Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1862

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Chronique no 736
14 décembre 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1862.

La France est le centre de l’intérêt que nous prenons aux événemens contemporains. C’est à travers elle que nous devons considérer ce qui se passe au dehors, c’est à elle que nous devons tout rapporter, c’est en elle que pour nous tout se résume. Pourtant c’est de la France elle-même, de sa vie politique intérieure, qu’il nous est le plus malaisé de parler. Nos lecteurs, au courant des obstacles qui rétrécissent et paralysent parmi nous la vie publique et l’agitation des questions intérieures, nos lecteurs, qui après tout subissent autant que nous ces obstacles, nous tenant compte des difficultés dans lesquelles nous sommes enserrés, veulent bien, nous l’espérons, couvrir de leur indulgence notre discrétion, poussée souvent jusqu’à une timidité douloureuse. Nous souhaiterions de grand cœur que la presse seule eût à sentir le poids des restrictions qui la gênent ; par malheur, ce n’est pas elle qui a le plus à en souffrir. L’oblitération des organes naturels de la transmission des idées ralentit chez nous les plus utiles courans de la vie sociale. L’initiative privée en matière d’intérêt public va s’affaiblissant chaque jour davantage. Chemins de fer, télégraphie électrique, nous avons ce qui rapproche les corps, les choses ; mais les routes vivifiantes qui vont des esprits aux esprits, des cœurs aux cœurs, sont effondrées et presque impraticables. La presse a pris à un tel degré l’habitude de l’inertie qu’on dirait que cette habitude est devenue en elle une seconde nature. À force de ne plus rien oser, de ne plus rien tenter, elle fait défaut aux occasions qui s’offrent à elle de rendre, non plus seulement à des causes politiques, mais à la société et à l’humanité, les services les plus éminens.

Nous avons de cette défaillance un triste exemple sous les yeux. Tout le monde sait vaguement qu’une cruelle détresse s’est étendue sur les ouvriers de l’industrie cotonnière. C’est surtout, paraît-il, dans la Seine-Inférieure que sévit le fléau du chômage. Ces vertes vallées qui rayonnent autour de Rouen, et au creux desquelles se déroulent des fabriques autrefois si actives, n’abritent plus que des ouvriers sans travail. On se racontait à l’oreille cette misère ; mais nul n’osait, par la voie des journaux, crier au secours. Certes la presse n’était pas avare de détails sur les souffrances du Lancashire. On nous répétait, d’après les journaux anglais, si utilement prodigues de révélations de ce genre, le nombre des ouvriers sans emploi dans le comté de Lancastre, le nombre lamentable des familles réduites à vivre des secours de la charité publique. Cependant personne en France n’osait demander publiquement pour nos ouvriers cotonniers cette statistique navrante, mais salutaire, de la misère ; personne n’osait mettre en face de la réalité du mal les sympathies et les obligations du dévouement social nettement et complètement éclairé. Pour trop de gens, chez nous, l’ignorance du mal en est la suppression, et la meilleure politique consiste à se boucher les oreilles et à fermer les yeux. N’était-il pas dangereux peut-être de livrer à la publicité universelle le tableau de tant de souffrances ? Que penserait l’administration de ces tristes divulgations ? Puis n’est-ce pas l’affaire du gouvernement de pourvoir aux exigences d’une semblable crise ? À se mêler de ce qui regarde le gouvernement, ne court-on pas, en ce temps-ci, le danger de se brûler les doigts ? C’est sans doute à des considérations de cette sorte qu’il faut attribuer le silence et l’inaction trop prolongés de la presse. Heureusement un comité d’industriels vient de porter devant le public la question de la détresse rouennaise, et s’efforce de créer par souscription un large fonds de secours pour la population ouvrière privée de travail. Pour être tardive, la tentative n’en est pas moins louable. Nous affirmons, quant à nous, qu’avec une presse libre, avec des journaux dont les directeurs et les lecteurs eussent conservé les habitudes de la liberté, il y a plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, que la France eût été appelée à venir en aide par ses contributions spontanées aux ouvriers en détresse de la Seine-Inférieure.

Le silence étant enfin rompu, il est clair que si la presse, dans ses conditions actuelles, est encore capable de quelque chaleureuse énergie, elle peut beaucoup pour le succès de la souscription rouennaise. C’est à elle qu’il appartient de mettre la générosité publique en communication continuelle et directe avec les maux qu’il s’agit de soulager ; c’est elle qui peut et doit conserver à cette œuvre son véritable caractère de fraternité sociale.

Une pareille souscription étant ouverte, il serait honteux pour nous tous qu’elle aboutît à un avortement. Or ce qu’il faut bien savoir en commençant, c’est qu’il ne peut être question ici de demi-réussite, c’est qu’il n’y aura de succès que dans le cas où les contributions volontaires formeront une somme suffisante pour porter aux populations souffrantes un soulagement efficace et digne. Pour obtenir ce résultat, il faut avant tout que l’on fasse connaître au pays la vérité tout entière ; il faut que le mal soit mesuré dans sa réelle étendue ; il faut que le public soit mis en mesure d’élever l’importance de ses offrandes à la hauteur des besoins existans. C’est là que la presse peut remplir un rôle utile. Habitués en France à ne nous mouvoir que dans les lisières administratives, accoutumés à nous en remettre pour tout à l’initiative et à la direction de l’état, nous n’avons jamais été très habiles à combiner les efforts privés dans les œuvres collectives et publiques. Ce qui nous manquait d’adresse à cet endroit ne nous a certainement point été départi par le régime auquel nous nous sommes mis depuis plusieurs années. Nous ne voudrions donner que des éloges aux hommes qui ont pris l’initiative de la souscription rouennaise ; mais l’intérêt même de la cause qu’ils ont prise en main nous oblige de leur faire remarquer une lacune regrettable dans leur programme. Nous hésitons d’autant moins à signaler cette omission qu’elle peut aisément, qu’elle doit bientôt, ce nous semble, être réparée. Les promoteurs de la souscription nous ont laissé ignorer la nature, l’importance, la durée probable des détresses qu’il s’agit de soulager. Comment les dévouemens et les générosités auxquels on fait appel pourraient-ils proportionner leurs dons et leurs sacrifices aux besoins réels, si la gravité et l’étendue de ces besoins ne leur sont pas même approximativement indiquées ? Tel souscrit pour 5,000 francs, qui aurait apporté une somme bien plus considérable, s’il pouvait se faire une juste idée des souffrances que l’on veut secourir. Que l’on fournisse donc et le plus tôt possible au public des données suffisantes pour qu’il puisse apprécier l’importance des besoins auxquels il est nécessaire de pourvoir ; que l’on nous donne les élémens complets de la situation. Ces élémens ne sont pas difficiles à réunir. On doit connaître le nombre des ouvriers renvoyés des ateliers, le nombre de ceux qui travaillent à temps réduit, le nombre des bouches que ces bras nourrissaient ; qu’on nous le dise ! On doit savoir dans quelle proportion s’est accru le nombre des familles obligées de recourir à l’assistance publique, qu’on nous le dise ! On sait l’importance des sommes qui ont pu être retirées des caisses d’épargne, qu’on nous la fasse connaître ! Les chefs d’industrie de la Seine-Inférieure ont dû déjà s’imposer des sacrifices pour aider leurs ouvriers, qu’on en présente une évaluation approximative ; qu’on nous rappelle quel était le taux des salaires avant la détresse, afin que nous puissions juger de ce que le chômage coûte aux travailleurs et de la mesure qu’il faut atteindre pour leur assurer dans ce temps d’épreuve les nécessités de la vie ! Les grands industriels de la Seine-Inférieure sont peut-être en mesure d’estimer la durée probable de la cessation du travail, qu’ils fassent part au public de leurs conjectures à cet égard, afin que le public soit édifié sur les proportions raisonnables des dons volontaires qui pourront couvrir le budget accidentel de la misère ! Enfin, quant à la répartition de cette grande collecte nationale entre les travailleurs privés de salaire, il y a à combiner des systèmes, des méthodes, des procédés, qui doivent être publiquement délibérés ou tout au moins annoncés. Il importe que toutes ces conditions soient remplies pour que la souscription réussisse, pour qu’elle soit véritablement efficace, pour qu’elle soit digne de ceux qui y concourront et de ceux qui en profiteront, pour qu’elle réponde en un mot aux sentimens et au caractère de la France. Il ne s’agit pas en effet, dans la circonstance actuelle, de recueillir au hasard un fonds quelconque que l’on irait émietter en aumônes insuffisantes ; il ne s’agit pas d’un effort de la charité ordinaire pour soulager un paupérisme ordinaire. Nous sommes en présence d’un accident extraordinaire, qui réclame un acte extraordinaire de fraternité sociale. Qu’est-il arrivé ? À la suite d’une crise politique étrangère, un déficit énorme s’est produit dans l’approvisionnement de la matière première qui fournissait à notre industrie son aliment le plus considérable. Le coton, matière première, par l’influence de la disette, atteint des prix exorbitans. À ces prix, il est devenu impossible d’employer cette matière première à la fabrication. Il y a en même temps engorgement des produits manufacturés, que la spéculation ne veut pas acheter aux prix auxquels le renchérissement de la matière première les a portés. Avant d’entreprendre de fabriquer des produits nouveaux, il faut attendre l’écoulement des produits accumulés au moyen de l’absorption lente de la consommation. Tandis que la consommation dégagera peu à peu les stocks surchargés de produits fabriqués, les efforts qui sont faits dans le monde pour suppléer aux approvisionnemens de coton brut, que de longtemps nous ne pourrons plus retirer des États-Unis, ces efforts arriveront à maturité, et la matière première reviendra avec une abondance relative à nos manufactures. Quand ces deux courans, celui qui épuisera le stock des produits fabriqués et celui qui ramènera le coton brut, se rencontreront, il y aura reprise d’affaires au sein de l’industrie cotonnière : jusque-là, le chômage continuera. Ainsi, par un accident fortuit, supérieur à la volonté des travailleurs, à la prévoyance commerciale et à la puissance de tout gouvernement, tout à coup une multitude d’hommes, dont on ne nous a pas encore dit le nombre, mais que l’on peut estimer par milliers et dizaines de milliers, sont, en pleine santé, en pleine énergie, en pleine bonne volonté, privés de travail et dépouillés de leurs moyens d’existence. Le revenu de ces milliers d’hommes et des familles qui vivaient d’eux, c’était leur salaire ; ils n’ont plus de salaire. Ce ne sont pas là des pauvres, des indigens dans le sens vulgaire : en travaillant, ils avaient une aisance relative ; laborieux, sobres, économes, ils pouvaient même amasser de petits pécules, et voir dans les caisses d’épargne s’accroître avec leurs petits capitaux le gage de leur sécurité et de leur indépendance. Ils vivaient dignement et librement du travail, comme les autres vivent des revenus et des bénéfices du capital. Ne relevant nue d’eux-mêmes, ils étaient dans la société les égaux de tous. C’est à ces hommes en masse que les moyens d’existence sont soudainement retirés.

Il n’y a qu’une seule manière de venir dignement en aide à une telle infortune : c’est l’association des contributions volontaires réunissant un fonds de réserve suffisant pour le travail en détresse. Il ne peut être ici question d’aumônes ; il faut prendre garde de laisser s’avilir par une misère accidentelle une portion si notable de nos populations laborieuses. Il ne peut être question, du moins jusqu’à ce que l’on ait fait l’épreuve de l’impuissance de la spontanéité publique, d’avoir recours à l’état et au budget officiel. On ne serait réduit à en venir là qu’après qu’il aurait été démontré qu’il n’y a pas dans les classes aisées et fortunées de notre pays assez de chaleur d’âme, assez d’esprit de justice, assez d’intelligence, pour que la générosité et le dévouement volontaires soient capables de se mesurer avec une nécessité exceptionnelle. Ce serait une honte pour la France ; ce serait aussi un grave péril. Quel précédent établirait-on, si l’on accoutumait les populations laborieuses à trouver dans le budget une sorte de caisse d’assurance contre le risque de la privation de salaire ! Quoi de plus froid et de plus corrupteur que de s’habituer à recevoir à titre de droit, c’est-à-dire sans être tenu à aucune réciprocité de bons sentimens, des secours de cet être abstrait, impersonnel, mécanique, qui ne procède que par la loi et la rigidité administrative, qui ne dit rien au cœur, et qu’on nomme l’état ! Certes la situation actuelle est déplorable, mais elle n’est pas sans compensation, si l’on sait s’élever parmi nous à la vertu sociale dont elle nous demande la pratique. Que nous apprend l’économie politique sur les relations du capital et du travail ? C’est que le capital est du travail accumulé, c’est que le capital est la réserve où s’alimente et se nourrit le travail dans le phénomène de la production. Ces deux coefficiens de la production sont inséparables l’un de l’autre, ne peuvent rien l’un sans l’autre. C’est pour que cette réserve du travail qu’on nomme le capital soit plus sûrement conservée, plus activement accrue, qu’une loi naturelle en a confié la garde à la propriété individuelle, et c’est sur une vue profonde de l’intérêt véritable des travailleurs que s’appuie la plus décisive défense des droits de la propriété individuelle. Quand, dans la grande lutte de la production, une catégorie tout entière de travailleurs est soudainement condamnée au chômage, quand par cela même elle ne peut plus prendre par son activité laborieuse sa part ordinaire dans la grande réserve du travail, quoi de plus naturel, de plus prudent et de plus juste que les détenteurs du capital fassent d’eux-mêmes sa part nécessaire à la portion de l’armée du travail qui est momentanément condamnée à l’inaction ? La répartition du capital par le droit de propriété individuelle étant fondée sur la liberté, c’est librement qu’il convient aux détenteurs du capital d’accomplir ce devoir de justice sociale. La liberté humaine ne s’honore et ne s’affirme jamais plus que lorsqu’elle se conforme aux lois naturelles du monde moral. Une belle occasion s’offre donc en ce moment aux classes riches et aisées de se montrer dignes des faveurs du sort. D’une nécessité, elles peuvent se faire une vertu ; de l’accomplissement d’un devoir, elles peuvent se faire un mérite. Averties par un malheur public et profitant de l’enseignement qu’il apporte, elles peuvent allumer en France un généreux sentiment de concorde sociale. Il dépend d’elles que des milliers d’ouvriers puissent traverser une épreuve douloureuse, non sans de pénibles privations à la vérité, mais du moins sans humiliation et sans amertume, avec le respect d’eux-mêmes et l’estime sympathique de leurs concitoyens. Que la France soit en état de subvenir, par une accumulation de dons volontaires, aux besoins des ouvriers de la Seine-Inférieure pendant la durée du chômage, qui Fuserait mettre en doute ? Un pays si docile au fisc, qui montre des ressources si abondantes à l’appel des taxes, un pays qui cette année, malgré la mauvaise situation de l’industrie, aura fourni au trésor un excédant de 80 millions sur le revenu de l’année dernière, un pays qui se passe, quand il agit sous le couvert de l’état, tant de fantaisies de luxe ou de gloriole, un pays qui inaugure tous les ans quelque splendide boulevard dans sa capitale et qui fait tant d’abatis de maisons dans ses grandes villes, un pays qui sème au Mexique une quantité énorme de millions qu’on reverra Dieu sait quand, trouverait-il tout-à coup le fond de sa bourse lorsqu’il s’agit non d’exposer la vie des hommes en de lointains combats et à de funestes maladies, mais de faire vivre des vieillards, des femmes, des enfans et de mâles travailleurs, lorsqu’il s’agit non d’ériger sur les places publiques des monumens de pierre ou de carton, mais de se construire dans des cœurs d’hommes un monument de fraternelle reconnaissance ? L’exemple de ce qui se passe en Angleterre n’est pas seulement pour nous un motif d’émulation, il nous prouve ce que nous pouvons faire. Nous sommes aussi riches que les Anglais, et il est probable que nous n’avons point à faire face à une misère égale à celle qui désole le Lancashire. Le dernier meeting tenu à Manchester pour venir en aide à la détresse de ce comté nous apprend ce que la générosité publique a produit en quelques semaines en Angleterre. Sans parler de toutes les œuvres de la charité privée, ni des sacrifices particuliers qu’ont dû s’imposer les manufacturiers, ni des charges qui sont venues surgrever l’assistance publique et locale, le fonds de secours formé par les contributions volontaires s’élevait au commencement de ce mois à 540,000 livres sterling ou 13 millions 1/2 de francs. Depuis, il y a eu recrudescence de souscriptions, et nous ne serions point surpris si le fonds de secours arrivait avant la fin de l’année à 20 millions de francs. Dans la somme réalisée, le Lancashire seul avait contribué pour 10 millions. Il est impossible que la France ait à secourir des misères égales à celles qui ont ému la générosité du public anglais ; mais, quand elle devrait réunir 10 ou 15 millions pour aider ses ouvriers, ce sacrifice serait-il au-dessus de ses forces ? Lord Derby, le président du comité d’exécution de la souscription anglaise, a témoigné l’espoir que les ressources fournies par les contributions volontaires suffiraient à conjurer le mal, et que l’on n’aurait point l’humiliation d’implorer l’assistance du parlement, c’est-à-dire de l’état. Son fils, lord Stanley, en rapprochant la situation du marché des produits manufacturés des nouvelles qu’il a reçues de l’Inde concernant la production de la matière première, semble croire que la crise ne commencera de s’atténuer que dans trois ou quatre mois. Il est vraisemblable que le chômage chez nous devra s’étendre sur une période non moins longue. Que l’on nous expose donc la situation tout entière, que ceux qui ont pris l’honorable initiative d’une souscription publique nous disent les choses telles qu’elles sont, qu’ils imitent l’éloquente franchise qui a inspiré le comte de Derby au meeting de Manchester, puis qu’ils fassent un énergique appel à la France complètement informée : excitée par ces informations qu’elle a le droit d’exiger, qu’elle aurait eu le devoir de chercher elle-même, si elle avait la vie que la liberté donne seule, la presse fournira à cet appel un écho incessant, et nous sommes convaincus que la France, toujours assez riche pour payer sa gloire, ne se montrera pas trop pauvre pour payer ses dettes d’humanité.

Nous sommes les seuls, croyons-nous, en suivant les phases de la question italienne, à nous être aperçus de la solidarité étroite qu’il y avait entre la question romaine et la question de nos propres élections générales. Nous avons loyalement reconnu la difficulté que rencontrait l’empereur à trancher par un acte d’initiative personnelle les destinées du pouvoir temporel de la papauté. Le débat, suivant nous, devait être porté devant l’opinion publique, et il fallait demander au pays consulté dans les prochaines élections générales un jugement décisif. La voie que nous indiquions n’a point été suivie ; on a ajourné les élections jusqu’au délai extrême donné par la constitution, à la clôture de la dernière session du corps législatif, et en même temps qu’on prenait ce parti, on a modifié profondément notre attitude envers Rome par des mutations importantes dans le personnel des affaires étrangères, en relevant M. Thouvenel du portefeuille et MM. de La Valette et Benedetti de leurs fonctions d’ambassadeur ou de ministre à Rome et à Turin. Le gouvernement français, à le juger au point de vue des élections prochaines, a donc pris une attitude favorable au parti qui veut le maintien du pouvoir temporel. Dans l’intérêt véritable de notre cause, il ne semble pas que nous ayons à regretter ce revirement. Ceux qui veulent faire prévaloir dans la politique de la France envers l’Italie les principes les plus certains de la révolution française n’ont pas à se plaindre d’être mis à même d’ajouter à leurs avantages celui de l’indépendance. On est plus à l’aise, on se sent mieux porté par la faveur populaire lorsqu’on n’a point l’air d’obéir à un mot d’ordre gouvernemental. Un air d’opposition ne nuit point. On en peut déjà juger par quelques manifestations du sentiment public, entre autres par le bruit qui se fait autour de la dernière comédie de M. Émile Augier. Il ne serait point ici de notre compétence de porter un jugement sur le Fils de Giboyer. Cette comédie est-elle bien une comédie politique ? Est-il généreux, est-il même possible de porter la politique au théâtre sous le régime de la censure, et dans un temps où les fils de Voltaire et les fils des croisés ont bien pu jouir de la licence de s’invectiver et de se ridiculiser mutuellement et alternativement, mais où ni les uns ni les autres ne possèdent la liberté politique qui ennoblit les luttes d’idées et de partis ? Nous ne croyons pas que la pièce de M. Augier contienne les personnalités qu’on a eu le mauvais goût ou la maladresse d’y voir. Rien ne démontre mieux l’absurdité inhérente aux conceptions du théâtre, lorsqu’elles ne sont point inspirées par le génie, que l’imbécillité gratuite dont M. Augier a orné les hommes politiques de sa pièce. Qui peut reconnaître une peinture réelle du parti clérical, si riche en vigoureux écrivains et en voix éloquentes, dans ce comité de niais qui emprunte, pour dresser son manifeste, la plume d’un vil pamphlétaire, et qui songe un moment à confier à un Orgon le débit de cette prose ? Si l’on veut récriminer contre l’auteur, convenons que tous les partis ont à se plaindre des fantoccini de la pièce. Il ne s’y trouve qu’un démocrate, Giboyer lui même, et celui-là fait métier de vendre sa plume. Il est vrai que Giboyer n’est pas seulement en théorie le plus pur des démocrates, qu’il est aussi le plus dévoué des pères, et que c’est en l’honneur du sentiment paternel qu’il commet ses infamies. M. Augier est apparemment de l’avis de M. de Talleyrand, qui disait un jour en souriant : « Ne me parlez pas des pères de famille, ils sont Capables de tout ! » Mais ce n’est point notre métier de chercher chicane à M. Émile Augier. Nous qui, en politique, aurions volontiers rangé cet aimable esprit dans la congrégation indolente des pococuranti, nous avons été surpris de l’amertume et de l’âpreté de sentimens que révèle le Fils de Giboyer. M. Augier a une haine vigoureuse, et c’est la haine du parti clérical. Le symptôme politique de sa pièce, c’est le succès qu’elle obtient. En cela, M. Augier a été servi par le revirement de notre politique sur la question romaine. Si sa pièce eût été jouée avant cette péripétie, au moment par exemple où M. de Persigny publiait sa circulaire sur la société de Saint-Vincent-de-Paul, il n’eût pas pu s’excuser, comme il fait aujourd’hui, de tirer par la jambe ceux qui escaladent le char de triomphe. Hélas ! ces pauvres cléricaux sont bien innocens de leur triomphe ; ils n’en ont certes pas été moins surpris que nous, et ils n’étaient pas de force à escalader le char, si on ne leur eût tendu la main. Ils auront bientôt à se présenter devant un autre parterre que celui d’un théâtre, suspendus ainsi entre la main qui les enlève et la main de M. Augier cramponnée à leurs talons. Agréable et flatteuse posture, tableau vivant où nous aimons à n’avoir point de rôle, résumé expressif et pittoresque d’une situation qui n’est point faite, ce nous semble, pour porter bonheur au pouvoir temporel dans les prochaines élections !

Cette date des prochaines élections marque un relais forcé pour la question romaine. Les Italiens ne peuvent mieux faire que de prendre leur parti de cette période d’attente qui leur est imposée. Les Italiens n’ont d’ailleurs plus le droit d’être impatiens. La chute du ministère Rattazzi est pour eux la fin d’une phase de perplexités. Lancés vers Rome par M. de Cavour dans l’effervescence qu’excitait la série d’événemens extraordinaires qui venaient de s’accomplir, arrêtés dans leur aspiration par la mort de cet homme d’état, bientôt las de voir M. Ricasoli, l’homme qui avait le plus énergiquement épousé cette passion nationale, impuissant à obtenir quelque chose de la France, ils avaient cru que M. Rattazzi, mieux vu par la cour des Tuileries, pourrait plus facilement satisfaire leurs espérances. L’insuccès de M. Rattazzi, sans changer leur conviction et leurs tendances à l’endroit de Rome, a dû nécessairement calmer leur impatience. Les intérêts bien entendus de la situation intérieure exigeaient également la retraite de M. Rattazzi. Le cabinet Rattazzi ne s’était pas formé dans les conditions régulières du gouvernement parlementaire. La majorité conservatrice de la chambre tolérait ce cabinet et n’avait pas confiance en lui. Les affinités de M. Rattazzi étaient avec la gauche. Il avait amené dans le cabinet le leader de la gauche, M. Depretis, qui lui-même avait déclaré, quelques mois avant, que son parti ne reconnaissait pour chef que le général Garibaldi. De là une équivoque dont toutes les situations avaient à souffrir. Le parti d’action, croyant pouvoir compter sur la tolérance du ministère, s’est plus facilement livré à ses dangereuses hardiesses. Les amis de Garibaldi avaient cru qu’ils arriveraient plus facilement à leur but en devenant ministériels. Déçus dans leurs illusions, les succès parlementaires ne leur ont plus suffi : ils ont voulu tenter les grands moyens à Sarnico et en Sicile ; ils ont crié à la trahison, et se sont exaspérés quand le ministère, sur lequel ils avaient compté, a été obligé de réprimer leurs tentatives. Le ministère de son côté, se fiant peu à un parlement sur lequel il n’avait pas d’autorité, s’est cru obligé, pour sauver le pays du désordre, de sortir des voies constitutionnelles. Une véritable anarchie morale avait été l’effet de cette politique contradictoire, qui ne s’était pas rendue intelligible au pays par des principes nettement posés, et à laquelle le système des expédiens faisait plus de mal qu’il ne lui rendait de services. Les actes du gouvernement n’étant pas liés par l’unité des principes et des vues, les populations ne comprenaient rien à la politique ministérielle ; elles donnaient accueil aux bruits les plus étranges et les plus absurdes ; la défiance et le découragement s’emparaient d’elles. La prolongation d’un tel état de choses eût été fatale à l’Italie. Nous ne regrettons point même que l’on n’ait pas tenté une combinaison où les chefs de la majorité se seraient réunis à M. Rattazzi. Cette conciliation apparente n’eût fait que perpétuer les équivoques et restreindre l’élasticité du gouvernement constitutionnel en Italie. Les hommes se seraient usés, et les affaires eussent été paralysées. M. Rattazzi l’a compris lui-même, et on lui doit cette justice, qu’il a cédé à un scrupule honorable en ne cherchant pas à fortifier son ministère par de nouvelles accessions. Pour remanier son cabinet, M. Rattazzi eût été forcé d’en éloigner M. Depretis, celui de ses collègues justement qui avait fait les plus grands sacrifices de popularité.

Le roi Victor-Emmanuel a montré dans cette crise ministérielle le tact d’un parfait souverain constitutionnel. Il a refusé de dissoudre le parlement et d’affronter une émotion publique, qui sans nécessité eût tout remis en question et tout livré au hasard. Il a essayé d’une solution conciliatrice qui aurait réuni M. Rattazzi aux chefs de la majorité ; mais il s’est vite aperçu qu’une tentative de ce genre n’avait pas de chances de succès, et il n’a pas insisté. Il s’est dès lors prêté de bonne grâce au jeu naturel des institutions représentatives, il a accepté le ministère que désignait la situation du parlement, il a secondé une combinaison qui assure l’avenir des institutions constitutionnelles en Italie.

Le ministère qui s’est formé sous la présidence de M. Farini est à nos yeux le meilleur que puisse produire l’Italie. Le génie de M. de Cavour manque sans doute, mais l’on peut dire que sa tradition et sa pensée vont revivre dans cette administration. Il en eût lui-même vivant choisi les membres. On se souvient que, dans ses derniers entretiens si pieusement recueillis par la comtesse Alfieri, il avait désigné le président du conseil, M. Farini, comme le dépositaire de son héritage politique. Il avait pris pour ses collaborateurs MM. Peruzzi et Minghetti. Le général della Rovere est un des officiers les plus capables de l’armée italienne. Nous avons eu plus d’une fois l’occasion de parler du nouveau ministre du commerce, M. Manna, également distingué comme économiste, comme administrateur et comme écrivain. Nous regrettons l’ancien ministre de l’instruction publique, M. Matteucci, dont l’intelligente activité a réalisé en peu de mois de si utiles réformes ; mais son successeur, M. Amari, porte un nom connu depuis longtemps de l’Europe érudite et littéraire. C’est un des premiers et des plus heureux caractères du ministère nouveau, que ses membres sont des esprits faits pour parler à l’esprit de l’Europe libérale, et rétablir entre le dehors et l’Italie ce grand courant intellectuel qu’avait su créer M. de Cavour. Au point de vue politique, les deux hommes dans ce cabinet qui excitent les plus grandes espérances sont MM. Peruzzi et Minghetti. M. Peruzzi a depuis plusieurs années donné des preuves d’une rare sagacité politique et d’une décision d’esprit plus rare encore. Il a pris le département de l’intérieur, qui, dans le sommeil forcé imposé à la politique étrangère, est le ministère le plus politique. M. Minghetti, intelligence élevée et ouverte, fécondée par de fortes études économiques, s’est chargé de la tâche la plus difficile, celle des finances. L’une des premières questions qu’il aura à résoudre est celle de l’emprunt. Nous croyons que, pour mener à bout cette opération, il sera bien servi par les circonstances, et que l’existence seule du cabinet actuel est faite pour relever les conditions du crédit italien. Si la France a retiré son aide à l’Italie dans la question de Rome, le public français n’en prêtera pas moins un concours très large aux opérations financières du gouvernement italien. Il y a en France pour les fonds italiens un penchant prononcé. C’est la continuation de notre alliance sous une nouvelle forme. Les moyens ne manqueront pas à M. Minghetti de placer un emprunt à des termes qui lui fassent honneur et qui profitent au crédit de son pays. Nous sommes sûrs qu’il étudiera ces moyens avec intelligence et qu’il les emploiera avec habileté.

L’échauffourée de Grèce est bien calmée. L’Angleterre, comme il fallait s’y attendre, après avoir recueilli le bénéfice moral des avances des Grecs, décline la couronne offerte au prince Alfred. Il semble maintenant que l’on compte sur l’accord des trois grandes puissances pour proposer aux Grecs comme roi le prince Ferdinand de Cobourg, l’ancien roi de Portugal. Quoi qu’il advienne de cette candidature, les Grecs n’auront point à regretter la flatterie spirituelle qu’ils viennent d’adresser à l’orgueil anglais. Les Grecs, conduits avec une véritable intelligence par ceux de leurs compatriotes qui se mêlent en Europe aux grandes affaires de finance et de commerce, ont le droit d’exiger que leur révolution leur rapporte quelque chose. Les chrétiens d’Orient songent à leur avenir et demandent des garanties. Ces garanties seront-elles morales ou matérielles, personnelles ou territoriales ? En faisant appel à l’Angleterre, ils semblaient vouloir se contenter des garanties morales et personnelles. En repoussant leurs offres trop enthousiastes, leur refusera-t-on tout ? Nous voudrions ne point le croire, et nous aimons mieux espérer que, si l’Angleterre présente aux Grecs le prince Ferdinand de Cobourg, elle joindra à ce roi, déjà veuf d’une couronne et invité à en prendre une autre, les Iles-Ioniennes, données à la Grèce en cadeau de noces.

Personne en politique n’est parfait, et il n’est pas d’institutions que l’on puisse vanter comme les meilleures institutions du meilleur des mondes possibles. Genève vient d’en faire l’expérience, même après le beau réveil de libéralisme et d’honnêteté qu’elle avait eu il y a quelque temps. La nouvelle constitution a été rejetée, mais par un si petit nombre de voix que la population semble s’être également partagée. Cette constitution, au dire même des radicaux des autres cantons, était la plus libérale qui se puisse imaginer : elle a été rejetée, parce qu’elle était l’œuvre des adversaires de M. Fazy, et qu’elle aurait eu pour conséquence le renouvellement de l’administration et la suppression de la maison de jeu. Pendant deux jours, des bandes avinées ont parcouru les rues en criant à tue-tête : « Les aristocrates à genoux ! » Le suffrage universel s’est exercé avec accompagnement de rixes sans nombre, de force coups de poing, même de quelques coups de couteau. C’est déplorable. Genève n’a pas seulement le suffrage universel ; elle a toutes les libertés, libertés de la presse, d’association, d’enseignement. À quoi doit-on imputer ces tristes désordres ? Faut-il accuser la liberté, dénoncer le suffrage universel ? Contentons-nous d’avouer l’infirmité de la nature humaine et de nous humilier en confessant le travers fatal qu’ont parfois les démocraties les plus libérales de tomber amoureuses des démagogues et, ce qui est pis encore, des dictateurs.


E. FORCADE.


LE FILS DE GIBOYER.

La nouvelle comédie de M. Émile Augier a ému comme un scandale la critique presque unanime, et nous ne pouvons, nous non plus, la laisser passer sans quelque protestation. Réglons d’abord sommairement, ce qui est facile, son compte littéraire. Mêmes qualités, mêmes défauts que dans les Effrontés : d’une part un excellent style de comédie, vif et souple, quelques scènes bien nourries et fortement conduites, des saillies et des traits qui portent coup ; d’autre part un ensemble médiocrement tissu, peu de relief dans les caractères, une monotonie d’immoralité dont aucune figure sympathique, dont aucun sentiment vraiment noble ou délicat ne nous soulage, je ne sais quoi de malsain qui s’exhale même des personnages qui veulent être honnêtes. À peu de chose près, voilà, selon nous, le bilan des mérites et des démérites de la conception et de l’exécution de cette pièce. Arrivons au scandale, qui touche à un autre ordre de choses.

M. Émile Augier a voulu faire une comédie politique, ou, comme il aime mieux dire, sociale. Quelque nom qu’on y mette, cela consiste à porter sur la scène les questions contemporaines toutes chaudes, à y grouper et à y promener les hommes du jour, les partis, les intérêts, les. passions, au moment même de leur effervescence au dehors. Personne qui n’ait vu derrière la toile transparente du théâtre le corps législatif, personne qui n’ait appliqué des noms connus à certains personnages montrés ou désignés, personne qui sous le débat fictif n’ait reconnu la question romaine. Donc légitimistes, orléanistes, républicains, socialistes, tous les anciens partis ont figuré là sous des types d’intrigans, d’hypocrites, de sceptiques ou d’imbéciles, qu’il a plu à M. Augier de leur attribuer.

Mais pendant qu’une partie du public, séduite sans doute par la saveur de cette liberté scénique si large et si imprévue, en goûtait le plaisir et en applaudissait le fruit, tous ceux qui demandent au talent autre chose que lui-même, et qui équilibrent l’esprit par le cœur, concevaient d’autres sollicitudes et se montraient soucieux de certaines considérations d’un ordre supérieur. Il leur a semblé qu’il manquait et à l’œuvre et à l’action de M. Augier quelques élémens vulgaires si l’on veut, mais essentiels : la justice, la courtoisie des armes, le respect des vaincus. Qui défend-on ici ? Qui attaque-t-on ? Est-ce que les représailles seront permises ? La belle chose de battre les désarmés, de courir à la rescousse des forts, et d’aller entre leurs jambes barbouiller le visage de gens terrassés ! Aristophane fustigeait le démagogue tout-puissant, Beaumarchais s’attaquait aux gens qui pouvaient l’envoyer à la Bastille, Laya blâmait les arrestations arbitraires et osait mettre en scène un aristocrate honnête homme quelques mois après les massacres de septembre. La comédie semble donc, jusqu’à ce jour, avoir eu, parmi des torts qui tiennent à sa nature, le mérite du courage généreux. Par quelle fatalité, sous quelle funeste influence l’auteur de Gabrielle se laisse-t-il entraîner à donner l’exemple contraire et à vaincre, sans péril des adversaires absens ? Mais ces réflexions terre à terre en suscitent d’autres plus hautes et plus littéraires en même temps que morales. Qu’est-ce que la comédie politique ? Quelle place occupe-t-elle dans l’histoire de l’art ? À quelles conditions a-t-elle été possible ? Pourquoi et comment a-t-elle cessé ? Peut-elle renaître ? Belles et importantes questions, trop vastes pour ces quelques pages, mais que nous ne perdrons pas de vue en parlant du Fils de Giboyer, puisque cette comédie nous y oblige en quelque sorte par le bruit qui se fait autour d’elle.

M. Augier a-t-il apporté dans la comédie politique deux des qualités qui l’ont élevée si haut dans l’antiquité, la puissante impartialité du philosophe ou l’ardente conviction du citoyen ? Il faut éloigner ces grands souvenirs. Ce qui frappe dans la pièce nouvelle, c’est une gaîté tour à tour provoquante et communicative, qui est le signe d’un esprit abandonné à l’humeur du moment plutôt que réglé et fortifié par des influences supérieures. On ne saurait contester que cet esprit ne frappe juste quelquefois. Parmi tant de traits lancés d’une main si prompte, il en est qui atteignent le but, et quiconque a cru pouvoir se servir de l’injure comme d’une arme courtoise aurait mauvaise grâce à se plaindre des railleries qui, par la bouche de Giboyer, frappent Déodat. Nous n’avons aucun goût pour le parti rétrograde que personnifie M. d’Outreville, et qui sert de point de mire aux attaques de M. Augier. Ce qui nous inquiète néanmoins et même nous afflige, c’est de voir une gaîté de mauvais aloi intervenir si souvent là où le tact et le goût feraient bien mieux l’affaire. L’esprit ne manque pas, à coup sûr, dans ces saillies militantes où se complaît l’auteur ; mais, faute d’être dirigé, il se dépense en pure perte.

Et puis ce n’est pas seulement au poète que la comédie politique ou sociale, comme on voudra l’appeler, impose des devoirs sévères. Elle-même ne nous intéresse que dans une certaine mesure, et avant tout il faut qu’elle s’offre à nous avec les grandeurs et les faiblesses, les excès dans le bien comme dans le mal, dans le tragique comme dans le bouffon, qui en forment le caractère distinctif dans les pays libres. Si cette large et sympathique physionomie lui manque, où seront les sources de l’émotion ? où seront les mobiles du rire ? Voilà, dans la pièce de M. Augier, quelques figures amusantes, quoique marquées d’une triste monotonie dans l’immoralité. C’est d’abord un gentilhomme occupé de petites intrigues dont il est le premier à sourire ; c’est un bourgeois ridicule devenu député, et derrière lui tout un grand parti qui s’agite, ou plutôt toute la coalition des vieux partis (c’est le terme à la mode), pour lui composer un discours qu’on fera plus tard réciter par un protestant ! Voilà aussi une baronne allemande menant de front la dévotion et la politique, transformant son salon en oratoire. Voilà surtout le grand pamphlétaire Giboyer vendant sa plume au plus offrant, et avouant avec cynisme que les pages sorties de cette plume vénale sont un ramas de sophismes et de vaincs déclamations. Ces types feront rire par instans, mais sont-ils vraiment comiques, et l’auteur n’a-t-il pas compris lui-même ce qui leur manquait ? Car en définitive sa comédie, il faut moins la chercher dans les caractères que dans les mots et les tirades. Les mots se succèdent en effet, quelques-uns vifs et lestes, la plupart provoquans et tapageurs. Quant à la tirade, elle fait son apparition au quatrième acte, et c’est dans la bouche de l’honnête Giboyer qu’est placé un pompeux assemblage de lieux-communs sur l’avenir de la démocratie et sur la chouannerie des salons. Comment nous intéresser cependant à la vie politique, quand nous ne la retrouvons nulle part dans ses conditions véritables ? Ne sait-on pas d’avance que le discours de M. Maréchal aura le sort de tant d’autres élucubrations du même genre ? Ne suit-on pas avec tristesse plutôt qu’avec gaîté les efforts de ces chouans de salon pour conserver la part d’influence publique qui leur échappe ? En vérité, si la comédie de M. Augier n’avait d’autre élément de succès qu’un pareil spectacle, elle s’effacerait bientôt de notre mémoire. À côté de la partie satirique cependant il y a aussi le drame. L’amour timide du fils de Giboyer pour Mlle Maréchal et l’attitude de la jeune fille, d’abord superbe, puis émue et désarmée, ont inspiré au poète quelques scènes qui ne manquent pas de charme, et le développement de cet amour combattu, puis heureux, n’a rien qui blesse la vérité humaine. On n’en saurait dire autant de l’attitude du fils de Giboyer vis-à-vis de son père, dont il connaît le métier abject. L’auteur pèche ici comme ailleurs par un excès de verve, et, loin d’adoucir une situation pénible, — le contraste du mépris et du respect filial, — il lui donne un relief qui laisse la conscience du spectateur plutôt froissée que satisfaite.

Telles sont quelques-unes des objections qu’éveille la comédie de M. Augier, et malgré tant de provocations au rire, l’impression qu’on rapporte de cette comédie est voisine de la tristesse. Combien de qualités aimables compromises par une verve intempérante ! Et avec quelle étrange insouciance se joue le poète dans cette atmosphère malsaine où l’enjouement est si peu de mise ! Mais à côté des questions d’ordre moral et littéraire que soulève cette pièce, il en est une autre que nous ne pouvons passer sous silence : nous voulons parler du lieu même où elle a été représentée. Il y a des théâtres où certaines questions de morale, de goût, de bienséance, si l’on veut, nous paraissent appeler une sollicitude particulière. Ces tirades où ce qui reste d’une société libérale et polie est si lestement traité n’auraient-elles pas dû retentir partout ailleurs qu’à la Comédie-Française ? Nous sommes pour la liberté au théâtre, et nous ne saurions nous plaindre que la comédie de M. Augier se soit produite devant le public ; mais plus la cause de la liberté nous paraît respectable, plus grands aussi nous paraissent les devoirs de ceux qui ont à en concilier l’exercice avec le sentiment des convenances sociales. À ce point de vue, nous comprenons les traditions de bon goût qui ont-pu un moment faire hésiter le ministre d’état avant d’autoriser la représentation du Fils de Giboyer. Ce que nous regrettons, c’est que l’administrateur du Théâtre-Français, son subordonné, n’ait point montré le même tact. Quelques avis, quelques conseils intelligens n’auraient-ils pas suffi pour éclairer l’auteur, lui signaler quelques écueils et l’en détourner ? Il est plus aisé sans doute de disserter mollement sur les classiques ou d’improviser des feuilletons de littérature légère que de donner des leçons de goût et de parler comme Alceste quand on est tout prêt à faire le sonnet d’Oronte, si on ne l’a déjà écrit ! Quoi qu’il en soit, l’épreuve est faite maintenant, et il est à souhaiter que M. Augier en comprenne la signification.


V, DE MARS.



ESSAIS ET NOTICES.

LA VIGNE.
Culture de la Vigne et Vinification, par M. le docteur Jules Guyot[1].

Il a paru l’année dernière, sous ce titre, un volume bientôt parvenu à sa seconde édition, et qui est aujourd’hui entre les mains de presque tous nos viticulteurs. Ce livre aura donné une puissante impulsion ; il contient une foule de conseils pratiques, exprimés dans un style vif et plein de verve. Il se divise en deux parties, l’une consacrée à la culture de la vigne et l’autre a la fabrication du vin. Les procédés indiqués dans l’une et dans l’autre n’ont pas encore conquis l’adhésion universelle ; mais le plus grand nombre des praticiens s’est déjà prononcé favorablement, et dans tous les cas la discussion soulevée ne peut que contribuer au progrès de l’une des branches les plus importantes de la production nationale. Pour apprécier convenablement les prescriptions de M. Jules Guyot sur la taille de la vigne, le provignage, le pinçage, le palissage, et sur les moindres détails de la vinification, il faudrait être vigneron ; aussi n’aurais-je rien à dire de son livre, s’il ne s’y trouvait une partie économique qui me paraît appeler l’examen par les fausses idées qu’elle peut donner.

M. le docteur Guyot est passionné pour la culture de la vigne. Je ne veux pas lui en faire un reproche ; mais il va un peu loin dans son enthousiasme. Sans doute la culture de la vigne peut et doit se développer chez nous, mais non dans les proportions qu’il lui assigne. On en jugera par la phrase suivante de sa conclusion : « Avec les voies de communication actuelles, nos bons vins d’ordinaire peuvent être consommés dans l’univers entier, et dans vingt ans d’ici huit millions d’hectares de vignes ajoutés aux deux millions d’hectares qui existent déjà en France ne feront pas descendre ces vins au-dessous de 50 francs l’hectolitre, prix qui assure aux planteurs de notre fortuné pays un présent et un avenir magnifiques. « 

Que la France ait un jour 10 millions d’hectares de vignes, ce n’est pas matériellement impossible, puisqu’elle renferme un pareil nombre d’hectares susceptibles d’être plantés, en réduisant d’autant l’étendue des autres cultures ; mais à coup sûr, ce ne sera ni dans vingt ans ni même dans cent. À raison de 10,000 hectares de plantations nouvelles par an, ce qui est la moyenne depuis 1789, il faut un siècle pour 1 million d’hectares, et par conséquent huit siècles pour les 8 millions qui nous manquent, au calcul de M. Jules Guyot. En ne comptant que 2,000 francs de frais par nouvel hectare de vigne, et on va voir qu’il en faut bien davantage avec son système, c’est un total de 20 millions par an qu’exige la création de 10,000 hectares. Il ne paraît pas qu’au milieu des autres travaux qui absorbent ses épargnes, la France puisse consacrer beaucoup plus à cette destination.

M. Jules Guyot se fait une illusion plus grande encore, si c’est possible, quand il suppose qu’avec ses 10 millions d’hectares de vignes, et même beaucoup moins, le bon vin d’ordinaire pourrait rester à 50 francs l’hectolitre. La consommation de la France s’est naturellement bornée jusqu’ici à 1 hectolitre par tête ; admettons qu’elle puisse doubler, c’est beaucoup ; elle ne doublera certainement pas à ce prix. Deux hectolitres par tête, c’est 8 hectolitres pour une famille de quatre personnes ; 8 hectolitres à 50 francs, c’est une somme annuelle de 400 francs rien que pour le vin, et, en comptant les frais de transport et d’impôt, 500 francs. Or il y a et il y aura toujours, aussi loin du moins que nos regards peuvent porter dans l’horizon de l’avenir, bien peu de familles en France qui puissent consacrer 500 francs par an à leur boisson. C’est tout au plus si, dans l’état actuel de ses ressources, le plus grand nombre peut y consacrer le dixième de cette somme.

Même au prix moyen actuel, qui n’est pas de 50 francs, mais de 20 ou 25, la moitié des Français ne peut pas boire de vin à l’ordinaire, et c’est ainsi que se remplit le déficit amené par l’oïdium dans la production. La grande consommation ne reprendra son cours qu’autant que le prix des vins communs sera ramené à son ancien taux ; ce temps reviendra, non-seulement quand nous aurons planté de nouvelles vignes, mais quand nous aurons suffisamment amélioré la culture des vignes existantes pour arrêter les ravages de l’oïdium. Le prix de 50 francs l’hectolitre n’est et ne peut être qu’un prix d’exception, payé par les classes aisées, c’est-à-dire par le dixième au plus des consommateurs ; pour les neuf autres dixièmes, il faut que le prix du vin n’excède pas de 10 à 20 centimes le litre, tous frais compris.

Il est vrai que M. Guyot compte beaucoup sur l’exportation pour écouler son océan vineux ; mais ce n’est pas l’exportation actuelle qui l’en débarrassera. Même dans les années où le vin était au meilleur marché, c’est-à-dire après les grandes récoltes de 1848 et 1850, l’exportation annuelle n’a pas dépassé 2 millions d’hectolitres, et depuis que le prix du vin a monté, elle a baissé naturellement, jusqu’à tomber en 1857 au-dessous d’un million d’hectolitres. Cette exportation a repris son essor ascensionnel, elle va s’accroître, je l’espère aussi, mais à la condition que le prix des vins rentrera dans des limites plus accessibles, et dans tous les cas il faudra beaucoup de temps pour que l’effet devienne apparent. Qu’est-ce qu’une exportation annuelle de 2 millions d’hectolitres ? À peine le vingtième de la production normale et le deux-centième de la production qu’espère M. Jules Guyot, puisqu’elle ne doit pas s’élever à moins de 400 millions d’hectolitres

Si M. le docteur Guyot s’exagère les produits, il ne ménage pas non plus les dépenses. Voici comment il évalue les frais de création d’un vignoble de 100 hectares :


Plantation et entretien des vignes pendant sept ans 600,000 fr.
Caves, celliers, pressoirs, etc. 200,000
Habitation du maître et des vignerons 140,000
Total 1,000,000 fr.

ou 10,000 francs par hectare.

Voici maintenant les revenus :


4,000 hectolitres de vins à 50 francs 200,000 fr.
A déduire pour frais de culture 100,000
Produit net 100,000 fr.

soit 1,000 francs par hectare ou 10 pour 100 du capital engagé.

Tout ce calcul repose sur la quantité et le prix des produits ; si la production tombe au-dessous de 40 hectolitres à l’hectare et le prix au-dessous de 50 francs, le bénéfice disparaît et se change en perte. Or il est bien difficile, sinon impossible, de pouvoir affirmer d’avance, à moins qu’on n’opère sur un terrain parfaitement connu, que ces deux conditions seront remplies. Les entreprises de ce genre seront donc très rares, et les espérances de M. Guyot, qui compte transformer ainsi tous les terrains pauvres et délaissés, à peu près comme ce personnage de Molière qui voulait mettre toutes les côtes de France en ports de mer, ne se réaliseront pas. Son calcul eût été d’une application plus générale, s’il avait réduit de moitié ou des trois quarts les frais d’établissement et de culture. Le pouvait-il ? Je le crois, car il y a certainement en France bien des vignes qui ne coûtent pas tant et qui rapportent de bons revenus. Est-il possible de créer de nouveaux vignobles qui, en vendant leurs produits de 10 à 20 francs l’hectolitre, puissent donner des bénéfices rémunérateurs ? Voilà la véritable question de l’avenir, celle que j’aurais voulu voir traiter par M, Guyot avec sa supériorité de praticien. Les frais dont il parle sont atteints dans les plus grands crus, dans le Médoc par exemple ; mais ceux-là vendent leurs vins plus de 100 francs l’hectolitre, et ce n’est pas dans ces conditions que la culture de la vigne peut beaucoup s’étendre.

J’admire sans doute la belle culture qui produit le vin du riche, mais j’estime encore plus la culture moyenne qui peut produire abondamment le vin du pauvre ; l’une est nécessairement resserrée dans des bornes étroites, l’autre peut s’étendre à l’infini. C’est celle-là que M. Jules Guyot doit préférer aussi, car il ne tarit pas sur les avantages hygiéniques du vin. Plus cette boisson répare les forces et entretient la santé du travailleur, plus il est désirable qu’on puisse la donner à bon marché. Le vin à bon marché, c’est le meilleur remède au fléau de l’ivrognerie qui fait tant de victimes dans le nord de la France et de l’Europe ; les pays méridionaux, où, avant l’oïdium et les chemins de fer, le prix du vin descendait si bas, étaient tous affranchis de ce vice dégradant et meurtrier. C’est qu’en effet quand l’ouvrier a pu prendre sous cette forme la quantité de spiritueux nécessaire pour le soutenir et le fortifier, il est moins porté à la demander aux boissons corrosives qui le tuent en l’enivrant.

On évaluait jusqu’ici la moyenne des produits de nos vignes à 20 hectolitres par hectare ; les unes sans doute produisaient plus, mais les autres moins, et le plus grand nombre se rapprochait beaucoup de cette moyenne. S’il est possible de doubler ce produit moyen et de le porter à 40 hectolitres sans élever à l’excès les frais de culture et en améliorant la qualité des vins communs, c’est un pas immense qui doit suffire à l’ambition de M. Guyot. Nos deux millions d’hectares de vignes produiraient alors 80 millions d’hectolitres, et même en supposant que l’exportation vînt à décupler par suite des nouveaux traités de commerce[2], la consommation aurait quelque peine à suivre ce progrès de la production.

Ce qui a trompé M. le docteur Guyot comme bien d’autres, c’est le haut prix du vin depuis quelque temps ; mais ce prix tient à un déficit notable dans la production. En divisant les quinze dernières années en trois périodes quinquennales, voici quelle a été la production du vin d’après les relevés de l’administration des contributions indirectes :

Première période.


1847 45,300,000 hectolitres.
1848 51,600,000 —
1849 35,600,000 —
1850 44,700,000 —
1851 39,400,000 —
Moyenne 43,000,000 d’hectolitres.
Seconde période.


1852 28,500,000 hectolitres.
1853 22,700,000 —
1854 10,800,000 —
1855 15,200,000 —
1856 21,300,000 —
Moyenne 20,000,000 d’hectolitres.
Troisième période.


1857 35,400,000 hectolitres.
1858 45,800,000 —
1859 29,800,000 —
1860 29,700,000 —
1861 29,800,000 —
Moyenne 34,000,000 d’hectolitres.

Il résulte de ces chiffres que la production du vin, qui atteignait en moyenne 43 millions d’hectolitres dans la première période, a fléchi de plus de moitié dans la seconde, et ne s’est pas tout à fait relevée dans la troisième ; le maximum a été obtenu en 1848, 51,620,000 hectolitres, et le minimum en 1854, 10,790,000 ; l’un de ces deux chiffres est le cinquième de l’autre : à quoi il faut ajouter des intermittences non moins marquées dans la qualité ; telle année produit des vins généralement bons, telle autre au contraire des vins généralement mauvais, qui se gâtent facilement. L’année 1860 et un peu aussi 1861 sont dans ce dernier cas.

Voilà la cause regrettable de cette faveur qui s’attache aujourd’hui à la culture de la vigne après les doléances que nous avons entendues dans d’autres temps de la part des producteurs qui se plaignaient de ne pouvoir faire leurs frais. La consommation a dû se réduire de plus d’un quart, et ce qui contribue surtout à soutenir les prix, c’est que les réserves manquent ; toute la récolte s’épuise à mesure qu’elle se produit. Autrefois on transformait annuellement en eau-de-vie de huit à dix millions d’hectolitres de vin, qui ne valaient pas plus de 5 francs l’hectolitre ; aujourd’hui cette fabrication a fort diminué, et les distillateurs de betteraves en ont profité ; mais gare le moment où la production sera venue pendant plusieurs années, non pas aux 400 millions d’hectolitres de M. Guyot, mais aux 40 ou 50 millions d’hectolitres d’avant 1852 ! Déjà les distillateurs de betteraves commencent à se plaindre, parce que la mauvaise qualité des vins de ces deux dernières années a un peu réveillé la distillation.

Quand on entre dans le détail de la production par département, ou trouve que la récolte a diminué de plus de moitié, depuis dix ans, dans la partie septentrionale de la France. La Bourgogne seule a peu perdu ; les vignobles de la Lorraine et de la Champagne, ceux des bords de la Loire et ceux de la Saintonge, si productifs jusqu’ici, ont été rudement éprouvés. Dans la moitié méridionale du territoire, il y a eu perte aussi, mais moins forte ; on peut évaluer à un quart environ le déficit moyen de récolte dans la Gironde, le Gers, la Haute-Garonne, etc. D’autres départemens sont restés à peu près stationnaires, comme le Gard, le Var, Vaucluse. Deux ont doublé leur production, l’Hérault et l’Aude, comme on peut s’en convaincre par les chiffres suivans, empruntés encore à l’administration des contributions indirectes :


1850 1861
Hérault 2,934,000 hectolitres 5,766,000 hectolitres.
Aude 657,000 — 1,313,000 —
3,591,000 hectolitres. 7,079,000 hectolitres.

Dans le désastre universel de la production vinicole, ces deux départemens présentent l’exception la plus brillante. L’Hérault surtout, qui occupait le troisième rang parmi nos départemens producteurs, est passé brusquement au premier, laissant derrière lui la Gironde et la Charente-Inférieure, qui le dépassaient autrefois. L’extension des chemins de fer a permis aux vins de l’Hérault de venir combler, du moins en partie, le déficit des autres vignobles, et le prix en a doublé comme la quantité, de telle sorte que cet heureux département a vu quadrupler en peu d’années le revenu qu’il retirait de ses vins. On ne peut pas y évaluer aujourd’hui à moins de 100 millions la valeur annuelle de la récolte, tandis qu’elle ne dépassait pas 25 millions il y a dix ans.

En 1850, les vignes couvraient le tiers environ de la superficie cultivable de l’Hérault ; aujourd’hui elles s’étendent sur la moitié ; dans dix ans, si le mouvement se soutient, elles auront envahi les deux tiers ; il ne restera en terres arables et en prairies que les parties montagneuses des arrondissemens de Lodève et de Saint-Pons.

L’arrondissement de Béziers en particulier, qui avait déjà 50,000 hectares de vignes, en aura bientôt près de 100,000. C’est dès aujourd’hui le plus grand vignoble de France. Les arrondissemens de Bordeaux, d’Angoulême et de Nîmes, qui viennent après, en ont à peine la moitié. Quand on traverse cet arrondissement, on ne voit autour de soi que des pampres ; les vignes descendent jusqu’au bord des rivières et gravissent les pentes les plus escarpées ; toutes les autres cultures reculent et disparaissent. De la cathédrale de Béziers, la vue embrasse une vaste plaine, bordée par les Cévennes, qui est maintenant un des plus riches comme un des plus beaux pays de l’Europe ; l’éclatante verdure des vignes la couvre tout entière, et une fraîche rivière des montagnes, l’Orb, l’arrose de ses eaux transparentes, sous un soleil ardent. Le chemin de fer de Béziers à Graissessac, qui n’a eu jusqu’ici que des mésaventures, mais qui prendra une tout autre importance quand il sera prolongé sur le centre de la France, perce un groupe de petites montagnes où s’étagent les mille terrasses de la culture cananéenne ; il n’y a rien de plus frappant en Italie, et le versant méridional des Cévennes n’a rien à envier aux Apennins.

Telle est la puissante végétation de la vigne sur ce sol et sous ce climat, que, quand toutes les circonstances se rencontrent, terrain fertile, cépage productif, bonne culture, année favorable, la récolte en vin peut atteindre 300 et même 400 hectolitres à l’hectare ; ces résultats, qui sembleraient fabuleux s’ils n’avaient pour eux la notoriété publique, ne peuvent être que des exceptions ; la moyenne est de 40 hectolitres à l’hectare, ou le double environ de la production moyenne de la France. Le cépage le plus productif s’appelle l’aramon ; on en dit des merveilles, qu’il justifie par l’aspect luxuriant de sa végétation. Il craint beaucoup les gelées de printemps à cause de son extrême précocité, et ne peut par conséquent se répandre hors des pays très méridionaux.

Presque tous les capitaux produits par ces bénéfices inespérés ont passé en améliorations. La plantation des nouvelles vignes en a absorbé une partie ; une autre, et ce n’est pas la moins importante’, a servi à perfectionner les instrumens de vinification. Les vins de l’Hérault, destinés pour la plupart à la chaudière et n’atteignant qu’un très faible prix, étaient faits avec une extrême négligence. Rien n’était préparé pour les garder ; on les laissait le plus souvent dans les cuves ou dans de simples réservoirs en maçonnerie jusqu’au moment de la vente ; on les enfermait dans de vieilles futailles. Aujourd’hui on voit partout des foudres neufs et des barriques neuves ; le chemin de fer du Midi transporte des quantités énormes de bois de tonnellerie qui viennent en grande partie de l’étranger ; les taillis de châtaigniers qui couvrent les montagnes sont exploités pour cercles ; de vastes chais se construisent pour recevoir les excédans de récoltes qu’il serait avantageux de conserver.

On n’a vu peut-être nulle part un plus grand exemple des avantages économiques de la division du travail. Partout où la vigne ne forme qu’une culture secondaire, les propriétaires surpris, par l’oïdium n’ont opposé au fléau qu’une résistance molle et incertaine ; ici au contraire, comme il fallait vaincre ou périr, on a tenu tête avec énergie et on a triomphé. Le climat y prête un grand secours ; les vignes de l’Hérault sont moins que d’autres exposées à des pluies d’été qui lavent les parties soufrées et diminuent l’efficacité du remède ; grâce à cette propriété du climat et aux nouveaux débouchés qui s’ouvraient de tous côtés, on a pu faire des avances qu’encourageait une rémunération immédiate. La culture de la vigne et la fabrication du vin sont à peu près l’unique objet de la préoccupation universelle d’un bout à l’autre du département. Dès qu’une expérience, si petite qu’elle soit, s’essaie sur un point, tout le monde en est averti et la suit de l’œil. Un journal spécial, le Messager agricole du Midi, a été fondé sous les auspices de la Société d’agriculture de Montpellier et de son habile secrétaire, M. Mares, et rien de ce qui peut intéresser la viticulture ne passe inaperçu.

Nul doute que le département de l’Hérault ne puisse accroître encore sa production, la doubler peut-être ; mais il doit surmonter, pour en venir là, bien des difficultés, La terre s’épuise aussi à la longue en portant des vignes, et il y a des bornes à l’étendue plantée comme au produit obtenu. La disparition des autres cultures rend la production des engrais rare et difficile ; il faut en faire venir du dehors à des prix de plus en plus élevés[3]. La main-d’œuvre a déjà doublé, et promet de monter encore ; les vendanges surtout, qui exigent à la fois un nombre extraordinaire de bras, deviennent un problème de plus en plus embarrassant malgré les bandes d’ouvriers nomades qui descendent, au moment utile, des Cévennes et des Pyrénées. L’emploi des machines, qui simplifie la question pour les céréales et les fourrages, a été jusqu’ici impossible dans les vignes, et on ne comprend pas comment on pourra jamais l’introduire. Tant que les prix resteront ce qu’ils sont, ces obstacles seront vaincus sans trop de peine ; mais quand les prix auront baissé, la production rencontrera sa limite.

Il peut très bien arriver d’ailleurs, et il arrivera probablement, que cet accroissement de la culture de la vigne dans l’Hérault coïncide avec une diminution quelconque sur d’autres points. Il n’y a pas si longtemps que, dans l’Hérault même, on arrachait des vignes : lors de la grande crise de 1854, des vignobles entiers avaient disparu. Soixante-quinze de nos départemens cultivent la vigne, mais les trois quarts de la production se concentrent en réalité dans une trentaine, et il se pourrait bien que, sous l’action des nouveaux moyens de communication, elle se concentrât encore. Il y a quinze ans, le prix moyen des vins dans la zone septentrionale était de 15 fr. l’hectolitre, tandis qu’il n’était que de 10 fr. dans la zone méridionale, faute de débouchés. Suivant toute apparence, cette proportion va changer, et ce qui constitue un prix rémunérateur pour les uns peut très bien n’être qu’un prix désastreux pour les autres. M. le docteur Guyot fera donc bien de renoncer à ses 8 millions d’hectares de nouvelles vignes ; la vérité a des proportions plus modestes. Je ne voudrais pas cependant que cette remarque critique, qui ne porte que sur un point, trompât sur la véritable valeur de son livre. Pour tout le reste, il est excellent. J’entends parler surtout d’un procédé de taille et de palissage qui obtient les meilleurs suffrages. Une amélioration plus douteuse est celle des paillassons pour préserver les vignes de la gelée, précaution utile sans doute, mais qui exige de tels frais que les vins les plus précieux peuvent difficilement la payer. Ce qui a lieu d’étonner, c’est que l’auteur consacre à peine quelques lignes au procédé du soufrage, qui est pourtant la cause unique de la richesse extraordinaire de l’Hérault et de tous les pays qui l’ont largement pratiqué ; on dirait qu’il ne peut pas se résigner à croire à la maladie de la vigne. D’après les meilleurs témoignages, le soufre ne guérit pas seulement l’oïdium, il donne encore à la végétation de la vigne une vigueur extraordinaire et augmente son rendement.

Indépendamment des procédés techniques de culture et de vinification, deux leçons principales résultent de cette étude pratique : la première est l’importance du cépage. On a jusqu’ici, dit M. le docteur Guyot, attaché plus d’importance au cru qu’au cépage ; c’est l’inverse qui est le vrai. Plantez un mauvais cépage dans un bon cru, vous aurez un mauvais vin ; plantez un bon cépage dans un mauvais cru, vous aurez un vin meilleur. Il n’y a pas, à proprement parler, de mauvais crus, en ce sens que la vigne vient sur tous les terrains, pourvu qu’ils ne soient pas trop humides, et sur tous elle peut donner d’excellens produits quand elle reçoit les soins nécessaires. Les sols crayeux sont ceux qui paraissent le plus lui convenir ; les vignobles de Champagne, ceux de Touraine et de Saintonge sont sur la craie ; mais en même temps ceux de l’Ermitage poussent sur le granit, ceux du Médoc sur un sable quartzeux, ceux de la Côte-d’Or sur des marnes, ceux de l’Anjou sur des schistes, etc.

Il me semble seulement que M. le docteur Guyot passe un peu trop vite sur une autre question, celle du climat. Si tous les terrains conviennent à la vigne, il n’en est pas de même de tous les climats. Ne se laisse-t-il pas aussi entraîner par son imagination quand il conseille exclusivement l’emploi des plus fins cépages ? Si la quantité peut se concilier avec la qualité, tout est pour le mieux ; mais s’il est vrai, comme l’affirment les vignerons, que les plus fins cépages ne donnent qu’un faible produit, n’est-il pas à propos d’y mêler hors des grands crus des cépages plus grossiers, mais plus abondans, qui permettent de vendre à meilleur marché ? Tous les édits des ducs de Bourgogne n’ont pu empêcher l’infâme gamay, comme ils l’appelaient, de se répandre dans leurs vignes, et les plus grandes espérances de nos vignobles méridionaux reposent sur l’aramon.

Le second enseignement est relatif au mode d’exploitation. M. le docteur Guyot recommande la culture à moitié fruit. C’est dans les vignes du Beaujolais, qui figurent parmi les plus prospères, qu’il a trouvé le principal exemple de ce mode de culture. Un vigneronnage moyen se compose, en Beaujolais, de 4 hectares de vignes, de 2 à 4 hectares de prairies et de 2 à 4 hectares de terres arables, en tout de 8 à 12 hectares. Cette étendue de terre occupe et nourrit une famille de huit ou dix personnes, y compris les domestiques. M. le docteur Guyot estime les produits à 50 hectolitres de vin par hectare, au prix moyen de 30 à 40 francs, ou de 6,000 à 8,000 francs en tout à partager entre le métayer et le propriétaire. Je crois ces chiffres exagérés pour une moyenne, même en Beaujolais ; en les réduisant d’un tiers, on trouve encore de 2,000 à 3,000 francs par an pour chacune des deux parts, sans compter les petits profits qu’on retire des prairies et des terres arables, en sus du fumier pour les vignes. C’est là un très beau résultat, et qu’il serait fort désirable de voir multiplier partout où les mêmes conditions peuvent se reproduire. Une partie de nos vignes est déjà le domaine de la petite propriété, et ce n’est pas la moins bien cultivée et la moins productive. Cette culture est une de celles qui occupent le plus de bras et qui peuvent le mieux les rémunérer, quand elle réussit ; on voit dans l’Hérault les ouvriers se payer 1 franc l’heure de travail, car on y travaille souvent à l’heure.

Au moment où M. le docteur Guyot préconisait, d’après l’exemple du Beaujolais, le métayage appliqué à la culture de la vigne, un secours inattendu est venu confirmer son opinion. M. de Guimps, président de la société d’agriculture de la Suisse romande, a écrit au Journal d’Agriculture pratique pour lui signaler les produits extraordinaires obtenus des vignes de Lavaux, dans le canton de Vaud, par le même système de culture. Un hectare de vigne appartenant à M. de Guimps, et situé sur les bords du lac de Genève, rapporte tous les ans 120 hectolitres de vin. À 25 francs l’hectolitre, prix moyen des années antérieures à 1853, c’était déjà un revenu brut de 3,000 francs à partager entre le vigneron et le propriétaire ; mais le prix moyen ayant doublé depuis dix ans, ce revenu est aujourd’hui de 6,000 francs. 6,000 francs pour un seul hectare ! Il y a peu d’exemples d’un pareil produit, et le vigneron est absolument le maître. « Il soigne la vigne comme il l’entend, dit M. de Guimps, fume quand cela lui convient, achète son fumier où il veut, quand il veut, et le prix qu’il lui plaît ; il fait la récolte sans avertissement et sans que personne ait jamais songé à vérifier les quantités récoltées ; il paie les impôts, il vend le vin à qui bon lui semble, et au prix qui lui paraît être le bon ; puis il règle lui-même et il apporte ou envoie l’argent, sans que jamais on ait été obligé de le lui réclamer. Il suffit au propriétaire de savoir que ses vignes sont en parfait état, que les rendemens sont énormes, et que le vigneron s’enrichit. »

Ces faits sont authentiques ; ils vont ajouter un attrait de plus au voyage du lac de Genève. En allant de Lausanne à Vevay, on était peut-être importuné de l’aspect monotone de ces vignes qui s’étagent au bord du lac. On les regardera d’un autre œil quand on saura qu’elles enrichissent à ce point ceux qui les cultivent. En face du magnifique spectacle de cette nature si grande et si belle, l’industrie humaine ne fait pas trop mauvaise figure. On attribue l’origine de ces vignes à des protestans français du Bas-Languedoc, chassés de France par la révocation de l’édit de Nantes. « L’arpent de terre, dit l’historien Lémontey, qu’on achetait couramment 3 francs avant leur arrivée, vaut aujourd’hui 10,000 francs, » et cette valeur a plus que doublé depuis Lémontey.


L. DE LAVERGNE.


LA CHANSON D’ANTIOCHE.[4]

Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les pages de M. Vitet sur la Chanson de Roland, et les traductions si habiles, si heureuses qui relevaient encore le prix de cette étude excellente. À propos d’une version du vieux poème tentée par M. Génin, version ingénieuse, mais trop archaïque, et que l’on eût pu attribuer par instans à une plume du XVIe siècle, M. Vitet avait repris ce travail pour son propre compte, et, sans affectation, sans archaïsme, il avait donné dans la langue la plus souple une reproduction singulièrement expressive du modèle. Le traducteur n’avait point renoncé à l’idiome de nos jours, et pourtant c’était bien le poète de Roland qui nous parlait. Cet exemple méritait d’être suivi. N’y a-t-il pas dans notre vieille littérature nationale bien des poèmes, bien des chansons de geste, qui seraient dignes de reparaître à la lumière ? Que de nobles œuvres déjà retrouvées, commentées, expliquées, qui ne sont pas sorties du domaine de l’érudition ! Combien de richesses qui font la joie de nos savans, et dont le public ne se doute pas ! L’Allemagne nous a devancés dans cette voie : en même temps que les Grimm, les Lachmann, les Moritz Haupt, les Emmanuel Becker, publient et commentent les vieux textes poétiques du moyen âge, d’habiles écrivains, M. Charles Simrock en tête, s’appliquent à reproduire fidèlement dans la langue du XIXe siècle les grandes épopées du XIIIe. Un Allemand, sans être un érudit, peut lire les Niebelungen, Gudrun, le Livre des Héros, puis le Tristan et Yseult de Gottfried de Strasbourg, ou le Parceval de Wolfram d’Eschenbach. Mme la marquise de Sainte-Aulaire a voulu que nous pussions lire de même une de nos plus intéressantes chansons de geste, une de nos plus belles chroniques des croisades.

— Écoutez, dit le vieux poète, notre seigneur Jésus est sur la croix, et le bon larron, nommé Dimas, lui demande pourquoi il ne se venge point. — « Quand notre sire l’entendit, il se tourna vers lui : — Ami, dit-il, le peuple qui doit me venger avec des épieux acérés n’est pas encore né. Il viendra détruire les païens incrédules qui ont toujours repoussé ma loi. La sainte chrétienté sera exaucée, ma terre conquise, mon pays délivré. D’aujourd’hui en mille ans, ce peuple sera baptisé, enrôlé, et le saint-sépulcre repris et adoré. Ils me serviront comme si je les avais engendrés. Ils seront tous mes fils. Je serai leur avocat. Au paradis céleste, ils auront leur héritage. »

C’est une grande image assurément que celle de Jésus-Christ évoquant du haut de la croix, et douze siècles à l’avance, les libérateurs de l’Orient : la suite du poème répond à ce magnifique début. C’est tantôt une chronique, tantôt une épopée, car deux poètes très différens y ont mis la main, et cette double inspiration y est aisément reconnaissable. Richard le Pèlerin était un des trouvères qui accompagnaient les croisés ; il écrivait sa chronique au milieu des batailles, et une émotion guerrière anime ses vers incultes. Cent ans après, un poète plus cultivé, Graindor de Douai, reprend l’œuvre de son devancier, la rajeunit, la perfectionne pour des lecteurs plus délicats, et c’est ainsi que ce vivant tableau des primitives croisades est aussi un témoignage très curieux des transformations de la langue, de Godefroy de Bouillon à Philippe-Auguste.

Le sujet traité par nos deux trouvères est le début de la première croisade, c’est-à-dire le désastre de l’expédition populaire de Pierre l’Ermite et l’éclatante revanche de la chevalerie française sous les murs de Nicée et d’Antioche. Pierre l’Ermite était un grand orateur du Christ au pays d’Amiens ; « depuis que les saints apôtres prêchèrent le monde, il n’y eut un tel homme pour bien dire un sermon. » Un jour il veut voir la contrée où Notre-Seigneur a souffert sa passion : il prend le bourdon avec l’écharpe, monte sur son âne et s’en va en terre sainte. Il traverse la France, escalade les monts, s’arrête à Rome pour y prier dévotement, puis continue sa route, s’embarque sur la mer, et arrive à Jérusalem le jour de l’annonciation du fils de Dieu. Que voit-il, hélas ! en s’agenouillant auprès du sépulcre du Sauveur ? « Une chose dont il a frisson à cœur : ce lieu saint changé en une étable pour chevaux, mulets et roussins. » Transporté de douleur et de colère, il va trouver le patriarche. « Ami, quel homme es-tu ? Dis-moi quel est ton nom, toi qui laisses le sépulcre de Dieu dans un tel abandon ? » Le patriarche lui répond : « Mon frère, qu’y puis-je ? Nous souffrons ici de grands maux !« Alors l’impétueux pèlerin : « Seigneur, dit-il, voici mon projet : les bons combattans de France, les chevaliers fameux, les ducs, les comtes, les princes, les possesseurs de fiefs, je les ferais venir ici avec les autres barons, si je croyais que ce fût selon la volonté de Dieu. » Le patriarche demande une nuit de réflexion avant de se prononcer ; mais cette nuit-là même Jésus apparaît au missionnaire, et lui ordonne de retourner dans son pays, afin d’annoncer aux Français que le temps est venu pour eux de secourir le Sauveur. « Je les verrai volontiers, ajoute le divin maître, je les ai longtemps désirés. » Cette noble race de France que Dieu même a désirée longtemps, et qui paraît enfin sur la scène héroïque du monde, n’est-ce pas encore là un de ces traits inspirés où l’on reconnaît un poète ? Le patriarche n’a garde de s’opposer à l’ordre d’en haut : Pierre l’Ermite s’embarque, arrive à Brindes, puis à Rome, et raconte son aventure au pape, qui lui donne le commandement de tous ses soldats. « Il y eut des prêtres, des clercs, des moines ; il y eut peu de barons, mais des gens recueillis en masse. » Le pape les marque tous du signe de la croix, et leur prescrit d’obéir « au sire Pierre, leur chef, leur guide, leur seigneur et maître, leur avoué et leur juge. » Qu’ils partent ; lui, cependant, il va écrire en France et mander au roi de Saint-Denis d’envoyer au plus tôt ses chevaliers pour la vengeance de Dieu. Les croisés se mettent en route, « et Pierre les conduit, qui connaît le pays. » À ce moment, le poète, qui s’associait avec tant de confiance à l’enthousiasme belliqueux du pèlerin, ne peut s’empêcher de jeter un cri où éclatent à la fois sa douleur chrétienne et son patriotique orgueil. « Eh ! malheureux Pierre l’Ermite, pourquoi le fis-tu ainsi ? Ce fat grande folie de ne pas attendre les Français, car tes gens furent massacrés, et ton armée détruite. »

Cette destruction de l’armée du sire Pierre est peinte en quelques traits rapides ; on voit que l’auteur voudrait écarter ces douloureux souvenirs, et qu’il est impatient de prendre sa revanche lui-même avec ses personnages. On comprend surtout quel est l’intérêt du poème lorsque le trouvère, après de telles scènes, chante le départ des chevaliers pour la terre sainte et leurs triomphes sur les soldats de Mahomet. Pierre l’Ermite s’est remis en route « sur son grand âne bien caparaçonné ; » il est allé à Rome et à Paris, il a stimulé le pape et le roi de France ; partout sur son chemin il a prêché la croisade aux barons, et cette fois vraiment ce sera bien la France qui se lèvera. L’immense rassemblement des croisés à Clermont, en présence du pape et du roi, est décrit avec une allégresse printanière. « Ce fut un jour de mai, alors que chaque oiseau crie, que le rossignol chante, et le merle, et la pie, et que l’alouette s’envole, remplissant l’air de son chant agréable, que le bois est feuille et la prairie verdoyante. » Puis arrivent les dénombremens homériques, et l’armée se met en marche à travers monts et plaines. Tout ce premier chant est à lui seul un poème plein de vie et de couleur. Les autres parties, consacrées aux exploits des chevaliers, aux grands coups d’estoc et de taille, aux mêlées furieuses et aux duels sans merci, sont plus éclatantes encore, mais d’un éclat monotone. La prise d’Antioche ressemble fort à la prise de Nicée, et dans ces perpétuels tableaux de têtes fracassées, de poitrines ouvertes, de corps coupés en deux du haut en bas, l’intérêt devait languir plus d’une fois, même pour l’auditeur du XIIIe siècle. On voit cependant chez le vieux poète de singuliers efforts pour varier ses peintures. Il sent confusément ce qui lui manque, et l’idée de l’art s’éveille dans son imagination enfantine. Il y a des épisodes, des portraits, des changemens de ton. Tous les croisés ne sont pas des héros sans peur et sans reproche ; à côté des chevaliers de Godefroy de Bouillon, il y a place pour les ribauds du roi Lafur. Ces goujats que toute grande armée traîne avec elle ont été mis en scène par l’auteur avec une verve extraordinaire. Ceux-là ne sont pas des traînards ; quelle impétuosité au contraire, mais aussi quelles violences sauvages ! Ils sont hideux, ces ribauds : « Là on voit de vieux habits usés, de longues barbes, des têtes hérissées, des visages maigres, secs et pâles, des échines tordues, des ventres enflés, des jambes torses, des pieds contournés, des museaux brûlés, des chaussures crevées ; ils portent haches danoises et couteaux pointus, pertuisanes, massues et pieux brûlés par le bout. » Ils sont hideux surtout lorsque, poussés par la famine, ils vont déterrer les corps de leurs ennemis, les dépècent, les font griller au feu et les dévorent en riant. L’auteur n’a pas reculé devant les plus horribles scènes des croisades ; il n’a pas craint de mettre dans la bouche des chevaliers de Mahomet de sanglans reproches à l’adresse des ribauds de la chrétienté : « Seigneurs, dit Garsion, vous avez mal agi, vous écorchez nos gens, vous avez déterré les morts ; sachez, par Mahomet, que vous faites une grande vilenie. « Bohémond répond : « Ce n’est pas notre consentement. Jamais nous ne l’avons commandé, vous le croiriez à tort. C’est par l’ordre du roi Tafur, qui est leur chef ; une troupe diabolique, sachez-le en vérité ! Le roi Tafur ne peut-être dompté par nous tous. » Il faut en effet que Jésus lui-même intervienne pour protéger les musulmans et les belles sarrasines contre les profanations des ribauds. Le Dieu des chevaliers, le Dieu de Godefroy de Bouillon et de Bohémond de Sicile a quelque chose de chevaleresque dans la Chanson d’Antioche.

La traduction de Mme de Sainte-Aulaire est fidèle et expressive. On voit que l’écrivain a rempli sa tâche avec amour ; évitant la fausse élégance autant que la barbarie prétentieuse, il a été heureux de reproduire tour à tour la douceur et l’énergie, l’enthousiasme et la naïveté de son modèle. Ajoutons que l’intérêt de l’histoire et celui de la poésie ne sont pas les seuls qui nous touchent à la lecture de ces pages chevaleresques. Du fond du moyen âge, notre pensée se reporte sur les choses présentes, et quand les chrétiens de la Syrie, du Taurus, du Monténégro, sont livrés par la politique anglaise au despotisme musulman, comment ne serions-nous pas émus en trouvant chez le poète de la Chanson d’Antioche cette grande parole du Christ sur la croix : « Les Francs délivreront toute cette terre ! »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


V. DE MARS.

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  1. 1 vol. in-12, à la Librairie agricole, 26 rue Jacob.
  2. Une disposition du traité de commerce avec l’Angleterre, ayant paru peu favorable à l’importation de nos vins, a été modifiée au mois d’avril dernier, et les vins de France peuvent maintenant entrer en Angleterre au droit modéré de 27 fr. 50 cent, l’hectolitre ; l’octroi de Paris est de 20 fr. 60 cent. : c’est presque l’équivalent. Nos vins se vendent maintenant à Londres 2 fr. la bouteille, ce qui est encore trop cher. Il faut arriver à 1 shilling la bouteille.
  3. L’engrais le plus estimé est le chiffon de laine, dont il se fait maintenant un grand commerce ; on emploie aussi des tourteaux venus de Marseille, du guano, etc.
  4. Chronique des Croisades. — La Chanson d’Antioche, composée au douzième siècle par Richard le Pèlerin, renouvelée par Graindor de Douai au treizième siècle, traduite par la marquise de Sainte-Aulaire ; 1 vol. grand in-18. Paris, Didier, 1862.