Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1908

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Chronique n° 1840
14 décembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Si nous avons un peu négligé, depuis quelque temps, notre politique intérieure, c’est que les incidens qui s’y sont produits ont eu beaucoup moins d’intérêt et de portée que ceux qui se sont imposés au dehors à l’attention du monde entier : et il en est encore de même aujourd’hui. Un fait cependant a provoqué dans le pays une vive et légitime émotion : nous voulons parler de la décision ministérielle qui a relevé l’amiral Germinet de son commandement de l’escadre de la Méditerranée. L’amiral Germinet passe pour un de nos meilleurs marins ; il avait eu, jusqu’ici, la confiance du gouvernement ; il a toujours eu celle des officiers et des troupes qui ont servi sous ses ordres ; aussi la surprise a-t-elle été très grande lorsqu’on a appris la disgrâce qui venait de le frapper. Qu’avait-il donc fait de si coupable ? Il s’était prêté à une interview avec un journaliste, auquel il n’avait pas caché une vérité connue de tout le monde, car elle a été portée à la tribune de la Chambre, à savoir que l’état de nos approvisionnemens est insuffisant. Il l’est même dans des proportions inquiétantes, et. quoique cette situation ait été dénoncée à diverses reprises, on n’a encore rien fait pour y remédier.

En parlant comme il l’a fait, ou plutôt à qui il l’a fait, l’amiral Germinet a sans doute manqué à la discipline, et nul n’aurait protesté s’il avait été l’objet d’une peine disciplinaire proportionnée à la faute qu’il avait commise. Mais il y a eu dans l’opinion une véritable révolte lorsqu’on a su qu’il avait été privé de son commandement. Nos jacobins ont la main lourde : quand ils frappent, même justement, ils frappent trop fort et rendent leur victime intéressante. Au surplus, il ne s’agit pas seulement ici de l’amiral Germinet : l’instabilité, la mobilité dans des fonctions où on ne peut faire quelque bien qu’à la condition d’y durer, est un nouveau mal ajouté à ceux dont souffre déjà notre marine. À côté des intérêts de la discipline, il y en a d’autres qui méritent d’entrer aussi en ligne de compte, et le gouvernement a eu pour le moins le tort de ne voir qu’un côté de la question. Il n’en a pas moins obtenu… faut-il dire l’approbation de la Chambre ? Non, il a obtenu seulement un vote où il a eu la majorité, et même une majorité considérable, puisqu’elle s’est finalement élevée à 355 voix contre 142 ; mais il ne faudrait rien connaître aux déformations que subit, en de certains momens, la conscience parlementaire pour croire que la Chambre a sincèrement approuvé le gouvernement. La vérité est qu’elle n’a pas voulu le renverser à la veille des élections sénatoriales. Dans les conversations de couloir, le blâme était unanime ; il s’exprimait en toute liberté. Mais la simple vue de l’urne du scrutin change, pour un député, la perspective des choses, et si, par le plus grand des malheurs, la discipline venait à se perdre dans la marine, on la retrouverait longtemps intacte dans une majorité ministérielle d’aujourd’hui. Ce serait là son dernier refuge. M. Clemenceau, en posant la question de confiance, n’avait aucun doute sur le résultat qu’il obtiendrait, car il connaît son monde. La Chambre n’était plus libre d’exprimer sa pensée vraie sur le cas de l’amiral Germinet : on l’obligeait à se prononcer pour ou contre le ministère. Grâce à cette manœuvre, qui est d’ailleurs classique dans la tactique parlementaire, la difficulté a été sauvée.

Reste à savoir si la faute de l’amiral Germinet est aussi grave que le gouvernement l’a cru. Ce n’est pas nous qui approuverons nos officiers de terre ou de mer de faire, sur l’état de notre armée ou de notre flotte, des confidences à des journalistes. L’amiral Germinet est, paraît-il, coutumier du fait. M. le président du Conseil a dit à la Chambre qu’il avait été déjà frappé, à deux reprises différentes, pour des intempérances de parole analogues, à des peines qui d’abord très faibles, avaient dû s’accroître à chaque récidive jusqu’à atteindre le maximum : c’est là le point faible de l’amiral. Nos officiers doivent tout dire à leurs chefs hiérarchiques, et rien au public par l’intermédiaire des journaux. Mais si leurs chefs ne les écoutent pas et ne tiennent aucun compte de leurs rapports, quelque précis, pressans et multipliés qu’ils soient, on s’explique et on peut même excuser en quelque mesure que, dans l’inquiétude patriotique qu’ils éprouvent et dans la préoccupation de leur responsabilité en cas de guerre, la vérité qui les étouffe échappe à quelques officiers. Allons plus loin : si la vérité ainsi publiée, et dès lors entendue de tout le monde, l’est enfin de ceux qui y fermaient obstinément l’oreille ; si les dispositions nécessaires, qu’on ajournait de mois en mois et d’année en année, sont prises sur-le-champ ; si des ordres sont donnés et exécutés à la hâte en vue de pourvoir à l’insullisance dénoncée de nos arméniens ; si les munitions qui manquaient dans nos arsenaux commencent à y affluer, l’esprit devient perplexe et on est violemment tenté de s’écrier : felix culpa ! heureuse faute qui a fait sortir un grand bien d’un petit mal, et dont il faut se féliciter après en avoir blâmé, ou même puni l’auteur. Or, tout cela est arrivé, aussitôt que l’amiral Germinet a eu fait ses révélations à la presse. Est-ce sa faute, après tout, si la corruption de nos mœurs politiques a fait de la presse un pouvoir tout-puissant au milieu de la dégénérescence et de l’affaiblissement de tous les autres ? Voyant que les avertissemens qu’il prodiguait à ses chefs ne produisaient sur eux aucun effet, il a cherché un organe plus retentissant que le sien : ou plutôt il n’a pas eu à le chercher, car on n’a pas besoin de courir après les journalistes, ils courent après vous et on a beaucoup de peine à leur échapper. Ils sont partout, ils font tout, leur activité est sans limites, et on ne peut pas, dans plus d’un cas, leur refuser le mérite d’avoir apporté quelque remède aux défaillances de nos administrations judiciaire, militaire ou maritime. Quoi qu’il en soit, les faits sont là. Aussitôt que l’amiral a eu parlé, et qu’il l’a eu fait dans un journal, sa voix a résonné comme un clairon, et on a fait ce qu’il demandait. Il pourrait dire comme Thémistocle : « Frappe, mais écoute, » s’il aimait à faire des mots historiques.

Autre question : le silence imposé à nos officiers sur les affaires de leur métier est-il vraiment indispensable au maintien de la discipline ? Avec nos habitudes d’esprit nous sommes portés à le croire, mais on n’en juge pas toujours ainsi dans d’autres pays que le nôtre, et dans de grands pays militaires comme l’Angleterre ou l’Allemagne. Un officier peut y discuter publiquement les questions de son métier. Est un bien ? Est-ce un mal ? Nous n’oserions le dire. Il est sûr, en tout cas, que s’il y a un pays où un peu de tolérance se justifierait en pareille matière, c’est la France. Aucun officier en activité de service ne peut, en effet, faire partie de nos assemblées délibérantes, ce qui augmente dans des proportions parfois effrayantes l’incompétence de ces assemblées. Cette incompétence les conduit à la docilité. La moindre expérience de la vie parlementaire permet de constater bien souvent l’influence déterminante qu’un ministre exerce le plus souvent sur elles, et on ne peut s’empêcher de frémir quand on songe aux motifs d’ordres divers qui ont porté ce ministre lui-même au pouvoir. Il dit blanc, la Chambre vote blanc ; son successeur dit noir, la Chambre vote noir ; un des deux se trompe, mais lequel ? la Chambre n’en sait rien et se sent incapable de le découvrir. Un jour arrive enfin où un incident imprévu fait tomber un jet de lumière sur un point particulièrement faible. Alors on s’émeut, on se remue, on s’agite, on procède fiévreusement à quelques mesures qui sentent l’improvisation. Et tout cela constitue un détestable régime dont notre marine A’est malheureusement pas la seule à souffrir.

Le cas de l’amiral Germinet devait être porté à la tribune. Plusieurs interpellations ont été déposées : elles se sont terminées, on le sait déjà, par le vote d’un ordre du jour de confiance dans le gouvernement. La discussion avait cependant été bien conduite, d’abord par l’amiral Bienaimé qui, parlant en brave homme et en marin, avait ému la Chambre sur linfortune imméritée d’un camarade ; puis par M. Violette, socialiste indépendant, qui a très bien posé la question en disant que l’amiral Germinet avait sans doute encouru une peine disciplinaire, mais que celle qui l’a frappé était excessive ; enfin par M. Georges Leygues qui a répliqué en bons termes à M. le président du Conseil. Celui-ci a montré quelque embarras pour défendre l’acte qu’il venait d’accomplir. Il a débuté par un véritable hors-d’œuvre où il a dit qu’après nos désastres, il avait cru, lui, tout jeune à cette époque, que la France ferait un grand effort pour les réparer, et qu’il devait constater après trente-huit ans que cet effort n’avait pas été fait : exorde pénible pour ceux qui l’entendaient, inexact sur bien des points, propre à soulever des questions qu’il était imprudent de traiter, et par-dessus tout inutile, car il n’avait aucun rapport avec la question. M. Clemenceau s’en est rendu compte, et n’a pas insisté : il a parlé alors de la discipline et de la nécessité de la maintenir à tout prix. Ceux qui ont charge de l’imposer à leurs subordonnés, doivent, a-t-il dit, la respecter les premiers, sans quoi d’où pourrait venir leur autorité ? C’était, pour M. Clemenceau, s’aventurer sur un terrain dangereux : il a pu s’en apercevoir à quelques-unes des interruptions qui lui ont été faites, et dont l’une a visé le colonel Picquart d’autrefois, devenu aujourd’hui ministre de la Guerre, et une autre M. Clemenceau lui-même que son passé ne désignait pas pour remplir impitoyablement ce rôle de justicier. — Le colonel Picquart n’a jamais manqué à la discipline, a déclaré M. Clemenceau. — Cette assertion étonne, nous ne voulons pas la discuter ici, chacun peut faire appel à ses souvenirs. Nous nous contenterons de dire qu’un honnête homme, dans l’angoisse de sa conscience, peut être amené à mettre, accidentellement et provisoirement, un autre devoir au-dessus du devoir militaire, et que M. Clemenceau a été de cet avis. Il y a des intérêts sacrés qui priment tous les autres : si le colonel Picquart a pu croire qu’un de ces intérêts s’était imposé à lui il y a quelques années, l’amiral Germinet a pu croire à son tour qu’un autre, non moins impérieux, s’imposait à lui en ce moment. Lorsque M. Clemenceau a été pris directement à partie, il l’a été par M. Delcassé, dont l’interruption promettait un discours. Ce discours, qui sans doute aurait été piquant, n’est pas venu. Faut-il le regretter ? Rien n’aurait pu changer la détermination de la Chambre. Dès lors, le débat, en se prolongeant, aurait pu devenir de plus en plus personnel et violent, sans perdre son caractère un peu vain. La Chambre regrettait et désapprouvait la révocation de l’amiral Germinet ; mais sa grande majorité ne voulait pas renverser en ce moment le ministère : tout le secret est là.


Nous avons rendu compte, il y a quinze jours, des nouvelles manifestations qui s’étaient produites en Allemagne, à la suite des mouvemens d’opinion provoqués par l’interview de l’Empereur. Ces mouvemens, s’ils se prolongeaient, devaient, disions-nous, faire faire un pas à l’Allemagne dans la voie du parlementarisme, mais un pas encore timide et incertain, qui aurait besoin d’être suivi de beaucoup d’autres avant de conduire au terme d’une première étape. Ces prévisions se sont réalisées : rien n’a été fait jusqu’ici pour développer le contrôle du Reichstag sur la politique du gouvernement impérial. L’effervescence des premiers jours n’a pas tardé à s’apaiser, et il est même probable qu’un grand nombre de députés ont été à la fois étonnés et effrayés de l’audace qu’ils avaient eue d’attaquer l’Empereur en personne, et de dire qu’il fallait, toute affaire cessante, mettre une limite à ses pouvoirs. L’Empereur a fort bien compris la situation ; il s’est empressé de faire le nécessaire ; il adonné des promesses vagues ; il a approuvé le langage de M. de Bülow devant le Reichstag ; il a maintenu le chancelier à son poste et a déclaré qu’il lui conservait sa confiance. On sait comment le chancelier lui-même a interprété dans la Gazette de Cologne la note publiée par le Moniteur de l’Empire. La porte restait ouverte à une revision de la Constitution, mais à titre hypothétique et dans un avenir indéterminé : pour le moment, l’Empereur promettait de mettre un frein à l’exubérance de son tempérament et à ne prendre aucune initiative en dehors de ses ministres. Cette promesse n’engage pas à grand’chose : cependant, on aurait tort de croire que ce qui vient de se passer ne produira pas des effets d’une certaine importance. Une leçon très rude a été donnée à l’Empereur, et il est trop intelligent pour ne pas en tenir compte ; il se surveillera désormais davantage ; il s’abstiendra de lancer un peu au hasard et dans toutes les directions des fusées qui, après avoir brillé d’un éclat rutilant, vont tomber où elles peuvent. On obtiendra cela de lui, au moins pendant quelque temps, peut-être même d’une manière durable, car l’âge qui vient s’ajoutera à l’expérience acquise pour peser sur lui et modifier peu à peu ses allures. Certainement, l’Allemagne y gagnera en sécurité. Quant à savoir si le Parlement y gagnera en autorité effective, c’est une autre affaire : les circonstances en décideront. Les parlemens bénéficient des fautes des gouvernemens ; mais ils ont besoin pour cela de fermeté et d’habileté.

Jusqu’ici, l’habileté du Reichstag a été inférieure à celle du gouvernement. Les partis qui voulaient une réforme constitutionnelle, au lieu de se mettre d’accord pour en proposer une seule, après s’être fait les uns aux autres les concessions nécessaires, ont soutenu chacun la sienne, depuis les socialistes qui poussaient naturellement au parlementarisme pur et simple, jusqu’aux radicaux, aux nationaux libéraux, enfin au contre, qui se seraient contentés de mesures de plus en plus atténuées. Le gouvernement n’avait qu’à s’abstenir lui-même pour que les partis, s’affaiblissant les uns par les autres, aboutissent à l’impuissance, et c’est ce qu’il a fait. Il y était aidé par la Constitution elle-même qui partage inégalement le pouvoir parlementaire entre deux assemblées, le Reichstag et le Bundesrat. Le Bundesrat en détient la plus grande part, et il était naturel qu’il ne vît pas d’un œil très favorable les entreprises envahissantes du Reichstag. Tout le monde sait que le Bundesrat, ou Conseil fédéral, représente les divers États de l’Empire, dans des conditions et des proportions adroitement combinées autrefois par Bismarck pour permettre à la Prusse de faire toujours pencher la balance de son sens. À côté du Conseil fédéral, le Reichstag, ou Parlement impérial, représente les citoyens de l’Empire : il est élu par eux au suffrage universel. Ses pouvoirs, que nous croyons malgré tout destinés à grandir, sont étroitement limités par la Constitution : ils le sont aussi par le caractère des députés, habituellement pleins de déférence pour le gouvernement. On vient de voir que ce sentiment peut disparaître dans une explosion subite, et c’est une expérience qui laissera sans doute des souvenirs ; mais le lendemain, pour peu que le gouvernement ail la sagesse de donner quelques satisfactions apparentes, les choses rentrent dans le calme, nous allions dire dans l’ordre, et continuent de marcher comme auparavant. On a voulu, en somme, mettre un bâillon sur la bouche de l’Empereur : cela fait, on a jugé la satisfaction suffisante, au moins pronsoirement.

Toutefois, une discussion a eu lieu. Le chancelier n’y a pas assisté, ce qui aurait été difficilement accepté ailleurs qu’en Allemagne, puisque c’était lui qui était en cause, et qu’il s’agissait d’organiser sa responsabilité devant le Parlement. Il aurait eu, semble-t-il, quelque chose à dire, et certainement il l’aurait dit s’il avait pris la discussion tout à fait au sérieux ; mais il a dû être rassuré quand il a vu que les propositions des divers partis s’opposaient les unes aux autres et que, dès lors, aucune n’avait chance de s’imposer avant longtemps. M. de Bülow n’a donc pas paru, mais il a envoyé à sa place M. de Bethmann-Hollweg, secrétaire d’État à l’office impérial de l’Intérieur, et l’a chargé de faire connaître la manière de voir du Conseil fédéral. M. de Bethmann-Holweg ne l’a probablement pas fait connaître tout entière ; il a même été très discret ; mais il a été en même temps, envers le Reichstag d’une courtoisie prévenante et pleine d’encouragemens, qui devait désarmer les hostilités, s’il en existait encore. Il a dit que la revision de la Constitution était une chose importante, grave, qui ne saurait être l’objet de trop de réflexions, et que le Conseil fédéral, avant d’en délibérer lui-même, désirait savoir ce que le Reichstag en pensait, comment il la concevait, enfin quelles solutions il proposait. C’est pour cela que M. de Bethmann-Holweg était venu assister aux délibérations du Reichstag, dont il rendrait compte au Bundesrat avec une absolue fidélité.

Le Reichstag s’est aperçu sans doute qu’il n’était pas en mesure de délibérer très utilement, et même que sa déUbération risquait de se convertir en une véritable cacophonie. En conséquence, il a pris le parti que prennent toujours les assemblées dans l’embarras : il a décidé de nommer une Commission à laquelle seraient renvoyées toutes les propositions de revision constitutionnelle, et qui aurait pour tâche de les mettre d’accord. C’est ce qu’on appelle irrévérencieusement, mais quelquefois justement, un enterrement de première classe : on y met en effet toutes les formes. Il ne sortira sans doute pas grand’chose de la procédure adoptée par le Reichstag, ou, s’il en sort quelque chose, ce sera dans un temps assez long pour que les incidens d’hier aient été déjà un peu oubliés : à moins que quelque faute nouvelle du gouvernement ne réveille les impatiences éteintes et ne donne à la fois de l’opportunité aux réformes et de la hardiesse à la Commission. L’existence de celle-ci peut être, en somme, regardée comme une sorte de Mémento, homo ! adressé à qui de droit. Mais la Commission, elle aussi, doit être modeste et prudente : à se faire illusion sur l’importance de ses pouvoirs, elle les verrait se résoudre eu poussière entre ses mains.

Lorsque M. de Bülow, ces jours derniers, a reparu devant le Reichstag, il avait retrouvé l’humeur facile, heureuse, spirituelle, enjouée qu’on lui connaît, et il a prononcé sur la politique étrangère, si obscure en ce moment et si embrouillée, un discours vraiment optimiste. Il a eu un mot aimable pour tout le monde, gouvernemens et nations, même pour nous, quoique le paragraphe qui nous est consacré contienne un avertissement sur lequel l’habile et souple orateur a glissé d’ailleurs sans appuyer. Nous en parlerons tout de suite afin de n’avoir plus à nous en occuper, car l’intérêt principal du discours n’est pas là. « Pour ce qui est de nos relations avec la Fiance, je reconnais, a dit M. de Bülow, que le problème marocain recèle encore maintes difficultés ; mais j’espère que, grâce à la bonne volonté qui existe de toutes parts, il sera possible d’arriver à une entente dans les questions qui peuvent surgir de nouveau. » Et M. de Bülow a rappelé à ce propos le règlement amiable de l’incident qui s’est formé autour des déserteurs de Casablanca. Il a expliqué pourquoi le gouvernement impérial, après avoir pris connaissance des rapports officiels que nous lui avions communiqués, a reconnu qu’il y avait contradiction sur la matérialité des faits entre nos agens et les siens, et que dès lors, jusqu’au moment où on saurait définitivement à quoi s’en tenir, il n’y avait pas lieu à l’expression de regrets préalables. Nous voilà d’accord. Il importe peu que le gouvernement allemand soit arrivé à la même conclusion que nous par une voie différente : il y est arrivé, cela suffit. On a fait preuve, de part et d’autre, d’une égale bonne volonté, et si on y persévère, les difficultés futures, que M. de Bülow prévoit en termes si nets, se résoudront de la même manière. Pour le reste, c’est-à-dire pour la politique orientale, M. de Bülow s’est réjoui qu’il n’y ait pas opposition d’intérêts entre la France et l’Allemagne, et même que la politique des deux pays se soit trouvée avoir dès points de contact. « Dans l’examen des situations, a-t-il dit, comme à propos de plusieurs démarches diplomatiques, les deux gouvernemens ont montré qu’ils savaient apprécier cette circonstance favorable. » Cela est vrai et, à notre tour, nous ne saurions trop nous en féliciter

Nous avons cependant une réserve à faire, et, en la faisant, nous nous conformons à l’exemple que nous donne l’Allemagne elle-même. M. de Bülow dit, dans son discours, qu’avant tout l’Allemagne devait rester fidèle à son alliée qui est l’Autriche : nous devons de même rester fidèles à notre alliée, qui est la Russie, et à nos amies, qui sont l’Angleterre et la Porte. N’ayant pas nous-mêmes d’intérêts directs dans les affaires des Balkans, il est naturel que nous favorisions les leurs et que nous nous efforcions de les faire prévaloir, sans négliger cependant de donner partout des conseils de modération et de conciliation. M. de Bülow, qui est passe maître dans l’art des sous-entendus, laisse comprendre que l’initiative de l’Autriche a peut-être causé à l’Allemagne quelque gêne ; mais ce n’est pas une raison pour manquer au premier principe de la politique qui est de rester fidèle aux alliances. « Nous avons été informés, a-t-il dit, par le gouvernement austro-hongrois, en même temps que l’Italie et la Russie, de son intention de transformer l’occupation de l’Herzégovine et de la Bosnie en annexion. Quant au moment et à la forme de cette annexion, nous ne savions rien de plus précis. Je ne songe pas à en faire un reproche au Cabinet de Vienne : je vous avouerai même que je lui en ai été reconnaissant. » Il est difficile d’exprimer avec plus de finesse qu’une confiance plus grande, plus empressée, de la part de l’Autriche, aurait pu mettre l’Allemagne dans l’embarras. M. de Bülow aimait mieux ne pas savoir par avance certaines choses : il se regarde toutefois comme obligé de s’en accommoder après coup. On pourrait croire, au premier abord, que cette obligation politique de marcher toujours d’accord avec l’Autriche est de nature à causer à l’Allemagne quelques difficultés avec d’autres puissances. Avec la Russie, par exemple : mais non, M. de Bülow affirme que l’Allemagne est très bien avec la Russie, et que lui-même s’entend parfaitement avec M. Isvolski. « Nous partageons, dit-il, M. Isvolski et moi, la même conviction que la politique allemande n’aura pas de pointe contre la Russie, et réciproquement : bien au contraire, que l’amitié traditionnelle entre les deux puissances doit être maintenue. » Donc, pas de difficulté avec la Russie. M. de Bülow regarde alors du côté de l’Angleterre. « Si l’Angleterre, dit-il, a adopté dans ces derniers temps une politique amicale à l’égard de la Turquie, nous avons heu tout les premiers de nous en réjouir, car nous souhaitons une Turquie forte. L’Angleterre souhaitant la même chose, les relations entre l’Empire britannique et l’Allemagne ne peuvent qu’en être améliorées. Les deux pays ne se font pas concurrence à Constantinople. » Donc, pas de difficulté avec l’Angleterre. Et l’Italie ? C’est peut-être à elle que M. de Bülow a consacré le principal passage de son discours, car l’Italie est son alliée comme l’Autriche, et ce sont deux alliées entre lesquelles il est de plus en plus difficile de maintenir une bonne entente. Il n’est pas nen plus très facile de la maintenir entre l’Autriche et la Porte. Mais M. de Bülow, qui est ami de tout le monde, ne désespère de rien, pas même de réconcilier l’Autriche avec la Porte et l’Italie avec l’Autriche. Ce sont là cependant des problèmes très ardus. Les marchandises austro-hongroises sont boycottées en Turquie, et l’Autriche-Hongrie menace de rompre les négociations avec la Porte et de rappeler son ambassadeur à Constantinople. Grave affaire, qui est cependant peu de chose à côté du conflit latent dont les explosions soudaines et violentes troublent trop souvent les relations de l’Autriche et de l’Italie. On vient d’avoir une manifestation de plus de ce phénomène intermittent.

L’article de M. René Pinon, que nous publions plus haut, nous dispense de remonter aux causes de la crise et d’en montrer les principales conséquences. M. Pinon l’a fort bien fait. Mais les incidens qui se sont produits au parlement italien appartiennent à notre chronique. On attendait avec impatience le discours où M. Tittoni exposerait et justifierait sa politique. À l’ouverture de la crise, c’est-à-dire au moment où l’Autriche a proclamé l’annexion des deux provinces turques, au milieu de l’émotion générale, qui a été particulièrement vive en Italie, M. Tittoni a prononcé un discours plein de promesses. Il y affirmait hardiment que l’Italie ne s’était pas laissé surprendre par l’événement, qu’elle avait pris ses précautions, qu’elle avait obtenu des garanties, et qu’on le verrait bientôt. Alors, on a regardé de tous ses yeux, mais on n’a rien vu du tout. Il en est résulté peu à peu, en Italie, une effervescence de l’opinion qui s’est manifestée sous des formes assurément regrettables, puisque l’ambassade d’Autriche a été menacée à Rome, et que ses consulats l’ont été dans d’autres villes : il a fallu les protéger. Mais d’autres violences ont eu lieu sans qu’on ait pu les empêcher. L’irritation n’a plus eu de bornes lorsqu’on a appris que des étudians d’origine italienne avaient été l’objet de brutalités à Vienne : il y a eu alors, dans toute la péninsule, une vraie fureur d’irrédentisme, et on a pu voir quels étaient les vrais sentimens de l’Italie pour l’Autriche. Ce n’étaient là, toutefois, que des manifestations irresponsables : le gouvernement les désapprouvait et faisait les efforts les plus sincères, les plus courageux même, pour y mettre fin. Un peu de calme est revenu en effet, et on s’est tourné alors du côté du parlement pour y assister aux interpellations annoncées. Elles ont été accompagnées de divers incidens qui pâlissent tous et s’effacent devant la manifestation qu’a provoquée le discours de M. Fortis. M. Fortis, ancien président du Conseil, n’a pas hésité à prendre à partie l’Autriche, l’alliée de l’Italie, et c’est précisément à ce titre qu’il lui a adressé les objurgations les plus véhémentes, car, a-t-il dit, les choses ne peuvent plus durer ainsi. Lorsque l’Italie est menacée, de quel côté l’est-elle ? Du côté de l’Autriche ! C’est de là que viennent toutes les atteintes portées à ses intérêts vitaux. — Eh bien ! s’est écrié l’orateur, il faut que cela cesse, sinon, chacun devra reprendre sa liberté : quoi qu’il arrive, je demande que le gouvernement arrête dès maintenant les dispositions nécessaires pour mettre l’Italie en mesure de se faire respecter. — On ne saurait croire quel enthousiasme a soulevé ce passage du discours de M. Fortis. Jamais orateur, même en Italie, n’a été l’objet d’une ovation pareille. C’était du délire ! M. Tittoni seul y a échappé : il est resté sur son banc, immobile et muet. Mais M. Giolitti, président du Conseil, s’est jeté sur M. Fortis pour lui serrer les mains avec effusion, et le ministre de la Marine l’a serré dans ses bras pour l’embrasser. Cependant, après avoir adressé à l’Autriche ces paroles pour le moins inquiétantes, à quoi M. Fortis a-t-il conclu ? À dissoudre la Triplice ? Non, à la respecter ; et c’est ce que M. Tittoni et M. Giolitti lui-même ont répété le lendemain qu’il fallait faire. M. Tittoni a confessé qu’n avait été le jouet de quelques illusions, tout en exprimant l’espoir que ses espérances se réaliseraient plus tard, si on savait être patient. En attendant, l’alliance avec l’Autriche doit être maintenue. Elle le sera donc, mais quelle singulière alliance ! Et combien boiteuse et mal assise ! L’éloquence de M. Fortis a éclairé le fond des cœurs d’une lumière très vive ; puis les cœurs se sont fermés, et on n’a plus entendu que la froide raison. L’Italie n’a-t-elle pas des volcans couverts de neige, dont les éruptions jettent l’épouvante, puis s’apaisent dans un calme trompeur ?

M. de Bülow a fait une allusion discrète à tout cela ; mais il a affirmé, avec une grande force de conviction, que l’intérêt de l’Italie était d’être alliée de l’Autriche. Il a évoqué une autorité respectée, celle de M. Nigra, parfait diplomate formé à l’école du grand Cavour et inspiré de son esprit. M. Nigra lui a dit un jour : « L’Italie ne peut être que l’alliée de l’Autriche, ou son ennemie. » Ici, qu’on nous permette de faire un retour sur nous-mêmes. Nous connaissons cette formule. On nous l’a quelquefois adressée, dans ces derniers temps, de l’autre côté du Rhin : on nous a dit que nous ne pourrions être que l’allié de l’Allemagne, ou son ennemi. Nous ne l’avons pas cru ; nous avons cherché nos alliances et nos amitiés là où étaient nos affinités naturelles. L’Italie a résolu la question autrement, et nous ne disons pas quelle ait eu tort : mais, à voir combien son alliance est laborieuse et secouée, comment regretterions-nous de n’avoir pas suivi son exemple ? Nous avions, il est vrai, quelques autres raisons de ne pas le faire.

Si nous nous détournons de l’Italie pour regarder l’Autriche, les désordres y éclatent, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Ceux qui se sont produits autour des étudians italiens sont peu de chose, à côté de ceux qui ont troublé la Bohême. Il a fallu proclamer l’état de siège à Prague, et y annoncer, avec quelque affectation, l’arrivée du bourreau. Ces menaces ont produit leur effet, les manifestations ont pris fin. Elles étaient dirigées contre les Allemands, et on s’en est quelque peu préoccupé à Berlin. Espérons que tout ce mouvement est apaisé ; mais que de haines ont été attisées depuis quelque temps, et non seulement des haines internationales, mais de ces haines encore plus violentes peut-être qui divisent les races diverses dans le sein d’une même nation ! Pendant ce temps, l’Autriche passe du régime de la paix à celui de « la paix fortifiée, » ce qui veut dire qu’elle arme sur ses frontières serbe et monténégrine, et dans l’Herzégovine et la Bosnie. La Porte arme de son côté : ayant été prise au dépourvu une première fois, elle ne veut pas l’être une seconde. M. d’Æhrenthal avait-il prévu tout ce qui arrive, tout ce qui devait arriver ? Le contemple-t-il aujourd’hui d’un œil tout à fait rassuré ? La manière forte continue-t-elle de lui paraître la meilleure ? Quant à nous, nous voudrions pouvoir promener sur le monde le même sourire que M. de Bulow, et trouver partout, comme lui, des sujets, sinon de satisfaction, au moins de quiétude. Mais, en vérité, nous ne le pouvons pas.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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