diplomatie sur des instrumens aussi sonores, à moins qu’on ne cherche une rupture et qu’on n’ait le parti pris de la provoquer. Si M. Hanotaux avait répondu à sir Edward Grey sur le même ton, où en serions-nous aujourd’hui ? « Entre deux puissances qui se respectent, a-t-il dit, et dont les relations sont toujours courtoises, entre la France et l’Angleterre, il ne peut être question ni d’agression ni d’injonction, alors qu’il s’agit de problèmes complexes et où tant de solutions différentes peuvent être utilement envisagées. » Il n’y a pas eu d’agression formelle dans le discours du sous-secrétaire d’État britannique, mais l’injonction en a été l’allure dominante, et c’est une figure de rhétorique que nous ne saurions accepter lorsqu’elle s’adresse à nous.
Laissons de côté la question de forme : c’est la thèse même du gouvernement anglais qui est à relever. Quelle est-elle ? Sir Edward Grey a commis l’imprudence de laisser ou plutôt de faire voir, de manière à ce qu’il fût impossible de s’y tromper plus longtemps, que les questions qui s’agitent sur le Haut-Nil ne sont autre chose que la question d’Égypte tout entière. C’est au nom de l’Égypte, et de la situation mal définie que les Anglais y occupent, qu’il a revendiqué l’exercice de certains droits sur le Nil supérieur. En parlant ainsi, il n’a pas précisément simplifié la question d’Égypte, mais il l’a éclairée, il a montré qu’elle était accessible et vulnérable par de nouveaux côtés. Était-ce à lui à en fournir la démonstration ? Sir Edward, volontairement ou non, a établi à l’aide de certains mots une confusion qu’il importe de dissiper, parce qu’elle laisserait croire que ce qui appartient à l’Égypte appartient à l’Angleterre. Cela serait vrai si l’Égypte elle-même appartenait à l’Angleterre, mais elle appartient au sultan, et après le sultan au khédive, sous des conditions qui sont revêtues de la sanction de l’Europe. Il n’y a heureusement pas de droits mieux établis que ceux-là. La situation de l’Angleterre en Égypte est provisoire et précaire. Déjà très sujette à critique dans sa prolongation injustifiée, elle le deviendrait encore bien plus si le gouvernement britannique essayait d’en profiter, non pas dans l’intérêt de l’Égypte, mais dans son intérêt propre et bientôt exclusif, intérêt d’expansion coloniale, intérêt impérial. L’Égypte, aujourd’hui, d’après le discours de sir Edward Grey, n’est pas un pays qui a été troublé il y a une douzaine d’années, et où l’Angleterre est allée rétablir l’ordre : c’est une couverture commode dont elle se sert pour étendre son action, ou plutôt son domaine, dans une grande partie du Soudan, en vertu de ce principe prodigieusement élastique et encore plus audacieux : — Ceci est à l’Egypte, donc c’est à moi ! — La France, pour son compte, ne saurait jamais accepter pareille prétention ; et plus on s’obstine à reculer l’évacuation de l’Egypte et à refuser même d’en laisser entrevoir la date hypothétique, plus on l’oblige à faire ses réserves et à les exprimer nettement.
Cette confusion initiale que sir Edward Grey établit entre le domaine de l’Egypte et celui de l’Angleterre, en provoque d’autres encore. Si l’Egypte ne se distingue plus de l’Angleterre, il est clair que celle-ci a intérêt à ce que celle-là s’étende le plus loin possible. Aussi commence-t-on à ne plus savoir du tout où elle finit au Sud. Elle finit là où commence la sphère d’influence anglaise. Mais on ne sait pas davantage où commence cette sphère, sinon que c’est au point où finit l’Egypte. Le gouvernement britannique a eu l’art de jeter sur tout cela les ombres les plus épaisses. Le principal moyen qu’il a employé pour atteindre ce résultat est l’équivoque : équivoque sur les mots, équivoque sur les choses. Tantôt il assure que l’Egypte comprend toute la vallée du Nil, ce qui est beaucoup en longueur, et tantôt tout le bassin du Nil, ce qui est beaucoup en largeur. Il emploie indifféremment le mot de vallée et celui de bassin : est-ce à dire qu’il ne se rende pas compte de leur sens parfaitement distinct ? Non, évidemment ; mais il faut tout prévoir. Si on était certain de faire accepter par l’Europe, et notamment par la France, la thèse que ce qui est à l’Egypte est à l’Angleterre, le mot de bassin prévaudrait tout de suite, et bientôt on l’emploierait seul. Mais si on n’y parvient pas, il convient de conserver une ligne de retraite, — pour l’Egypte bien entendu, — et de la confiner dans la vallée du Nil, de manière à laisser à l’Angleterre des voies d’expansion largement ouvertes à droite et à gauche, par exemple dans le Bar-el-Gazal. Les rivières qui se jettent dans le Nil et les vallées ou même les bassins de ces rivières, rentreraient alors dans la sphère d’influence de l’Angleterre.
Ce mot de sphère d’influence est encore un de ceux dont on a le plus étrangement abusé. Que signifie-t-il au juste ? Il est d’origine récente, il appartient à un vocabulaire qui a pris naissance dans ces dernières années. Les puissances européennes qui ont tourné une partie de leur activité du côté de l’Afrique ont craint, malgré les distances prodigieuses qui les séparent encore sur tant de points, de se trouver un jour en contact et peut-être en conflit. Elles ont fait des conventions entre elles pour se partager, non pas ne varietur et d’une manière immuable, mais par des approximations plus ou moins conformes aux réalités géographiques, les territoires où celle-ci reconnaît à celle-là le droit d’opérer à son gré, sans craindre de sa part aucune concurrence. Des lignes idéales ont été tracées sur le papier. A l’est, c’est la zone d’influence de telle puissance ; à l’ouest, de telle autre. Ce qui veut dire, pour parler clairement : — Allez de votre côté et laissez-moi aller du mien. — Il est difficile de prévoir exactement ce que vaudront ces arrangemens dans l’avenir. Pour en retrouver d’équivalens, il faut remonter très haut dans l’histoire, il faut retourner au XVIe siècle, après les belles explorations des Portugais et des Espagnols. Alors, comme aujourd’hui, des conflits étaient à craindre, et, pour les prévenir, on s’était adressé au pape, qui était la grande autorité morale de cette époque. Tout le monde sait comment Alexandre VI a divisé les deux nouveaux mondes, l’américain et l’asiatique, en deux parties : tout ce qui était à l’orient des îles Açores devait appartenir au Portugal, tout ce qui était à l’occident a été attribué à l’Espagne. On a tracé, comme à présent, des lignes sur les cartes ; mais elles n’ont pas arrêté les explorations et les découvertes nouvelles, et la fameuse « ligne de marcation » d’Alexandre VI a dû bientôt faire place à d’autres combinaisons. Voilà l’origine et comme l’ancêtre de toutes les lignes du même genre que nous voyons jeter aujourd’hui sur le papier, et qui ne seront probablement pas plus définitives. Les mêmes situations amènent les mêmes expédiens, avec la différence que nous procédons en petit relativement à ce qu’on faisait autrefois. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre, et c’est son droit, essaie de fixer sa sphère d’influence sur le Haut-Nil. Nous ne lui reprochons que deux choses. La première est de confondre systématiquement sa sphère d’influence avec les possessions directes de l’Egypte. Les termes mêmes employés pour définir les deux situations sont empruntés à des vocabulaires différens : ils ne peuvent pas être transposés indifféremment de l’un à l’autre. Ce qui entre dans la sphère d’influence d’une grande puissance, c’est ce qui n’appartient jusqu’ici à aucune autre, ce qui, par exemple, n’appartient pas à la Porte ; ce sont ces régions encore démesurées où la barbarie seule est souveraine, et où l’influence d’une nation européenne, lorsqu’elle parvient à s’y faire sentir, ne peut apporter que la civilisation et le progrès. Mais le gouvernement anglais joue avec les mots de sphère d’influence britannique et de possessions égyptiennes comme il l’a fait avec ceux de vallée et de bassin du Nil, et cela appelle des distinctions nécessaires.
Ces distinctions ont été faites, en langage très diplomatique, par M. Hanotaux. Il a été appelé à la tribune du Sénat par M. de Lamarzelle, et tout porte à croire qu’il n’était pas fâché d’avoir l’occasion de s’expliquer. Comment aurait-il pu traiter par prétention et passer sous silence le discours de sir Edward Grey ? Toute la presse anglaise a rendu justice à la parfaite courtoisie de notre ministre des affaires étrangères, mais elle ne paraît pas avoir été aussi satisfaite de la substance même de son discours. Ce discours est embarrassant. On a beau le tourner et le retourner, on ne trouve aucun point sur lequel il prête à la contestation, et il conteste lui-même, en termes très mesurés mais très explicites, plusieurs points de la thèse britannique. M. Hanotaux est remonté à l’origine des questions actuellement pendantes : elle est dans le partage des États du sultan de Zanzibar que l’Angleterre et l’Allemagne ont opéré en 1890. La France a dû faire entendre des protestations. On s’est mis d’accord avec nous sur certains points, mais, sur tous les autres, nous n’avons contracté aucune obligation, nous sommes restés libres. L’Angleterre a conclu avec l’Allemagne et avec l’Italie des arrangemens relatifs à sa zone d’influence sur le Haut-Nil. Ici encore, il faut signaler un des procédés qui sont le plus fréquemment employés dans ce genre de contrats : ils sont d’une diplomatie élémentaire, mais qui, si on n’y mettait ordre, n’en serait pas moins efficace. Ils consistent à s’entendre sur certains territoires avec les puissances qui y sont le plus indifférentes. Naturellement, on obtient de leur générosité tout ce qu’on veut, en échange de peu de chose. Qu’importe à l’Allemagne le plus ou moins d’extension de l’Angleterre sur le Haut-Nil, c’est-à-dire sur des territoires où elle n’a pour son compte aucune prétention ? Elle les lui concédera très largement, et d’autres encore ; elle reconnaîtra qu’ils sont dans sa zone politique, quand même ils comprendraient un tiers de l’Afrique, pourvu que l’Angleterre, en échange, lui abandonne quelques kilomètres carrés sur tel autre point où l’aigle germanique a déjà étendu sa serre. De même avec l’Italie. Qu’arrive-t-il ensuite ? L’Angleterre se tourne vers d’autres puissances, vers la France par exemple, et elle dit : — Vous allez reconnaître notre zone d’influence dans les limites qui ont été déjà reconnues par l’Italie et par l’Allemagne. Comment pourriez-vous faire autrement ? N’y a-t-il pas déjà une sorte d’accord universel ? — Eh bien ! non. Dans les assemblées européennes, il ne suffit pas d’un consentement, ou de deux, ou de plus même, pour constituer un droit : il les faut tous. Uno avulso, il n’y a rien de fait, tout reste en question. Il serait vraiment trop commode de constituer la ligue des États qui n’ont pas d’intérêt dans une affaire, et d’imposer ensuite aux autres une loi incompatible avec l’indépendance essentielle de toutes les nations. On retrouve ici la fable de l’enfant, qui vient de naître et qui réunit autour de son berceau les fées les plus conciliantes : si une seule a été oubliée, elle intervient toujours en temps opportun pour frapper de nullité tout ce qui a été fait en dehors d’elle, sans son concours, sans son aveu.
C’est ce qui est arrivé au sujet de la sphère d’influence de l’Angleterre sur le Haut-Nil. Non pas que nous ayons jamais pris là une attitude négative et obstructionniste : nous avons seulement voulu être éclairés. Il n’y a qu’une chose que nous n’admettrons jamais, c’est qu’un droit territorial égyptien crée un droit analogue anglais. Sur ce point nous sommes et nous serons irréductibles aussi longtemps que nous aurons un gouvernement vraiment français, autant dire jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de France. Le droit égyptien n’est pas la mesure, ni la doublure, mais bien la limite du droit anglais. Celui-ci s’arrête où celui-là commence. Tel est le principe que nous avons posé dès le début, et auquel nous sommes restés constamment fidèles. Rien ne nous en fera dévier. Aussi, lorsque l’Angleterre nous a interrogés sur l’arrangement qu’elle a fait, en 1890, avec l’Allemagne, en nous demandant d’y adhérer, avons-nous été bien embarrassés, car c’est l’œuvre la plus chaotique qu’on ait jamais rédigée en écriture de chancellerie. L’Allemagne et l’Angleterre, faisant entre elles l’essai d’une de ces associations en participation où l’une cède quelque chose qui lui appartient, — peut-être, — pour qu’on lui reconnaisse d’immenses territoires qui ne lui appartiennent pas, — certainement, — l’Allemagne et l’Angleterre, après avoir dépecé les États de Zanzibar, ont tourné les yeux vers l’ouest. L’Allemagne se contentait de son lot zanzibarien, mais l’Angleterre voulait tirer parti de l’occasion pour se faire adjuger, jusqu’au centre même de l’Afrique, des possessions indéterminées. On a donc fixé, le 1er juillet 1890, la sphère d’influence britannique. Mais jusqu’où s’étend-elle ? Bien habile qui le dira. Sur la rive droite du Nil, sa limite, au nord, s’arrête aux confins de l’Egypte. Où sont ces confins ? Ici, l’intérêt de l’Angleterre est de les réduire le plus possible, de les faire remonter vers le nord, afin d’envahir et de se développer dans une proportion égale. Encore avons-nous là une limite, douteuse à la vérité, imprécise et fuyante, mais que, finalement, il faudra bien mettre quelque part. Passons sur la rive gauche du Nil : tout change. On croit généralement, n’est-ce pas ? que l’Egypte s’étend sur la rive gauche aussi bien que sur la droite : ni l’Angleterre ni l’Allemagne n’ont paru s’en souvenir en 1890. A l’ouest, les limites fixées par leur arrangement à la sphère d’influence britannique sont « l’État libre du Congo et la ligne occidentale du partage des eaux du bassin du Haut-Nil. » Ce n’est plus, cette fois, la vallée, mais le bassin du Nil qui est en cause. On voit bien, ou à peu près, jusqu’où il s’étend l’ouest : c’est jusqu’à l’État libre du Congo. Mais au nord, où s’arrête-t-il ? Pourquoi n’a-t-on pas parlé de nouveau des confins de l’Egypte ? Cette expression, bien qu’un peu vague, aurait présenté quelque chose à l’esprit, ne fût-ce qu’un nuage. On s’est bien gardé d’en user, et pourquoi ? Parce qu’on a voulu empiéter sur le domaine égyptien, et le faire entrer, par une confusion inadmissible, dans la sphère d’influence de l’Angleterre.
Les preuves abondent : il y en a de morales, il y en a de matérielles. Les preuves morales résultent du discours même de M. Hanotaux. Notre ministre des affaires étrangères a raconté que, sollicité de reconnaître la zone d’influence britannique sur le Haut-Nil, il a demandé tout naturellement les explications qui s’imposent, qui se présentent tout de suite à l’esprit, et que nous venons d’indiquer en termes sommaires. Ici il faut citer textuellement : « Vous déclarez, a-t-il dit au cabinet de Londres, qu’en vertu de la convention de 1890 l’Angleterre a placé une partie de ces territoires dans sa sphère d’influence. Eh bien ! faites-nous savoir du moins à quels territoires s’appliquent vos revendications ; dites-nous jusqu’où s’étend cette sphère d’influence qui, d’après vous, s’ouvrirait sur la rive gauche du Nil et se prolongerait, on ne sait où, vers le nord. En un mot, vous nous présentez une réclamation vague, incertaine, formulée dans des termes qui prêtent à des interprétations diverses ; vous réunissez dans une seule phrase la sphère d’influence de l’Egypte et la sphère d’influence de l’Angleterre. Dites-nous alors où s’arrête l’Egypte et où commence cette sphère que vous réclamez. Vous désirez qu’à l’heure présente, — et prématurément à mon avis, — nous réglions l’avenir de ces régions. Vous voulez obtenir notre adhésion, sans même nous expliquer à quoi nous devons adhérer. Dans de telles conditions, ne vous étonnez pas que nous refusions notre acquiescement et que nous réservions notre entière liberté. »
Si nous sommes parvenu à expliquer les élémens et la genèse même de la question, les observations de M. le ministre des affaires étrangères doivent revêtir à tous les yeux une clarté et un relief saisissans. Qu’y a-t-on répondu ? Rien. Jamais on n’a reçu une réponse quelconque du cabinet de Saint-James. Il a préféré parler de tout autre chose, de Sierra-Leone par exemple, sujet intéressant sans doute et sur lequel nous sommes arrivés à une entente fort heureuse ; mais, pour ce qui concerne le Haut-Nil, silence complet, silence de mort. À ce silence, nous ne pouvions correspondre qu’en nous taisant et nous réservant nous-mêmes. Sir Edward Grey, M. Chamberlain et la presse anglaise ont-ils le droit d’en conclure, comme ils le font, que nous reconnaissons les droits de l’Angleterre sur la sphère d’influence que l’Allemagne a pu lui abandonner, parce qu’elle n’en a que faire pour son compte ? Non, certes. Les droits ne se créent point par prétérition, surtout lorsqu’ils viennent à l’encontre d’autres droits expressément affirmés. D’ailleurs, nous avons fait connaître notre opinion. Si nous n’avons pas poursuivi une conversation qu’on laissait tomber volontairement, lorsque des actes se sont produits, nous avons agi. Et c’est là ce qu’il est important de rappeler. Qui a pu oublier l’arrangement que l’Angleterre a fait avec l’État du Congo le 12 mai de l’année dernière ? À ce moment, l’Angleterre a disposé de toute une partie de la rive gauche du Nil et du bassin du grand fleuve, comme si ces vastes régions lui appartenaient en toute souveraineté. Elle les a cédées à bail à l’État du Congo, dans des conditions diverses suivant les endroits. Qu’est-ce à dire ? L’Angleterre continuait-elle à reconnaître les droits de l’Egypte et de la Porte sur ces territoires ? Elle se contentait de dire qu’elle les connaissait ; en même temps, elle les violait, puisqu’elle n’avait consulté ni la Porte ni l’Egypte. Voulait-elle indiquer par-là que ces droits, dont elle avouait avoir entendu parler, étaient devenus caducs et qu’il n’y avait plus lieu de s’en embarrasser ? Alors il fallait s’entendre avec d’autres puissances encore que l’Allemagne, et c’est ce qu’elle n’avait pas fait. Qu’en est-il résulté ? M. Hanotaux a dénoncé à la tribune le traité anglo-congolais comme étant à ses yeux nul et non avenu, et trois mois après il n’en restait plus un seul article debout. Ce jour-là, un premier coup, et décisif, a été porté à l’arrangement privé passé, en 1890, entre l’Allemagne et l’Angleterre. A un fait, nous avions répliqué par un fait. Certes, le discours de sir Edward Grey n’est pas un fait, mais seulement une thèse : il fallait y répondre par une antithèse. M. Hanotaux n’y a pas manqué. Il a déclaré qu’il attendait des explications, qu’on ne lui fournissait jamais, avant de dire sa pensée sur l’arrangement de 1890, et, ce jour-là, l’arrangement s’est trouvé contesté en droit. On commence à voir tout ce qui lui manque.
Après cela, on peut laisser passer sans y attacher plus d’attention qu’elle n’en mérite la petite manifestation à laquelle viennent de se livrer les « négocians de Londres intéressés dans les affaires d’Egypte et du Haut-Nil ». Sachons gré à ces trafiquans de ne s’être pas dissimulés sous un masque patriotique, ou simplement impérial : avec eux, on voit tout de suite à qui on a affaire. Ils ne trompent pas leur monde et, comme on dit, n’y vont pas par quatre chemins. On avait trouvé généralement, même en Angleterre, que M. Chamberlain avait lourdement appuyé sur les côtés les plus fâcheux du discours de sir Edward Grey : il a trouvé plus maladroit que lui. La Chambre de commerce a approuvé et confirmé la déclaration des « négocians intéressés dans les affaires d’Egypte et du Haut-Nil », laquelle est ainsi conçue : « Le gouvernement de Sa Majesté ayant déclaré qu’en conséquence des revendications britanniques (telles qu’elles sont exprimées dans les traités et dans les déclarations), et en conséquence des droits de l’Egypte dans la vallée du Nil, la sphère d’influence britannique s’étend à tout le cours du fleuve, » etc. Le langage de sir Edward Grey méritait, en somme, d’être traduit dans ce style platement commercial. Au surplus, cela n’engage personne, pas même le gouvernement anglais, qui n’est lié que par ses déclarations diplomatiques, probablement différentes de ses élucubrations parlementaires. Comment ne pas déplorer que des questions aussi délicates que celles qui s’agitent sur le Haut-Nil et sur le Bas-Nil, et qu’il est plus que jamais impossible de séparer, soient traitées avec autant de légèreté et d’inadvertance ? Quand on songe à tous les bienfaits que l’accord de la France et de l’Angleterre procurerait au continent noir, on ne peut que s’affliger de l’obstination avec laquelle quelques personnes entretiennent un malentendu entre ces deux puissances. Il reste, heureusement, l’énergie des entreprises individuelles que sir Edward Grey, et surtout M. Chamberlain, ont paru vouloir limiter et arrêter. « Personne ne peut prétendre, a dit M. Hanotaux, à entraver l’initiative des hommes courageux qui vont à la découverte de ces pays nouveaux. » On n’y a prétendu au surplus que lorsque ces « hommes courageux » étaient Français : pour peu qu’ils aient été d’une autre nationalité, Belges par exemple, on n’y a vu aucun inconvénient. Il serait temps qu’un arrangement sincère et complet intervint entre la France et l’Angleterre sur les questions d’Afrique. Nous y avons toujours été disposés, et, lorsque la conversation s’est trouvée brusquement interrompue entre l’Angleterre et nous, M. Hanotaux a eu le droit de dire que ce n’était pas notre faute. En attendant, les questions se multiplient, s’amoncellent et s’entassent, sous prétexte qu’on les résoudra plus facilement un jour, les unes par les autres et toutes à la fois. Nous n’en sommes pas bien sûrs : encore faudrait-il essayer ! La situation actuelle ne peut que s’aggraver en se prolongeant. Elle surexcite dans les deux pays une sourde impatience, qui se manifeste par des éclats brusques et violens comme celui qui vient de se produire en Angleterre, et qui aurait pu amener, de part et d’autre, un steeple-chase de chauvinisme. La France n’a pas voulu s’y prêter. Mais, comme on vient de le voir, l’opinion anglaise, piquée de l’éperon par sir Edward Grey, continue à elle seule son galop effréné. Nous ne pouvons que la regarder faire, et attendre.
Nous avons déjà dit, et nous sommes de plus en plus convaincu que les grandes questions se déplacent, et qu’après avoir été en Europe et avoir paru un moment se fixer en Afrique, elles se retrouveront bientôt en extrême-Orient. Ce qui se passe en ce moment entre la Chine et le Japon n’est pas de nature à nous faire changer d’avis. On sait qu’un armistice partiel a été conclu. Les Japonais se montrent, une fois de plus, un peuple essentiellement réaliste. A en juger d’après nos sentimens occidentaux, il semblait impossible qu’ils résistassent à la tentation d’aller à Pékin, après s’être assurés de toutes les voies qui y conduisent. Une nation européenne n’aurait pas laissé échapper cette occasion d’inscrire dans son histoire un de ces faits dont le souvenir agit ensuite comme un levain héroïque dans la conscience nationale. Il y a au Japon, à la vérité, un parti considérable qui pousse à la reprise et à la continuation de la guerre, jusqu’à ce qu’elle ait produit toutes ses conséquences ; mais le gouvernement parait croire que ces conséquences peuvent être obtenues dès maintenant sans qu’il soit indispensable de prolonger les hostilités : il a assez de gloire pour pouvoir se contenter des résultats que sa diplomatie lui assurera. Que peut faire la Chine ? Il lui faudrait, pour résister aux exigences du vainqueur, trouver un appui parmi les puissances européennes, et aucune, du moins jusqu’ici, ne paraît disposée, ni même prête, à le lui donner. Les événemens se sont précipités si vite qu’on n’a pas eu le temps de les prévoir, encore moins d’y pourvoir. Il ne serait pas impossible, en cherchant dans l’histoire de l’Europe il y a quelque trente ans, d’en rencontrer d’autres qui ont pris de même tout le monde au dépourvu. Pour n’être pas intervenu à temps, on s’est trouvé ensuite dans l’impossibilité de le faire utilement. Les événemens avaient déjà trop marché pour qu’on pût en arrêter, ou même en ralentir le cours.
On ne connaît pas encore avec certitude les conditions de paix que le Japon impose à la Chine. Cependant les journaux du monde entier, et surtout les journaux anglais et américains, si on les rapproche les uns des autres, donnent à cet égard des indications qui doivent contenir une grande part de vérité. L’indemnité de guerre s’élèverait à une somme d’environ deux milliards de francs, pour compter en monnaie française. Ce n’est pas ce point qui provoquera les inquiétudes de l’Europe : elles pourraient être éveillées plutôt, et encore dans une mesure assez restreinte, par l’obligation imposée à la Chine de contracter avec le Japon une convention monétaire qui unirait dans une espèce de zollverein ultraoriental les marchés financiers des deux pays. Toutefois, sur ce point, les indications sont encore trop vagues pour qu’on puisse rien préciser. Ce qui intéresse encore plus l’Occident, ce sont les questions territoriales actuellement agitées entre les deux belligérans. Il est désormais certain que le Japon exige la cession de Formose et des Pescadores, ce qui serait, semble-t-il, un avantage suffisant à la suite de cette guerre. Mais le Japon ne s’en tient pas là. Il demande que l’indépendance de la Corée soit reconnue. On s’y attendait : personne n’aurait rien à y redire s’il s’agissait d’une indépendance véritable, d’une autonomie qui devrait être respectée par le Japon lui-même. En est-il ainsi ? Le Japon exige la cession en toute souveraineté de Port-Arthur et d’une partie de la Mandchourie, considérable par son étendue, et encore bien plus par sa situation géographique. Ce n’est pas d’une simple annexe de Port-Arthur qu’il est question, mais d’une large bande de territoire qui, parlant de Port-Arthur, se déroule vers le nord-est et interrompt presque complètement le voisinage de la Russie avec la Corée. Entre les deux pays le Japon introduit un coin massif et solide sur lequel il appesantit la main. Dès lors, la Corée se trouve séparée du reste du monde par une enclave japonaise. Port-Arthur commande à la fois cette enclave terrestre et la partie septentrionale du golfe du Petchili. Il était difficile au Japon de tirer un meilleur parti de la situation que la victoire lui a donnée, mais aussi d’y mettre moins de ménagemens envers certaines puissances. L’indépendance de la Corée ne sera bientôt qu’un vain mot.
En revanche, le Japon s’assure presque la bienveillance d’autres puissances, et même de toutes, dans des proportions à la vérité très différentes, en imposant à la Chine l’ouverture au commerce européen de ses côtes et de ses grands fleuves jusqu’à des points très éloignés dans les terres, Il faudra sang doute d’assez longues années avant que ces stipulations, consenties officiellement, soient exécutées dans la pratique. Elles n’en gardent pas moins une valeur considérable. L’aménagement ou, pour mieux dire, la suppression du barrage de Shangaï a une importance qu’on ne saurait exagérer. Le Japon aura l’honneur d’avoir ouvert la Chine au commerce européen : quelques coups de canon heureux auront eu plus d’effet que ceux que l’Angleterre et nous avons tirés autrefois et que les négociations qui les ont suivis. Cette clause du traité de paix a produit à Londres, aussitôt qu’elle y a été connue, une impression très vive. On a vu la presse changer de ton du jour au lendemain. Elle était expectante et un peu hargneuse à l’égard du Japon ; elle est devenue subitement sympathique. L’Angleterre ne cherche que son intérêt dans les transformations du monde, et ce n’est pas de cela que nous lui ferons un reproche. Elle aperçoit déjà un immense débouché qui va s’ouvrir à ses marchandises. Une seule puissance peut lui faire concurrence par le bon marché : c’est l’Allemagne. Le Japon a-t-il voulu, en imposant à la Chine l’ouverture de ses fleuves, neutraliser la mauvaise humeur et s’assurer au contraire la bonne volonté de l’Angleterre et de l’Allemagne ?
Au surplus, ce sont là des questions qu’on ne peut actuellement que poser. La diplomatie européenne est restée jusqu’à ce jour un peu inerte en face des événemens qui modifiaient l’équilibre de l’extrême-Orient. En sera-t-il toujours ainsi ? Sommes-nous à la veille d’événemens nouveaux, où l’Europe sortirait de son immobilité ? Les intérêts des puissances, du moins leurs intérêts immédiats, ne sont pas tout à fait les mêmes : ces oppositions, ou plutôt ces différences, car il n’y a pas d’opposition véritable, aboutiront-elles à un laisser faire général ? A supposer au contraire qu’on voulût empêcher, en a-t-on les moyens tout préparés ? car il n’y aurait pas de temps à perdre. Ici encore, on ne peut qu’indiquer le problème : il serait téméraire de vouloir le résoudre sans connaître tous les élémens qui peuvent peser sur les résolutions des puissances, et les déterminer dans un sens ou dans l’autre. Ce qui est sûr, c’est qu’une nouvelle phase de l’histoire du monde s’ouvre en extrême-Orient : heureux ceux qui auront su deviner l’avenir et prendre position pour en profiter.
Les Chambres ont enfin voté le budget et interrompu leur session pour prendre leurs vacances de Pâques. C’est tout ce que nous avons à dire, pour le moment, de notre politique intérieure. La quinzaine qui vient de s’écouler n’a présenté aucun intérêt : elle aurait été absolument stérile sans le vote du budget. Ce budget est-il en équilibre ? Il l’est sur le papier ; encore l’est-il à peine, et les déceptions qui se produisent dans le rendement des impôts nous font craindre qu’il ne le reste pas jusqu’au bout. Mais c’est là le moindre danger de la situation : il y en a d’autres, beaucoup plus graves, qui ne se manifestent pas immédiatement et qui n’en sont pas moins inquiétans.
Le budget a enfin été voté, après le vote de quatre douzièmes provisoires, parce qu’on a pris le parti de l’expurger de toutes les questions qui pouvaient amener de longues discussions et diviser profondément les esprits. On a reculé devant la difficulté ; elle va maintenant se présenter tout entière. Les socialistes et les radicaux disent avec raison que le budget actuel n’est pas un budget de réformes. Le malheur est qu’on a fait croire au pays et à la Chambre qu’il y avait lieu de voter de larges réformes démocratiques, d’autant plus larges, en effet, que personne n’en a encore fixé les limites. M. Jaurès s’est plaint qu’on n’ait pas augmenté les traitemens et les pensions des petits employés. Si c’est là ce qu’il entend par une réforme, elle est au niveau des esprits les plus humbles. Il y a mille et une manières, toutes très simples, de dépenser de l’argent : la seule difficulté est de trouver des recettes correspondantes, mais les socialistes ne s’en embarrassent guère. Leur dessein très réfléchi est de mettre le budget en déficit, afin de faire tomber nos finances dans de tels embarras qu’on ne puisse en sortir que par une refonte totale de notre système d’impôts, et même de notre organisation sociale. Mais qu’ont-ils à proposer à la place de ce qui existe ? Ils ne l’ont jamais dit encore, probablement parce qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. La Chambre est malheureusement inexpérimentée, nerveuse, impressionnable, insuffisamment dirigée. On n’a pas voulu constituer dans son sein les cadres d’une majorité vraiment solide. Elle est sujette à des entraînemens. Tel vote inconsidéré peut créer pour l’avenir des embarras presque inextricables. Il sera bien difficile d’établir le prochain budget, et plus difficile encore de le maintenir tel qu’on l’aura établi. Le gouvernement le déposera sans doute à la rentrée des vacances de Pâques. C’est alors qu’on s’apercevra de la confusion qui règne dans les esprits, et, comme on ne pourra pas ajourner de nouveau et toujours les questions, au lieu de les résoudre ou de les écarter une bonne fois, toutes les difficultés qu’on a provisoirement endormies se réveilleront à la fois. Mais à chaque jour suffit sa peine. Pour le moment, les Chambres se donnent à elles-mêmes et elles donnent au pays des vacances qu’elles lui ont bien fait gagner.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.