Chronique de la quinzaine - 14 avril 1896
14 avril 1896
Nous piétinons sur place, et depuis quinze jours, il serait difficile de relever, soit au dedans, soit au dehors, des changemens considérables ; les traits essentiels de la situation se sont maintenus tels quels ; mais, à l’intérieur au moins, le malaise a augmenté. On se demande de tous les côtés, non pas si elle se maintiendra longtemps encore, mais comment et dans quel délai elle se dénouera. Les vacances parlementaires sont arrivées juste à point pour sauver d’une chute imminente le ministère de M. Bourgeois : ministère de conflit, comme on l’a fort bien nommé. Il a mis en opposition les uns contre les autres tous les pouvoirs publics, sans parler du parti républicain qu’il a coupé en deux et dont il a formé deux partis désormais irréconciliables. Ce n’est d’ailleurs pas ce dernier résultat que nous lui reprochons le plus. Il fallait bien, la république n’étant plus aujourd’hui sérieusement contestée, que ses partisans se divisassent les uns en modérés et en libéraux, les autres en radicaux et en socialistes. C’était là le terme d’une évolution inévitable, et s’il a été atteint plus vite qu’on ne l’espérait il y a peu de temps encore, nous ne nous en plaindrons pas. Un régime politique ne vit d’une vie pleine et normale que lorsque ces deux partis, en quelque sorte classiques, se sont nettement dessinés et se sont séparés l’un de l’autre. Mais il n’était pas nécessaire du tout de mêler les pouvoirs publics à cette querelle, de les mettre en opposition les uns contre les autres, ni de faire naître entre eux une situation presque révolutionnaire. La Chambre vote dans un sens, le Sénat aussitôt vote dans l’autre. Le Président de la République, manifestement embarrassé pour prendre parti entre les deux assemblées, se cantonne dans une abstention que les modérés lui reprochent et que les socialistes approuvent avec un enthousiasme compromettant. Sans examiner pour le moment s’il a tort ou raison, et même s’il lui est facile de tenir une autre conduite, comment ne pas constater et ne pas regretter qu’un nouveau rouage de la constitution, et non le moins important, se trouve faussé, immobilisé, mis hors d’usage, par le maintien au pouvoir du cabinet actuel ? On cherche comment sortir d’une situation qui inquiète et effraie tout le monde, sauf les radicaux et les socialistes qu’une vague odeur de violence et d’inconstitutionnalité a toujours agréablement grisés. Les uns parlent de la dissolution de la Chambre et d’un appel au pays ; les autres de la révision de la constitution et de la suppression ou de l’annulation du Sénat. D’autres encore poursuivent contre l’Elysée une campagne sourde, destinée à éclater tout d’un coup en tempête, sans ménagemens ni merci. Voilà où nous en sommes après cinq mois de ministère radical. Que ce ministère disparaisse, et tout rentrera dans l’ordre. Parmi les solutions proposées, c’est la plus simple, et c’est aussi la seule efficace. Il faut appliquer le remède là où est le mal.
Le bruit a couru, il y a quelques jours, que le cabinet serait remanié. Certains de ses élémens paraissaient décidément trop faibles ou trop compromettans. Le bruit a été démenti, puis confirmé, puis démenti encore. Ce n’était peut-être qu’un bruit d’essai : on voulait savoir comment il serait accueilli. Il l’a été généralement fort mal. Les radicaux ont été d’avis que le système des éliminations successives n’avait jamais profité à un ministère, et à celui-ci moins qu’à tout autre. Si on avait espéré que la retraite de M. Berthelot serait pour ses collègues un allégement de responsabilité et qu’il leur donnerait un renouveau de force, on s’est complètement trompé. Il serait plus dangereux qu’utile de persévérer dans cette voie. Les radicaux demandent qu’on pratique l’épuration dans l’administration, mais non pas dans le gouvernement. Ils tremblent à la pensée que les collègues dont M. Bourgeois se débarrasserait pourraient être ceux qui leur sont le plus chers. Ils professent la solidarité des ministres entre eux : embarqués ensemble, ils doivent continuer la traversée en commun, au risque de chavirer et de sombrer tous à la fois. Cette doctrine est excellente ; ce n’est que nous qui la combattrons. Nous ne verrions pas un remaniement ministériel de meilleur œil que les radicaux. Il faut que chacun soit ce qu’il est. Le ministère actuel, s’il n’a pas d’autre mérite, a du moins celui de ne pas tromper son monde, et nous déplorerions qu’il le perdît. Dans l’état où il est parvenu, après les coups qu’il a reçus et qui l’ont si profondément ébranlé, secoué et endolori, il supporterait d’ailleurs très difficilement une ou plusieurs amputations. Les greffes nouvelles n’y prendraient pas. Il doit rester tel qu’il est jusqu’au jour où il jugera à propos de disparaître, puisqu’il semble établi que lui seul est juge de cette opportunité. Ce jour, bon gré mal gré, ne saurait plus se faire attendre longtemps.
Après la grande bataille parlementaire de l’impôt sur le revenu, la session d’hiver semblait finie, et elle a failli être close par surprise. Les radicaux, profitant de la lassitude générale, avaient demandé que la Chambre se mît en congé jusqu’au 19 mai : le vote allait se produire lorsqu’un membre du centre, M. de Lasteyrie, a fait remarquer que le gouvernement avait déposé une demande de crédits pour l’entretien de nos troupes à Madagascar. Le gouvernement paraissait avoir oublié ces crédits ; la Chambre s’en est souvenue à propos, et elle a décidé de tenir encore quelques séances qui n’ont pas été sans intérêt. La retraite de M. Berthelot, — n’aurait-il pas été plus adroit de l’ajourner jusqu’après la séparation du parlement ? — avait attiré l’attention sur notre politique extérieure. Pourquoi M. Berthelot avait-il donné sa démission ? Les motifs qu’on présentait ne paraissaient pas sérieux ; il fallait en trouver d’autres, et l’opinion n’a pas tardé à s’établir que des difficultés d’un ordre assez délicat s’étaient produites au dehors. L’affaire d’Egypte avait beaucoup ému. La décision prise par la Commission de la dette, malgré l’opposition des Commissaires français et russes, constituait pour nous un échec, et comme cet échec était facile à prévoir, on reprochait au gouvernement de s’y être exposé avec une véritable étourderie. Son attitude au premier moment témoignait, en effet, de beaucoup d’ignorance ou de beaucoup de légèreté. Une note communiquée aux journaux par M. Bourgeois, note qu’il a fallu désavouer le lendemain, nous faisait prendre vis-à-vis de l’Angleterre une attitude comminatoire que, dans l’isolement relatif où nous nous trouvions, il était difficile de soutenir.
Cet incident n’avait pas une très grande importance en lui-même, mais il donnait une indication fâcheuse sur la hâte inconsidérée avec laquelle notre gouvernement se laissait entraîner à des manifestations plus ou moins déplacées, sans avoir suffisamment réfléchi lui-même, et sans s’être enquis des dispositions des autres puissances, sans en excepter la Russie. Le Sénat s’en est préoccupé. M. Bardoux, au nom des trois principaux groupes républicains de la haute assemblée, a posé à ce sujet une question à M. Bourgeois, devenu ministre des affaires étrangères. Il ne s’est pas borné à l’Egypte ; il a passé rapidement en revue les autres questions qui, en Orient et en Extrême-Orient, nous intéressent d’une manière plus ou moins étroite. Son discours, simple, précis, bien ordonné, prononcé d’ailleurs sur le ton d’une modération parfaite, n’en exprimait pas moins le sentiment que notre influence avait baissé au dehors depuis quelques mois, et que notre situation n’était plus la même qu’au moment où le cabinet radical était arrivé au pouvoir. A Madagascar, — il était impossible de ne pas en dire un mot, — notre politique contradictoire, restée à moitié chemin de la prise de possession et du protectorat, avait créé une situation si confuse qu’elle en était devenue presque inextricable. Qu’allait faire le gouvernement ? Quels étaient ses projets ? Les avait-il définitivement fixés ? Toutes ces questions demandaient des réponses aussi nettes qu’elles l’étaient elles-mêmes. Bien qu’elles eussent été d’avance communiquées par écrit à M. Léon Bourgeois, et que celui-ci eût pris la précaution d’écrire également son discours, le Sénat avait rarement entendu quelque chose de plus embarrassé, de moins satisfaisant que ce morceau. A mesure que M. le Président du Conseil en donnait lecture, l’étonnement devenait plus manifeste, et l’accueil plus glacial. Mais le trait final a provoqué une surprise telle que l’assemblée, il faut bien le dire, en a éprouvé une sorte de saisissement : pendant quelques minutes, le trouble de ses idées a suspendu l’exercice de sa volonté. M. Bourgeois a déclaré qu’il avait besoin de l’adhésion de la haute assemblée pour continuer avec une autorité suffisante ses négociations avec les puissances. C’était la question de confiance posée devant le Sénat.
Celui-ci ne s’y attendait pas. Quelques semaines auparavant, à propos de la question Rempler-Le Poittevin, il avait mis le ministère en minorité, non pas une, mais plusieurs fois de suite, avec une obstination qui marquait de sa part une défiance désormais irréductible. Le ministère, constitutionnellement, aurait dû se retirer ; il n’en avait rien fait, et ses amis dans la presse avaient soutenu l’opinion que la confiance de la Chambre le dispensait d’obtenir celle du Sénat. Ils avaient érigé en principe que le Sénat n’avait pas le droit de renverser les ministères, bien que la constitution n’établisse à ce point de vue aucune différence entre les deux assemblées, et qu’elle ait, au surplus, donné aussi bien à l’une qu’à l’autre le moyen pratique de mettre un gouvernement dans l’impossibilité de vivre, en lui refusant les crédits indispensables pour cela. En bonne doctrine constitutionnelle, une assemblée qui a un pouvoir a un droit corrélatif, et lorsqu’il conviendra au Sénat d’exercer son droit et de refuser certains crédits, on verra bien que son pouvoir est effectif. C’est probablement ce qui arrivera demain, mais nous en sommes à raconter ce qui s’est passé hier. Le ministère ayant donc refusé de se retirer devant plusieurs votes hostiles de la majorité sénatoriale, rien ne faisait prévoir qu’il prendrait subitement à son égard une attitude toute différente. Peut-être M. Bourgeois a-t-il pensé que, s’il pouvait se passer du concours du Sénat pour sa politique intérieure, il ne le pouvait pas pour sa politique extérieure, distinction un peu subtile, mais qui, par cela même, est de nature à s’être présentée à l’esprit de M. le Président du Conseil. Quelques personnes ont cru plus simplement que M. Bourgeois, se sentant à bout de forces, voulait se faire renverser, et qu’il aimait mieux tomber au Luxembourg qu’au Palais-Bourbon. Demander sa confiance à une assemblée, alors qu’on sait parfaitement bien qu’on ne l’a pas, ressemble, en effet, à un suicide. Le Sénat, pris de court, ne s’est pas prêté à suicider M. Bourgeois. On aurait dû le prévenir d’avance ; il aurait arrêté ses dispositions en conséquence. Ne s’attendant à rien de pareil, il a eu un moment d’hésitation, et le cabinet a été sauvé. Il suffisait, pour le renverser, de transformer en interpellation la question de M. Bardoux, et de déposer un ordre du jour, qui aurait été voté à une majorité considérable. Rien de pareil n’a eu lieu. M. le président Loubet a attendu un moment, puis il a prononcé les paroles sacramentelles : « L’incident est clos. » Alors, mais trop tard, le Sénat a compris la faute qu’il avait commise. Tout le monde s’est levé ; on s’est précipité dans les couloirs ; l’amer regret de l’occasion perdue a été bientôt à son comble ; jamais l’agitation de la haute assemblée n’avait été plus grande ; de nombreux députés qui étaient venus assister à la séance partageaient l’émotion générale ; les modérés étaient consternés, les radicaux ricanaient. Quant à M. Léon Bourgeois, il avouait avec simplicité son étonnement d’être encore en vie ; mais, à la manière de ceux qui se jettent à l’eau et qui en réchappent, il ne manifestait plus aucune intention de mourir.
Le Sénat, au contraire, n’avait pas d’autre préoccupation que de réparer l’inadvertance d’un moment. Il y était encouragé à la fois par la déception des libéraux, et aussi par l’imprudence des radicaux et des socialistes qui affectaient de regarder son silence comme une adhésion ; à les entendre, le ministère avait le droit de dire qu’il avait la majorité dans les deux Chambres. La majorité au Sénat ! C’est ce que celui-ci ne pouvait pas laisser avancer sans protestation. Sa dignité même y était intéressée. Après avoir pris une attitude d’hostilité aussi résolue, il y aurait eu de sa part une véritable abdication à renoncer à la lutte pour se ranger docilement derrière le cabinet. On aurait été en droit de ne plus tenir compte de son opposition, et les libéraux qui avaient mis en lui leur confiance seraient tombés dans le découragement. À la Chambre, une interpellation avait été déposée sur la politique extérieure par M. André Lebon et par l’auteur de cette chronique. Elle devait être développée très prochainement, mais tout le monde annonçait déjà qu’elle serait retirée. Il était évident, en effet, que les interpellateurs de la Chambre se trouvaient très affaiblis par le défaut de sanction donnée à la discussion du Sénat. Il y avait intérêt à mettre, ou du moins à essayer de mettre le gouvernement en minorité à la Chambre, s’il y avait été mis déjà au Sénat : dans le cas contraire, et si le gouvernement pouvait se targuer d’avoir désarmé l’opposition sénatoriale, la situation n’était plus la même, et la campagne engagée au Palais-Bourbon se trouvait très compromise. Les trois principaux groupes républicains du Sénat l’ont compris. Ils se sont réunis le lendemain même de la discussion qui s’était si lamentablement terminée, ou plutôt qui ne s’était pas terminée du tout, et ils ont résolu de déposer, cette fois, une interpellation formelle, qui serait nécessairement suivie d’un ordre du jour. Ah ! le gouvernement laissait, ou faisait dire que le Sénat approuvait sa politique étrangère ; on verrait bien le contraire, et la situation serait rétablie dans sa vérité. Cette reprise d’hostilité de la part de la Chambre haute ne pouvait pourtant réparer qu’en partie la faute première. Il est bien rare qu’on retrouve intégralement l’occasion qu’on a laissée échapper. Les esprits, d’ailleurs, restaient hésitans et troublés. Pourtant, il faut savoir grand gré au Sénat de sa résolution. Grâce à elle, la session ne s’est pas terminée, comme elle a failli le faire, par un triomphe que le ministère aurait eu l’air d’avoir remporté sur toute la ligne, et qui, à la veille des vacances, l’aurait singulièrement consolidé.
Il aurait été désirable que l’interpellation du Sénat fût discutée avant celle de la Chambre, mais le gouvernement n’a pas été de cet avis. Comptant, non sans motifs, sur la majorité au Palais-Bourbon, c’est là qu’il a voulu d’abord engager la lutte. S’il avait eu un moment la velléité de se faire renverser, l’instinct de conservation avait décidément repris le dessus chez lui. La discussion au Palais-Bourbon a été ce qu’elle pouvait être. Il n’était que trop facile de montrer les fautes commises dans la direction de notre politique extérieure, et ces fautes ne pouvaient pas sans injustice être attribuées à M. Berthelot seul. Tout le monde savait que M. le Président du Conseil y avait pris une part personnelle considérable. La politique suivie n’avait pas réussi ; il fallait trouver une tête pour en rejeter sur elle la responsabilité ; on a choisi M. Berthelot. Mais, aux yeux de tous, la démission de celui-ci, loin de remédier au mal accompli, en constituait seulement l’aveu, et cet aveu était significatif. Les Chambres ne disent pas toujours ce qu’elles pensent, en quoi le plus souvent elles ont tort. Lorsqu’il s’agit surtout de politique extérieure, elles éprouvent une crainte d’ailleurs honorable de compromettre des intérêts qui ne leur sont pas très familiers, et elles ont une tendance généralement louable à voter avec le gouvernement, afin de ne pas l’affaiblir aux yeux de l’étranger. Les auteurs de l’interpellation ont eu à lutter contre ce sentiment qui, pour n’être pas toujours bien raisonné, n’en est pas moins très tenace. Au fond, la Chambre savait fort bien qu’il y avait eu des imprudences graves et qu’il faudrait longtemps pour les réparer. Que notre situation au dehors ne fût plus la même que quelques mois auparavant, elle n’en doutait pas. L’incident d’Egypte avait révélé un fait dont elle avait une intuition secrète, à savoir que nos rapports avec les autres puissances s’étaient en quelque sorte ralentis depuis quelque temps, que nous étions moins au courant de ce qui se passait dans le monde, et que dès lors on pouvait plus facilement nous mettre par une brusque surprise en face d’un acte déjà définitif. La politique du gouvernement péchait moins par des fautes précises que par cet état général de relâchement où nous nous étions laissés aller. Le mot de malaise est celui qui convient le mieux pour caractériser l’impression de la Chambre. Elle éprouvait du mécontentement et de l’anxiété. Toutefois, c’était à ses yeux une responsabilité bien lourde que de renverser un ministère sur la politique étrangère ; mieux valait peut-être, elle le croyait du moins, attendre une autre occasion, choisir un autre terrain, pour se débarrasser de lui. Les radicaux et les socialistes ont habilement profité de ces dispositions. Il fallait voir l’ardeur patriotique des derniers ! C’était à ne plus les reconnaître. Ils poussaient des cris d’indignation contre les orateurs modérés qui, en attaquant le ministère, compromettaient, disaient-ils, la patrie elle-même. En vain leur rappelait-on que, dans tous les autres pays, les adversaires du gouvernement n’hésitaient pas à signaler ses défaillances, aussi bien dans la politique extérieure que dans la politique intérieure, ils ne voulaient rien entendre. Si cette comédie pouvait être prise au sérieux, il faudrait en conclure qu’un gouvernement a le droit, en France du moins, de commettre toutes les fautes au dehors sans qu’on ait celui de les critiquer, fût-ce même pour y mettre un terme. Étrange susceptibilité, qui ne s’était jamais manifestée d’une manière plus intolérante ! M. Goblet a couvert le ministère de toute la majesté de la France, alors que c’est la France qui aurait dû être couverte par la responsabilité du ministère. Cette interversion des rôles, à laquelle M. Bourgeois n’a pas manqué de se prêter avec beaucoup de complaisance, lui a d’ailleurs réussi. Toucher au gouvernement, toucher à M. Bourgeois, du moins en tant que ministre des affaires étrangères, c’était toucher au pays, et se livrer presque à un attentat contre sa sécurité. On comprend que le jeu parlementaire soit singulièrement gêné, sinon même empêché, dès qu’on y introduit obligatoirement le respect de fictions d’ailleurs aussi peu vraisemblables. Sans doute, il faut apporter une réserve plus grande dans la discussion des affaires étrangères, et aucun orateur n’a manqué à cette réserve ; mais elle ne suffit pas aux radicaux et aux socialistes ; c’est l’abstention de la Chambre qu’ils veulent, c’est la renonciation à son contrôle entre les mains d’un ministre. Il s’agit du drapeau, répétaient-ils ; tous les bons citoyens doivent se ranger sous ses plis sans regarder à la main qui le porte. En temps de guerre, oui, sans doute ; mais en temps de paix, et alors que nos intérêts sont mal servis, il convient de distinguer. C’est ce qu’ont pensé plus de 240 députés qui ont voté l’ordre du jour pur et simple, auquel une signification de défiance avait été nettement attachée. Le gouvernement a gardé une majorité d’environ 70 voix, ce qui est peu dans une question de ce genre, et ce qui est devenu moins encore lorsque, le lendemain, le Sénat a développé sa propre interpellation.
Pour parler plus exactement, le Sénat n’a pas développé son interpellation : cela était inutile après la discussion qu’il avait eue quelques jours auparavant. Il restait peu de chose à dire soit d’un côté, soit de l’autre ; il fallait seulement donner une conclusion à ce qui avait été dit. Au reste, M. le Président du Conseil a annoncé, dès le début, qu’il n’avait rien à ajouter à ses explications précédentes, et il a invité l’assemblée à se rallier à une motion d’ajournement que les radicaux avaient présentée. Les modérés s’y sont opposés par l’organe de M. Franck-Chauveau, et ils ont eu gain de cause. C’est à peine si quelques paroles ont été échangées. M. Milliard, au nom des groupes libéraux du Sénat, a déclaré en termes très nets que la politique extérieure du gouvernement n’avait pas la confiance de l’assemblée, et une majorité considérable s’est prononcée dans ce sens. Si cette majorité s’était produite quelques jours plus tôt, c’en était fait du ministère ; mais, même tardive, elle lui a porté un coup dont il aura de la peine à se relever. M. Bourgeois avait cru sans doute que le vote de la Chambre entraînerait, commanderait pour ainsi dire celui du Sénat, et que la session se terminerait pour le ministère dans une apothéose patriotique. Assurément, sa conduite antérieure ne méritait pas une pareille marque de satisfaction. Rien n’a troublé dans son impassibilité le jugement du Sénat. Voici le texte de l’ordre du jour voté par lui : « Le Sénat, prenant acte des déclarations faites hier à la Chambre auxquelles le président du conseil a dit ne pouvoir rien ajouter et les jugeant insuffisantes, déclare ne pouvoir lui accorder sa confiance. » Il y a là quelque chose de sec et de péremptoire, qui indique une résolution définitivement arrêtée. Une émotion prolongée a suivi ce vote. Le Président du Conseil a quitté immédiatement la salle des séances. Allait-il donner sa démission ? On se l’est demandé. Les paroles qu’il avait prononcées quelques jours auparavant donnaient à le croire. S’il avait besoin alors de l’adhésion du Sénat pour continuer avec autorité ses négociations au dehors, il est évident qu’il n’en avait pas un moindre besoin quatre jours plus tard.
L’adhésion de la Chambre, surtout dans les conditions où elle lui avait été donnée, ne pouvait plus lui suffire. Néanmoins les ministres ont pris la résolution de rester. Ils n’auront pas d’autorité au dehors, voilà tout. Ils en auront même fort peu au dedans, ce qui est moins grave. Ils se sont réunis au ministère des affaires étrangères en conseil de cabinet, et après une délibération qui n’a pas été longue, bien qu’elle ait été plusieurs fois interrompue par des députations de radicaux venus pour conseiller la patience, M. Bourgeois est allé à l’Elysée où il a fait savoir à M. le Président de la République que ses collègues et lui étaient d’avis de conserver leurs portefeuilles. M. Félix Faure a tenu à faire publier une note dans les journaux pour dire qu’il n’avait pas été consulté sur une résolution dont on s’était borné à lui faire part.
La situation qui ressort de tous ces incidens est intolérable. Les modérés de la Chambre peuvent mesurer aujourd’hui la faute qu’ils ont commise en n’attaquant pas plus tôt le ministère. S’ils lui avaient déclaré dès l’origine la guerre qu’ils ne lui font que depuis six semaines, il aurait vécu depuis longtemps. Les radicaux se plaignent qu’on l’ait sans cesse harcelé d’interpellations : la vérité est que pendant près de quatre mois, le ministère Bourgeois a eu la vie la plus douce que jamais gouvernement ait eue chez nous. On voulait le voir à l’œuvre ; on semblait craindre de le renverser trop vite, et encore plus d’en montrer l’intention sans être sûr de pouvoir la réaliser. Il déjouait avec une facilité élégante les très timides manœuvres parlementaires que quelques indépendans esquissaient contre lui. Il donnait par-là une illusion de solidité dont il profite encore. Pourtant, il sentait de plus en plus le terrain manquer sous ses pas, et, au dernier moment, il a laissé paraître une impatience fébrile de voir les Chambres se mettre en congé le plus tôt et le plus longtemps possible. Il était évident, pour lui comme pour tout le monde, que si la session durait huit jours de plus, il était perdu. Ses adversaires l’avaient entamé par tous les côtés et ne le lâchaient plus. Une première fois, nous l’avons dit, la Chambre a été sur le point de clore sa session sans que le gouvernement se souvînt des crédits de Madagascar. Après les interpellations sur la politique extérieure, il a fait voter ces crédits par la Chambre au pied levé, mais il a complètement oublié que le Sénat devait les voter à son tour, et il a pris part lui-même au scrutin par lequel la Chambre s’ajournait au 19 mai. Le Sénat a vu là un nouveau manque d’égards. Il semblait que le gouvernement escomptât son vote, ou qu’il eût une fois de plus l’intention de s’en passer. Qu’adviendra-t-il pourtant si le Sénat ne vote pas les crédits ? Qu’adviendra-t-il si même il les diminue ? On peut être certain qu’il fera l’un ou l’autre, et nous lui conseillons de prendre sans hésiter le premier parti. En attendant, il s’est mis en vacances, mais au lieu de décider, comme la Chambre, qu’il reviendrait le 19 mai, il a choisi la date plus rapprochée du 21 avril. On verra une situation sans précédent, le Sénat réuni et fonctionnant en l’absence de la Chambre. Pendant près d’un mois, le Sénat occupera seul la scène ; il pourra interpeller le gouvernement à son gré, et celui-ci, s’il est battu au Luxembourg, n’aura plus la ressource de courir au Palais-Bourbon pour faire répandre du baume sur ses blessures et se déclarer miraculeusement guéri. Le Sénat enfin pourra refuser les crédits de Madagascar. De même que le canon est la dernière raison des rois, le refus des crédits est la dernière raison des assemblées dont les autres votes sont tenus pour négligeables. C’est le seul moyen qu’elles ont de se faire respecter, mais il est efficace.
On assure que les crédits de Madagascar ne sont pas immédiatement indispensables et que le gouvernement peut s’en passer pendant quelques jours encore. Tant mieux ! Cela mettra le Sénat plus à l’aise pour déclarer tout de suite sa volonté, et laisser à M. Bourgeois le temps de prendre ses propres résolutions en conséquence. Si le ministère a un éclair de bon sens politique, de désintéressement personnel et de patriotisme, il comprendra ce qu’il doit faire. Il a tendu et faussé assez longtemps tous les ressorts de la constitution, il a créé un conflit artificiel, mais qui devient chaque jour plus dangereux entre la Chambre et le Sénat. Il a compromis la situation de M. le Président de la République. Le maintien au pouvoir de M. Bourgeois et de ses collègues ne vaut certainement pas ce qu’il nous coûte. Et nous ne parlons pas des intérêts vitaux du pays, qu’il a insuffisamment garantis au dehors.
Croit-on qu’à l’étranger ce ministère ait l’autorité qu’il jugeait lui-même ne pas pouvoir survivre à un vote du Sénat contre sa politique extérieure ? Il a parlé plusieurs fois de négociations en cours : on ne voit pas très bien quelles négociations il pourrait poursuivre actuellement, mais à supposer que le moment vienne, que l’occasion se présente où il y aurait lieu d’en entamer, qui donc voudrait s’engager complètement avec lui ? Ne sait-on pas que sa vie tient à un fil, et que ce fil sera bientôt rompu ? On attendra, mais, en attendant, qui sait si nous ne perdrons pas une fois de plus des occasions propices ? Si nous espérons le contraire, c’est parce qu’il ne faudra pas en somme attendre bien longtemps, et que l’heure ne paraît pas encore avoir sonné où nous pourrons échanger utilement des vues avec d’autres puissances à propos de l’Egypte. Les journaux officieux eux-mêmes défendent le cabinet en disant que, du moins jusqu’à ce jour, il n’y a eu rien à faire. Le monde politique anglais était dispersé. Lord Salisbury était à Beaulieu ; lord Dufferin était à Cannes. Pour compléter ces alibis, M. de Courcel, notre ambassadeur à Londres, était à Paris. Il est vrai que, depuis lors, la situation s’est modifiée ; lord Dufferin est rentré à Paris et il a eu une première entrevue avec M. Bourgeois. Nous ignorons naturellement ce qu’ils ont pu se dire ; mais à supposer que l’ambassadeur de la reine ait montré une confiance absolue à notre nouveau ministre des affaires étrangères, peut-être a-t-il été un peu embarrassé lui-même pour définir avec certitude la politique de son gouvernement dans la vallée du Nil.
Les incidens qui se sont passés de ce côté depuis quinze jours sont en effet de nature à tenir les esprits en suspens plutôt qu’à les fixer. L’expédition sur Dongola, qui avait été annoncée avec tant d’éclat, paraît subir quelque ralentissement dans son exécution. Nous n’en sommes pas surpris. La saison est vraiment contre-indiquée pour se lancer à travers les plaines brûlées du Soudan, et ceux qui savent de quel degré de confortable ont besoin les officiers et les soldats anglais dans une expédition africaine se demandent si les rigueurs d’un climat torride permettront d’y atteindre dans les mois qui vont s’ouvrir. Évidemment, c’est pour des raisons purement politiques et non pas du tout pour des raisons militaires que le gouvernement anglais a annoncé fin mars l’intention de reconquérir le Soudan. La tranquillité de la frontière était d’ailleurs parfaite : nous n’en voulons pour preuve que les termes du rapport annuel que lord Cromer adresse à son gouvernement, et qui a été publié quelques jours avant que l’expédition fût décidée. On a dit que lord Cromer était contraire à cette entreprise : incontestablement il ne s’y attendait pas, car, dans le cas contraire, il n’aurait pas parlé de la situation du Soudan avec la parfaite tranquillité d’esprit qu’il a mise à le faire. « Il n’y a rien, disait-il, de particulièrement intéressant à signaler en ce qui concerne l’administration militaire pendant l’année écoulée. A l’exception d’une petite incursion hostile dans un village du district de Wady-Halfa et d’une autre insignifiante dans le delta de Tokar, les forces derviches dans le voisinage immédiat des postes avancés égyptiens, quoique d’une puissance considérable, ont maintenu une attitude strictement défensive. » Lord Cromer prévoit que des incursions semblables à celles qui ont eu lieu l’année dernière se renouvelleront de temps en temps, mais il ne s’en préoccupe en aucune manière. Voici d’ailleurs sa conclusion : « Tout ce que j’ai besoin de dire pour conclure, c’est que la tranquillité politique qui a régné en Égypte durant l’année écoulée, et qui présente un contraste assez remarquable avec le malaise général des années immédiatement précédentes, a permis aux autorités gouvernementales, soit égyptiennes, soit européennes, de consacrer uniquement leur attention aux diverses mesures qui ont pour but le développement matériel et moral du pays. Il en résulte que, bien qu’aucune mesure remarquable de réforme n’ait été introduite récemment, je suis à même de soumettre à Votre Seigneurie un rapport qui, je l’espère, sera considéré comme un compte rendu satisfaisant de progrès soutenus et effectués sans ostentation. » On croirait lire le rapport d’un de nos préfets à son Conseil général. L’ordre en Égypte est complet ; la tranquillité est absolue ; la frontière est en paix. Après avoir entendu cet air de résonance tout administrative, il y avait lieu d’être doublement surpris du coup de clairon strident par lequel on a annoncé, non plus du Caire, mais de Londres, la marche imminente sur Dongola.
Et pourquoi cette marche ? Le gouvernement anglais en a donné une autre raison encore que l’état de l’Égypte et du Soudan, à savoir la triste situation des Italiens à Kassala. Les Anglais sont de bons amis : ils ont voulu, à leurs risques et périls, débarrasser les Italiens des forces mahdistes et attirer celles-ci sur eux. On a fait remarquer tout de suite, que Kassala était bien loin de Wady-Halfa et que la diversion tentée par ; le major Kitchener, à supposer qu’elle fût poussée à fond, ne pourrait l’être que lorsque des événemens décisifs se seraient passés au sud-est. On a exprimé la crainte que la manière si décidée dont l’Angleterre promettait et imposait son concours n’eût d’autre résultat que de rendre des forces à M. Crispi et à ses partisans, et d’augmenter par-là les embarras du nouveau cabinet. Le voyage en Italie de l’empereur d’Allemagne, bien qu’il ait apporté aux Italiens malheureux un témoignage de sympathie beaucoup plus discret, aurait pu dans une certaine mesure produire un effet analogue si Guillaume II n’avait pas refusé de recevoir M. Crispi à Naples. Les journaux crispiniens n’en ont pas moins poussé des cris très belliqueux : mais le gouvernement ne s’en est pas ému. Il a même accentué sa note pacifique, et il s’est mis à parler de Kassala avec une sorte d’indifférence. Nous relevions déjà, il y a quinze jours, un discours dans lequel le duc de Sermoneta disait que les Italiens occupaient Kassala au compte des Anglais, entre les mains desquels ils auraient probablement à le remettre un jour, et nous exprimions dès lors des doutes sur leur résolution de s’y maintenir à tout prix. Depuis, les faits nous ont donné raison. Le colonel italien Stevani, chargé d’escorter un convoi à Kassala, où il réussit à le faire entrer, s’est mis à guerroyer autour de la place avec des chances diverses. Il a éprouvé des pertes que les dépêches officieuses ont qualifiées de sensibles et de douloureuses, et le général Baldissera lui a intimé l’ordre de se replier sur Agordat. On a appris le lendemain que les derviches avaient encore plus souffert que le colonel Stevani, qu’ils avaient levé le siège de Kassala, et qu’ils s’étaient retirés vers Osabri, en passant par Atbara, abandonnant leurs blessés, des mulets, et d’abondantes provisions de blé. Il y a, évidemment, quelque incertitude dans les nouvelles qui arrivent de ce point de l’Afrique : il semble bien que, du moins sur le premier moment, on se soit cru battu des deux côtés. Il y aurait plus que de la témérité à chercher à prévoir le dénouement de l’aventure. Si les Italiens veulent sérieusement se maintenir à Kassala, les moyens ne leur en manqueront pas ; mais la facilité avec laquelle ils se sont montrés disposés à évacuer la place est un symptôme très cligne d’attention, et un autre symptôme qui ne l’est pas moins, c’est la facilité encore plus grande avec laquelle on a cru tout de suite, en Angleterre, qu’elle était déjà abandonnée. Tous les journaux anglais, le Times en tête, ont annoncé que la garnison de Kassala avait suivi le colonel Stevani dans sa retraite, et que la ville était tombée entre les mains des derviches. Les journaux italiens ont retrouvé une demi-assurance après avoir reçu les dernières nouvelles. Ils disent maintenant qu’aucune décision n’est prise au sujet de Kassala : le général Baldissera reste libre de continuer l’occupation s’il la juge possible sans de trop grands efforts, ou d’y mettre fin s’il la juge dangereuse et onéreuse. La plus complète obscurité règne donc sur le sort qui attend Kassala, et les Italiens paraissent se soucier assez médiocrement de la dissiper. Mais alors, à quoi servira l’expédition anglaise sur Dongola ? Si la tranquillité règne sur la frontière égyptienne ; si les Italiens se désintéressent de plus en plus de Kassala ; s’ils sont sur le point de l’évacuer ; ou, inversement, s’ils ont repoussé les derviches et sont maîtres de la situation dans toutes les hypothèses, même les plus contraires, les motifs qui avaient été donnés à l’expédition sur Dongola disparaissent l’un après l’autre, et on ne comprend plus très bien à quel but elle tend.
Elle aura lieu pourtant, nous ne nous faisons pas d’illusion à cet égard : toutefois, on commence à se rendre compte en Angleterre des difficultés qu’elle rencontrera sur sa route et qui ne seront peut-être pas jusqu’au bout des difficultés purement locales. L’opposition avouée de la France et de la Russie est un embarras, et pourrait devenir quelque chose de plus ; mais on ne paraît pas assuré que l’adhésion de l’Allemagne, sur laquelle on avait le droit de compter lorsqu’il s’agissait de secourir l’Italie, sera maintenue et restera solide et sincère le jour où l’Italie se trouverait hors de cause. À ce moment, la manière dont les diverses puissances envisagent la situation de l’Égypte pourrait se modifier assez sensiblement, parce qu’elle se dégagerait de préoccupations que l’on peut considérer comme étrangères au sujet. L’occupation britannique de la basse Égypte n’inquiétait après tout que la Porte et la France : d’autres puissances encore, sans en excepter l’Italie elle-même, éprouveront à leur tour quelque inquiétude si la question est déplacée et si l’occupation anglaise remonte tout le cours du Nil, avec l’intention de réaliser un jour les rêves d’hégémonie africaine que l’on a attribués à certains chauvins, depuis le Caire jusqu’au Cap. Avant même d’aller si loin, on se heurterait à des intérêts qui paraissent devoir être défendus avec quelque énergie. C’est alors que nous aurions besoin d’un gouvernement qui n’eût pas son éducation politique à faire, et qui offrît aux yeux de tous certaines chances de durée. Un ministère placé entre la Chambre qui le soutient à peine et le Sénat qui le poursuit avec acharnement de ses ordres du jour de défiance serait peu en état de préparer les bonnes occasions, ou même d’en profiter si elles se présentaient spontanément.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.