Chronique de la quinzaine - 14 avril 1922

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René Pinon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 949-958).

Chronique 14 avril 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

L’écrivain de grand talent à qui sont dues les dernières chroniques politiques de la Revue, veut bien assurer l’intérim de la Chronique de la Quinzaine pendant la Présidence du Conseil de M. Poincaré. Nous l’en remercions. M. René Pinon est depuis longtemps de la maison. Sa connaissance approfondie de la politique contemporaine et sa belle carrière de diplomate hors cadre le désignaient pour conserver à la chronique de la Revue l’indépendance et la largeur des vues qui sont sa marque et font son autorité.




Tandis que M. le Président de la République, parmi les fantasias indigènes et les fleurs du printemps marocain, constate la puissance d’expansion de la France et affirme les bienfaits d’une méthode dont le principe fondamental est le respect du caractère et des mœurs de chaque peuple et le développement de leur prospérité, voici que, de toutes les capitales de l’Europe, les plénipotentiaires, assistés de leurs techniciens, se hâtent vers Gênes où s’ouvre, le 10 avril, la Conférence qui, depuis trois mois, suscite tant de curiosités, d’appréhensions, d’espérances. Qu’en sortira-t-il ? Il est important, pour la paix des esprits, que ce ne soit pas une déception. S’il existe quelque part un homme de bonne foi qui s’attende à voir l’Assemblée de Gênes résoudre toutes les difficultés et apaiser toutes les souffrances engendrées par cinq ans de guerre, celui-là sera déçu. Ceux qui savent que les désillusions ont pour effet d’élever ce que Jaurès appelait « la température révolutionnaire du prolétariat, » s’appliquent à cultiver de chimériques espoirs de rénovation politique et sociale. Certains organes de la presse libérale anglaise, l’Observer en tête, annoncent les temps nouveaux : M. Lloyd George refera une nouvelle Europe, ou il n’y aura plus d’Europe. Toutes les époques troublées ont connu ces rêves de palingénésie ; les gens d’expérience savent que l’homme reconstruit lentement et réenfante dans la douleur ce qu’une heure de démence lui a suffi à détruire : regardez la Russie.

Le Gouvernement français, que l’on accuse volontiers de faire de l’obstruction et de préparer l’échec de la Conférence, a fait au contraire tout ce qui dépend de lui pour en assurer le succès, pourvu que ce succès soit celui du bien commun et non pas l’avantage d’une seule Puissance. Il fallait d’abord délimiter un programme et définir le caractère de la Conférence : elle est économique et financière, non pas politique ; s’il est difficile en pratique de distinguer les deux domaines, il est encore plus dangereux de les confondre. Le mémorandum de M. Poincaré du 31 janvier, dont les conclusions ont été adoptées à l’entrevue de Boulogne par M. Lloyd George et, postérieurement, par le Gouvernement italien, fait avec précision la discrimination nécessaire. Ces précautions canalisent la Conférence vers son objet propre qui est la restauration de la production et des échanges en Europe ; d’avance se trouvent écartées les propositions qui n’auraient d’autre objet que de remettre en question les résultats de la guerre, les traités qui la terminent, le statut territorial qui en est issu.

Dans son discours du 3 avril, M. Lloyd George confirme, sur tous les points essentiels, les-résolutions de Cannes et de Boulogne. On ne pouvait attendre moins de sa loyauté. Il a le mérite, sur les points essentiels, de couper court aux interprétations malveillantes pour la France. En Europe et en Amérique, la France est souvent représentée comme une gêneuse, dont les exigences paralysent les affaires et empêchent la reprise du commerce. Avec beaucoup de force, le Premier britannique remet les choses au point. « Modifier le Traité de Versailles, ce ne serait pas faire disparaître les réparations... Ce serait enlever le fardeau à une population de 60 millions d’âmes, sur qui pèse la responsabilité des dévastations, pour le transférer à 40 millions de victimes de ces dévastations... Les dégâts existent-ils ? Doivent-ils être réparés ? Et qui doit les payer ? Si l’Allemagne ne paie pas, ce seront la France et la Belgique qui devront payer... » La ruine de la France, qui serait la conséquence du non-paiement des réparations par l’Allemagne, serait plus funeste et produirait plus de chômage en Angleterre que la détresse de la Russie. La dépréciation du mark, qui paralyse tout commerce avec l’Allemagne et qui est une des causes directes du chômage dont souffre l’Angleterre, a été précipitée par les industriels allemands pressés de démontrer l’incapacité de paiement de l’Allemagne et de frustrer la France et la Belgique des réparations auxquelles elles ont droit. Au cri de « A bas la France ! » c’est à l’Angleterre et au travail anglais que l’Allemagne fait la guerre.

A la Chambre française, M. Poincaré, dans ses discours du 1er et du 3 avril, a tenu le langage d’un homme d’État ; il s’est plu à souligner ce qui fait, malgré les crises intérieures qui peuvent la troubler, la continuité de la politique française en face de l’étranger, et à définir les grandes lignes permanentes de nos intérêts nationaux ; avec des mots particulièrement heureux et précis il a caractérisé la position de la France à la Conférence de Gênes. Lorsque les Allemands espéraient évoquer devant l’Assemblée de Gênes la question entière des réparations, et, par engrenage, la révision des Traités, ils saluaient avec enthousiasme l’aurore de la Conférence ; mais, a dit le chancelier Wirth, « depuis l’intervention de la France, l’étoile de Gênes est devenue un feu follet. » Les Allemands et les Bolchévistes n’ont pas renoncé à faire jouer à la France, à Gênes, le rôle d’accusée ; les premiers lui reprocheraient d’être, par les exigences de ses réparations, l’auteur responsable du malaise économique dont souffre l’Europe et ce que nous demandons au nom de la justice, ils l’imputeraient à la haine et à la vengeance ; les seconds prétendraient rendre la France comptable des luttes que les Soviets ont dû soutenir contre les armées russes qui ont tenté, avec l’aide des Alliés, de délivrer leur pays de la tyrannie sanglante des Commissaires du peuple. Après la Conférence de Boulogne, après le discours de M. Lloyd George, après l’entretien qu’il a eu, en passant par Paris le 7, avec M. Poincaré, nous avons le droit de compter qu’à ces tentatives désespérées, les Alliés de la Grande Guerre opposeront une volonté unique et une fidélité inébranlable à la parole donnée.

En dépit des précautions prises et des assurances reçues, M. Poincaré, — il l’a dit à la Chambre, — sait mieux que personne que si l’œuvre entreprise par les Alliés n’est pas sans grandeur, elle n’est pas non plus sans péril. Nous excluons formellement des délibérations de Gênes tout débat sur le principe des réparations, sur le chiffre et les modalités de paiement ; mais il est évident que, à l’arrière-plan de tout débat économique ou financier, apparaît le problème des réparations et que l’un des effets les plus heureux d’une restauration économique et financière de l’Europe serait d’accroître les facultés de paiement de l’Allemagne elles possibilités pour elle de se libérer de sa charge. C’est d’ailleurs pourquoi il est absurde de prétendre que la France cherche à faire échouer une conférence dont le plein succès serait d’abord avantageux à ses intérêts, pourvu qu’elle ne sorte pas du programme qui lui est tracé. La difficulté est de faire respecter cette délimitation, alors que plusieurs délégations n’auront d’autre souci que d’entraîner la Conférence sur le terrain réservé. Il y faudra toute la vigilance de nos éminents plénipotentiaires, particulièrement de MM. Barthou et Colrat que la confiance du Président du Conseil a placés à la tête de la délégation à côté de MM. Barrère, Picard et Seydoux.

La question du désarmement n’est pas moins délicate ; il y a, pour la poser devant la Conférence, une conjuration presque universelle. La presse et l’opinion dans les pays qui sont isolés du continent par la mer et qui ne peuvent craindre aucune invasion, Angleterre, États-Unis, Suède même, préconisent la réduction des armements sur terre. Les Anglo-Saxons ont toujours eu du goût pour ces croisades humanitaires et pacifistes, pourvu qu’elles servent en même temps leurs intérêts. Le récent rappel, par les États-Unis, de nos dettes de guerre et la coïncidence malheureuse qui, à l’échéance de la convention de 1916, renouvelée pour trois ans en 1919, a permis à lord Curzon de nous inviter, à la veille de la Conférence de Gênes, à payer à l’Angleterre les intérêts de nos dettes de guerre dont cette convention nous dispensait provisoirement, ont été interprétés, par une grande partie de la presse européenne, comme le « coup de semonce, » — le mot est de l’Humanité, — qui précède ou accompagne une sommation d’avoir à consentir à une réduction de notre armée active. Naturellement, la propagande allemande encourage et inspire cette campagne : pourquoi l’Allemagne se mettrait-elle en peine de payer, à titre de réparations, de grosses sommes qui, prétend-elle, sont employées à des dépenses militaires. La France est militariste, elle veut recommencer la guerre ; c’est elle qui menace la paix européenne, de complicité avec la Pologne, par ses prétentions à l’hégémonie continentale. M. Lloyd George s’est engagé à Boulogne à ne pas laisser poser la question générale du désarmement ; mais elle se posera nécessairement pour l’armée rouge ; les États baltiques, la Pologne, la Roumanie sont directement menacés, sur leur frontière, par de fortes concentrations de troupes soviétiques. « Si l’on nous pousse à bout, disait, à la fin de décembre au Congrès des Soviets, Trotzki, nous montrerons qu’en 1922, il est plus facile d’élargir les frontières de la République que de les rétrécir. » Les Bolchévistes affectent de craindre par-dessus tout une intervention armée en Russie avec l’appui de la France et de la Pologne ; personne en réalité n’y songe ; mais c’est un prétexte pour maintenir et renforcer l’armée rouge, soutien indispensable du régime soviétique. S’il y a, en Europe, une Puissance militariste, et qui menace ses voisins, depuis l’Inde jusqu’à la Pologne et la Roumanie, c’est certainement la Russie bolchéviste ; c’est elle qui est l’inquiétude de l’Europe. Raison de plus, pour les Russes et les Allemands, pour faire croire que c’est la France et pour lier le désarmement de la Russie à celui de la France et de la Belgique. Il appartiendra à nos représentants de faire ressortir la différence profonde qui sépare les deux problèmes.

L’armée française, comme M. Maginot, ministre de la guerre, et le Président du Conseil lui-même, l’ont fortement montré après le colonel Fabry rapporteur, et le général de Castelnau, président de la Commission de l’armée, doit rester prête à toute éventualité en face d’une Allemagne qui garde une armée active de 250 000 hommes et qui peut mobiliser en peu de jours des millions de réservistes ou de jeunes recrues exercées dans les organisations de police et les sociétés sportives ; elle doit veiller à la tranquillité de nos colonies travaillées par les agents bolchévistes et turcs ; elle est enfin le seul moyen dont nous puissions disposer, s’il devenait nécessaire d’exercer sur l’Allemagne une pression pour obtenir les réparations auxquelles le Traité nous donne droit. L’armée de la France ne menace personne, mais sa force est le fondement solide, et qui doit rester inébranlable, de la sécurité et de la paix. C’est pour cela qu’en Europe et en France même, tous les pêcheurs en eau trouble, tous ceux qui ont intérêt à saper l’ordre politique et l’ordre social en réclament la réduction et en souhaitent la disparition.

Dans ces conditions, on s’explique mal pourquoi, à la Chambre, la presque unanimité qui a approuvé, le 3, les déclarations du Gouvernement, ne s’est pas, le 7, retrouvée derrière lui pour voter le service de dix-huit mois, que, d’accord avec les chefs de l’armée, il demandait au Parlement. La majorité n’a été que de 83 voix. Le Gouvernement n’avait pas soutenu, cependant, qu’il ne fût pas possible d’arriver au service d’un an, lorsque la situation générale de l’Europe, le désarmement matériel et moral de l’Allemagne et l’exécution des traités le permettraient ; de leur côté, MM. Ossola et Molinié, auteurs du contre-projet sur lequel a eu lieu le vote décisif, demandaient le service d’un an, mais admettaient, pendant trois ou quatre ans, une période transitoire durant laquelle les classes appelées feraient dix huit mois de service. Le Gouvernement n’a pas voulu prendre d’engagement à date fixe, estimant qu’une telle échéance pèserait sur la politique extérieure de la France et encouragerait les résistances et les atermoiements de l’Allemagne ; il a été suivi, et c’est l’essentiel ; il a les effectifs qu’il juge indispensables ; il aura maintenant pour tâche de réorganiser les cadres et surtout de créer les spécialistes militaires indispensables à une époque où la guerre est de plus en plus industrielle, mécanique, chimique. « En ce moment, nous devons avant tout porter notre attention sur le développement de l’aviation militaire ,et sur l’augmentation de nos forces en autos blindées. » C’est Trotzki qui parlait ainsi au Congrès des Soviets.

Si, malgré les précautions prises et les engagements souscrits, la discussion s’égarait dans le domaine réservé de la politique, ou si les décisions prises sous sa responsabilité par la Commission des réparations étaient remises en question, « nous reprendrions notre liberté d’action ; » nos représentants quitteraient une Conférence qui aurait perdu de vue son objet et se méprendrait sur sa compétence. M. Poincaré a d’ailleurs donné à la Chambre l’assurance qu’aucune signature n’engagerait la France sans une décision du Gouvernement et la ratification du Parlement. Il y a tout lieu de croire que le cas extrême où nous devrions renoncer à collaborer aux travaux de Gènes ne se produira pas, car tous les États, et particulièrement les promoteurs de la Conférence, ont intérêt à ce qu’elle n’aboutisse pas à un fiasco ; or, ils savent qu’il n’y aura pas de restauration économique et financière de l’Europe sans la France. De tous côtés. Allemands, Russes bolchévistes, libéraux et travaillistes anglais, pacifistes de tous pays, révolutionnaires de toute école, affirment par avance, — peut-être en prévision de son échec, — que le succès de la Conférence dépend de l’attitude de la France. M. Tchitcherine a exprimé à plusieurs reprises cette opinion. D’un échec de la Conférence par le départ de la délégation française, les Allemands espèrent, — lisez les récents discours de M. Wirth et de M. Rathenau, — faire sortir la dislocation de l’alliance anglo-française.

La Grande-Bretagne est convaincue que son salut est attaché à la réouverture de ses anciens marchés. Reprise du commerce, remise en marche de la machine économique européenne, c’est justement l’objet des travaux que les experts ont, grâce aux délais obtenus par M. Poincaré, eu le temps de préparer et dont, réunis à Londres, ils ont fait le programme de la Conférence. L’action de la France n’est donc pas, comme on l’a dit, négative ; elle ne se borne pas à des précautions ; ses techniciens apportent, sur toutes les questions essentielles, des solutions étudiées. Le programme comprend deux parties : pour l’Européen général, amélioration des changes, des transports, emprunts, crédits, etc. ; pour la Russie des Soviets, il s’y ajoute : garanties de sécurité, moyens de paiement, reconnaissance des dettes anciennes, etc. La première condition pour que la Russie puisse se relever, nourrir sa population et, à la longue, rétablir ses finances par l’exportation de ses immenses richesses naturelles, c’est que les étrangers y puissent pénétrer, vivre, travailler, diriger des usines, transporter des marchandises, en toute sécurité pour leurs personnes et leurs biens. Le jour où Français, Anglais, Allemands, Polonais, Tchèques, etc., qui possédaient des immeubles ou des entreprises en Russie seront admis à y rentrer et protégés par le Gouvernement et sa police, un premier pas décisif sera fait dans la restauration de la prospérité russe, car là où bon nombre d’Allemands, d’Anglais, d’Américains se risquent déjà aujourd’hui, les hommes d’énergie qui avaient mis en valeur l’ancienne Russie, s’empresseront de retourner. Ce serait, pour la Russie, la voie du salut ; c’est sur ce point que l’Europe attend du Gouvernement des Soviets non pas des mots, mais des actes et des garanties. Il ne peut être question de reconnaître de jure le Gouvernement des Soviets, tant qu’il n’aura pas, durant un noviciat, — le mot est de M. Lloyd George, — qu’il lui appartiendra d’abréger, prouvé qu’il a la volonté et le pouvoir de faire respecter les lois et les droits que tous les États civilisés s’accordent à reconnaître comme la base des rapports entre nations et entre individus.

La rencontre, à Gênes, des délégués de la Russie des Soviets avec ceux de l’Europe « bourgeoise » est la grande nouveauté de la Conférence. Lénine, « surmené, » ou, dit-on, craignant pour sa vie quelque attentat, est resté à Moscou. Mais M. Tchitcherine, ancien diplomate russe, commissaire du Peuple aux Affaires étrangères, MM. Ioffe et Litvinof, sont d’habiles manœuvriers ; leurs négociations préparent depuis longtemps la rencontre décisive de Gênes ; ils ont même tenté, par diverses voies, ainsi que M. Poincaré l’a révélé à la tribune, de s’aboucher directement avec le Gouvernement français. A Berlin, la délégation a été fêtée ; le docteur Rathenau, ministre des Affaires étrangères du Reich, lui a offert un déjeuner ; M. Tchitcherine n’a pas caché à un rédacteur du Tageblatt que la reconstruction économique de la Russie « ne peut être réalisée que par une collaboration active de l’Europe centrale » et en toute première ligne, de l’Allemagne. A Berlin, les délégués des Soviets avaient cause gagnée d’avance ; la manœuvre, à Gênes, est plus délicate. A peine arrivé, M. Tchitcherine prend l’offensive et, dans une conversation avec le représentant du Daily Herald, journal communiste anglais, il pose ses conditions : respect de la souveraineté russe ; maintien du système économique de la Russie sous l’autorité des Soviets ; maintien de toutes les réformes sociales dues à la révolution russe. On ne voit pas très bien comment ces conditions, si elles devaient être prises à la lettre, seraient conciliables avec la renaissance d’une activité économique du type capitaliste. Il faut, continue M. Tchitcherine, abolir le militarisme, et pour cela d’abord « faire disparaître le danger d’une intervention en Russie. » Le Gouvernement des Soviets veut « mettre un terme au fléau des armements. » Il réclamera aux Alliés des indemnités pour les dommages causés par l’expédition d’Arkhangel, celles de Koltchak, Youdenitch, Denikine, Wrangel ; plutôt que d’y renoncer, « les paysans et les ouvriers de la Russie endureraient un nouveau blocus et de nouveaux sacrifices. » Attendons-nous sur ce point à quelques révélations à grand tapage au moyen de documents saisis dans la déroute des armées blanches. Les Alliés ne se laisseront pas intimider par de telles rodomontades qui cachent la terrible nécessité où se trouve la Russie ruinée et affamée d’ouvrir son marché et d’obtenir des crédits. Ce n’est pas l’Europe occidentale qui a besoin de la Russie, c’est la Russie qui a besoin d’elle parce qu’elle se meurt. Sur la restauration économique et financière prochaine de leur malheureux pays, les chefs bolchévistes paraissent se faire peu d’illusions ; il n’est pas aisé de faire du commerce avec un État où la circulation fiduciaire atteint 40 trillions de roubles-papier et où la monnaie n’a plus de valeur ! Leur objectif réel n’est pas là. Il reste celui que Trotzki a défini dans son dilemme historique : il faut que l’Europe bourgeoise périsse ou que nous périssions.

La Petite Entente, où dominent les Slaves, s’est préparée, par plusieurs conférences, à jouer à Gênes un rôle de premier plan ; elle souhaite une Russie prospère, mais pacifique. Les États baltiques et la Pologne sont prêts, eux aussi, selon les circonstances, soit à aider la restauration d’un ordre économique en Russie, soit à résister à son impérialisme. Toute une politique nouvelle se développe sur les rives de la Baltique, qui rappelle, par certains traits, ce qui s’y passait avant Pierre le Grand, et dont il est important pour la France de suivre le développement. Plusieurs conférences, en janvier 1920 à Helsingfors, en juillet 1920 à Riga, de nouveau à Helsingfors en juillet 1921, ont préparé celle qui vient de se réunir à Varsovie et constaté une communauté d’intérêts entre les États baltiques. Le 17 mars, à Varsovie, une convention a été signée par les ministres des Affaires étrangères de Pologne, de Finlande, d’Esthonie et de Lettonie. Les quatre États confirment la reconnaissance réciproque des traités de paix qui, pour chacun d’eux, ont marqué la fin de l’état de guerre avec la Russie ; ils s’engagent à conclure entre eux, le plus tôt possible, des conventions commerciales, consulaires, d’option, d’extradition, etc. ; ils se garantissent mutuellement les droits de leurs minorités nationales sur leurs territoires respectifs. Cette convention sanctionne un désir commun de solidarité et de collaboration auquel la crainte d’un péril d’invasion de la part des Bolchévistes n’a pas été étrangère. Les signataires n’ont pas voulu aller jusqu’à l’alliance militaire, afin de ne pas donner même l’ombre d’un motif au Gouvernement de Moscou de se dire menacé et d’y trouver un prétexte pour une invasion. Ils ont le plus sincère désir de vivre en bonne intelligence et en relations commerciales avec la Russie ; mais si l’un d’eux était attaqué, les autres « se concerteraient immédiatement sur les mesures à prendre. » La convention de Varsovie est un succès pour la politique de la Pologne qui, par son attitude conciliante, a su inspirer confiance à ses voisins. Sans être membre de la Petite Entente, elle concerte avec elle sa ligne de conduite ; elle a des conventions avec la Tchécoslovaquie et la Roumanie. Ainsi la Pologne tend une main vers les États baltiques, l’autre vers Prague : à Varsovie se fait la conjonction du système baltique et du système danubien. Ce sont ces heureux résultats que M. Skirmunt, ministre des Affaires étrangères, est venu communiquer à M. Poincaré et à M. Lloyd George, avant d’aller à Gênes où la Petite Entente, la Pologne et l’Entente baltique soutiendront de leur influence et de leurs votes la politique de la France, alliée de la Belgique, amie de l’Angleterre et de l’Italie.

L’un des États baltiques, la Lituanie, est absent de la nouvelle combinaison, et on ne peut que le regretter, pour lui-même d’abord. Vilno a été jusqu’ici la pomme de discorde qui a empêché un rapprochement entre la Pologne et la Lituanie. Les Polonais considèrent que les récentes élections à la diète de Vilno règlent définitivement la question, ce que n’admettent pas les Lituaniens. Les Polonais qui viennent de dissoudre, un peu imprudemment, la diète, seraient bien avisés en accordant, à la région mixte de Vilno, un régime d’autonomie administrative ; la Lituanie, de son côté, ne peut pas méconnaître les inconvénients de son isolement politique et économique, et la nécessité pour elle d’inaugurer avec la Pologne des relations diplomatiques et consulaires ; plus tard viendrait peut-être un rapprochement politique plus étroit. La France, alliée de la Pologne, mais qui a toujours suivi avec intérêt le développement du nouvel État lituanien, est particulièrement qualifiée pour un rôle de conciliation et d’arbitrage entre les deux États. Le président du Conseil lituanien, M. Galvanowski, qui a été reçu le 7 par M. Poincaré, paraît se rendre compte qu’entre la Pologne et la Lituanie, un rapprochement est souhaitable et que la France pourrait en être l’instrument. Un protocole annexé à la Convention de Varsovie réserve à la Lituanie sa place dans le concert baltique le jour où, reconnue de jure, elle se déciderait à la réclamer.

La Conférence de Varsovie a ému le Gouvernement des Soviets ; il y a vu un succès de la politique française et il s’est empressé d’inviter les États baltiques à une conférence à Riga ; en même temps, M. Tchitchérine, usant d’intimidation, concentrait des troupes sur les frontières. Il y eut quelque alarme parmi les États baltiques coincés entre la Russie et la mer ; mais il est avantageux à la Russie que les ports de Riga, de Liban, de Revel soient administrés par la Lettonie ou l’Esthonie plutôt que par des communistes qui ne tarderaient guère à les rendre impraticables. A la réunion de Riga (30 mars), des vues ont été échangées sur la Conférence de Gênes ; M. Tchitchérine, sur un ton impérieux, faisant appel à la solidarité des États baltiques, les a mis en demeure de choisir. « C’est aujourd’hui ici, et demain à Gênes, que la Russie comptera ses amis et ses ennemis. » Les délégués des États baltiques se sont laissés entraîner à émettre un vœu en faveur de la reconnaissance de jure du Gouvernement des Soviets qui, en échange, leur a promis de respecter et d’exécuter les traités de paix.

Voilà dans quelles conditions et sous quels auspices les États européens entrent, sans les États-Unis, à la Conférence de Gênes.


RENE PINON.


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