Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1862

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Chronique n° 735
30 novembre 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1862.

Tandis que la France, le regard perdu dans les brumes de l’Atlantique, songeait encore à son projet de médiation aux États-Unis, et, — promptement, dextrement, amicalement refusée par l’Angleterre et la Russie, — goûtait du moins une satisfaction solitaire dans le sentiment de son intention généreuse, à quatre pas de nous, au beau milieu de cette mer splendidement enchâssée entre trois continens, et qu’aux momens où nous avons le propos leste nous appelons un lac français, un petit peuple qui rit au soleil dans l’épanouissement d’une révolution toute neuve était en train, par une espièglerie étourdissante, de donner un air de caricature à notre attitude solennelle et distraite : les Grecs, fils d’Ulysse, faisaient éclater la candidature du prince Alfred. Si nos lecteurs étaient aux antipodes, et si c’était à nous qu’il eût été réservé de leur porter une telle nouvelle, que nous eussions eu beau jeu à les mettre au défi de la deviner, à tourmenter leur curiosité, à dépister leur sagacité, à les forcer de donner leur langue aux chiens ! Quelle surprise pour les Anglais ! Se seraient-ils jamais attendus, dans leur superciliousness, à être populaires quelque part, surtout à être populaires en Grèce ? Quel étonnement pour nos doctes et honnêtes amis qui méditent depuis tant d’années sur la question d’Orient, et qui devaient se croire maîtres de toutes les données de ce formidable problème ! Quelle stupéfaction pour cette politique russe si savante et si redoutée ! grand tsar Nicolas, pauvre empereur Croquemitaine ! n’as-tu pas tressailli dans ton sépulcre en entendant Athènes appeler à elle non le Russe, mais l’Anglais ? Une pensée si profondément mûrie, une volonté si persévérante, tant de trésors sacrifiés, la fortune de la guerre si souvent tentée, les succès obtenus, les revers subis, tout cela pour qu’un jour la finesse byzantine fût en mesure de présenter l’appât le plus séduisant et la plus magnifique occasion à l’habileté joviale du vieux lord Palmerston ! Ah ! si la politique avait des Bossuet, quels cris éloquens inspirerait cette évolution des Grecs mise en regard du long effort de la politique moscovite ! De quel ton foudroyant pourrait-on répéter le jeu de mots de saint Augustin, dont Tassonance rappelle une cloche d’église : Habent mercedem suam, vani vanam !

Il règne encore tant de mystères sur cet incident naissant de la question d’Orient et sur la politique des cabinets intéressés dans l’élection d’un nouveau roi des Grecs, que nous n’osons pas parler trop sérieusement des perspectives qu’ouvrirait l’élévation d’un prince anglais sur le trône hellénique. Un fait seul jusqu’à cette heure est apparent et acquis à la polémique, c’est l’unanimité extraordinaire qui se produit en Grèce autour de la candidature du jeune fils de la reine Victoria. Si imprévu et si piquant qu’il soit, ce fait doit d’abord être expliqué en se plaçant au point de vue des Grecs eux-mêmes. La révolution grecque, commencée par une surprise, un roi qui perd sa place en allant à la promenade, se continue par une autre surprise, le peuple grec se donnant le mot pour offrir la couronne à un prince anglais. Décidément cette révolution est amusante. Notre temps a été témoin de singuliers traits d’instinct et d’intelligence politique de la part de certaines nations. Il y a des momens où l’on dirait que tout un peuple a de l’esprit comme un seul homme. C’est ce que l’Italie nous a fait voir dans ses bons jours, lorsque les mots d’ordre lui venaient du subtil et hardi génie de M. de Cavour. Nous ne savons de qui les Grecs reçoivent la consigne ; mais nous nous croyons obligés d’avouer que, dans la manœuvre qu’ils exécutent envers l’Angleterre, les Grecs se montrent fort spirituels. Quand la nouvelle de leur révolution nous arriva, on entendit chez nous je ne sais quels vagues murmures qui prophétisaient un prochain échec à la politique anglaise en Orient. Les esprits brumeux, les hommes à système voyaient là une occasion d’accouchement pour l’alliance franco-russe, dont on disait à voix basse toute sorte de choses étranges. Pour ces songeurs, la France doit être le centre et le moteur d’une fédération des nations latines, comme la Russie est le foyer dominant du monde gréco-slave. L’empire français aspire au panlatinisme, comme l’empire russe au panslavisme, et les deux empires se doivent assistance mutuelle dans l’assouvissement de leur appétit pantagruélique ! Quelle bonne fortune pour ceux dont l’imagination vit dans le monde des géans et se gonfle en nuages que la petite révolution de Grèce ! Il y avait là un friand morceau pour le panslavisme, et l’espoir d’un équivalent en retour pour le panlatinisme. Un prince qui tînt à la famille des Romanof n’était-il pas le seul roi que les Grecs eussent jamais pu désirer ? L’affaire était siire, et déjà nos officieux de France patronnaient avec confiance la candidature du duc de Leuchtenberg en se flattant d’accommoder les arrangemens de 1832 avec les exigences supérieures du droit nouveau et le sacrement du suffrage universel. L’Angleterre, peu à peu éconduite de l’Orient par le panslavisme et le panlatinisme, serait de plus en plus condamnée pour ses péchés au patronage exclusif des circoncis : elle serait turque jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’odieux, jusqu’au désespoir, jusqu’à l’impénitence et à la ruine finale.

Il n’y a eu qu’un petit malheur, c’est que les Grecs dont disposaient de grands rêveurs n’ont voulu prendre conseil que d’eux-mêmes. Nous soupçonnons fort les modernes Hellènes de ne s’être jamais souciés des élucubrations panslavistes et gréco-slaves où les mettaient en scène ces classificateurs ambitieux et illuminés qui confondent et déroutent les patriotismes naturels, sains, légitimes, dans leurs arbitraires utopies. L’esprit grec est dépaysé dans ces nuages. Que les savans dissertent sur la corruption ou la conservation de l’antique race, les Grecs de nos jours n’en vivent pas moins sous le ciel bleu, sur la mer bleue, en face de ces merveilleux horizons où la pleine lumière découpe en lignes franches et fines les purs contours de leurs îles et de leurs glorieuses montagnes. Quels que soient leurs défauts, ils sont du midi, ils sont marins, ils sont commerçans. Ils ont donc le sens net, l’esprit pratique : ils voient d’emblée où est la force, ils vont d’un bond où est leur intérêt. La portion opulente de leur nation, celle qui est adonnée au commerce, est éparpillée en petites colonies dans les ports de mer de l’Europe ; la plus considérable de ces colonies est en Angleterre et tient une place importante dans la Cité de Londres. Le Grec destiné au négoce sait dès son enfance, comme tous les autres Levantins, de quelle valeur est un bon crédit sur Londres. Ces colonies de négocians, — cet élément pour ainsi dire extérieur de la nation grecque, — ont nécessairement une grande influence sur la patrie, dont elles se séparent sans vouloir s’en détacher ; l’esprit du commerce grec établi en Europe doit être compté pour beaucoup dans la direction que prendra la révolution grecque. On le voit assez par cette mesure du gouvernement provisoire d’Athènes, qui veut que ces colonies mercantiles aient des représentans dans le prochain parlement. Il n’est pas douteux que cette influence prépondérante des Grecs qui trafiquent à l’étranger n’ait été exercée au profit de l’Angleterre. L’ambition de ces Grecs, celle de leurs compatriotes qui les suivent avec une intelligente docilité, est da donner l’essor à leur pays par les qualités du peuple au milieu duquel ils vivent, et qui s’adaptent à leur pays même, par l’esprit d’initiative individuelle, par l’habileté et l’activité du négoce, par la liberté politique, en un mot par des moyens dont ils trouvent le type en Angleterre. Ce n’est point, hélas ! la faute des libéraux français, si ce n’est pas en France que les peuples qui aspirent à vivre et à grandir cherchent le modèle envié de la spontanéité politique et de la sécurité prospère au sein de la liberté.

Indépendamment de cette cause générale qui attire vers l’Angleterre les plus intelligens et les plus riches des Grecs, les derniers incidens des affaires d’Orient ont dû agir beaucoup sur le tour que prend devant nous la révolution hellénique. L’Orient, depuis une année, a été considérablement agité. La Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro enfin, ont été le théâtre de mouvemens, de combats, de luttes entre les populations chrétiennes et le gouvernement ottoman. Ce serait aller trop loin peut-être de dire que ces agitations ont été directement excitées par la Russie ; mais on n’est que modéré en disant qu’elles ont été vues avec complaisance à Saint-Pétersbourg. La France, nous n’en doutons pas, n’a été directement pour rien dans cette émotion des populations chrétiennes de la Turquie d’Europe ; mais on ne peut pas nier qu’elle n’ait indirectement et par imprévoyance contribué à l’entretenir. Les populations chrétiennes dont nous parlons se sont incontestablement fiées à l’appui matériel ou moral qu’elles attendaient de la Russie. Si elles eussent vu la Russie réduite à ses seules forces dans la question d’Orient, elles ne se seraient certainement pas abandonnées i une telle illusion. Le coup porté par la guerre de Crimée à la puissance russe a été trop grand pour que les populations chrétiennes de Turquie n’en aient pas ressenti l’effet, et n’aient pas compris que la Russie seule ne pouvait de longtemps leur prêter un appui efficace ; mais un certain laisser-aller, nous n’oserions dire un système, de la politique française en Orient depuis quelques années avait donné le change aux anciens cliens de la Russie sur la vérité de la situation. La France n’a pas dans la question d’Orient des intérêts directs et positifs : elle n’a pas à y chercher des conquêtes, des agrandissemens, des positions stratégiques de défense ou d’attaque ; elle n’y a qu’un intérêt négatif, un intérêt conservateur, l’intérêt du maintien d’un certain équilibre. C’est dire que la politique française n’a pas à exécuter de solo dans la question orientale, qu’elle doit chercher à y faire sa partie dans des morceaux d’ensemble en choisissant avec habileté ses accompagnateurs, et en passant de l’un à l’autre suivant la circonstance. À bien voir les choses, notre duo le plus ordinaire devrait être avec l’Autriche, qui n’a pas, comme la Russie et l’Angleterre, d’intérêts d’envahissement et d’accaparement, et à qui d’ailleurs, s’il fallait détacher des populations chrétiennes de la Turquie au profit de quelque grande puissance, on pourrait permettre de telles annexions en trouvant du côté de l’Italie les compensations directes ou indirectes les plus avantageuses et les plus prochaines pour la France. Malheureusement notre gouvernement semble avoir pris à tâche en Orient, depuis la guerre de Crimée, d’effacer ceux des résultats de cette guerre qui avaient affaibli l’influence russe. Nous n’avons, quant à nous, aucune antipathie, aucun préjugé contre la nation russe. Le libéralisme français serait heureux de pouvoir aider la Russie à se débrouiller de la crise intérieure qu’elle traverse. Nous voudrions pouvoir seconder les progrès politiques du peuple russe, et nous sommes sûrs qu’en servant le développement intérieur de la Russie, nous finirions par obtenir de justes redressemens en faveur du peuple polonais, qui a tant de droits à nos sympathies et à notre assistance ; mais sans qu’on puisse nous accuser d’une injuste hostilité contre le peuple russe, nous croyons pouvoir blâmer les’singulières complaisances que le gouvernement français a depuis 1856 témoignées à la cour de Saint-Pétersbourg sur le terrain de Constantinople. Nous avons plusieurs fois signalé cette faute, nous avons en mainte occasion indiqué avec timidité, mais assez clairement, que l’on se trompait en défaisant les résultats de la guerre de Crimée et en aidant des propres mains de la France à la reconstruction de l’influence russe sur les populations chrétiennes de l’empire ottoman. Agir de la sorte et céder à une de ces infatuations de cour qui sont trop communes dans notre histoire, c’était méconnaître la vérité des choses, le véritable intérêt de la France, et nous préparer en Orient de nouveaux désagrémens, C’est cette faute qui provoque aujourd’hui au sein des Gréco-Slaves la réaction si favorable à l’Angleterre dont nous avons le spectacle.

En effet, une illusion trompeuse a été pour les populations chrétiennes d’Orient la cause d’une prompte déception. Elles croyaient à une alliance franco-russe ; elles espéraient, en s’agitant et se soulevant, obtenir l’appui de la Russie, soutenue elle-même en réserve par la France. Elles se sont élancées sur un mirage. Garibaldi, en marchant à Rome au lieu de débarquer en Albanie, n’a pas plus trompé l’attente des Grecs que la Russie, avec le fantôme indécis de la France derrière elle, n’a déçu les Monténégrins et les chrétiens d’Herzégovine en les abandonnant à la prépondérance militaire d’Omer-Pacha et de Dervisch-Pacha. La Russie n’a pu faire que du marivaudage diplomatique ; le prince Gortchakof, qui s’évertue à couvrir la faiblesse réelle de son pays par des attitudes académiques, a fait avec le comte Russell, à propos du Monténégro, une passe d’armes sur l’histoire d’Angleterre, et tout a été dit. L’activité, la volonté, la décision, la force, ont été dans ces échauffourées toutes du côté de l’Angleterre. L’influence russe a été complètement battue, et par malheur le ricochât de l’échec moral de notre partenaire devait en partie atteindre la France. Or pense-t-on que le sens de ces derniers événemens ait pu échapper aux populations orientales ? Ce qui a suivi était inévitable. Il n’est pas possible d’empêcher les populations qui ont besoin d’un patronage de se tourner du côté de la force intelligente et active. Quand les Grecs se demandent quelle est la politique qui a une volonté décidée et qui sait faire prévaloir ses résolutions dans les affaires d’Orient, que rencontrent-ils ? L’Angleterre. Quand ils se demandent où est cette inflexible persévérance qui est le plus efficace soutien de la domination turque à Constantinople, que trouvent-ils ? L’Angleterre. Enfin, dans l’avortement et l’apaisement des dernières agitations chrétiennes, que viennent-ils de voir ? L’Angleterre, l’Angleterre seule, vainement surveillée, contrôlée, contrecarrée par les influences sur lesquelles ils avaient inutilement compté. Rien donc n’est plus naturel et plus spirituel que la manœuvre des Grecs offrant leur trône vacant à l’Angleterre. Ils vont droit à l’obstacle qui s’oppose à leurs aspirations : ne pouvant le renverser, ils s’efforcent de l’amollir. Ils se présentent en cliens caressans et flatteurs à ceux qui ont été jusqu’à présent les inflexibles et invincibles patrons de leurs ennemis. Ils mettent dans les mains des Anglais, qui possèdent déjà la reconnaissance et la confiance des Turcs, la confiance et la docilité des chrétiens orientaux, c’est-à-dire l’arbitrage complet et pratique de la question d’Orient. Acceptés, ils sont sûrs du succès final de leur cause ; même refusés, ils se créent un titre impérissable à la protection et à la bienveillance de ceux qui pouvaient être leurs plus intraitables adversaires, et qu’ils désarment en leur livrant l’élément chrétien de la solution de la question orientale. On doit convenir, si l’on se place au point de vue hellénique, que c’est un beau coup de partie, et que les Grecs le jouent admirablement.

Que feront les Anglais ? Il est triste pour la France de s’être laissé réduire dans cette crise à un rôle passif par l’imprudence de sa camaraderie récente avec la cour de Russie, et d’attendre, en spectatrice morose et inquiète, que l’événement lui apprenne ce que feront les Anglais. Le cabinet de Saint-James acceptera-t-il en faveur du prince Alfred le trône de Grèce ? Pour le oui et pour le non, il y au, au point de vue anglais, de puissans argumens. D’abord le gouvernement anglais n’est point forcé de donner une réponse immédiate. Nous vivons à une époque où tout le monde a pris goût aux manifestations à grand fracas : avant d’arrêter une résolution finale, les Anglais peuvent se donner le temps de jouir d’une démonstration du suffrage universel hellénique à leur adresse. Cette agréable situation permet aux journaux qui passent pour être les confidens de lord Palmerston d’agacer à leur aise nos journaux officieux. Il s’agit d’abord de laisser s’accomplir le rite du suffrage universel, devant lequel, quant à nous, nous sommes tenus de tirer religieusement notre chapeau : on verra après. En tout cas, on ne fera rien sans prendre conseil de l’Europe. Le suffrage universel d’abord, l’Europe consultée ensuite, on voit que le Morning Post renvoie poliment au Constitutionnel l’ordre et la marche que le Constitutionnel dressait pour l’instruction du Morning Post à la veille de nos annexions de la Savoie et de Nice. Au surplus, la tentation est forte pour l’Angleterre. Accepter le trône de Grèce, se rattacher par un lien étroit les Hellènes et les populations chrétiennes d’Orient, c’est se débarrasser avec un bénéfice inouï du protectorat des Iles-Ioniennes, protectorat gênant pour une nation libérale ; c’est occuper la position stratégique et maritime la plus forte que l’Angleterre puisse prendre entre les deux bosphores, celui qui échappe à l’ambition russe ; et celui qui va s’ouvrir à l’isthme de Suez ; c’est se mettre en état dès à présent de dominer toutes les issues de la question d’Orient. L’Angleterre, pour s’avancer dans le labyrinthe oriental, n’avait jusqu’à ce jour qu’une jambe, la Turquie ; l’autre, la Grèce, s’offre à elle ; elle peut trouver qu’il est plus commode de courir sur deux jambes que de marcher à cloche-pied.

Quand d’ailleurs l’opportunité serait-elle plus favorable ? L’opposition de la Russie et de la France est à craindre sans doute : jamais cependant elle ne pourra être moins redoutable qu’en ce moment ; jamais la Russie ne sera plus affaiblie, et quant à la France, elle tourne le dos à l’Orient ; c’est au far west que tend son esprit d’entreprise. Soldats, millions, rails de chemins de fer, elle envoie tout au Mexique avec une présence d’esprit qui se peut dire incomparable. À ces raisons séduisantes l’intérêt anglais, nous le savons, peut opposer de graves réponses. Malgré le désavantage de leur position actuelle, la France et la Russie sont des puissances qu’il serait dangereux de pousser à bout par l’excès d’une surprise. Un agrandissement si soudain de l’influence anglaise dans la Méditerranée créerait notamment en France, même si nous le subissions au premier moment, un malaise politique qui ne tarderait pas à retentir en complications violentes dans toute l’Europe. Du reste, engagée envers la Grèce, l’Angleterre pourrait difficilement garder l’équilibre entre les Turcs et les chrétiens d’Orient ; tiraillée entre deux intérêts, elle serait obligée de faire bientôt son choix. Les Grecs ne tarderaient pas plus à exiger d’elle la chute du Grand-Turc à Constantinople que les Italiens n’ont tardé à nous demander de laisser tomber le pouvoir temporel à Rome. Nos contradictions, nos inconséquences, nos embarras en Italie leur sont une image des effets qu’aurait pour eux une compromission directe en Orient. Quand on est au courant des idées économiques qui règnent dans l’Angleterre contemporaine, on sait que ces idées répugnent absolument à des entreprises extérieures semblables à celle où l’enthousiasme des Hellènes voudrait entraîner le gouvernement britannique. Quand on connaît l’histoire d’Angleterre, on n’ignore pas l’antipathie que les établissemens de leurs princes à l’étranger ont toujours inspirée aux grands hommes d’état libéraux de ce pays. Le comte Russell, le dépositaire par excellence des vieilles traditions des whigs, doit avoir la mémoire toute pleine des violens discours qu’inspirait à Pulteney, à lord Garteret, au premier Pitt, l’immixtion perpétuelle de l’Angleterre dans les affaires d’Allemagne sous l’influence des intérêts hanovriens des premiers Georges. Personne n’est mieux en mesure que le comte Russell de faire valoir dans les délibérations actuelles du cabinet britannique ces enseignemens de l’histoire. Nous espérons donc que l’Angleterre sera assez maîtresse d’elle-même pour donner une réponse négative aux offres de la Grèce. En agissant ainsi, elle ne fera qu’augmenter le prestige que nos négligences et nos erreurs lui ont laissé prendre. À un succès d’influence en Orient elle ajoutera un succès de modération en Europe. Retirant le prince Alfred après avoir recueilli sur son nom l’éclat des manifestations helléniques, elle aura d’un simple geste mis hors de cause cette candidature du duc de Leuchtenberg, avec laquelle on avait un instant caressé l’idée puérile et téméraire de la battre et de l’humilier.

Quant à notre diplomatie, l’unique et modeste triomphe qu’elle puisse obtenir dans cette question grecque est celui que voudra bien lui accorder la prudence anglaise. Notre rôle sera d’obtenir de la Russie qu’elle renonce à une candidature à laquelle le peuple grec ne songe pas, afin que, de son côté, l’Angleterre renonce à une candidature acclamée. Nous n’avons pas besoin d’insister davantage sur cette situation pénible. Il suffit que l’opinion comprenne que tel est le fruit de la politique hésitante, mais partiale pour la Russie, que nous avons suivie en Orient depuis la guerre de Crimée. Plus rapprochés de l’Angleterre, nous eussions évité pour nous l’apparence d’un échec, et nous aurions enlevé à la politique anglaise, en y participant nous-mêmes, l’occasion d’un succès qui ne menace d’être un événement grave que parce qu’elle l’a obtenu dans l’isolement. Cette expérience devrait nous apprendre à suivre avec plus de logique les politiques que nous avons adoptées, et dans lesquelles nous avons trouvé des élémens de force et de gloire. C’est ce défaut de logique que nous reprochions, il y a quinze jours, à la politique d’intervention que notre gouvernement a montré l’intention de pratiquer dans les affaires d’Amérique. Pas plus à l’étranger qu’en France, on ne s’est trompé sur le sens de la médiation proposée à l’Angleterre et à la Russie. On y a vu partout un mouvement favorable à la cause des confédérés, et par conséquent contraire à la cause du nord. L’opinion anglaise, qui a toujours été si injuste pour les fédéraux, s’est cependant élevée avec unanimité contre toute idée d’intervention. Elle a en quelque sorte répondu à la dépêche de notre ministre des affaires étrangères par un mouvement en sens inverse. Depuis la proclamation du président Lincoln sur la question de l’esclavage, une certaine réaction en faveur des fédéraux s’est produite en Angleterre. Une association composée d’hommes d’état, de membres du parlement, de ministres de l’église anglicane, d’autres personnages influens, se forme en ce moment même pour appuyer moralement les efforts des partisans de l’Union américaine. L’intérêt de l’Angleterre, d’accord en cela avec la conscience publique, est de ne pas intervenir. L’Angleterre attend, dans un avenir peu éloigné, du coton de toutes ses colonies. Or une seule considération pourrait retenir le zèle, l’activité, l’esprit d’entreprise des nouveaux planteurs de coton : ce serait la crainte de voir prochainement le coton américain reparaître sur le marché. Toute démarche d’un gouvernement européen qui ferait entrevoir cette éventualité découragerait les plantations nouvelles, et retarderait le moment où l’industrie européenne sera affranchie de la servitude si périlleuse où elle était restée, pour le coton, à l’égard des états esclavagistes de l’Amérique. Au point de vue économique, les récentes tendances manifestées par notre gouvernement allaient donc contre son but, et nous espérons qu’elles ne dépasseront pas la dépêche diplomatique où elles se sont révélées. Nous voudrions avoir une espérance de même nature au sujet de notre nouvelle politique italienne ; nous voudrions espérer, malgré la réponse de M. Drouyn de Lhuys au général Durando, que la France n’oppose pas au fond une fin de non-recevoir absolue à la revendication de l’Italie sur Rome. On doit avouer qu’en ce moment une telle confiance a bien plus le caractère d’une vertu chrétienne que la solidité d’une prévision politique. Il est certain cependant que toute la suite de la politique pratiquée par le gouvernement français dans les affaires italiennes conduit logiquement et nécessairement à la fin du pouvoir temporel. M. Drouyn de Lhuys a récapitulé, il est vrai, les réserves en faveur du pape dont notre diplomatie a toujours accompagné ses déclarations à l’Italie : c’était son droit. De telles réserves permettent en effet parfois à la diplomatie de trouver un abri temporaire dans le statu quo ; mais si l’on va au fond des choses, on voit qu’on ne peut tenir longtemps dans de tels abris. Les actes, dans la vie des peuples, parlent plus haut et vont plus loin que les mots. Nous avons à différentes reprises suivi anneau par anneau la chaîne des actes par lesquels la France s’est liée dans les affaires italiennes. Il serait oiseux de la parcourir de nouveau. Il y a une réponse que les amis et les partisans du pouvoir temporel peuvent adresser également à la dépêche de notre ministre, c’est que si le gouvernement impérial a toujours été résolu à conserver quand même le pouvoir temporel, il aurait dû mieux comprendre la portée des événemens au moment où ils s’accomplissaient, ne pas laisser aller les Italiens si loin, et prendre plus tôt la défense du pouvoir pontifical. Aussi la réponse de M. Drouyn de Lhuys ne peut point, à notre avis, fermer la bouche aux Italiens, et le gouvernement du roi Victor-Emmanuel a le droit et le devoir de revenir à la charge, en choisissant une forme nouvelle et en se plaçant sur un nouveau terrain.

Notons en passant que notre nouvelle politique italienne n’est guère faite pour réussir auprès de cette clientèle des nationalités que nous avions paru rechercher, et qu’elle ne doit pas avoir peu contribué, par la force d’une leçon toute fraîche, à pousser les Grecs dans les bras des Anglais. Nous n’avons point été généreux envers ceux qui se sont courageusement compromis pour nous, notamment envers M. Rattazzi et ses collègues. Le ministère Rattazzi, le parlement italien, l’Italie tout entière traversent en ce moment une crise difficile. Nous ne songeons point encore à porter un jugement sur la grande délibération qui se poursuit devant le parlement de Turin. La discussion n’est pas épuisée : plusieurs orateurs dont l’Europe libérale aimerait à connaître les idées, MM. Farini, Ricasoli, Peruzzi, Miughetti, n’ont point pris la parole encore. La majorité, à la fin du débat, se prononcera-t-elle pour ou contre le ministère ? On se pose chaque jour avec incertitude cette question, qui a moins d’importance qu’on ne pense, les chances variant à chaque instant le calcul des pointeurs. Quelle que soit l’issue du vote, le ministère actuel ne nous semble pas devoir survivre à ce grand débat parlementaire, ou du moins doit, suivant nous, être profondément remanié. Nous ne portons dans cette appréciation aucune prévention contre M. Rattazzi, dont nous reconnaissons les qualités et dont nous admirons l’éloquent discours ; mais nous pensons qu’à une situation nouvelle il faut au moins l’essai d’un ministère nouveau. Nous n’avons pas à nous mêler, nous étrangers, aux querelles personnelles qui sont faites au sein du parlement à M. Rattazzi ; mais nous pensons que son ministère a épuisé la situation dans laquelle et pour laquelle il a été formé. Les circonstances ont rarement favorisé cet homme d’état, et depuis un an elles l’ont aussi mal servi que possible. Deux raisons ont décidé les conservateurs italiens à laisser vivre le ministère de M. Rattazzi, d’une part la faveur du roi, et d’un autre côté l’idée que M. Rattazzi était l’homme d’état italien le mieux placé pour obtenir de la France quelque concession dans l’affaire romaine. Ces mêmes raisons à un certain degré, mais plus encore ses liaisons personnelles avec des membres de la gauche, lui avaient acquis d’abord l’appui de cette fraction de la chambre. On a donc pendant une année laissé M. Rattazzi à l’œuvre. Peu soutenu dans les matières administratives, le ministère a montré une grande irrésolution et une singulière faiblesse dans les questions d’affaires, si importantes cependant pour l’Italie dans la phase difficile que traverse ce pays. La chambre a presque toujours refait les projets de loi présentés par les ministres, et ceux-ci, comme dans la question des chemins napolitains, ont subi avec une docilité parfois regrettable le remaniement ou le rejet de leurs propositions primitives ; mais c’est dans la politique proprement dite, où la majorité de la chambre l’abandonnait à lui-même en gardant une attitude expectante et passive, que M. Rattazzi a rencontré les plus graves écueils. Arrivé au pouvoir avec la faveur de la gauche, dont il avait entretenu les espérances, il a été obligé de combattre et de réprimer les tentatives aventureuses du parti d’action. Succédant à M. Ricasoli avec la réputation de posséder le secret et la faveur du cabinet des Tuileries, il n’a pu présenter à ses concitoyens, après Aspromonte et la retraite des diplomates français favorables à l’Italie, — MM. Thouvenel, de La Valette, Benedetti, — que la dépêche de M. Drouyn de Lhuys en réponse à la note du général Durando. Nous le répétons, M. Rattazzi n’a pas été heureux, et il y aurait de l’injustice à ne pas lui tenir compte de la sincérité de son patriotisme, du calme de son caractère, de la modération de son esprit, de la réalité de son talent, contrariés par la fatalité des circonstances. Cependant après cette expérience pourquoi s’obstiner au maintien du cabinet actuel ? Pourquoi, comme on le laisse entrevoir, faire à un tel intérêt le sacrifice de la chambre et aller jusqu’à l’extrémité et au hasard d’une dissolution et d’élections générales ? Un des principaux mérites du gouvernement représentatif et parlementaire est justement, quand on sait bien s’en servir, d’échapper au péril des situations trop tendues, de permettre de changer les hommes lorsque les choses changent, de rendre le pouvoir plus élastique en le faisant passer d’une main à l’autre. Vouloir, comme on en parle, dissoudre le parlement italien, ce serait dire en quelque sorte, ou que ce parlement est ingouvernable, ou qu’il ne fournit pas las élémens d’un nouveau cabinet : deux assertions à coup sûr très erronées, car la chambre italienne est d’une docilité incontestable en politique, et elle renferme des hommes d’un mérite réel, d’une réputation européenne, qui ne méritent d’autre reproche en ce moment que de ne point mettre assez en évidence leurs personnes et leurs idées. Bien loin donc de considérer un changement de ministère en Italie comme une épreuve dangereuse, nous y verrions au contraire l’occasion d’une transition politique salutaire, qui donnerait au gouvernement du royaume et à la cause de l’unité des forces nouvelles. Que les Italiens se gardent bien de prendre sur un ton trop sérieux les changemens de ministres sous un gouvernement parlementaire, qu’ils évitent les fautes qui ont été commises chez nous, où l’on en est venu à faire des révolutions sur des questions de portefeuille ; qu’ils se souviennent que les gouvernemens parlementaires vivent de la ventilation continuelle des idées et de fréquens déménagemens dans les hôtels garnis du pouvoir.

Nous n’allons pas tarder à voir si les principes du régime représentatif seront mieux compris en Prusse que par le passé. Le langage honnête et attristé, mais obstiné, du roi Guillaume ne permet pas d’espérer que le conflit engagé entre ce prince et sa chambre élective se termine par une concession royale. La chambre sera-t-elle plus accommodante ? L’étonnement qu’inspire cette lutte intempestive augmente encore quand on voit avec quel bon sens le gouvernement autrichien a su conduire ses affaires dans le reichsrath. La session de cette assemblée sera close dans les premiers jours du mois de décembre. La facilité avec laquelle le gouvernement a consenti aux économies qui lui étaient demandées par la seconde chambre paraît avoir produit en Autriche la meilleure impression. Les dissentimens qui avaient séparé maintes fois le ministère et la majorité ont cessé. L’entente est parfaite, et les Autrichiens, pleins de bonne volonté, croient pouvoir se rendre ce témoignage, que le régime constitutionnel a définitivement réussi chez eux, que la constitution de février a pris racine dans les âmes, et que l’œuvre accomplie par le développement d’une vie politique libérale en Autriche est assez forte pour pouvoir défier les tentatives de l’esprit de réaction. On attend maintenant l’ouverture des diètes provinciales, et l’on pense que les fédéralistes y feront un dernier, mais impuissant effort contre l’unité de l’empire. Chose curieuse, sur les bords du Danube comme sur ceux du Potomac, le génie unitaire des grandes agrégations politiques est aux prises avec l’esprit de séparation. Il faut féliciter du moins le gouvernement autrichien d’avoir enfin compris que le ciment le plus puissant de l’unité est non la force, mais la liberté.

e. forcade.

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.

Dans la partie historique et dans la conclusion de l’étude que je vous ai adressée sur la campagne de Cochinchine en 1861 et que la Revue a publiée le 15 novembre dernier, il s’est glissé une expression qu’on pourrait mal interpréter. La reprise de Saigon dont il a été parlé ne doit être entendue que comme une réoccupation devant l’ennemi ; autrement on pourrait croire que le territoire de Saigon fut entièrement évacué après la destruction de la forteresse par le vice-amiral Rigault de Genouilly en mars 1859, et qu’il fallut une nouvelle expédition pour reprendre ce territoire. Après le brillant fait d’armes qui enleva cette importante position, l’occupation dut être restreinte à un seul point par suite de l’insuffisance des forces dont disposait le commandant en chef, l’amiral Rigault, obligé de se concentrer à Touranne. Dès lors cependant le drapeau français était définitivement planté dans la Basse-Cochinchine. Lorsque plus tard, en décembre 1859, l’évacuation de Touranne permit à l’amiral Page, qui succédait à l’amiral Rigault, de disposer de forces plus considérables, cet officier-général réoccupa la ville de Saigon, que son prédécesseur avait dû évacuer, en fit un centre d’action européenne, et traça ses lignes de défense. Ainsi qu’on s’est plu à le reconnaître dans la relation historique de la campagne de 1861, le premier acte de l’occupation de la Basse-Cochinchine a donc été cette expédition hardie et rapide qui, sous les ordres de l’amiral Rigault de Genouilly, fit tomber Saigon au pouvoir des Français en février 1859. On transformerait du reste singulièrement notre pensée, si l’on était amené par nos réflexions finales à croire que la prise de Saigon en 1859 et la campagne de 1861 dussent faire méconnaître l’importance de ce qui s’est accompli depuis en Cochinchine sous le commandement de l’amiral Bonard, tant en expéditions de guerre que pour l’organisation intérieure de la colonie. Agréez, etc.

léopold pallu.