Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1921

La bibliothèque libre.
Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 947-958).

Chronique - 14 décembre 1921


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE




A peine débarqué au Havre, M. Briand a voulu, comme il était naturel, renseigner exactement la France sur les résultats de la mission qu’il avait remplie à Washington. Il a ouvert sa valise et il a loyalement montré qu’elle était vide. Tous ceux qui avaient quelques informations sur les États-Unis avaient prédit qu’il n’en pouvait être autrement. Mais il s’était malheureusement trouvé, autour du Président du Conseil, des hommes d’imagination qui lui avaient représenté une Amérique fantaisiste et lui avaient laissé espérer qu’il reviendrait du Nouveau Monde avec une riche moisson de bénéfices pour la France. Jusqu’à quel point M. Briand s’était-il d’abord abandonné à la séduction de ce mirage ? Je ne sais. Mais son sens des réalités l’a promptement averti de l’erreur où on avait voulu l’entraîner et les déclarations qu’il a faites depuis son retour, soit dans la Seine-Inférieure, soit au Sénat, ont été, comme les discours de Washington, entièrement dépouillées d’illusions.

Il a commencé par répéter à ses auditoires français ce qu’il avait dit aux Chambres avant son départ que, d’une conférence comme celle de Washington, la France ne pouvait être absente. « Elle doit être, a-t-il insisté, partout où se discutent les grands intérêts du monde. Si elle n’avait pas été présente, dans une réunion qui se proposait le noble but d’alléger les charges militaires, il y aurait eu un vide. » Sans aucun doute ; et personne n’a jamais eu la pensée singulière que la France pût ne pas répondre à l’appel de l’Amérique. On avait seulement le droit de se demander s’il était nécessaire qu’elle y fût représentée par le chef de son Gouvernement. Une telle importance donnée à la délégation française avait assurément des avantages. Comme Président du Conseil, M. Briand avait une autorité particulière pour parler au nom de notre peuple. Sa démarche prenait, vis-à-vis des États-Unis, le caractère d’un témoignage exceptionnel d’estime et d’amitié. Les qualités personnelles du Président du Conseil, son merveilleux talent oratoire, son charme, sa bonne grâce, ajoutaient beaucoup à ses moyens d’action. Mais, d’autre part, il se trouvait transporté tout à coup, avec une nuée de collaborateurs hétérogènes, dans un pays qu’il ne connaissait, comme nous tous, que très imparfaitement et dont il ne parlait pas la langue; et devenant, par ses fonctions comme par sa réputation, le point de mire des nouvellistes des deux mondes, il était fatalement exposé à ce qu’on dénaturât ses paroles et à ce qu’on travestît sa pensée.

M. Briand a tiré de cette situation difficile le moins mauvais parti possible. Il a commencé par donner, au nom de la France, une adhésion de principe à l’idée de la limitation des armements navals. Il s’est déclaré prêt à faire un effort proportionné à celui de tous nos alliés. Il a toutefois rappelé que la France a un immense développement de frontières maritimes, un grand nombre de colonies lointaines, soixante millions de sujets répandus à travers le monde, et qu’elle a besoin de pouvoir librement transporter, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, ses troupes tunisiennes, algériennes, marocaines et soudanaises. Sous cette réserve, la France est prête à réduire sa flotte. Les bâtiments allemands sont sous l’eau. Il n’y a plus sur mer que des flottes alliées, associées ou amies. Nous ne voulons donc pas nous jeter en travers d’un accord général.

Mais, sur terre, les choses vont autrement, et M. Briand n’a pas eu de peine à montrer que l’Allemagne était malheureusement loin d’être désarmée. Encore ne connaissait-il pas, lorsqu’il était à Washington, les dernières découvertes de la commission présidée par le général Noblet et le tableau qu’il a présenté, si saisissant qu’il fût, n’était pas complet. La maîtrise avec laquelle le Président du Conseil a plaidé la cause de la France n’en a pas moins produit une profonde impression sur la Conférence et c’est sans exagération qu’il a pu dire à son retour : « Quand je suis parti, j’ai trouvé dissipées les présomptions et les erreurs qu’une mauvaise propagande avait glissées dans certains esprits. » Elles ont été dissipées, en effet, par le prestige de l’éloquence, mais elles se sont en partie reformées, dès que se sont calmés les applaudissements ; et, une fois de plus, il nous a été donné de mesurer les inconvénients des nouvelles méthodes diplomatiques, dont MM. Gauvain, Lautier, Jacques Bardoux, ont si souvent, comme moi-même, réclamé l’abandon.

Sous prétexte qu’il ne doit plus y avoir de négociations secrètes et que les démocraties souveraines ont le droit de connaître, au fur et à mesure, tous les pourparlers engagés, on a renoncé aux vieux usages et aux compétences éprouvées. Des diplomates qui se réuniraient dans un cabinet, à l’abri des curiosités et des indiscrétions, quel scandale ne serait-ce pas en ce temps de belle franchise et de noble liberté ? Lorsqu’il a tenté de définir les principes essentiels du culte de l’incompétence, Emile Faguet a fait remonter l’origine de cette religion moderne au tribunal plébéien qui s’est substitué à l’ancienne justice athénienne et qui a condamné Socrate à mort. Peut-être allait-il chercher un peu haut les sources du mal qu’il dénonçait ; mais il en montrait assez exactement les effets, lorsqu’il indiquait, après Montesquieu, que l’écueil des démocraties, c’était qu’elles voulaient tout faire par elles-mêmes. Encore faut-il remarquer qu’au moment où Faguet composait son petit livre, il signalait cette tendance à l’absorption des pouvoirs chez la représentation nationale et chez le peuple lui-même, tandis qu’aujourd’hui elle ne se manifeste pas seulement dans le peuple, qui détient la souveraineté, ni dans la représentation nationale, qui délibère et légifère au nom du peuple, mais dans les gouvernements qui sont chargés d’administrer les affaires du pays.

Depuis l’institution du Conseil suprême, il y a eu une véritable expropriation des Chambres et une personnification anormale des nations en quelques hommes politiques de premier plan. Devant l’opinion du monde, l’Angleterre s’est incarnée en M. Lloyd George ; l’Amérique s’est successivement identifiée avec M. Wilson et avec M. Harding; la France avec M. Clemenceau ou M. Briand. Si M. Lloyd George éternue, nous croyons que l’Angleterre est enrhumée; si un journaliste malintentionné prête une boutade à M. Clemenceau ou à M. Briand, c’est à la France qu’on s’en prend. Qu’est-ce, en effet, que la nouvelle publicité diplomatique et quelles garanties offre-t-elle à la vérité? Chaque ministre arrive, soit aux séances du Conseil suprême, soit à la Conférence de Washington, suivi d’un tel cortège de secrétaires, d’employés, d’experts, de dactylographes, qu’il faut, pour transporter tout ce monde, des trains entiers et des paquebots de grand tonnage. Journalistes et photographes viennent, bien entendu, réclamer leurs privilèges. Comment ne leur pas réserver quelques places? Et voilà toute une ville qui flotte entre le Havre et New-York. Puisque la Conférence est publique, chaque nation y sera ainsi représentée par une multitude bigarrée d’hommes politiques, de diplomates, de financiers, d’ingénieurs, de militaires, de marins, de publicistes. Quelle tentation pour l’éloquence ! Quel embarras pour le travail ! Si sacrée que soit l’idée de la publicité, on va être forcé de transiger avec les nécessités pratiques. Les séances solennelles se feront toutes portes ouvertes ; mais il y aura des comités d’études, des réunions préparatoires, des délibérations secrètes; et c’est alors l’autre danger. Toute cette foule inoccupée, impatiente, agitée, va errer dans les couloirs, bavarder, jaser, courir après les nouvelles, ramasser des bribes de renseignements, arrêter les bruits qui passent, grossir les incidents qui lui sont rapportés, enfler les rumeurs qui lui arrivent, commenter, envenimer, empoisonner les discussions, les mots, les plaisanteries, dont elle a saisi, derrière les murs, l’écho infidèle et trompeur.

Comparez seulement les réunions presque quotidiennes de la Conférence des ambassadeurs avec les solennités théâtrales de Londres, de Paris, de Washington. Dans les unes, la besogne se fait sans tapage et sans ostentation ; dans les autres, tout est conduit en vue de quelques manifestations bruyantes, qui ne laissent, en général, à la France que des déceptions et des déboires. Ce n’est pas M. Briand qui est responsable de ces détestables méthodes; il ne les a pas inventées; elles datent déjà de quelques années; et, avec tout autre président du Conseil, elles présenteraient les mêmes périls. Mais les premières séances, publiques et secrètes, de la Conférence de Washington auront certainement contribué à démontrer que tout n’était pas condamnable dans les traditions et les procédés de la diplomatie classique.

Si un chef de Gouvernement n’avait pas, de sa personne, exposé à une Assemblée internationale la thèse de son pays, il n’y aurait, sans doute, pas eu, en l’honneur de la France, une de ces démonstrations émouvantes, qu’il est difficile de refuser au peuple de la Marne et de Verdun; mais il ne se serait pas produit, non plus, de ces contre-coups fâcheux, qui nous font parfois payer un peu cher nos succès oratoires et les acclamations qui les ont accueillis. Il semble qu’aussitôt après l’hommage unanimement rendu au Président du Conseil français, bien des amours-propres blessés aient cherché leur revanche et qu’il se soit créé, autour de la Conférence, un milieu favorable à l’éclosion des calomnies et au développement des intrigues.

Si c’eût été un ambassadeur qui eût parlé au nom de la France, on n’eût probablement pas étudié les moindres de ses phrases jusque dans le détail des points et des virgules. Mais, à peine M. Briand s’était-il rassis, qu’il se rencontrait, sur les confins de la délégation anglaise, des gens d’humeur un peu aigre qui murmuraient : « Pourquoi le Président du Conseil de France n’a-t-il rien dit, dans son discours, des pertes qu’a subies l’Empire britannique? Est-ce intentionnellement qu’il n’a fait aucune allusion aux sacrifices que nous avons consentis à la cause commune? Que signifie cet oubli? D’où vient cette ingratitude? » Et aussitôt des journaux à grand tirage, tels que le Manchester Guardian, commentaient les dépêches qui attribuaient à M. Briand un silence volontaire et calculé.

Dès que fut serrée d’un peu près la question du désarmement naval, M. Briand, comme M. Balfour, comme M. Schanzer, comme l’amiral Kato, précisa son point de vue; et immédiatement le bruit se répandit que la France réclamait, tout à la fois, le même tonnage de cuirassés que le Japon et le même tonnage de sous-marins que les États-Unis. Il n’en fallut pas davantage pour que « my dear Wells » imaginât une nouvelle guerre des mondes et télégraphiât au Daily Mail, dont il était le correspondant occasionnel, que la France méditait je ne sais quelle folle agression contre l’Angleterre. Le Daily Mail a vite fait justice de cette conception romanesque ; mais ce n’était pas dans le fécond cerveau de M. Wells qu’elle était née ; il n’avait fait que donner une forme un peu aiguë à de sottes accusations qu’il avait ramassées dans le public bourdonnant et frivole de la Conférence. J’allais écrire, et je m’en excuse, le public de la Cour d’assises de Versailles. A la vérité, la justice et la diplomatie sont aujourd’hui victimes des mêmes mœurs, et, s’il n’y est pas mis bon ordre, elles perdront vite, l’une et l’autre, leur réputation et leur crédit.

L’information transmise par Wells pâlit, du reste, à côté de quelques autres. L’Angleterre a été prévenue par d’autres de ses reporters que M. Briand s’était moqué de la flotte britannique. Il avait tenu, affirmait-on, des propos irrévérencieux, tels que ceux-ci : « C’est pour pêcher la sardine que l’on construit des cuirassés ; c’est pour observer la flore sous-marine qu’on fabrique des submersibles. » Comme l’a très sensément remarqué le 7ïmes, si M. Briand avait, dans une conversation, laissé échappé cette facétie, il ne serait pas très répréhensible, et il n’y pas de loi qui interdise, même à un premier ministre, de se divertir un instant. Mais avouons, tout de même, que le monde prêterait moins d’attention aux plaisanteries d’un diplomate de profession et serait surtout moins disposé à lui attribuer des railleries imaginaires. Il est bien possible que M. Jules Cambon, lui aussi, se permette de temps en temps un bon mot à la Conférence des ambassadeurs; mais l’univers a le droit de l’ignorer.

Sardines et flore sous-marine, ce n’est rien encore en comparaison de la prétendue injure que M. Briand aurait adressée à l’Italie. N’aurait-il pas dit à M. Schanzerque, si le Cabinet de Rome était disposé à accepter un désarmement terrestre, c’était parce que l’armée italienne, moralement décomposée, s’était spontanément démobilisée? Phrase absurde, outrageante et grossière, qui n’est assurément pas dans la manière de M. Briand et qu’en aucune circonstance, nul homme politique français n’aurait eu, ni le mauvais goût de prononcer, ni la sottise de penser. Qu’importe? Un Président du Conseil, haranguant une conférence diplomatique, vient de recueillir, pour lui et son pays, des bravos et des vivats; l’heure n’a-t-elle pas sonné de lui faire payer la rançon de ce petit triomphe ? On le surveille, on l’épie, on le guette, et s’il est assez heureux ou assez maître de lui pour ne commettre aucune maladresse de langage, on imagine, on invente, on falsifie. Et voici encore qu’un propos, télégraphié par erreur en Angleterre, revient en Italie grossi, enflé et coloré, et passe pour une vérité établie dans la plupart des journaux de la] Péninsule. Vainement M. Briand proteste, M. Schanzer dément, M. Hughes lui-même donne son témoignage. Vainement M. Bonomi et le marquis Délia Torretta déclarent-ils, à Rome, que jamais le chef de la Délégation française n’a tenu le langage qui lui est prêté. Les scènes lamentables dont notre ambassadeur et nos généraux ont été naguère, à Venise, les témoins et les victimes se renouvellent avec aggravation. Des étudiants promènent dans les rues des écriteaux portant les mots : « A bas la France ! Mort à Briand ! » A Turin, le Consulat de France est envahi, le consul est menacé, le chancelier est frappé. A la Chambre, il se trouve un député pour parler avec ironie des quarante Français qui seraient seuls morts au Mont Tomba et pour glorifier, en retour, les milliers d’Italiens qui seraient, paraît-il, tombés au Chemin des Dames. Bref, tous les mauvais germes, jetés depuis des mois par la propagande allemande, lèvent, en quelques heures, des pentes des Alpes aux extrémités de la Sicile, et une multitude de braves gens se précipitent, affamés, sur les fruits de ces plantes vénéneuses. Comment empêcher, dès lors, nombre de nos voisins de croire, dur comme fer, que les divisions françaises ont lâché pied en Italie et que, sans le concours des troupes italiennes, Paris aurait été pris? Peut-être serait-il plus raisonnable de nous rendre mutuellement justice, d’honorer également nos morts et de ne pas chercher à exalter une de nos armées aux dépens de l’autre. Mais quand la presse française célèbre avec joie, comme une victoire nationale, un succès de tribune remporté par le Président du Conseil devant les délégués de toutes les nations, c’est, sans doute, une satisfaction pour notre patriotisme et notre fierté; c’est un moindre plaisir pour les autres peuples. Une fumée qui a pour nous des odeurs d’encens peut paraître un peu acre aux narines de nos meilleurs amis. Si nous nous plaisons trop à la leur faire respirer, elle leur monte au cerveau, et autant elle grise notre vanité, autant elle surexcite leur envie. Avec des habitudes moins théâtrales, la diplomatie n’aurait pas aussi souvent de ces effets inattendus.

Peut-être avons-nous, du moins, quelques enseignements à tirer, pour l’avenir, de la fâcheuse école qu’une fois de plus nous venons de faire. La première leçon qui s’impose, je crois, à nos esprits, c’est qu’il convient de ne pas transporter plus longtemps les mœurs parlementaires dans les conférences internationales. Elles n’y sont pas de mise et elles risquent d’y susciter des jalousies et des dissensions. Les terribles événements qui viennent de secouer le monde n’ont pas rapproché les peuples les uns des autres; ils n’ont pas fait prévaloir l’idée d’humanité sur l’idée de nationalité. Déjà, à la fin de ses magnifiques études sur l’Europe et la Révolution française, Albert Sorel remarquait que les nations qui, de 1793 à 1815, avaient lutté avec le plus d’énergie pour leur indépendance, cette indépendance conquise, l’avaient prétendu tourner à la suprématie. « A peine délivrés de Napoléon, les Allemands, disait-il, ont rêvé de Barberousse et d’Othon, maîtres des Italies, des Lotharingies, des Bourgognes et des Flandres. Après le risorgimento, en Italie, surgit, et sans transition, le primato. Ce qu’on nomme l’impérialisme naît, d’une génération nécessaire, partout où fermente, avec le sentiment de la souveraineté, l’orgueil populaire. Il est fils de la démocratie en Angleterre, comme il l’est aux États-Unis et comme il l’a été à Rome. » La guerre de 1914 à 1918 a ranimé les mêmes idées, réveillé les mêmes passions, ravivé les mêmes forces. Le monde est rempli d’impérialismes qui se jalousent, se combattent sourdement et se dénoncent les uns les autres. Il faut cependant ramener un peu d’ordre et d’équilibre dans ces éléments bouleversés.

Pour que la France contribue efficacement à cette reconstitution générale, et pour qu’elle soit sûre d’échapper elle-même aux menaces universelles de troubles économiques et sociaux, il est indispensable qu’elle se rappelle les vieilles distinctions que faisait Platon, dans le Gorgias, entre la sophistique et la législation, entre la rhétorique et la politique, entre les mots et les réalités. Ce n’est, ni de renommée pour nos hommes d’État, ni même de gloire pour notre pays que nous avons, en ce moment, besoin. Des compliments et des félicitations, nous en avons reçu au-delà de toute espérance. Nous attendons maintenant les grains de mil. Ceux qui nous acclament le plus s’imaginent volontiers qu’ils s’acquittent envers nous par quelques témoignages de politesse, et, quand on nous a donné publiquement de grandes marques d’admiration, nous restons écrasés sous les fleurs qu’on nous a offertes.

Abordons désormais nos alliés et nos amis avec une préoccupation moins vive du qu’en dira-t-on et un souci plus positif des résultats; et surtout, pour aboutir, donnons-nous la peine de prendre, dans l’examen des questions discutées, une position franchement objective. Nous sommes toujours portés à croire que nos interlocuteurs ont sur toutes choses les mêmes renseignements que nous, les mêmes intérêts, la même façon de raisonner et, par suite, dès que nous nous trouvons en contradiction avec eux, nous accusons volontiers leur mauvaise volonté ou leur mauvaise foi. C’est ce qui se passe, en ce moment, dans nos rapports avec l’Angleterre. On voudra bien reconnaître que, depuis quelques mois, je n’ai pas ménagé les critiques à la politique du cabinet de Londres, et il est malheureusement probable que j’aurai encore de nombreuses occasions d’en signaler les périls. Mais il y a, à l’heure présente, dans une grande partie de l’opinion française, un mécontentement, pour ne pas dire une exaspération, qui ne nous aidera point à régler les difficultés pendantes et que nous aurions avantage à ne pas laisser grandir. Nous ferions mieux d’essayer de comprendre les raisons des Anglais, même les plus mauvaises, de façon à les combattre avec plus de force et d’autorité.

Ces jours-ci encore, un Anglais, qui occupe une situation importante et qui est allé plusieurs fois à Berlin depuis la guerre, reprenait, en causant avec moi, le thème que M. Winston Churchill a développé dans son dernier discours : « L’avenir de l’Europe dépend d’une bonne entente entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne. » J’essayais naturellement de démontrer à mon visiteur que la réalisation de l’idée de M. Churchill était, avant tout, subordonnée à l’exécution loyale des engagements de l’Allemagne. Qu’elle désarme, qu’elle paie, qu’elle abandonne toute pensée de revanche, et, à défaut de pardon, nous laisserons venir l’oubli. — « Mais, me dit mon ami anglais, croyez-vous vraiment qu’il y ait des Allemands assez fous pour ne pas prendre leur parti de la paix? — Puisque vous retournez à Berlin, lui répondis-je, passez par le Wurtemberg, arrêtez-vous à Stuttgard et allez-y voir l’Exposition, dont un correspondant du Soir, de Bruxelles, faisait ces jours-ci la description édifiante. C’est une exposition qui s’intitule : « L’Allemagne et le traité de paix. » Les entrées quotidiennes y sont très nombreuses. Elle va être fermée, mais pour se rouvrir successivement à Heilbronn, à Ulm, à Ravensburg, à Rottweil, à Reutlingen, à Gœppingen. Elle est destinée à montrer les pertes subies par l’Allemagne en territoires, en habitants, en matières premières, à prouver que le Traité de Versailles est inexécutable, que l’Alsace et la Lorraine sont allemandes, comme la Haute-Silésie, comme le Slesvig, comme Malmédy. Dans plusieurs salles abondent les documents relatifs à la perte des colonies, de la flotte commerciale, des bassins charbonniers. Ailleurs, nous sont présentés des tableaux fantastiques des impôts allemands, et nous voyons un nouveau-né allemand écrasé, dans son berceau, par une dette de cinquante-sept mille cent soixante-deux marks. Plus loin, ce sont d’odieuses caricatures des Alliés. Partout, des graphiques, des dessins, des affiches, dont la signification peut se résumer en ces quelques mots prononcés par un des conférenciers de cette exposition, le docteur Kleiner : « Notre seule vertu doit être la haine; notre seul but, la revanche. »

Les Anglais, qui souffrent d’une terrible crise de chômage et qui sont talonnés par la nécessité d’exporter leurs produits en Allemagne, ont naturellement quelque peine à admettre que, deux ans après notre commune victoire, les pangermanistes aient repris, dans les régions les moins belliqueuses du Reich, un aussi redoutable ascendant. Mais, si nous leur citons des faits, si nous leur donnons la liste du matériel de guerre qui vient encore d’être découvert, si nous leur montrons, par des exemples précis, l’action de la propagande allemande dans les sociétés militaires et dans les universités, ils se rendront à l’évidence d’autant plus aisément que de grands journaux comme le Morning Post et le Times ne se lassent pas de leur répéter ce que nous disons nous-mêmes.

Il n’y a pas à nous dissimuler qu’à l’endroit des réparations, notre effort de démonstration sera plus difficile et plus dur. Au-delà du détroit. Le vent souffle certainement à des concessions nouvelles. Certains journaux anglais, comme le Reynolds’s, oubliant que le contribuable français est beaucoup plus imposé que le contribuable allemand, nous invitent aimablement à nous charger davantage. Le Daily News nous avertit charitablement « qu’en comptant sur les réparations allemandes pour la sortir du marasme financier où elle gît, la France s’est appuyée sur un roseau brisé. » Pourtant, le délégué anglais à la Commission des réparations, sir John Bradbury, a signé, avec M. Dubois, la note très ferme qui vient d’être adressée à l’Allemagne. Il a, par conséquent, proclamé que l’Allemagne pouvait, si elle le voulait, payer les sommes dues aux échéances des 15 janvier et 15 février; il s’est associé à l’injonction de la Commission; il a, comme ses collègues, sommé le Reich de prendre toutes mesures pour se procurer auprès des industriels et financiers allemands les moyens de paiement nécessaires et il a déclaré que, si l’Allemagne ne s’acquittait pas aux dates fixées, les conséquences de son attitude seraient « graves. »

Nous en sommes réduits à enregistrer avec satisfaction des déclarations de ce genre. Mais, à plusieurs reprises déjà, on a informé l’Allemagne que, si elle faisait ou ne faisait pas telle ou telle chose, les suites seraient « graves, » et jusqu’ici les foudres mouillées du Conseil suprême et de la Commission n’ont produit qu’un peu de bruit et beaucoup de fumée. Ce n’est pas, du reste, je l’ai indiqué, pour les échéances des 15 janvier et 15 février que l’Allemagne sera aux prises avec les plus sérieux embarras ; c’est pour le 1er mai, et le dernier discours du chancelier Wirth ne peut guère, à cet égard, nous laisser d’illusions. L’Allemagne demandera aux Alliés qu’on lui facilite un emprunt, ou elle sollicitera un moratorium. Elle cherchera à profiter de l’occasion pour aller plus loin, pour obtenir un nouveau rabais sur le chiffre théorique de cent trente-deux milliards et pour se faire libérer d’une partie de sa dette. Beaucoup d’Anglais, convaincus que la prospérité de leur pays dépend, dans une large mesure, de la prospérité de l’Allemagne, et insuffisamment renseignés sur les dangers de notre propre situation, appuient déjà les demandes du Reich ; et la plupart d’entre eux paraissent même disposés à lui accorder gratuitement les faveurs qu’il réclame.

C’est ici qu’une fois de plus nous allons nous trouver en opposition avec nos alliés, et sur un point où nous ne pouvons céder sans exposer la France à d’effroyables complications financières. Nous sommes donc forcés de démontrer à l’Angleterre un certain nombre de vérités essentielles et de lui faire admettre quelques conclusions telles que celle-ci : La France ne peut consentir à une remise partielle de dette; elle n’acceptera de retards dans les paiements que s’il lui est donné des gages et des garanties ; elle entend que l’Allemagne ne se joue pas plus longtemps des Alliés en se ruinant par les dilapidations budgétaires et par la fabrication des assignats; elle demande que soit institué un contrôle sérieux des finances allemandes, des exportations et des devises. Personne ne pensera que des questions de cette sorte, dont la discussion exige du sang-froid, de la compétence, de l’attention, puissent être convenablement étudiées suivant la procédure habituelle du Conseil suprême. Il serait fâcheux que les premiers ministres alliés crussent en avancer la solution en les traitant dans des discours alternés, prononcés soit devant leurs Parlements respectifs, soit devant un nouvel aréopage international. Qu’ils fassent préparer le travail par des hommes de métier, qu’ils se rencontrent, s’ils le veulent, pour mettre eux-mêmes la dernière main à la tâche, mais qu’ils sacrifient aux besognes silencieuses les séances d’apparat et les tournois oratoires.

Restent les affaires d’Orient. Elles ne sont pas encore en voie d’arrangement, mais, pour les simplifier, mieux vaut peut-être ne pas faire monter les muezzins sur les minarets. Le langage qu’a tenu Lord Curzon à l’United Wards Club était certainement inspiré par un sincère désir de conciliation; il a cependant produit une impression assez pénible dans la plupart des milieux français, tant il est vrai que les déclarations publiques faites ainsi par les hommes d’État d’un pays sur des sujets brûlants peuvent toujours être mal interprétées chez les nations amies. En ces temps ingrats, les paroles ne sont que monnaie de papier; il n’y a de standards solides que dans la réflexion et le travail. L’émotion qu’ont causée en Angleterre les accords d’Angora s’est accrue sous l’influence de la crise égyptienne et de la rupture des négociations engagées entre le Foreign Office et la mission d’Adly Pacha. La crainte qu’éprouvent nos voisins de trouver, un jour, devant eux la route des Indes fermée ou semée d’obstacles les a rendus un peu chatouilleux dans leurs premières appréciations de textes, parfois trop hâtivement rédigés, mais faciles à préciser ou à rectifier. Lord Hardinge, qui a toujours été un sincère ami de la France, et M. de Saint-Aulaire, dont l’expérience et le tact sont très appréciés à Londres, ont déjà contribué, l’un et l’autre, sous la direction de leurs Gouvernements respectifs, à purger cette petite querelle de ce qu’elle avait eu, d’abord, d’un peu aigre.

Quelles que soient les erreurs de forme et de méthode commises dans les négociations, M. Briand a des arguments décisifs à fournir pour justifier, au fond, le principe des démarches qu’il a confiées à M. Franklin-Bouillon et le résultat essentiel que la France a cherché à Angora, c’est-à-dire la fin des hostilités avec les Turcs et le retrait de nos troupes.

Une conversation générale avec l’Angleterre et avec l’Italie sur les relations des Alliés avec la Turquie et avec la Grèce est assurément nécessaire. Lord Curzon a eu raison de dire qu’il est désirable que les trois Puissances alliées adoptent en Orient « une seule politique, un seul programme et un seul but ; » mais, lorsqu’il a éloquemment protesté contre toute action isolée ou égoïste de l’un quelconque des Gouvernements de l’Entente en Asie-Mineure, la France n’a pas été, j’imagine, la seule à prendre sa part du reproche. Comment dites-vous à votre frère : Laissez-moi tirer une paille de votre œil, vous qui avez une poutre dans le vôtre ?

Chacun de nous a ses torts. Laissons le passé ; tournons-nous vers l’avenir. Sommes-nous convaincus que, pour préserver d’une rupture funeste l’équilibre international, pour calmer, en Europe et en Asie, une agitation fébrile, pour rétablir l’ordre.et la paix dans un monde que font chanceler encore de perpétuelles secousses, la France, l’Angleterre et l’Italie doivent unir leurs efforts et concerter leur action ? Alors, causons. La France est prête. Elle demande seulement à rester la France et à n’être conduite que par elle-même.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.