Chronique de la quinzaine - 14 avril 1921

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Raymond Poincaré
Chronique de la quinzaine - 14 avril 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 931-942).

{{15 avril 1921

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

Voici qu’est à peu près définitivement déjouée la grande manœuvre allemande, la manœuvre désespérée que le Reich avait osé tenter pour essayer de séparer des Alliés le nouveau Gouvernement américain. Les étranges erreurs de psychologie et de conduite que les Allemands n’ont cessé de commettre aux Etats-Unis pendant la guerre ne leur ont pas servi de leçon ; ils les renouvellent et les aggravent, depuis la paix, avec une extraordinaire inconscience. Leur mauvais génie s’obstine à nous sauver de nos propres fautes. Il est impossible d’imaginer quelque chose de plus lourdement maladroit que le mémoire remis par l’Allemagne à Washington. A première vue, on croirait un chef-d’œuvre de cautéle et d’hypocrisie ; mais, dès qu’on approche, tout s’effondre, et il ne reste qu’un monceau de basses imputations mensongères et de sottes calomnies.

Cela commence par un regret doucereux de bon apôtre : « Le Gouvernement allemand regrette infiniment qu’on ne soit pas arrivé à un accord sur la question des réparations à la Conférence de Londres. Il avait le sincère désir de s’entendre avec les Gouvernements alliés. » Ainsi, c’est l’intransigeance de MM. Lloyd George et Briand qui est cause de la rupture ; et non seulement le premier ministre britannique est coupable de dureté envers l’Allemagne, mais, d’après M. Simons, il dénature les faits : « L’assertion de M. Lloyd George, quand il dit que l’Allemagne n’est pas disposée à s’acquitter de ses obligations, n’est pas exacte. » L’Allemagne est décidée à réparer. M. Simons le répète sous toutes les formes pendant plus de cinquante lignes. Non seulement elle est décidée à réparer, mais, pour en mieux convaincre l’Amérique, le ministre allemand trace lui-même un tableau désolé de nos départements dévastés. Un peu plus il fondrait en larmes. C’est le moment de faire attention. Les petites perfidies vont commencer. Et d’abord celle-ci : « dix départements français sur quatre-vingt-six. » Ainsi, pour M. Simons, la France n’a que quatre-vingt-six départements : ni la Moselle, ni le Haut-Rhin, ni le Bas-Rhin, ne sont français. Puisque le Traité de Versailles ne compte plus, puisqu’il a été arraché par la force à une nation innocente, pourquoi ne considérerait-on pas encore comme allemandes les provinces restituées ? Mais nous ne sommes qu’au début, et peu à peu le mémoire du Reich tourne au réquisitoire. L’Allemagne a, dit-elle, offert de la main-d’œuvre ; elle a offert une collaboration technique et industrielle. Où ? Quand ? Comment ? Sous quelle forme ? A quelles conditions ? M. Loucheur a expliqué en détail devant la Chambre et devant le Sénat, que ces prétendues offres n’avaient, en réalité, jamais eu lieu. Tantôt ce n’étaient qu’idées vagues, à peine indiquées, jetées dans les coulisses des conférences ; tantôt c’étaient des propositions insidieuses, des exigences intolérables, des demandes exorbitantes qui tendaient à mettre dans une situation privilégiée les industriels et les ouvriers allemands. N’importe, l’Allemagne jure son grand Dieu, toujours celui de Guillaume, qu’elle a fait des offres et elle espère que l’Amérique la croira sur parole. Si les maisons ne sont pas rebâties, si la terre n’est pas rendue à la culture, c’est par la faute de la France. Quelles sont les raisons de la France ? se demande M. Simons ; et il s’empresse de répondre lui-même à cette question par des accusations odieuses. « Si étrange que la chose puisse paraître, les Français ne portent vraiment qu’un intérêt très restreint à la reconstitution des régions dévastées. Des indemnités, sous forme d’avances, ont été versées aux anciens occupants, qui se sont fixés dans d’autres régions du pays Des cercles importants de France voient, dans les régions dévastées un moyen exceptionnellement efficace d’agitation politique. » Autant de mots, autant d’audacieuses contre-vérités. M. Simons est singulièrement renseigné, s’il s’imagine que les malheureux émigrés, qui, faute de logements, n’ont pu rentrer encore dans les communes ruinées et qui vivent en exil depuis plusieurs années, n’ont pas hâte de revenir dans leur pays. Il n’est pas un représentant des régions libérées qui ne reçoive par milliers des lettres éplorées de ces pauvres gens et qui ne cherche quotidiennement à faciliter leur retour. Le nombre des réfugiés diminue, d’ailleurs, chaque jour, — M. Briand a fourni, à cet égard, des chiffres éloquents, — et il est donc faux de dire qu’on ait, par un régime d’avances, encouragé les sinistrés à se fixer en d’autres lieux. Quant aux cercles importants de France qui voient, dans le malheur des dix départements ravagés, un prétexte à des agitations politiques, M. Simons ne juge pas à propos de préciser autrement, et pour cause. Les sénateurs et les députés de ces dix départements ont constitué en commun, pour l’étude des graves questions qui intéressent le sort des populations, un groupe où se rencontrent, dans une même pensée, les conservateurs, les modérés, les radicaux, les socialistes. Ce groupe, que préside M. Hayez, sénateur du Nord, se réunit toutes les semaines au Luxembourg. Il se tient en contact permanent avec le Président du Conseil, avec le ministre des Finances, avec le ministre des Régions libérées. Chacun des membres qui le composent laisse ses préférences politiques à la porte de la salle des délibérations, et toutes les résolutions prises ont pour objet d’aboutir à des réalités et d’écarter les agitations. Il se trouve, d’ailleurs, que ces sénateurs et députés, qui sont les défenseurs naturels des populations martyres, sont entièrement d’accord avec l’unanimité des Chambres sur la nécessité d’obtenir de l’Allemagne la réparation rapide et totale du mal qu’elle a fait. Il n’y a donc, et il ne peut y avoir, en tout cela, aucune préoccupation d’ordre politique, aucun calcul intéressé, aucune tentative de surenchère d’un parti vis-à-vis d’un autre. Le pays n’a, dans cette question, qu’un sentiment et une volonté.

Mais est-il possible d’admettre que le Gouvernement du Reich accuse ainsi la France de dissimulation et de duplicité dans un acte qu’elle savait destiné à être publié et qu’elle a, du reste, elle-même divulgué ? Comme l’a très justement remarqué M. Auguste Gauvain, l’Allemagne a pris, depuis sa défaite, des habitudes et des libertés, que nous avons eu le tort de tolérer et qu’elle ne se serait pas permises autrefois dans les plus beaux jours de la gloire impériale. Avant la guerre, des injures de cette sorte auraient donné lieu à des observations diplomatiques ; et, si c’eût été la France qui, entre 1871 et 1914, eût parlé de l’Allemagne avec cette insolence, l’ambassadeur d’Allemagne serait accouru au quai d’Orsay et aurait exigé une rétractation. Mais nous, nous nous bouchons les oreilles et, quand on nous insulte, nous n’entendons pas. Nous avons laissé M. Fehrenbach et M. Simons, chefs responsables du gouvernement du Reich, soutenir, non seulement que l’Allemagne n’était pas coupable, mais que les Alliés l’étaient ; nous les avons laissés prendre à partie les anciens Gouvernements français ; ils accusent aujourd’hui de mauvaise foi le Gouvernement actuel ; c’est un crescendo qui ne s’arrêtera plus, si nous n’y mettons rapidement bon ordre. Trop souvent, lorsque le coton nous tombe, par hasard, des oreilles, nous nous contentons d’imiter les héros d’Homère, et nous répondons aux défis par des discours. Ajax, fils de Télamon, s’approche d’Hector, et lui dit d’une voix menaçante : « Hector, tu vas savoir maintenant, en me combattant seul à seul, quels chefs les Grecs ont à leur tête... » Mais la grandeur épique de ces duels oratoires ne supplée, tout de même, pas à une demande d’excuses.

Les récriminations de M. Simons n’étaient, d’ailleurs, qu’un préambule. Elles préparaient une manœuvre qui s’est étalée, tout au large, dans la seconde partie du mémoire. Déjà plus gênée qu’elle ne veut le laisser croire par les mesures, si incomplètes qu’elles soient, qui ont été décidées à Londres, l’Allemagne cherche à reprendre la conversation par des voies indirectes. Elle spécule sur l’entremise possible de l’Amérique. Lorsqu’elle se tourne du côté des États-Unis, elle s’empresse donc de coller sur son visage le masque de la douceur et de la modération. Oui, elle est toute prête à payer, mais, pour qu’elle paie, il est indispensable qu’elle rétablisse son crédit à l’étranger, et, pour qu’elle le puisse rétablir, il n’est pas moins nécessaire qu’elle recouvre la plénitude de son indépendance financière. Conclusion : que les Alliés renoncent au privilège général que le Traité de Versailles leur confère sur les biens de la nation débitrice ; un emprunt international deviendra facile, et l’Allemagne réparera. Les Alliés répugnent-ils à cette combinaison ? L’Allemagne n’a aucun parti pris ; elle acceptera tout autre système qui paraîtrait de nature à résoudre les problèmes posés. Qu’on ne la menace plus, qu’on cause avec elle, qu’on l’écoute ; et tout s’arrangera.

Alternativement aigre et mielleux, ce mémorandum n’a pas produit à Washington l’effet que l’Allemagne en attendait. M. Hughes ne s’est pas attardé à discuter les reproches et les suggestions du ministre allemand. Il a simplement pris acte, un peu ironiquement peut-être, « de l’expression non équivoque du désir qu’a le Gouvernement du Reich d’accorder réparation dans les limites des facultés de paiement de l’Allemagne. » Mais, aussitôt après cette déclaration courtoise, il a jeté une douche réfrigérante sur les illusions de Berlin : « Notre gouvernement estaux côtés des gouvernements alliés pour tenir l’Allemagne responsable de la guerre et moralement obligée, par conséquent, à réparer dans toute la mesure du possible. (This Government stands with the Governments of the Allies in holding Germany responsible for the War and therefore morally bound to make reparation as far as may be possible). » Le grand honnête homme, l’illustre juriste, le probe et consciencieux avocat qu’est M. Hughes ne pouvait tenir, en cette circonstance solennelle, que le langage du droit et de la vérité. Mais il a réussi à formuler, en deux mots, la doctrine de la raison américaine. M. Simons s’adressait à M. Hughes comme à un arbitre. L’arbitre a prononcé. Il condamne les bourreaux et se range aux côtés des victimes.

Tout, sans doute, n’est pas encore réglé dans les rapports futurs de l’Europe et des États-Unis. Soit dans la question des mandais, soit dans l’application des innombrables clauses du Traité qui se réfèrent à la Société des Nations, soit dans l’interprétation et dans la mise en jeu de la motion Knox, soit enfin dans l’adaptation générale de la paix américaine à la paix de Versailles, nous rencontrerons assurément encore de sérieuses difficultés. Mais, sur deux points essentiels, responsabilités, réparations, la réponse de M. Hughes est péremptoire et découragera, nous l’espérons, les intrigues allemandes.

Ne nous dissimulons pas cependant que nous sommes, d’ici au 1er mai, dans une période exceptionnellement critique. Nous allons, comme l’a dit M. Briand, assister « aux dernières convulsions de la ruse. » Par tous les détours imaginables, l’Allemagne va essayer d’échapper à la fatalité de l’échéance que le traité lui a fixée. M. Briand a magistralement exposé qu’à cette date du 1er mai, l’Allemagne serait en carence juridiquement constatée sur plusieurs chefs de ses obligations, désarmement, châtiment des coupables, réparations. Si elle tente de se soustraire encore à ses engagements, a déclaré d’un ton grave le Président du Conseil, c’est une main ferme qui s’abattra sur son collet. Le geste dont le Président du Conseil a accompagné cet avertissement a donné encore, s’il est possible, plus de force à l’expression imagée de sa pensée et le Sénat tout entier a souligné de ses applaudissements répétés une promesse qui, pour lui, comme pour la France, a été un soulagement.

Le chef du Gouvernement est allé plus loin. Il s’est rattaché fermement aux positions que lui offrait le Traité de Versailles et qu’on avait eu le tort d’abandonner l’an dernier. Il a affirmé que c’était pour ne pas rompre avec ce Traité qu’il attendait patiemment le terme du 1er mai. Mais lorsque l’arrivée de cette date aurait constitué l’Allemagne débitrice de douze milliards et lorsque la Commission des Réparations aurait procédé à la constatation officielle de la défaillance du Reich, chaque nation intéressée serait maîtresse de prendre ses garanties « respectives. » « Nos Alliés le savent, a dit M. Briand en pesant soigneusement ses paroles, et ils ne peuvent contester qu’alors, ce sera notre droit que nous exercerons. » Évidemment, M. Briand n’a voulu indiquer là qu’une possibilité extrême et un pis-aller. Il compte bien que nous n’aurons pas à agir isolément et que les Alliés ne se sépareront pas au moment décisif. En tout cas, la fermeté, la mesure et l’opportunité de son discours lui ont valu un très grand et très légitime succès. L’affichage eût été voté à mains levées, si le Président du Conseil n’avait invoqué, en souriant, la nécessité des économies. A la vérité, c’est en Allemagne qu’il faudrait placarder partout cette admonestation trop méritée, et nos services de propagande feraient bien de la répandre, non seulement sur la rive gauche du Rhin, mais dans toutes les provinces du Reich.

Il ne nous reste maintenant qu’à ne pas nous laisser prendre « aux dernières convulsions de la ruse » et à ne plus reculer la coercition solennellement annoncée, quelques efforts que fasse l’Allemagne, dans l’intervalle, pour amuser les Alliés et pour tromper l’Amérique. M. Briand nous a mis en garde contre ces tentatives. Il saura, n’en doutons pas, les déjouer. « La minute suprême approche, a-t-il répété. La France, d’accord avec ses alliés, est bien « décidée à avoir le dernier mot. Nous sommes résolus à faire consacrer notre créance au besoin par la force. » Comment ne pas nous féliciter sans réserves de voir le Gouvernement prendre une attitude qui répond aussi exactement aux vœux du pays ? L’accueil fait, quelques jours plus tôt, à un remarquable discours de M. Ribot, avait déjà montré que le Sénat, interprète fidèle de l’opinion publique, était à bout de patience. Après les lumineuses explications de M. Briand, tout le monde saura, en Allemagne et ailleurs, que la France ne veut que son dû, mais qu’elle veut tout son dû.

La discussion sénatoriale a fourni, du reste, au Président du Conseil l’occasion de toucher à d’autres questions encore que celles dont le Traité de Versailles est quotidiennement la cause ou le prétexte. En réponse à un très intelligent et très spirituel discours de M. Henry de Jouvenel sur la Russie soviétique, sur le danger que courrait la France, si elle se laissait devancer à Moscou, et sur l’utilité pour elle de s’entendre, dans les affaires russes, avec les États-Unis, M. Briand a repoussé l’idée d’un traité, même purement commercial, avec un pays désorganisé, dont nous n’avons pas reconnu le gouvernement, mais il s’est engagé à se tenir, dans l’examen ultérieur des circonstances, en communication étroite avec l’Amérique, dont la politique, a-t-il dit, s’accorde avec la nôtre. En réalité, la question reste ouverte ; nous la retrouverons tôt ou tard devant nous ; let il n’a pas été inutile que M. de Jouvenel en rappelât l’importance.

De son côté, M. Jonnart a porté à la tribune les observations que lui avait suggérées son récent voyage en Orient et que j’avais résumées, par avance, dans ma dernière chronique. M. Briand a reconnu les fautes qui ont été commises dans l’organisation et dans l’exercice de notre mandat syrien, le mauvais recrutement d’une partie du personnel, l’exagération de certaines dépenses. Il a promis la correction des erreurs et la réforme des abus et il a, d’ailleurs, très justement conclu que, malgré les maladresses et les faux pas, la Syrie tout entière avait pleine confiance en la France et qu’elle vivait aujourd’hui dans l’ordre et dans la tranquillité. Après un débat assez vif, le Sénat a approuvé le programme du Gouvernement. M. Jonnart avait dit que l’intronisation de Feyçal en Mésopotamie serait un « acte peu amical » de la part de l’Angleterre. Le Président du Conseil, forcément moins libre dans son langage, a évité de s’approprier ce jugement. Mais il ne manquera certainement pas de s’en servir auprès du cabinet britannique, pour tâcher de détourner de nous le péril que deviendrait rapidement la présence de l’émir sur le Tigre et sur l’Euphrate.

Enfin, M. Briand a été amené à dire un mot du roi Constantin et de Charles IV de Habsbourg. Il a parlé du premier sans indulgence et a plaint les Grecs de leur aveuglement. Il a eu la générosité de ne pas faire allusion à leurs défaites, mais il ne leur a pas laissé l’espoir de notre intervention. Sur l’aventure de Charles IV, le Président du Conseil a été, tout à la fois, sobre et catégorique : « Lorsqu’on a des alliés, a-t-il dit, le meilleur moyen de servir la France est de respecter les engagements pris envers eux. Or, il y avait, dans l’espèce, des engagements pris par nous vis-à-vis de l’Italie, de la Tchéco-slovaquie, de la Yougoslavie, de la Roumanie. Nous les avons respectés et appliqués. » C’est, en effet, M. Jules Cambon, agissant sur les instructions du Gouvernement français, qui a proposé à la Conférence des Ambassadeurs de rappeler au Gouvernement et au peuple hongrois les termes de la déclaration rédigée, dès le 4 février 1920, par les Puissances alliées. Il était formellement dit dans cette déclaration que « la restauration des Habsbourg mettrait en péril les bases mêmes de la paix et qu’elle ne pourrait être ni reconnue, ni tolérée par les Alliés. » La Conférence des Ambassadeurs avait donc renouvelé cette signification, et les Puissances alliées avaient invité le Gouvernement hongrois à prendre des mesures efficaces, « pour enrayer une tentative, dont le succès momentané ne pouvait avoir pour la Hongrie que de désastreuses conséquences. »

Cette démarche n’a cependant pas été sans susciter, en France même, quelques objections, et l’équipée du jeune Empereur déchu a éveillé dans des cercles parisiens, et jusque dans des salles de rédaction, des sympathies et des vœux discrets. L’intérêt de la France, se demandait-on, n’était-il pas de voir la Hongrie gouvernée par un prince dont les dispositions nous étaient favorables et qui pouvait, tôt ou tard, tirer l’Europe centrale de l’anarchie où elle risque de se débattre éternellement ? L’ancienne Impératrice n’était-elle pas de sang français ? La double influence de ce ménage princier ne s’exercerait-elle pas à Buda-Pest au profit de notre pays ? Et puis, qui sait ? Ne permettrait-elle pas un jour de rapprocher, dans une fédération nouvelle, les États héritiers de l’Autriche-Hongrie ? N’était-ce pas là, pour ces États eux-mêmes, le gage possible d’une vitalité moins fragile ? Et de fil en aiguille, on se reprenait à faire le procès des Traités de Saint-Germain et de Trianon, qui avaient démembré l’Empire dualiste et recouvert le centre de l’Europe d’une poussière d’États. Et quels États ? murmurait-on. Des constructions hétérogènes, qu’on prétend fondées sur l’ethnographie, mais qui sont, en réalité, arbitraires et artificielles. En Tchéco-Slovaquie, par exemple, ne trouvons-nous pas juxtaposés des Tchèques, des Moraves, des Slovaques, des Ruthènes, et aussi des Hongrois et des Allemands ? Comment des édifices aussi composites résisteront-ils aux bouleversements de l’intérieur et aux secousses du dehors ? Un jeune Empereur, aimable, pacifique, parviendrait peut-être à consolider ces châteaux de cartes...

C’est par des rêves de cette sorte que nous avons déjà, l’an dernier, failli compromettre nos relations avec Prague, Belgrade et Bucarest. Je ne mets pas en doute les sentiments francophiles de l’ancienne impératrice Zita et j’ai toujours été, pour ma part, convaincu que Charles lui-même était sincère et bien intentionné, lorsque, le 24 mars 1917, il écrivait au prince Sixte de Bourbon, la lettre que celui-ci m’a apportée et par laquelle l’Empereur promettait d’appuyer auprès de ses alliés, c’est-à-dire-auprès de l’Allemagne, « les justes revendications françaises, relatives à l’Alsace-Lorraine. » Si M. Ribot, alors Président du Conseil, n’a pas donné suite à la proposition officieuse dont il était saisi, ce n’est pas par défiance de l’Empereur ; c’est d’abord parce que Charles lui-même avouait implicitement l’état de dépendance où il était vis-à-vis de l’Allemagne et son impuissance à se dégager ; (il demandait, en effet, le secret, et ajoutait même qu’une indiscrétion le forcerait à donner des garanties à l’Allemagne et probablement à envoyer des troupes autrichiennes sur le front français) ; et c’est ensuite que, dans la forme où elle se présentait, l’idée de l’Empereur ne pouvait que porter ombrage à l’Italie ; (aucun homme d’État français n’aurait évidemment pu songer à une paix négociée en dehors de l’Italie et, comme l’Empereur ne semblait pas comprendre la nécessité de faire un sacrifice envers notre alliée, le baron Sonnino pressenti a, tout de suite, demandé à M. Ribot de rompre la conversation ; et, dans l’intérêt de nos alliances, M. Ribot a brisé là). Il n’y avait rien, dans tout cela, qui jetât une ombre sur la loyauté du jeune monarque. Mais on se rappelle que plus tard, en avril 1918, au cours de la polémique qui a éclaté entre M. Clemenceau et le comte Czernin, l’Empereur a affirmé à son premier ministre que le passage concernant l’Alsace-Lorraine ne figurait pas dans la lettre adressée au prince Sixte et destinée à m’être confidentiellement montrée. Amnésie, ou peur de l’Allemagne ? Je ne sais, mais la lettre existait bien, puisque je l’avais eue entre les mains et textuellement copiée, avec l’autorisation du prince. Elle n’est, d’ailleurs, plus niée et le prince lui-même en a publié la photographie. Il reste que les sympathies témoignées à la France par Charles de Habsbourg ne se sont guère montrées qu’à l’état de velléités et d’aspirations éphémères, et se sont évanouies aux premières difficultés. Nous n’avons pas, sans doute, le droit de le reprocher trop amèrement à un souverain qui sentait son Empire s’effondrer et que Guillaume II prétendait tenir en chartre privée, mais nous ne pouvons, du moins, trouver, dans le précédent de 1917, un motif suffisant de désirer la restauration des Habsbourg.

Au demeurant, qu’il le voulût ou non, Charles ferait probablement à Buda-Pest tout autre chose que de la politique française. Il y deviendrait vite l’instrument des passions de revanche qui couvent déjà dans l’âme d’un trop grand nombre de Magyars. Dans le remarquable rapport que M. Charles Daniélou a fait, à la Chambre des députes, sur le Traité de Trianon, et qui se signale pourtant par un grand esprit d’équité et même de bienveillance envers les Hongrois, il est aisé de voir combien de revendications avouées ou tacites se préparent à Buda-Pest et combien de protestations soulèvent les frontières tracées par les Alliés. Déjà, avant la signature du Traité, la délégation hongroise avait adressé à la Conférence de nombreux mémoires sur les conditions de paix et avait formulé de vives critiques sur l’attribution à d’autres États de territoires où vivaient, disait-elle, des populations magyares. M. Millerand avait répondu, le 6 mai 1920, au nom des Puissances alliées, qu’il leur était impossible de modifier leur point de vue. La volonté des habitants, disait-il, s’est exprimée dans les journées d’octobre et de novembre 1918, lorsque la double monarchie s’est écroulée et que les peuples longtemps opprimés se sont spontanément unis à leurs frères italiens, roumains, yougo-slaves ou tchéco-slovaques. Les événements qui se sont produits depuis lors constituent autant de témoignages nouveaux des sentiments des nationalités groupées naguère sous la couronne de saint Etienne. Sans doute, il n’est pas possible de faire exactement coïncider les frontières ethniques et les frontières politiques. Dans le Banat, en Ruthénie, en Transylvanie, en maintes régions, les populations sont mélangées et il est inévitable qu’un petit nombre d’îlots magyars passent sous la souveraineté d’autres États. Le Traité de Trianon, comme celui de Saint-Germain, a dû s’accommoder de cette fatalité, mais il a pris des mesures de précaution pour la sauvegarde des minorités. Telle était, en substance, la réponse de M. Millerand. La Hongrie a semblé s’incliner devant ces explications des Alliés, mais elle n’a pas renoncé, et ses voisins, qui sont nos amis, ne se fient pas à son apparente résignation.

Qu’un Habsbourg vienne à ceindre, non pas même le diadème impérial, mais simplement la couronne de saint Etienne, il rappellera, malgré lui, le passé. Il ne pourra pas être le Roi paisible d’une Hongrie diminuée ; il représentera le vieil Empire d’Autriche, dont sa maison a été si longtemps la personnification ; il attirera, même involontairement, à lui, tous les éléments du régime disparu ; et pour tous ceux qui redoutent le retour de ce régime, il deviendra, par conséquent, un épouvantail. C’est ce qui s’est immédiatement produit. A peine, le roi Charles est-il arrivé à Szombathely, à peine est-il entré en rapports avec l’amiral Horthy, que l’Italie a trop naturellement conçu des craintes pour l’avenir de Trieste et de l’Istrie, que la Roumanie s’est inquiétée pour la Transylvanie, que les Tchèques et les Serbes se sont émus à leur tour ; et la petite Entente a aussitôt, avec l’appui de l’Italie, envoyé son ultimatum à Budapest. Supposez que nous nous soyons désintéressés de cette manifestation, nous eussions mécontenté tous nos alliés, nous aurions perdu leur confiance, et nous aurions laissé la Hongrie, en travaillant contre eux, travailler contre nous.

Certes, le morcellement de l’Autriche-Hongrie a donné naissance à des États nouveaux dont la configuration n’est point parfaite, dont les moyens d’existence sont précaires et limités et qui auront, sans doute, intérêt à chercher librement entre eux des relations économiques plus étroites et des appuis mutuels. Mais les Hongrois qui se lamentent sur l’instabilité de la nouvelle Europe centrale ressemblent à des gens qui, après avoir accumulé dans leur maison des matériaux explosifs et après l’avoir fait sauter eux-mêmes, s’étonneraient de la voir en miettes. L’Allemagne n’est pas seule responsable de la guerre ; la monarchie dualiste a sa part de culpabilité ; c’est elle qui, avant même l’attentat de Serajevo, avait médité et préparé l’humiliation de la Serbie ; c’est elle qui, après la mort de l’archiduc, a rédigé dans l’ombre un ultimatum dont sir Edward Grey disait qu’il était inacceptable pour toute nation civilisée ; c’est elle qui, malgré toutes les concessions faites par la Serbie, lui a déclaré brusquement la guerre et s’est empressée de bombarder Belgrade. Et pourquoi, dans ce puissant empire des Habsbourg, un si violent désir d’écraser un petit peuple ? Parce que, prétendait-on, la Serbie poursuivait en Bosnie-Herzégovine une propagande dangereuse pour la monarchie. Mais comment la Bosnie-Herzégovine faisait-elle donc partie de l’Empire dualiste ? Parce qu’il l’avait annexée en violation des traités et au mépris de la volonté des populations. Pour inexcusable que soit le crime de Serajevo, il est une conséquence de cette annexion ; il n’aurait pu avoir lieu sans elle ; il a été provoqué par elle ; et la guerre universelle qui a suivi est elle-même la suite indirecte de l’atteinte portée par l’Autriche-Hongrie à la liberté des peuples.

Un jeune écrivain de talent, M. Jean Larmeroux, a publié, à la fin de la guerre, deux volumes très clairs et très concluants sur la politique extérieure de l’Autriche-Hongrie entre 1875 et 1914. Il suit pas à pas la diplomatie autrichienne depuis l’insurrection balkanique de 1875 et depuis le congrès de Berlin, et il montre par quelle longue série de démarches intéressées elle nous a peu à peu conduits à la guerre. « Par sa seule constitution, écrit-il, par son organisation injuste, l’Autriche-Hongrie était un poids sur la poitrine de l’Europe. »

Oui, il fut un temps où l’Europe pouvait se contenter de chercher, comme au congrès de Vienne, une « politique de convenances, » où Metternich considérait l’Italie comme une simple « expression géographique, » où un savant équilibre des forces suppléait à tout, où la maison de Habsbourg maintenait d’autorité sous le sceptre impérial des nationalités opprimées et condamnées au silence. Que dis-je ? Ce système de Metternich s’est continué jusqu’à ces dernières années, puisque le Parlement autrichien, qui s’était dissous au mois de mars 1914, n’a pas même été convoqué après la déclaration de guerre, tant était inflexible la résolution d’étouffer les voix dissidentes. Mais que voulez-vous ? Ce temps est passé, et n y a des courants que l’histoire ne remonte pas.

S’imagine-t-on M. Thiers combattant aujourd’hui « le principe fatal, chimérique, puéril, des nationalités ? » L’entend-on dire à M. Briand, comme autrefois à Emile Ollivier : « Le principe que vous entendez déduire du consentement des populations est arbitraire, très souvent mensonger, et ce n’est, au fond, qu’un principe de perturbation, lorsqu’on veut l’appliquer aux nations ? » En 1866, en 1870, il n’y avait dans ce langage, sous une forme un peu singulière, que l’expression trop justifiée d’une inquiétude patriotique. Mais les événements ont marché et, si M. Thiers avait pu assister au bouleversement dont nous avons été les témoins, je ne vais pas jusqu’à dire qu’il aurait approuvé les Traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon ; non, mais, pour employer un vieux mot de M. Briand, il se serait adapté, il aurait pris son parti, de l’inévitable, et il aurait, à tout le moins, consenti de bonne grâce à reconnaître les nationalités qui se sont battues à nos côtés. En tout cas, nous qui avons entendu les Français d’Alsace et de Lorraine réclamer leur retour à la mère patrie, les Italiens de Trente et de Trieste demander leur rattachement à la famille italienne, les Roumains de Bukovine et de Transylvanie appeler la Roumanie à leur secours, les Croates et les Slovènes protester contre la servitude à laquelle ils étaient soumis, les Tchèques enfin proclamer leur indépendance, nous n’avons plus le droit de parler avec indifférence ou avec scepticisme de la conscience des peuples, et nous ne pouvons pas nous apitoyer sur la disparition d’un Empire, que sa composition disparate a conduit à la guerre et à la catastrophe.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

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