Chronique de la quinzaine - 14 février 1852

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Chronique no 476
14 février 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 février 1852.

Les institutions publiques dont le germe est dans la constitution nouvelle se complètent chaque matin sous nos yeux, et commencent de se montrer telles qu’elles doivent être dans la pensée qui leur a donné naissance. C’est d’abord la création d’un ministère d’état pour simplifier l’action du pouvoir exécutif, en concentrant dans la main et sous l’œil du chef du gouvernement la direction des principales affaires du pays. La loi organique du conseil d’état assigne à ce corps son vrai caractère, qui est d’être le grand instrument législatif du gouvernement ; c’est là, on le sait, que les projets se préparent, que les lois s’élaborent, pour être soutenus ensuite par les membres mêmes du nouveau conseil devant le corps législatif, qui les discute et les vote. Le sénat, qui va prendre la place de la pairie au Luxembourg, est lui-même déjà nommé ; les nouveaux sénateurs sont connus. D’ici à peu de jours enfin, le corps législatif va sortir de l’urne électorale. Les conditions de cette élection sont fixées par une loi récente, dont le principe est le suffrage universel dans la plus large acception du mot, sauf les incapacités résultant de condamnations. Deux points sont également frappans dans la nouvelle législation électorale : c’est, en premier lieu, la transformation du droit de suffrage de l’armée, dont les membres ne peuvent voter qu’à leur domicile originaire, et en outre c’est la stipulation d’une incompatibilité absolue entre toute fonction salariée et les fonctions législatives. Depuis que cette question était débattue avec une si belliqueuse ardeur autrefois, sous la dernière monarchie, peut-être est-il permis d’observer que nous avons fait du chemin, et que nous avons pris des voies un peu inattendues pour arriver à la solution. L’élection du 29 février la trouvera résolue, comme on voit, et achèvera l’organisation des corps publics créés par la nouvelle constitution. Reste le souffle, l’impulsion, l’esprit qui doit animer cet ensemble de créations politiques et en faire un organisme vivant, harmonique et fécond.

Tandis que le pouvoir nouveau accomplit ainsi une œuvre toujours difficile, et que la multitude d’intérêts divers créés par soixante ans de révolutions ne rend pas plus aisée aujourd’hui, tandis qu’il assume l’entreprise de formuler la onzième organisation politique de la société française depuis un demi-siècle, cette société continue à vivre de ce que nous nommerons la vie sociale, pour la distinguer de la vie politique. N’a-t-elle pas en effet l’intimité indépendante de son existence morale à l’abri des mêlées contemporaines ? N’a-t-elle pas comme une part d’elle-même en dehors des soubresauts de l’histoire, — région mouvante, indécise et pourtant réelle, où s’agite tout un monde de distinction, d’élégance, de rapports choisis, et où il règne d’ordinaire d’assez longues traditions de familiarité mutuelle pour qu’il faille le temps de se reconnaître avec les hôtes nouveaux venus, — personnages ou événemens ? Les péripéties de ce monde, ce sont les liens brisés, les groupes qui se dispersent ou se succèdent, les habitudes qui se renouent ou se transforment. Burke remarquait autrefois les ressources infinies de notre pays pour se relever de ses crises : n’est-ce point à ce travail intime, actif et permanent de tous les élémens de sociabilité que cela est dû ? Il est surtout pour ce qu’on peut nommer la société française un goût prompt à se raviver, ou plutôt qui ne meurt pas, malgré bien des altérations contemporaines : c’est le goût des choses de l’esprit et de l’éloquence. Une séance de l’Académie n’a cessé d’être pour elle un événement, une fête où elle accourt au premier appel, — peut-être parfois pour y ressaisir comme un écho de ses préoccupations, à coup sûr pour y chercher le charme élevé et à demi perdu des plus nobles plaisirs intellectuels, et aussi pour se retrouver tout entière, vivante et unie dans le culte de certaines distinctions morales et littéraires. Qu’est-ce encore, lorsqu’elle se sent attirée par des paroles qui ont l’habitude de la guider ou de l’émouvoir, par des esprits faits pour l’éclairer ou la séduire, comme M. Guizot et M. de Montalembert ? Entre de tels émules, si différens d’origine, de nature et de talent, jamais défunt académicien ne fut mieux fait pour disparaître que l’honnête homme dont la mémoire intervenait en quelque sorte en pacificatrice et comme pour servir de point de contact entre l’auteur de l’Histoire de la Civilisation et l’auteur de Sainte Élisabeth de Hongrie. M. Droz a en cette étrange fortune. Parmi les ouvrages d’histoire, de littérature, de morale laissés par M. Droz, il en est un dont le titre seul est d’une naïveté charmante, tout en ressemblant à une ironie de notre temps : c’est l’Art d’être heureux. M. Droz avait eu la bizarre idée d’enseigner l’art d’être heureux par les douceurs de l’intimité domestique, par les mystérieuses satisfactions du devoir obscurément rempli, par le désintéressement des luttes bruyantes et un tranquille empire sur soi-même. Passe encore, s’il eût placé le bonheur dans l’effervescence des passions, dans la poursuite de la popularité et du pouvoir, dans les agitations factices de la vie, dans toutes les ardeurs et les fièvres de l’ame ! Il eût tout-à-fait alors, nous le supposons, répondu à l’idéal le plus cher de notre époque ; il eût fait souche et école sans doute, au lieu de faire du titre naïf d’un de ses ouvrages une sorte de sarcasme involontaire contre ses contemporains, qui ne tiennent guère, à ce qu’il semble, ni à la réalité ni à l’apparence du bonheur, tel que le goûtait l’honorable académicien. M. Droz méritait bien assurément d’être heureux dans la demi-obscurité qu’il s’était créée. Quel étrange caprice du destin académique a fait du nom de cet homme simple, qui a traversé son temps sans se mêler à rien, le thème commun des discours de deux hommes que les circonstances, aussi bien que l’élévation de leur talent, ont faits pour les agitations de la vie publique !

M. Guizot avait raison de le dire : — s’il y eut jamais entre deux membres de l’Académie un contraste frappant par la vie, par les habitudes, par le caractère, n’est-ce point entre M. Droz et M. de Montalembert ? Jeté tout jeune dans la mêlée politique, M. de Montalembert y a porté un rare mélange de qualités brillantes, d’entraînemens passionnés, de témérités d’esprit qui ne redoutent pas toujours le paradoxe, et d’ardeurs d’imagination, — tout ce qui, en un mot, risque le plus de mettre en défaut le sens pratique et de compromettre parfois les bonnes causes, sans nuire à la sincérité de la conscience. Nous nous souvenons d’un jour, peu avant février, où M. de Montalembert, dévoilant l’œuvre révolutionnaire de la Suisse et les mystères de destruction qui s’y cachaient, montrant la lave prête à déborder de ce foyer incandescent sur l’Europe, soulevait de son siége la vieille pairie peu accoutumée à ces entraînemens, et éveillait peut-être dans plus d’un esprit l’incrédulité en même temps que la sympathie. Si l’on croyait peu alors au fantôme révolutionnaire, on y a cru depuis. Ce discours a été pour M. de Montalembert comme le point de départ d’une situation nouvelle que la révolution de février est venue dessiner plus nettement. L’homme d’autrefois ne s’est point effacé en lui sans doute, mais il s’est plus rapproché de ce milieu favorable où l’orateur politique parle pour tous, où il se sent le défenseur naturel de tous les intérêts sociaux menacés, et non d’un intérêt unique, exclusif, quelque supérieur qu’il soit. On peut assurément différer d’opinion avec M. de Montalembert sur bien des points, il faut même se garder de partager l’excès de plus d’une de ses appréciations ; ce qu’on ne saurait méconnaître pourtant, c’est ce qu’il y a de valeureux dans cette nature militante, chez qui l’instinct du bien est une véritable Passion, et qui d’avance dit fièrement non ! aux despotismes révolutionnaires, lesquels pourront l’avoir « pour victime, » mais non « pour complice. » Qu’importent ensuite les dissentimens légitimes ? L’édit de Nantes, qui était rappelé l’autre jour à l’Académie, n’est pas, nous le supposons, sur le point d’être de nouveau révoqué. Et puis, ainsi que le disait M. Guizot, à travers les obscurités de la vie, ne peut-il pas y avoir plusieurs routes pour les gens de bien sans que le but soit différent ?

Un des personnages de cette séance académique dont nous n’avons point parlé, et qui y joue pourtant le principal rôle, ce n’est rien moins que la révolution française elle-même, mise sur la sellette avec la plus inexorable éloquence ; elle remplit le discours de M. de Montalembert. Cela ne saurait étonner beaucoup : la révolution est la fatalité de notre temps, elle pèse sur nous du poids de ses erreurs, de ses préjugés et de ses crimes. Qu’on réunisse trois hommes pour s’occuper de politique ou de morale historique, leur premier mot sera pour la révolution française. L’occasion était naturelle ici, puisque M. Droz a écrit lui-même une Histoire de Louis XVI, où il se propose de rechercher, avec une grande honnêteté de vues, par quels moyens on aurait pu empêcher la révolution. À vrai dire, nous n’avons point une foi absolue à l’utilité d’une semblable thèse. L’estimable académicien ne remarquait pas qu’il aurait pu, en remontant plus haut, se poser cette autre question : — par quels moyens aurait-on pu empêcher le XVIIIe siècle d’être ce qu’il a été dans son développement moral et philosophique, dont la catastrophe finale n’est que le sanglant dénoûment ? Il aurait pu à bon droit y ajouter cet autre problème qui les résume tous : -par quels moyens empêcher que l’homme ne succombe sans cesse à l’erreur, ne livre parfois son ame à toutes les suggestions du mal, ne corrompe les plus nobles principes, et ne joue sans cesse dans les hasards les situations les plus merveilleuses ? Imaginez donc un 1789 accompli sans mélange de théories folles, sans faiblesses et sans déviations, par la conciliation libérale de la tradition et du progrès, des droits du roi et des droits du peuple ! Quelle merveille ! Nous ne disons point ceci pour diminuer le mérite de l’œuvre du M. Droz, mais pour faire sentir ce qu’il peut se glisser parfois de chimérique dans des thèses de ce genre, et combien il est facile de se créer un idéal rétrospectif. Quand un édifice est à demi écroulé, et que ses fondemens eux-mêmes sont menacés, sans doute il est utile de rechercher comment on aurait pu l’empêcher de tomber ; c’est l’œuvre et la moralité de l’histoire. À un point de vue actuel cependant, n’est-il pas d’une utilité plus directe de s’informer des moyens de relever l’édifice écroulé et de lui rendre une solidité durable ? C’est le travail commun de tous les esprits fidèles à l’ordre social, dont le but, il nous semble, doit être de rechercher bien moins ce qui les divise que ce qui les unit. Quant à nous, un des côtés par où la révolution nous paraît avoir exercé la plus triste influence, c’est qu’elle a justement déchiré l’ame de la France en introduisant partout les semences de division, — et à force de divisions, de déchiremens, de morcellemens de toutes les croyances, de toutes les convictions, de toutes les puissances morales, elle n’a plus laissé que deux sentimens en présence : d’un côté l’amour de la destruction jusqu’à la folie, — de l’autre la crainte de la révolution elle-même jusqu’à la terreur, jusqu’à l’acceptation de tout ce qui peut paraître préserver de ses excès.

Nous admettrions volontiers comme démontrée la thèse de M. Droz, rajeunie avec éclat par M. de Montalembert. Soit : la révolution aurait pu, à l’origine, être arrêtée ou dirigée ; elle s’est accomplie cependant, et elle a échappé à toutes les directions ; elle a eu ses conséquences morales et matérielles inscrites de toutes parts dans notre histoire, et elle est même toujours vivante. De plus, dans cette sanglante carrière se trouvent partout mêlés, souvent odieusement travestis, mais toujours en substance, ces principes qu’on a l’habitude d’invoquer comme l’apanage de la société moderne, — et c’est ce qui rend si redoutable le problème de la révolution française. Seulement, ce qu’il faut ajouter, c’est que plus les événemens marchent, plus il devient possible de dégager ces principes, dans ce qu’ils ont de bienfaisant, de leur dangereux alliage ; — plus il est apparent que la révolution proprement dite est incompatible avec l’élément nouveau aussi bien qu’avec l’élément traditionnel de notre société, — et plus il est visible en même temps que c’est dans l’alliance de ces deux élémens et de ces deux forces, devenues solidaires dans le péril, que réside le moyen de lutter victorieusement contre cette civilisation du mal dont M. de Montalembert retraçait les caractères avec une émouvante énergie. Au fond, le discours de M. de Montalembert ne nous paraît pas avoir un autre sens dans son ensemble. Il ne nous appartient pas sans doute de refaire l’histoire, de la recomposer hypothétiquement telle que nous voudrions qu’elle eût été ; ce qui est en notre pouvoir, c’est d’y lire avec fruit des yeux de l’intelligence, de nous instruire à ce long spectacle de fautes et de malheurs, et d’en retirer surtout cet enseignement permanent si éloquemment ressaisi par les deux orateurs : c’est que cette succession de désastres n’est point l’effet d’une fatalité aveugle supérieure, à nos volontés, mais bien la suite nécessaire et invincible de déviations morales accumulées et des corruptions volontaires de la liberté humaine elle-même. M. Guizot et M. de Montalembert se retrouvent aisément dans ce sentiment viril et élevé.

Il y a dans les discours des deux orateurs un point commun où l’intérêt littéraire se dégage sans effort des considérations politiques et morales les plus élevées et apparaît plus distinctement, et ce n’est point trop vraiment qu’il soit un peu question de littérature à l’Académie un jour de réception. Ni M. Guizot, ni M. de Montalembert ne séparent dans leur pensée les destinées littéraires des destinées de la société elle-même. Ils ne se résignent point à reconnaître cet oiseux sophisme qui fait de l’art une sorte de puissance à part, indépendante et capricieuse, jouant étourdiment avec tous les élémens de la civilisation et ayant son développement propre. Une vue plus claire des choses leur révèle l’intime solidarité qui existe toujours entre le mouvement social et le mouvement littéraire. Là où la société est saine et portée par son principe à la grandeur, la pensée se multiplie sans effort, par un élan naturel, et sous toutes les formes, comme la manifestation permanente d’une activité généreuse. Là où la société souffre, où la vérité morale s’obscurcit et où les passions elles-mêmes qui aveuglent les hommes sont artificielles et menteuses, comment pourrait-il fleurir un autre art qu’un art de décadence ? La corruption littéraire, en un mot, marche du même pas que la corruption sociale ; elle en découle, elle s’y mêle et contribue à l’aggraver, jusqu’à ce que le désordre se transforme en impuissance, que la pénurie intellectuelle s’étale dans sa nudité, que l’absence même du talent devienne le signe des œuvres qui continuent de porter le nom de littérature, et qu’il soit manifeste que l’esprit, comme la société, a besoin d’être relevé et sauvé. M. de Montalembert disait l’autre jour spirituellement que ce n’était plus le superflu qu’on avait disputé à la société française, mais bien le nécessaire pour vivre. Rien n’est plus vrai, et il en est de l’ordre intellectuel comme de l’ordre moral. N’est-ce point, en effet, le nécessaire, pour un pays comme la France, de conserver son ascendant intellectuel, de garder intacte cette langue qui a été l’instrument de ses conquêtes morales, et même, si l’on veut, de ne point perdre tout-à-fait cette fleur d’esprit et cette distinction facile, qui ont fait de notre société la plus recherchée, la plus élégante, la plus aristocratique des sociétés envahies par la démocratie ? L’Académie française est parfois le refuge de quelques-unes de ces qualités, en même temps que d’autres qualités plus sévères. Elle est, à tout prendre, la plus naturelle gardienne des traditions intellectuelles, et cela suffit presque aujourd’hui pour en faire plus qu’une institution littéraire. Le meilleur moyen pour l’Académie de maintenir son caractère et d’exercer une utile action, c’est de multiplier les séances comme celle de l’autre jour, et aussi les nominations comme celles qui, hier encore, allaient chercher un des plus charmans esprits de notre temps dans M. Alfred de Musset, et une des plus éclatantes personnifications de l’empire de la parole sur les hommes dans M. Berryer.

Il y a bientôt quinze jours que le parlement anglais est ouvert, et le sort définitif réservé au ministère est plus obscur que jamais. Comme on devait s’y attendre, après les difficultés que lord John Russell avait éprouvées pour fortifier son cabinet, le ministère s’est présenté devant le parleraient sans avoir subi de modification importante, — car le renvoi de sir James Cam Hobhouse (remplacé par M. Fox Maule), opéré dans les derniers jours de janvier et reçu avec une parfaite indifférence, ne peut passer pour une modification. Malgré toute notre sympathie pour le caractère de lord John Russell, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’il est beaucoup trop l’homme des palliatifs, des demi-moyens et des demi-mesures ; il accomplit de petites modifications, de petites réformes, quand il faudrait prendre résolument un parti énergique et décisif. Jamais son embarras et sa timidité d’esprit ne se sont mieux traduits que dans les circonstances critiques où il se trouve. Obligé, par exemple, de désapprouver la politique de lord Palmerston et de frapper ainsi sur les siens, il a vainement cherché les moyens de se rendre la force qu’il venait de s’arracher, et il a cru avoir assez fait en remplaçant lord Palmerston par lord Granville, et lord Broughton par M. Fox Maule. Lord John Russell a besoin d’alliés à tout prix ; n’importe, il ira assez loin pour mécontenter les tories, sans aller assez loin pour contenter les radicaux.

On peut résumer d’un mot la situation actuelle de l’Angleterre : tous les partis espèrent, et lord John Russell, malgré la faiblesse de son ministère ; ne paraît pas disposé à leur abandonner la place. Toutes ses paroles portent témoignage d’une confiance sans bornes. Quoique les radicaux se soient montrés plus froids depuis l’ouverture du parlement, ils soutiendront cependant ce cabinet, qui leur promet toujours sans leur rien donner jamais ; ils le soutiendront, sinon pour ses actes, au moins en récompense de ses tendances. Faiblement défendu et froidement encouragé par les radicaux, lord John Russell doit s’attendre à être vivement attaqué par le parti tory tout entier, sans exception de nuance, par les protectionnistes aussi bien que par les peelites, dont la frêle sympathie pour le ministère a été entièrement éteinte par la mauvaise issue des négociations engagées entre lord John Russell et sir James Graham. Le parti tory se reforme en effet : M. Disraëli et sir James Graham sont prêts à s’embrasser. Tout récemment, devant les électeurs de Tamworth, le fils de l’illustre Robert Peel, dans un discours où les désirs de vengeance contre lord John Russell, coupable de tant de tricheries parlementaires commises envers son père, perçaient à chaque instant, annonçait la formation prochaine d’un ministère tory et la recomposition d’un grand parti conservateur ayant pour chef lord Stanley. Les tories sont donc pleins d’ardeur en ce moment, l’ambition s’est réveillée chez eux ; elle grandit d’heure en heure. Le rapprochement des peelites et des protectionnistes raffermit la puissance de ce parti, en donnant aux classes moyennes et aux cités manufacturières des gages de sécurité. Les tories croient que l’heure est revenue pour eux de reprendre le pouvoir, et peut-être, en effet, n’est-elle pas très éloignée ; la nation anglaise est en ce moment préoccupée de toute autre chose que de pensées de réforme. Pourvu que son gouvernement lui assure sécurité et ne touche pas aux conquêtes commerciales des dernières années, elle ne demandera rien de plus, et même elle donnera avec joie le pouvoir au parti qui, par ses idées et ses tendances, est le plus capable de lui donner cette sécurité conservatrice. Le sentiment de la nation anglaise, sans se montrer extérieurement très enthousiaste en faveur du parti tory, lui est beaucoup moins hostile qu’il ne l’était naguère, et dans quelques mois peut-être lui sera-t-il tout-à-fait sympathique.

Tout annonce que la session de 1852 sera plus rude encore pour le ministère que la session de 1851, à moins que la chambre des communes ne soit dissoute. D’un côté, nous l’avons dit, il est faiblement détendu ; de l’autre, il sera attaqué avec ardeur par les tories, impatiens de le renverser. Tout innocent qu’il soit, le bill de réforme peut prolonger l’existence du ministère de lord John Russell, car la valeur de ce bill n’est pas dans l’abaissement du cens qu’il proclame, ou dans la destruction de quelques collèges électoraux : elle consiste dans la dissolution du parlement qu’elle contient implicitement. Une fois que le parlement aura voté ce bill (comme cela est probable), il aura signé son abdication, à moins cependant que quelque esprit moqueur sur les bancs de la droite ou de la gauche, M. Disraëli ou M. Roëbuck, ne vienne déclarer qu’en votant ce bill, la chambre n’a pas déclaré vicieuse l’ancienne loi électorale, mais l’a votée et sanctionnée une seconde fois, et en a proclamé l’excellence sous une nouvelle forme. Le nouveau bill de réforme, en effet, n’est pas une innovation électorale : c’est un appendice au bill de 1831 ; il n’y faut voir que les corrections toujours inévitables d’un auteur qui chérit ses ouvrages. Lord John Russell revoit et corrige avec soin les titres politiques de sa gloire passée. Ces jours derniers, on le lui a redit gaiement et sans amertume, car la réforme électorale laisse tout le monde fort indifférent ; la guerre des Cafres et la politique de l’Europe éveillent plus de passions aujourd’hui que les questions intérieures. Le bill de réforme aura l’avantage inappréciable de ne mécontenter personne et de contenter quelques individus ; ce ne sont pas de nouveaux intérêts qu’il fait entrer sur la scène politique, il grossit seulement les armées respectives des anciens intérêts. Si l’école de Manchester n’y gagne pas grand’ chose, en revanche les tories n’y perdront rien. Et en somme, à moins d’incidens imprévus dans la discussion, ce bill ne changera rien à la position du cabinet. Après comme avant le vote, ce ministère ne se trouvera ni plus fort ni plus faible. Il en sera de cette discussion comme de la discussion sur le renvoi de lord Palmerston ; elle n’embrouillera pas la situation, et elle ne l’éclaircira point.

Nous n’avons que peu de chose à dire sur ce débat, où l’arrogant politique qui avait éveillé toutes les susceptibilités de l’Europe a paru si résigné et si humble. Les explications de lord Palmerston ont été assez peu satisfaisantes. Il reste acquis cependant que l’ambassadeur d’Angleterre à Paris avait été, par une indiscrétion très concevable d’ailleurs, l’innocent auteur de la chute de l’ancien ministre des affaires étrangères. Est-ce pour ce motif que le marquis de Normanby a été rappelé à Londres, et, pour le demander en passant, a-t-il été offert en victime expiatoire à lord Palmerston, ou est-ce la politique de lord Palmerston que l’on poursuit encore après sa retraite dans la personne de son ancien ambassadeur ? Lord John Russell n’a exposé que les faits déjà connus : il a accusé lord Palmerston d’avoir péché trop souvent par insubordination. Lord Palmerston a reconnu que la soumission d’un ministre des affaires étrangères à un premier ministre devait bien être celle dont sir John Russell avait parlé, et s’est borné à se disculper d’avoir jamais manqué ou voulu manquer à cette subordination nécessaire ; mais si cette discussion n’a pas éclairé la vraie cause du renvoi de lord Palmerston, elle a éclairé en revanche la situation présente de cet homme d’état. Depuis sa chute, tous les partis se demandaient quelle résolution prendrait lord Palmerston. Allait-il pencher de plus en plus vers les radicaux, ou bien, altéré de vengeance, allait-il passer avec armes et bagage dans le camp des protectionnistes ? L’illusion n’est plus possible : par son discours modéré et humble, il a pour ainsi dire accepté son renvoi ; s’il a de la rancune, il ne poursuit point de vengeance ; il ne se sépare pas de ses anciens amis, et reste whig comme devant. Ce discours a coupé court à bien des espérances ; aussi s’explique-t-on la fureur de tous les partis, qui, pensant que lord Palmerston allait leur apporter l’appoint de sa force et de son intelligence, n’ont pas eu assez d’injures, le lendemain de cette séance, contre le ministre déchu qu’ils exaltaient la veille.

Les alarmes nationales et les ardeurs belliqueuses de l’Angleterre se sont un peu calmées durant cette quinzaine, et le discours de la reine y a sans doute contribué. Ainsi nous avons la promesse solennelle que ces alarmes et ces ardeurs ne passeront pas à l’état de danger réel, que ces armemens et ces fortifications sont affaire de simple prudence. La note diplomatique de lord Granville aux cours du Nord est une confirmation du discours de la reine ; la question des réfugiés est tranchée autant qu’elle peut l’être. Dans cette note, lord Granville a cherché à prendre un moyen terme entre les intérêts de conservation des états européens et l’honneur de l’Angleterre : le gouvernement peut veiller sur les réfugiés, il peut, par cette surveillance, mettre obstacle à leurs projets, s’ils sont nuisibles ; mais la loi et la coutume d’Angleterre sont contraires à l’expulsion des émigrés. « Je pense, mylords, que c’est contre la loi. » Ce mot de Chatham, dirigé contre les impôts qui motivèrent la révolution d’Amérique, est l’excuse que lord Granville donne aux nations étrangères de la conduite du gouvernement anglais.

La situation de l’Espagne est dominée depuis quelques jours par le triste et odieux événement qui a douloureusement retenti en Europe : nous voulons parler de la tentative d’assassinat dirigée contre la reine Isabelle. Tout devait éloigner, en Espagne, la pensée d’un tel crime, et cependant il s’est trouvé un homme pour l’exécuter. C’était le premier jour de sortie de la jeune souveraine depuis ses couches récentes. Elle allait accomplir le pèlerinage traditionnel des reines d’Espagne à l’église de Notre-Dame d’Atocha, et, au moment de quitter le palais, au milieu de sa cour et d’une foule considérable ; elle a été frappée d’un coup de poignard dans le côté. Heureusement l’assassin a été mal servi par son arme, et la blessure de la reine Isabelle est aujourd’hui sans danger. La première impression ressentie à Madrid a été de l’indignation mêlée de quelque surprise ; on s’est étonné d’un tel attentat, et on n’a point tardé à savoir que l’assassin était lui-même un type étrange qui n’existe peut-être qu’en Espagne : moine décloîtré et démagogue, troublé par un froid fanatisme révolutionnaire, long-temps émigré en France, vagabond de l’église et prêteur à la petite semaine, tombé insensiblement enfin du vice dans le crime. Le régicide espagnol se nomme Manuel-Martin Merino, et il a péri par le suplice du garrole, après avoir été dégradé comme prêtre. Pendant tout le temps qui a précédé son exécution, cet homme n’a cessé de garder le sang-froid le plus étrange, le plus cynique même. Au moment où il venait d’accomplir son crime, on ne comptait pas un battement de plus à son pouls, et tandis que les hallebardiers qui l’avaient saisi lui faisaient presser le pas : « Patience ! répondait-il, un homme de soixante-trois ans peut bien tuer une reine, mais il ne peut pas aller plus vite. » Merino a conservé le même insolent cynisme pendant la solennité religieuse de sa dégradation. Les anathèmes de l’église ne l’ont point ému, pas plus que le pardon d’en haut appelé sur lui dans cette dramatique et imposante cérémonie. Il a marché à la mort, toujours impassible, indifférent, sans affectation théâtrale d’ailleurs et sans forfanterie. Quant à des complices, il s’est indigné qu’on pût lui en supposer, prétendant qu’un homme suffisait bien pour tuer une reine, et ajoutant que « douze hommes comme lui délivreraient l’Europe de ses tyrans. »

La justice a atteint ce triste coupable ; mais la justice n’est-elle pas impuissante quelquefois à réparer le mal causé par un tel crime, à effacer le trouble qu’il jette peut-être dans les habitudes d’un peuple ? Jusqu’ici, nulle barrière n’existait entre la reine d’Espagne et la population de Madrid au sein de laquelle elle vivait ; au contraire, c’était comme une noble familiarité. Il reste à se demander quel changement peut jeter dans ces mœurs le soin d’une préservation nécessaire. Nous ne voulons point assurément attribuer un crime aussi odieux à un parti politique ; il n’est pas d’ailleurs de parti en Espagne qui pousse à ce point la haine de la monarchie, et quant à la reine Isabelle, d’où pourrait venir la haine contre elle ? Merino reste donc un de ces êtres pervers qui sortent parfois des bas-fonds révolutionnaires au milieu d’une population étonnée, et qui ne sont poussés que par un fanatisme isolé. Nous avons vu jouer ce jeu sanglant du régicide pendant dix-huit ans contre la plus noble vie. L’année dernière, c’était en Prusse ; un peu avant, un attentat du même genre avait eu lieu en Angleterre, et aujourd’hui enfin c’est l’Espagne monarchique qui est atteinte du même fléau. Non, sans doute, ce ne sont point les partis qui engendrent ces crimes ; mais c’est l’action corruptrice et prolongée des révolutions qui finit par altérer le sens moral chez certains êtres jusqu’au point de les armer contre les plus inoffensives souveraines elles-mêmes.

Les chambres hollandaises viennent de reprendre leurs travaux. Un projet d’amortissement de la dette a été à la seconde chambre l’objet d’une discussion importante. Naguère les divergences d’opinion portaient sur la meilleure manière de combler les déficits ; aujourd’hui les avis ont été partagés sur l’usage à faire d’un bon résultant des revenus de services antérieurs et de la vente éventuelle de domaines. La somme à appliquer à l’amortissement en 1852 serait, suivant le projet ministériel, de 3 millions et demi de florins. La situation financière présente quelque analogie avec ce qui s’est produit l’année dernière au sein du parlement anglais. Plusieurs députés ont émis l’opinion que le temps était propice à une nouvelle conversion : telle était la pensée de M. van Hall, qui, en 1844, a présidé avec le plus grand succès à l’exécution d’une pareille mesure. D’autres orateurs, tels que M. Bachiene, ont désiré l’institution d’un établissement efficace d’amortissement de la dette, qui, selon eux, ne préjudicierait en rien à une conversion éventuelle. Au milieu de ces opinions contradictoires, une question est venue rendre assez probable une modification ministérielle. M. de Man et quelques autres députés ont présenté un amendement tendant à obtenir l’emploi de 2 millions et demi à l’apurement partiel de la dette de 10 millions contractée envers la Société de commerce des Pays-Bas. Tout un nouvel ordre d’idées découlait de cet amendement. M. de Man voulait arriver à l’extinction totale de cette dette, pour rendre à l’état la libre disposition des produits des Indes orientales et l’affranchir dorénavant des conditions contractées envers la Société de commerce, que lui et d’autres orateurs jugent onéreuses pour le trésor public. Ils prétendaient d’ailleurs que, par l’adoption de cet amendement, on ne préjugeait rien sur l’agence de la société, et qu’on voulait simplement donner plus de liberté à la réalisation des produits. Cette somme de liberté plus grande mettrait le gouvernement à même d’organiser la vente d’une partie des produits à Java même ; de là une économie considérable dans les prix de commission. En tout cas, on désirait qu’on se préparât enfin à examiner ces questions importantes soulevées depuis plusieurs années, et, si avant 1854 la dette n’était pas acquittée, la consignation obligatoire des produits à la Société de commerce continuerait à subsister sans modifications. Non-seulement des libéraux avancés, MM. van der Linden, de Frémery, mais M. van Goltstein, d’une nuance modérée, se sont rangés de ce côté. MM. Stolte, Lotsy, van Doorn, et les ministres des finances et des colonies ont combattu cette opinion. M. Stolte de son coup-d’œil pratique allait tout droit au vif de la question. L’intermédiaire d’un grand corps commercial pour la vente des produits coloniaux lui semblait essentiellement nécessaire au commerce national. Vendre les produits à Java, ce serait peut-être détourner ces produits du marché néerlandais, et par suite porter un coup mortel aux chantiers et à la navigation des Pays-Bas. Les ministres ont aussi combattu l’amendement de M. de Man au point de vue financier et à celui du droit ; ils se sont appuyés sur la lettre du contrat, d’après laquelle, tant que le gouvernement veut faire transporter dans les Pays-Bas les produits des colonies, il doit recourir à l’intermédiaire de la Société de commerce, soit qu’on acquitte la dette avant ou après 1854. Quoi qu’il en soit, l’amendement a été adopté par 38 voix contre 27. Aussitôt cette résolution prise par la seconde chambre, les bruits se sont répandus que M. van Bosse, ministre des finances, avait manifesté l’intention de déposer son portefeuille. Il n’est point impossible que M. van Bosse ne revienne sur sa résolution après un vote contraire de la première chambre. Les amis du ministre seraient les premiers à déplorer sa retraite ; son département embrasse bien des branches d’administration et demande des connaissances spéciales ; le choix d’un successeur de M. van Bosse ne serait pas sans difficulté.

En Turquie, la dernière quinzaine de janvier a vu la solution de l’affaire des lieux saints et un changement ministériel qui n’est point sans signification. Les influences diplomatiques sont d’habitude si actives à Constantinople, qu’il n’est pas toujours possible au divan d’échapper à cette action trop souvent dissolvante des cabinets. Cependant les efforts que le dernier ministère a faits pour revendiquer la liberté de ses mouvemens au milieu de la grande crise européenne n’ont pas laissé d’être heureux, et si ce ministère vient de se modifier sous l’empire de ces nécessités extérieures, auxquelles il ne pouvait se soustraire entièrement, cette concession n’est pas une défaite.

On sait que cette crise ministérielle, d’ailleurs si promptement terminée, est une conséquence de l’affaire des lieux saints, question trop peu remarquée, qui intéressait pourtant au plus haut degré la France et la Russie, l’église catholique et l’église grecque, en un mot les croyances religieuses et les ambitions politiques des grands cabinets. Il s’agissait de savoir si les religieux catholiques, qui ont été originairement en possession des principaux sanctuaires de la Terre-Sainte, en seraient à la fin dépossédés par les empiétemens successifs des schismatiques grecs. Le danger pouvait paraître d’autant plus menaçant, que l’église grecque compte en Turquie près de 14 millions de fidèles, tandis que le nombre des catholiques n’atteint pas à un million dans tout l’empire. D’autre part, la France, investie naguère par des traités solennels du protectorat des catholiques d’Orient, a depuis 1789 laissé dépérir entre ses mains cet héritage religieux de l’ancienne monarchie. Par indifférence ou par oubli, elle a négligé ces droits et ces devoirs de protection dont tous les souverains, depuis François Ier jusqu’à Louis XV, s’étaient montrés si jaloux. La Russie au contraire, dont l’influence en Orient n’a pas cependant la même antiquité, a peu à peu gagné du terrain parmi les chrétiens grecs depuis la fin du dernier siècle ; elle a pris en main leurs intérêts avec l’habileté et la persévérance qui lui sont propres ; elle s’est fait accepter par eux comme leur protectrice officielle.

Les Turcs étaient, de leur côté, dans une position des plus délicates vis-à-vis de leurs sujets des deux églises. Si le divan prenait parti dans cette querelle, s’il donnait raison aux Latins, il indisposait nécessairement les Grecs, et ceux-ci forment plus d’un tiers de la population de l’empire. Il blessait de même un voisin irritable et puissant que des considérations de prudence lui conseillaient de ménager. Le divan était pourtant forcé de reconnaître en dernière analyse que l’influence du catholicisme et de la France est bien moins à redouter pour l’empire ottoman que l’influence de l’église grecque et de la Russie. Il inclinait donc plutôt du côté du cabinet français que du côté de la Russie ; mais il eût désiré que les deux grandes puissances débattissent entre elles les conditions de l’arrangement. « Nous sommes musulmans, disait le divan, nous n’avons rien à voir dans les rivalités de l’église grecque et de l’église latine ; accordez vous, ou faites-vous la guerre, si mieux vous l’aimez ; c’est votre affaire. » Le vœu du gouvernement turc était donc avant tout de conserver dans les négociations une certaine neutralité.

Une telle attitude ne pouvait satisfaire, on le comprend, ni la France, ni la Russie. Peu désireuses de se voir en présence seule à seule, les deux puissances s’adressèrent toutes les deux au divan, et lui demandèrent, la Russie de maintenir le statu quo si favorable à l’église grecque, la France de revenir à l’exécution des anciens traités qui consacraient les privilèges présentement contestés de l’église catholique. La France toutefois, jusqu’au moment de l’envoi de son ministre actuel à Constantinople, ne parut guère disposée à se montrer exigeante, et la Russie se prévalut avec avantage de ces dispositions peu empressées pour conseiller aux Turcs l’ajournement indéfini du différend. Depuis que la question a été prise et poussée avec plus de vigueur par le cabinet français, la Russie a dû, à son tour, déployer plus de ressources. L’empereur est lui-même intervenu personnellement par une lettre autographe, adressée au sultan. La situation de la Russie à Constantinople était d’autant plus forte, que plusieurs des puissances catholiques, sur le concours desquelles la France était en droit de compter, faisaient cause commune avec la légation russe. De ce nombre étaient l’Autriche et Naples, obéissant en cela aux nécessités politiques qui les attachent à l’alliance de la Russie. La Belgique restait à peu près indifférente. L’Espagne et le Portugal appuyaient seules franchement les efforts de la légation de France. En dépit des intérêts du catholicisme, qui étaient en cause, Rome, dominée par les mêmes considérations que l’Autriche et Naples et piquée peut-être aussi de l’opposition que la France a faite naguère à l’établissement d’une nonciature apostolique à Constantinople, Rome elle-même n’employait qu’à regret en faveur du cabinet français les influences dont elle dispose dans l’empire ottoman.

Quoique réduite à peu près à ses seules forces, la France, redoublant d’activité, vient de triompher en partie des difficultés qui lui étaient suscitées. Le gouvernement turc a fini par lui donner raison sur les points principaux du débat en bravant le ressentiment du cabinet russe. Les droits consacrés en 1516, en 1690, et en dernier lieu en 1740, en faveur des Latins, sont reconnus. Par malheur, les conventions qui portent ces dates, tout en attribuant la possession des sanctuaires des lieux saints aux religieux catholiques, ne déterminent point quels sont ces sanctuaires. Se fondant sur des pièces trouvées dans un cloître et qui se rapportent à l’état des choses au XVIIIe siècle, le représentant de la France à Constantinople avait d’abord réclamé huit sanctuaires. La France n’a pas obtenu tout ce qu’elle avait demandé ; mais les religieux latins pourront du moins célébrer les cérémonies du culte catholique dans les sanctuaires revendiqués, à l’exception d’un seul, celui de la Nativité ; ils rentrent aussi en possession des clés de l’église de Bethléem ; en un mot, ils retrouvent une partie du terrain qu’ils avaient perdu depuis 1740.

Cette solution, sans être absolument satisfaisante, n’est point de nature à plaire à la Russie, qui demandait par l’organe même de son souverain le maintien du statu quo. Aussi, en accordant cette satisfaction à la France, le sultan a-t-il senti le besoin de parer aux reproches qui ne peuvent manquer de venir de Saint-Pétersbourg. De là le mouvement qui a eu lieu dans le personnel du ministère. Depuis long-temps et principalement depuis l’affaire des réfugiés hongrois, la politique libérale du grand-vizir Reschid-Pacha était l’objet des plaintes du cabinet russe. Reschid-Pacha descend de cette haute situation au poste de président du conseil d’état et de justice, qui lui assure toutefois une entrée au conseil des ministres. Réouf-Pacha, qui le remplace dans la plus haute dignité de l’empire, est d’ailleurs un vieillard des plus honorés, dont les opinions, sans être aussi précises que celles de Reschid-Pacha, ne passent point pour être hostiles à la réforme. Le ministre des affaires étrangères, l’homme le plus distingué du dernier cabinet après le grand-vizir et l’auxiliaire le plus dévoué de sa pensée, Ali-Pacha, reste au pouvoir. Cette concession faite à la Russie n’entraîne donc point l’adoption d’une politique nouvelle. Peut-être cet avènement d’un vizir qui n’est point d’âge à s’occuper très vivement des affaires n’aura-t-il en définitive d’autre conséquence que de permettre au sultan de saisir ouvertement lui-même le gouvernail, suivant le désir qu’on lui attribue. Les sentimens bien connus du jeune souverain sont un gage assuré du maintien de ce système de réforme auquel l’avenir de l’empire ottoman est attaché.


H. DESPREZ.

Les théâtres lyriques et l’art musical tout entier semblent arrivés à une de ces époques d’épuisement dont il est aussi difficile d’indiquer la durée que de prévoir la solution. Le double mouvement d’initiation qui s’est fait, au commencement de ce siècle, en Allemagne par Beethoven, Weber, Schubert et Mendelssohn, en Italie par Rossini et ses imitateurs, a produit ses meilleurs effets, et ce fleuve magnifique, dont nous admirons depuis cinquante ans le cours impétueux, n’est plus aujourd’hui qu’un maigre ruisseau qui va se perdre dans les sables arides. Aucun homme important ne s’est produit en Allemagne depuis la grande génération dont nous venons de parler ; l’Italie, de toutes parts envahie par la décadence, s’étourdit de son mieux au bruit des opéras de M. Verdi, qui n’ont pu s’acclimater encore hors du pays qui les a vus naître, et la France, ce carrefour du monde, en est réduite à écouter les vagissemens des infiniment petits. M. Auber se repose à l’abri de sa gloire charmante ; M. Halévy va de nouveau tenter la fortune par un grand ouvrage, le Juif errant, dont les répétitions se poursuivent avec activité, en attendant que la santé ébranlée de Meyerbeer lui permette de livrer à la curiosité du public la partition de l’Africaine, qui est terminée depuis long-temps. Lorsqu’au milieu d’une nombreuse compagnie il se fait tout à coup un profond silence, il y a un dicton italien qui dit : Nasce un papa (un pape vient au monde). Si le silence qui se fait autour de la France depuis quelque temps pouvait produire un résultat semblable en favorisant la naissance d’un vrai génie musical, il serait le bienvenu ; l’autorité du maître s’établirait sans efforts, et ne trouverait en Europe que des cœurs soumis. Quoi qu’il en soit de l’avenir, l’Opéra vient de reprendre le Guillaume Tell de Rossini, qui avait été à peu près délaissé depuis la retraite de M. Duprez.

Voyez un peu quel est le sort des meilleures choses ici-bas ! Voici la plus belle partition qui ait été composée en France depuis les chefs-d’œuvre de Gluck. Cette musique grandiose, limpide et touchante, si bien écrite pour les voix, si bien écrite pour les instrumens, qu’il n’y a qu’à la lire pour en comprendre tout de suite les beautés, magnifiques, à failli cependant passer presque inaperçue devant le public parisien de l’an de grace 1827, et il n’a fallu rien moins que le talent exceptionnel d’un virtuose éminent, pour remettre en lumière cette œuvre colossale, qui se recommande précisément par l’éclat et la couleur des mélodies. M. Duprez ayant consumé en peu d’années la voix sonore et un peu factice qu’il s’était créée, le chef-d’œuvre de Rossini retomba dans l’obscurité d’où l’avait tiré cet artiste distingué, qui devra à cette restauration la partie durable de sa renommée. Enfin la rencontre d’un jeune élève du Conservatoire qui possède une assez belle voix de ténor et quelques dispositions de chanteur, dont on a voulu exagérer la portée, a permis à la direction de l’Opéra de reprendre ce grand et bel ouvrage, qui n’aurait jamais dû quitter le répertoire. Le rôle d’Arnold, créé par Nourrit et repris par M. Duprez en 1837 avec un succès qui ne saurait être oublié, a été confié par l’administration de l’Opéra à M. Gueymard, élève du Conservatoire, dont elle encourage depuis deux ou trois ans les laborieux débuts. Rien n’est plus légitime assurément que cette vigilance de la direction d’un grand théâtre lyrique, dont le nombreux personnel a besoin d’être composé d’élémens divers et depuis long-temps éprouvés. Il serait même à désirer qu’au lieu de surexciter la curiosité du public par des virtuoses de passage, comme Mlle Alboni, dont la merveilleuse vocalisation et le talent plus gracieux que dramatique n’éblouissent un moment la foule étonnée qu’aux dépens de tout le reste, il serait à désirer, disons-nous, que l’Opéra n’eût jamais recours à de pareils expédiens, et qu’il se ménageât des succès par des moyens moins coûteux et plus durables. M. Gueymard est jeune, il ne semble pas dépourvu d’intelligence. Sa voix possède l’étendue et le caractère d’un véritable ténor. Il monte aisément jusqu’au la supérieur, et peut ajouter au besoin à cette échelle d’une octave et demie deux notes supplémentaires, si et ut, dont il fera bien cependant de ne pas trop abuser. Malheureusement cette voix, d’un timbre strident et d’une étendue remarquable, est entachée d’un défaut capital : les cordes qui composent la partie intermédiaire et vraiment importante de l’organe manquent de sonorité, elles ne peuvent s’épanouir qu’avec bruit et en déchirant, pour ainsi dire, une sorte d’enveloppe dont elles semblent revêtues. Il résulte de ce défaut, qui sera bien difficile à corriger, que M. Gueymard ne peut s’empêcher de chanter avec effort, et que l’émission de sa voix se fait toujours d’une manière bruyante et très pénible pour l’auditeur. Aussi est-il forcé d’attaquer les notes élevées avec une sorte d’élan fiévreux, qui inquiète en laissant craindre que le virtuose ne manque le but dont on le voit si évidemment préoccupé. Sa bouche, un peu lourde, s’ouvre avec fracas, et ses lèvres restent entrebâillées, comme si l’artiste éprouvait de la peine à les ramener à une position moins gênante. Si nous insistons sur ces détails matériels, c’est qu’ils ont une fâcheuse influence sur la manière de chanter de M. Gueymard, et qu’ils peuvent empêcher ce jeune artiste de tenir toutes les promesses dont la direction de l’Opéra semble attendre l’accomplissement. Aussi le jeune ténor, très faible dans les morceaux qui demandent un emploi modéré de la sonorité, abuse-t-il des points d’orgue ambitieux qui frappent l’attention du public vulgaire aux dépens de l’harmonie de l’ensemble et des plus nobles qualités du style. Voilà pourquoi il lui a été plus facile d’imiter le hurlement maladif que poussait M. Duprez dans son air du quatrième acte, hurlement qui est connu sous le nom fameux d’ut de poitrine, que de reproduire la belle déclamation, la phrase simple et calme qui caractérisaient la méthode de ce grand virtuose. Paganini n’a-t-il pas également suscité plus de serviles imitateurs par ses caprices et ses poses démoniaques qu’il n’a produit de véritables disciples par les grandes et sérieuses qualités de son incomparable talent ? Il en sera toujours ainsi des hommes supérieurs, dont il est plus facile de reproduire les bizarreries extérieures que de comprendre la force intime et souveraine.

Malgré ces restrictions et d’autres encore plus importantes que nous pourrions ajouter, il est juste de convenir cependant que de tous les ténors qui ont abordé le rôle d’Arnold depuis la retraite de M. Duprez, M. Gueymard est celui qui s’acquitte le mieux de la tâche difficile qui lui est confiée. Il dit assez convenablement le duo du premier acte avec Guillaume ; il trouve d’assez bonnes inflexions dans celui qu’il chante avec Mathilde au second acte, et si M. Gueymard est évidemment insuffisant à rendre tous les effets de l’admirable trio qui vient après, s’il manque surtout la phrase pathétique qui suit le cri suprême : Mon père, tu m’as dû maudire ! et dont les notes frémissantes qui accompagnent ces mots désespérés : Non, non, je ne le verrai plus ! sortaient de la poitrine de M. Duprez comme des sanglots long-temps comprimés au fond du cœur, — la critique n’en doit pas moins tenir compte à M. Gueymard des efforts qu’il fait pour se rendre digne de l’œuvre immense dont il est l’interprète. Quant à l’air du quatrième acte et à ce cri monstrueux qu’on appelle l’ut de poitrine et qui était au talent de M. Duprez ce que les doigts de Paganini étaient au génie de ce virtuose, nous engageons M. Gueymard à s’abstenir de rendre un effet aussi impossible que dangereux. Si M. Gueymard mettait son amour-propre à arracher de son gosier rebelle cette note affreuse et stridente, il prouverait qu’il est aussi incapable de s’élever à la hauteur du talent de M. Duprez que de comprendre le chef-d’œuvre de Rossini.

M. Morelli, qui est chargé du rôle important de Guillaume Tell, possède une fort belle voix de baryton étendue, sonore et flexible ; mais une articulation molle et confuse, une prononciation défectueuse, un goût équivoque pour les hors-d’œuvre et les points d’orgue désastreux qu’il ajoute parfois à la pensée du maître, affaiblissent considérablement le plaisir qu’on aurait à entendre cet artiste distingué. Quant à Mme Laborde, elle chante la partie de Mathilde comme elle chante tout ce qui lui est confié, avec plus de fracas que de charme, de justesse et de vérité. Elle n’a rien compris à la romance adorable de Sombres forêts, dont les accompagnemens, remplis de modulations exquises, semblent reproduire la fraîcheur, les clartés discrètes et les divines langueurs qui caractérisent la température des bois sous un ciel généreux. Remarquons en passant la différence qui existe entre un musicien du Nord, comme Weber, et un musicien du Midi, comme Rossini, peignant les mêmes objets, rendant les sensations que nous fait éprouver l’aspect d’un même paysage. La poésie de la nature, telle que l’exprime Weber dans son Freyschütz, est pleine de mystère, de profondeur et d’élans religieux, tandis que, dans le Guillaume Tell de Rossini, elle est sonore, lumineuse, remplie de perspectives qui Trous laissent entrevoir au loin les joies et les bruits de la vie. Les chœurs sont chantés avec beaucoup de soin, surtout celui du troisième acte, qui, exécuté par cent cinquante voix, produit un effet formidable. En somme, si la reprise de Guillaume Tell n’a pas été couronnée par un succès complet, elle n’en mérite pas moins d’être notée comme un spectacle qui mérite vraiment d’être vu.

Quant au théâtre de l’Opéra-Comique, où les succès nombreux et faciles se succédaient depuis quelques années avec un bonheur incroyable, il semble que la fortune se soit lassée de lui prodiguer ses faveurs. Les représentations fatigantes du Château de la Barbe-Bleue, de L. Limnander, effraient les plus intrépides amateurs de mélodrames, et c’est à peine si le talent de Mme Ugalde, dont on a tant mésusé, réveille une ou deux fois par semaine l’indifférence du public. Pour varier un peu le fonds monotone de son répertoire connu, l’administration a eu l’idée de remettre en scène la Nina de Dalayrac, pour les débuts de Mlle Favel, élève da Conservatoire. Ce petit opéra, qui a été représenté pour la première fois en 1786, a dû son grand succès à quelques mélodies agréables, parmi lesquelles se trouve la romance si connue : Mon bien-aimé, — au sujet de la pièce, qui répondait parfaitement à l’extrême sensibilité de nos pères, et surtout au talent de la cantatrice qui était chargée du rôle principal. Mlle Favel ne possède aucune des qualités qui auraient été nécessaires pour donner à la faible musique de Dalayrac un intérêt passager. Aussi, après trois ou quatre représentations, qui n’ont en d’autre résultat que d’exciter la curiosité de quelques vieux amateurs, il a fallu abandonner cette opérette, dont plus grand mérite est d’avoir inspiré à Paisiello son chef-d’œuvre. La Nina du maître italien a été composée à Naples en 1787, juste un an après celle de Dalayrac. C’est tout ce qu’il y a de commun entre ces deux ouvrages, qui semblent nés cinquante ans l’un après l’autre.

Malgré une assez grande activité et l’apparition successive de quelques artistes de mérite, le Théâtre-Italien a bien de la peine à ramener à lui ce public choisi qui remplissait autrefois la salle Ventadour. Les révolutions politiques qui ont brisé tant de fortunes et qui ont inquiété les plus belles existences, l’épuisement d’un répertoire connu depuis vingt ans, et la dispersion de ce groupe de virtuoses éminens qui ont émerveillé Paris de 1830 à 1840, telles sont les principales causes de la situation difficile où se trouve aujourd’hui le Théâtre-Italien. Ni le talent de M. Beletti, dont la voix de baryton un peu gutturale pourrait être plus agréable et dirigée par une méthode plus sûre, ni M. Ferlotti, autre baryton qui chante aussi avec goût, ni même M. Guasco, ténor remarquable, dont le style vigoureux et plein d’élévation produit encore de l’effet, malgré la fatigue extrême dont son bel organe accuse l’influence, ne sont des élémens suffisans pour attirer l’attention d’un public distrait et soucieux. Mlle Cruvelli et quelques opéras monotones et laborieux de M. Verdi, voilà tout ce qui reste à la direction du Théâtre-Italien pour conjurer les dieux ennemis de sa prospérité. Dans cet état de choses, on a eu la pensée de mettre à l’étude le Fidelio de Beethoven, qui a été chanté à Paris, en 1830, par une troupe de chanteurs allemands, où brillaient en première ligne Mme Schroeder-Devrient et le ténor Hatzinger.

Dans l’œuvre immense de Beethoven, l’opéra de Fidelio n’a jamais été qu’une curiosité. C’est en 1803 qu’il commença à écrire cet ouvrage à l’instigation de son ami Salieri, qui lui donna le conseil d’essayer les forces de son génie dans un genre où Haydn avait échoué, et qui n’avait réussi à Mozart que parce que rien n’était impossible au plus universel des musiciens. Du reste, il n’y a rien de plus ordinaire que de rencontrer dans le monde des gens comme Salieri, qui s’empressent de vous pousser hors de la voie où vous marchez en maître et sans rival. Beethoven fit donc traduire un mauvais mélodrame français intitulé le Triomphe de l’Amour conjugal, qui avait été déjà mis en musique par Gaveaux en 1779, et il l’appropria aux tendances de son génie. Représenté pour la première fois à Prague, en 1805, Fidelio n’y eut point de succès. Beethoven retoucha la partition, refit un acte tout entier, ajouta une ouverture, et, sous cette nouvelle forme, l’opéra fut donné à Vienne, où il reçut un meilleur accueil. Peu satisfait encore de l’ensemble de son ouvrage, Beethoven y porta de nouveau la main, développa certains morceaux, en supprima d’autres, et ce n’est qu’après des tâtonnemens infinis que l’opéra de Fidelio reparut devant le public en 1816. C’est alors seulement que l’Allemagne se prit d’un certain intérêt pour le seul ouvrage dramatique d’un génie prodigieux, qui avait agrandi toutes les formes de la musique instrumentale. Par une illusion qui est bien naturelle à l’esprit humain, on fit rejaillir sur Fidelio la gloire que Beethoven s’était acquise dans la symphonie, et l’on s’efforça de voir, dans cet enfant un peu chétif, un fils tout-à-fait digne de la grandeur de son père. Cette illusion a été plus ou moins partagée par l’Europe.

Le sujet de Fidelio est très simple. Un prisonnier d’état, Fernand, gémit dans un cachot, où il a été jeté par un ennemi politique qu’on appelle le gouverneur. La femme de Fernand, Léonore, pour sauver son mari qu’elle aime et qu’elle n’a pas vu depuis long-temps, prend un déguisement d’homme. Sous les traits et le nom emprunté de Fidelio, elle va offrir ses services au geôlier de la prison où est enfermé son mari. Fidelio gagne la confiance du geôlier en touchant le cœur de Marceline, sa fille, qu’il doit épouser. Grace à ce pieux stratagème, Léonore, sous le nom et le costume de Fidelio, pénètre dans le cachot de son époux, qu’elle arrache à la mort qu’il devait bientôt subir par l’ordre du gouverneur. Tel est le canevas sur lequel Beethoven a jeté quelques éclairs de son magnifique génie. Au premier acte, on remarque le duo pour ténor et soprano entre Marceline, la fille du geôlier, et son prétendant, — duo qui est une imitation flagrante de la manière de Mozart, et qu’on dirait avoir été arraché à la partition du Mariage de Figaro ; l’air de Marceline, qui n’est pas plus original que le premier morceau ; un charmant quatuor en canon, c’est-à-dire sous une forme qui oblige chaque partie à reproduire la même phrase mélodique avec des paroles différentes ; les couplets du geôlier, qui ne manquent pas de rondeur, et puis un assez beau trio pour basse et deux soprani entre le geôlier, sa fille et Fidelio, où l’influence de Mozart se trahit encore d’une manière sensible, et dont le défaut capital est d’être trop long. Le second acte commence par une jolie marche militaire ; vient ensuite un air de basse que chante le gouverneur, et dans lequel il exprime le plaisir de la vengeance qu’il se promet de goûter bientôt ; l’air de Léonore, dont l’andante en mi-majeur n’est pas sans quelque analogie avec le bel air que chante Agathe dans le Freyschütz ; puis enfin le finale qui débute par l’admirable chœur des prisonniers, célèbre dans toute l’Europe. Au troisième acte (car nous suivons dans cette analyse la distribution de la partition allemande), se trouve d’abord un air très passionné de ténor chanté par Fernand ; puis vient le duo rempli de sombres pressentimens entre le geôlier et Fidelio, et qu’ils chantent pendant qu’ils fouillent la terre de la prison, pour y trouver la citerne fatale où doit être précipité le pauvre prisonnier. Ce duo, pour basse et soprano, est tout-à-fait digne de Beethoven, si l’on excepte quelques vocalises en triolets qu’il a mises dans la bouche de Léonore, et qui forment là un grossier contre-sens avec la situation de cette femme condamnée à creuser la fosse de l’époux qu’elle adore. Un trio entre le geôlier, le prisonnier et Fidelio respire une tendre émotion. Enfin, dans un quatuor énergique, sont exprimées les passions diverses et compliquées qui agitent le gouverneur, le geôlier tremblant, Léonore et son mari, dont elle se fait tout à coup le champion victorieux. La stretta de ce morceau vraiment dramatique est séparée du commencement par quelques sons de trompette qui annoncent l’arrivée d’un personnage important et l’approche de la péripétie dernière. Le bonheur des deux époux qui se retrouvent après une absence si longue et si cruelle est rendu par un duo chaleureux, et le tout se termine par un énergique finale.

Tout drame lyrique traduit dans une langue étrangère perd nécessairement quelque chose de son originalité native ; mais, si ce drame lyrique a été conçu par un génie puissant et pour un peuple dont les mœurs, les goûts et l’imagination s’alimentent à des sources autochtones, il sera encore plus difficile de lui conserver le caractère primitif en le traduisant dans une langue qui appartient à une civilisation tout-à-fait opposée. Ni le Freyschütz de Weber, ni le Fidelio de Beethoven ne sont des ouvrages qui puissent être arrangés, — pour la scène italienne surtout. Le génie de la langue allemande, celui des poètes et des grands musiciens qu’a produits ce pays de mystères et de pieuses légendes, sont impossibles à marier avec les passions bruyantes et l’imagination lumineuse d’un peuple de race latine. Il y a de bonnes gens qui croient connaître Shakspeare ou Weber parce qu’ils ont lu une traduction de Roméo et Juliette et qu’ils ont entendu chanter à l’Odéon l’opéra de Robin des Bois. Leur erreur ne serait pas moins grande, s’ils supposaient que le Fidelio qui se donne au théâtre Ventadour est réellement le Fidelio de Beethoven. D’abord le Fidelio de Beethoven est, comme le Freyschütz, un véritable mélodrame mêlé de dialogues qui servent de texte aux commentaires de la symphonie. Cette forme heureuse, où se trouve combinée la parole, véhicule des idées vulgaires et prosaïques de la vie, avec la musique, traduction poétique des sentimens plus élevés, est un moule plus dramatique et plus vrai que notre tragédie lyrique. Ce n’est pas ici le lieu de développer toutes les bonnes raisons qu’on pourrait faire valoir pour prouver que le système lyrique des Allemands est infiniment préférable à celui qui a prévalu en France depuis Lulli jusqu’à nos jours. Quoi qu’il en soit de ces idées, il a fallu ajouter, à la place du dialogue qui joue un rôle si important dans le Fidelio de Beethoven, un mauvais récitatif qui a été fabriqué par je ne sais quel maestro ignoré. Ce récitatif joint au fracas de la langue italienne, qui jette sur les notes profondes du compositeur allemand sa fastidieuse sonorité, altère profondément la couleur de ce drame, qu’il faut écouter avec une oreille attentive et pieuse, comme il convient d’écouter l’œuvre complexe et un peu étrange du plus sublime des symphonistes.

L’exécution, sans être parfaite, est au moins tolérable. M. Beletti se tire avec honneur du rôle difficile du gouverneur, M. Calzolari chante avec goût son air du troisième acte, et Mlle Cruvelli trouve de belles inspirations sous le costume de Fidelio. Elle chante son bel air du second acte d’une manière remarquable, et avec une simplicité de style dont il est à désirer qu’elle conserve les habitudes. Les chœurs et surtout l’orchestre vont très bien.

La saison des concerts a été inaugurée cette année, comme les années précédentes, par l’orchestre du Conservatoire avec l’éclat accoutumé. Au milieu de son répertoire séculaire, dont il est fâcheux qu’elle ne cherche point à varier les élémens, la société des concerts a fait entendre cette année une nouvelle symphonie de Mendelssohn, la quatrième, où l’on retrouve l’art prodigieux qui caractérise les œuvres de ce compositeur éminent. L’andante de cette symphonie est un vrai chef-d’œuvre de facture, et il est impossible de porter plus loin que ne l’a fait Mendelssohn dans ce morceau la science des développemens. Dans son deuxième concert, la société du Conservatoire a donné un charmant quatuor, Dei Viaggiatori felici, de Cherubini, morceau un peu long, mais rempli de grace et de gaieté bénigne, écrit dans un style tempéré, où se combinent à la fois la manière de Mozart et celle de Cimarosa. Il serait bien à désirer que la société du Conservatoire surtout fît entendre plus souvent la musique de ce chef illustre de l’école française, dont la génération actuelle connaît le nom plus que les œuvres.

À côté de la société des concerts marche d’un pas triomphant celle de Sainte-Cécile, fondée et dirigée par M. Seghers avec une habileté remarquable. M. Seghers possède quelques-unes des qualités essentielles à un bon chef d’orchestre ; il possède l’initiative de l’esprit qui cherche et devine, la passion qui s’exagère parfois le mérite d’une œuvre, et la persévérance qui surmonte les plus grands obstacles. Dans le concert que la société de Sainte-Cécile a donné le 4 janvier, concert qui était entièrement consacré à l’interprétation d’œuvres inconnues de jeunes compositeurs qui cherchent à s’ouvrir une porte dans la carrière, on a entendu une ouverture d’Hamlet de M. Stadtfeld, morceau un peu confus et contenant plus d’effets de sonorité que de véritables idées musicales ; un chœur pastoral, avec accompagnement de hautbois, de la composition de M. Vervotte, plein de grace et fort bien accompagné, et surtout un Benedictus de M. Gounod, d’un style sévère et très élevé. Dans une autre séance, la société de Sainte-Cécile a exécuté plusieurs fragmens d’un opéra de Schubert, Rosemonde, qui sont dignes de ce grand mélodiste, car il ne faut pas oublier que Schubert était un compositeur qui marchait à la suite de Beethoven, de Weber et de Mendelssohn. Dans ce groupe de musiciens novateurs qui forment la nouvelle école allemande, et qui se qualifiaient eux-mêmes d’école romantique, Schubert occupe un rang très distingué. Après les fragmens de Rosemonde, on a chanté la berceuse de Blanche de Provence, de Cherubini, morceau délicieux, d’un caractère suave et supérieurement accompagné.

P. Scudo.




LE CHAMBI[1] À PARIS.

Tandis que la poésie est chez nous le don d’un petit nombre, le privilège de quelques esprits, une fleur exquise et rare qui n’appartient qu’à une certaine espèce de sol, chez les Arabes elle est partout ; elle anime à la fois, dans le pays par excellence de l’espace, du soleil et du danger, les spectacles de la nature et les scènes de la vie humaine. C’est un trésor auquel tous viennent puiser, depuis le pasteur dont les troupeaux disputent à un sol brûlant quelque touffe d’herbe flétrie jusqu’au maître de la grande tente qui galope, au milieu de goums bruyans, sur un cheval richement harnaché.

Tel est le fait dont se sont pénétrés tous ceux qui ont long-temps vécu, comme moi, de la vie arabe. Les officiers qui en sont encore à leur apprentissage des mœurs africaines croient souvent à une certaine exagération dans ce qu’ils ont tant de fois entendu répéter sur la poésie orientale. Ils craignent de subir aveuglément une opinion toute faite, de se laisser imposer ce qu’on appelle, je crois, le convenu dans le langage des artistes. J’avais remarqué ces dispositions chez un officier de spahis, qui me permettra de le mettre en scène dans un intérêt de vérité. M. de Molènes, dont le nom tout militaire aujourd’hui réveillera peut-être quelques souvenirs littéraires chez les lecteurs de ce recueil, contestait, dans mon cabinet, un matin, les dons poétiques du peuple arabe, quand notre entretien fut interrompu par une visite d’une nature insolite et inattendue. Le personnage qui s’offrait à notre vue portait le bernous et le haïch. C’était un Chambi. Il appartenait à cette race d’audacieux trafiquans qui bravent la morsure des serpens, les tempêtes de sable et la lance des Touareghs, ces brigands voilés du désert, pour aller jusqu’aux états du Soudan chercher les dents d’éléphant, la poudre d’or et les essences parfumées. J’avais déjà rencontré dans le cours de ma vie africaine cet éternel et placide voyageur qui vous répond avec la mélancolie sereine du fatalisme, quand on l’interroge sur ses errantes destinées : « Je vais où me mène Dieu. » Cette fois, le Chambi était venu amener au Jardin des Plantes, par l’ordre du général Pélissier, deux de ces célèbres maharis que les guerriers montent dans le Sahara, et qui atteignent, dit-on, une vitesse à faire honte aux plus généreux coursiers.

Quand le prophète aurait voulu donner un irrécusable témoin à mes paroles sur l’indélébile poésie de son peuple, il n’aurait point pu m’envoyer hôte plus opportun que le Chambi. Celui qui allait servir de preuve vivante à mes argumens n’était pas, en effet, un de ces tolbas qui, puisent, dans la docte retraite des Zaouyas, des inspirations inconnues du vulgaire aux sources mystérieuses des livres sacrés ; ce n’était pas non plus un de ces guerriers suivis de cavaliers, précédés de drapeaux, entourés de musiciens, qui peuvent tirer d’une existence d’éclat et de bruit tout un ordre exceptionnel d’émotions. Non, c’était un homme de la plus basse condition, ce que serait ici un colporteur de nos campagnes. Eh bien ! dis-je à mon interlocuteur, je parierais que si j’interrogeais au hasard cet obscur habitant du désert, je tirerais à l’instant de sa cervelle des chants qu’envieraient peut-être les meilleurs de nos poètes. Le défi fut accepté. L’interrogatoire commença. On va juger ce qui en sortit.

Ce fut d’abord un chant religieux. Il faut répéter chez les Arabes ce que disaient les poètes antiques : « Commençons par les dieux. » Là, cette source et cette fin de notre vie, c’est-à-dire la région divine, n’est jamais oubliée. Ce Dieu dont il semble que la vie du grand air rende le contact plus fréquent, la présence plus sensible et le pouvoir plus immédiat, est toujours invoqué par les chantres nomades. Le Chambi n’interrogea pas long-temps ses souvenirs. Après avoir fredonné, pour se mettre en haleine, un de ces airs monotones comme l’horizon du désert, dont les Arabes charment leur voyage sur le dos des chameaux, voici ce qu’il nous récita :

Invoquez celui que Dieu a comblé de ses graces,
     Ô vous tous qui nous écoutez !
Croyez en ses dix compagnons,
Les premiers qui aient composé son cortége.
Si vous n’avez point foi dans leur parole,
Interrogez les montagnes ;
Elles vous révèleront la vérité.
Savez-vous qui vous parlera aussi de Dieu ?
C’est le chelil[2] du cheval Bourack.
Ce chelil qui est semé de boutons d’or
Et auquel pendent des franges resplendissantes,
Ce chelil aime les hommes qui jeûnent

Et ceux qui passent leurs nuits à lire les livres de Dieu.
Il aime aussi les braves,
Les braves qui frappent avec le sabre
Et qui jettent dans la poussière
Les infidèles et les mécréans.
Qui le possède devance tous les autres
Auprès de Dieu, le maître du monde.
Qui le possède devra avoir une parole
Qui ne revienne jamais,
Le sabre toujours tiré
Et la main toujours ouverte pour les pauvres.
Mais ce chelil, je ne l’ai jamais vu sur la terre.
Je ne sais pas même de quelle couleur il est.
On m’en a parlé, et j’y ai cru.


Je ne sais point si je m’abuse sur le mérite de ces vers, mais il me semble qu’il y a dans ce morceau un charme et une grandeur qu’offrent rarement les œuvres de l’esprit chez les nations les plus avancées. Le dernier trait:« On m’en a parlé, et j’ai cru, » ne déparerait point la composition la plus savante d’une littérature raffinée. Il exprime ce que la foi du croyant a de plus absolu et de plus enthousiaste avec une sorte de grace sceptique. L’officier que je voulus convaincre eut la même impression que moi. Ce début nous avait mis tous deux en goût de poésie, et je fis un nouvel appel à la mémoire du Chambi.

Les poètes, chez les Arabes, puisent tous leurs inspirations aux mêmes sources, La religion, la guerre, l’amour et les chevaux, voilà ce qu’ils célèbrent sans cesse. Souvent le même chant renferme ces élémens bornés et féconds de toute leur vie. On demande à Dieu de rendre vainqueurs ceux qui l’implorent ; on demande aux chevaux de porter ceux qui les possèdent auprès des Fatma ou des Aïcha. Quelle différence entre cette primitive et vigoureuse poésie de l’Orient, si riche dans ses développemens, mais si sobre dans ses matières, et notre poésie inquiète, tourmentée ; fantasque, qui bouleverse toutes les régions du ciel et de la terre pour y chercher les sujets qu’elle traite en sa langue fébrile et travaillée ?

Les souvenirs du Chambi se rassemblaient souvent avec peine, et sans cesse nous obtenions seulement quelques bribes de chants que nous aurions voulu pouvoir écrire tout entiers ; mais les vers sont comme des diamans qui brillent d’un éclat d’autant plus vif, qu’ils ne sont point réunis en diadèmes ou en bouquets.

Voici au hasard quelques-uns des fragmens que j’arrachai à la mémoire de mon singulier visiteur; je crois qu’on y verra comme moi de ces vastes éclairs où se découvrent des perspectives infinies.

Porte les yeux sur les douairs des Angades,
Puis lève-les au ciel et compte les étoiles ;
Pense à l’ennemi où tu n’as point d’ami,
Pense à nos montagnes, à leurs étroits sentiers ;
Viens seul, m’a-t-elle dit, et sois sans compagnon.

Ou je suis bien étrangement abusé par le charme qu’a laissé dans ma mémoire une vie qui me sera toujours chère, ou bien il y a dans ces vers ce que l’intelligence de la nature a de plus noble et ce que l’amour a de plus passionné.

Et qui rendra plus fièrement cette chevalerie à laquelle sont soumises encore les mœurs arabes que cette autre strophe sortie aussi toute vivante des souvenirs du Chambi :

Mon coursier devient rétif devant ma tente ;
Il a vu la maîtresse des bagues prête à partir.
C’est aujourd’hui que nous devons mourir
Pour les femmes de la tribu.

Tous ceux qui ont assisté à quelques combats en Afrique savent le rôle que jouent les femmes dans toutes les scènes guerrières. C’est pour elles que parle la poudre. La réponse de tous les chefs aux ouvertures de paix qui leur sont faites, c’est : « Que diraient nos femmes, si nous ne nous battions pas ? Elles ne voudraient plus nous préparer le couscoussou. » C’est une grande erreur de croire que l’islamisme maintient la femme dans un état d’abjection d’où pourraient seuls la tirer les miracles de la foi chrétienne. La femme musulmane, au contraire, a conservé chez des hommes que sa parole précipite dans les combats ce prestige qu’avaient les reines des tournois aux jours amoureux et guerriers du moyen-âge.

Le Chambi parvint à nous réciter un chant complet, où la femme est en même temps célébrée avec un sentiment profond de tendresse morale et ces emportemens de passion sensuelle, ce luxe d’ardentes images qui, depuis le Cantique des Cantiques, éclatent en Orient dans toutes les odes à l’amour :

Ma sœur[3] ne peut se comparer qu’à une jument entraînée
Qui marche toujours aux arrière-gardes,
Avec une selle étincelante d’or,
Montée par un gracieux cavalier
Qui sait s’incliner en courant,
Quand résonne le bruit de la poudre.
Ma sœur ressemble à une jeune chamelle
Qui revient du Tell au milieu de ses compagnes,
Chargée d’étoffes précieuses.
Ses cheveux tombent sur ses épaules,
Et ont la finesse de la soie ;
Ce sont les plumes noires de l’autruche mâle,
Quand il surveille ses petits dans le Sahara.
Ses sourcils, ce sont le noûn[4]
Que l’on trouve aux pages du Koran ;
Ses dents ressemblent à l’ivoire poli ;
Ses lèvres sont teintes avec du kermesse.
Sa poitrine, c’est la neige

Qui tombe dans le Djebel-Amour.
Ô temps ! sois maudit si elle vient à m’oublier !
Ce serait la gazelle qui oublie son frère.


Les chevaux seuls peuvent disputer aux femmes le privilège d’une tendresse enthousiaste dans une ame de musulman. Le cheval est, chez les Arabes, élevé à la dignité d’une créature animée par la raison. Le cheval Bourack a sa place au paradis parmi les saints ; les houris et les prophètes. Nous avons vu quelles vertus a son chelil, ce merveilleux talisman qui est le partage du vrai croyant. Aussi toute la complaisance que les Arabes mettent à décrire les beautés de leurs femmes, ils la mettent également à peindre la grace énergique et fière de leurs chevaux.

Sidi Hamra possède une jument gris pierre de la rivière,
Qui ne fait que caracoler.
Il possède une jument rouge
Comme le sang qui coule aux jours de fête[5],
Ou bien comme le fond d’une rose.
Il possède encore une jument noire
Comme le mâle de l’autruche
Qui se promène dans les pays déserts.
Il possède enfin une jument gris pommelé,
Qui ressemble à la panthère
Que l’on donne en présent à nos sultans.


Voilà ce que nous débita le Chambi d’une voix aussi caressante que s’il nous eût dépeint les charmes des plus merveilleuses beautés du désert. Il nous dit aussi :

Je veux un cheval docile
Qui aime à manger son mors,
Qui soit familier avec les voyages,
Qui sache supporter la faim,
Et qui fasse dans un jour
La marche de cinq jours ;
Qu’il me porte auprès de Fatma,
Cette femme aussi puissante que le bey de Médéah,
Lorsqu’il sort avec des goums et des askars
Au bruit des flûtes et des tambours.


Les Arabes sont infatigables dans la parole comme dans le silence. Ce sont en tout les hommes des extrémités. Les voilà pour des journées entières à cheval, dévorant les plaines, se riant des montagnes, ou bien les voilà devant leurs tentes, couchés sur des nattes, les regards fixés sur leurs vastes horizons, pour une suite indéterminée d’heures ! Mon Chambi, si je ne l’avais pas arrêté, me réciterait encore les poésies du désert. La poudre, les chevaux, les chameaux, les cris de jeunes filles, ce pauvre homme avait évoqué tous les bruits, toutes les couleurs, toutes les figures de la patrie, et il était là comme un fumeur de hachich perdu dans ce monde enchanté. Mais notre vie à nous ne nous permet pas de nous laisser envahir par la poésie. Je mis fin à une visite qui m’avait pris déjà trop d’utiles momens. J’en avais tiré du reste des argumens victorieux pour ma cause.

— Je me rends, me dit mon interlocuteur ; je conviens avec vous qu’aucune mémoire de paysan ne serait ornée en France, ni même je crois en aucune contrée de l’Europe, comme celle du Chambi. Reconnaissons au pays du soleil le privilège de colorer chez tous les hommes le langage et la pensée des mêmes teintes que le ciel.

— Louons Dieu, ajoutai-je d’avoir donné pour refuge le domaine de l’imagination à ceux qui mènent, sur une terre stérile, la vie de la misère et du danger.

Quant au Chambi, il ne s’inquiétait guère des réflexions qu’il venait de nous fournir. Il avait repris son visage résigné et son attitude placide. Comme je lui demandais, en le congédiant, sur quelles ressources il comptait dans ses pérégrinations continuelles, il ouvrit la bouche, et, me montrant entre ses lèvres brunes ces dents d’une éclatante blancheur qui distinguent les enfans du désert : « Celui qui a fait le moulin, dit-il, ne le laissera pas chômer faute de mouture. » Quand il fut parti, je pensai que ce pauvre hère emportait peut-être sous ses haillons les deux plus grands trésors de ce monde : la poésie et la sagesse.

Général Daumas.

PETITES SUPERCHERIES ET GRANDE ÉRUDITION DES CONTREFACTEURS,
LETTRE À UN JOURNAL DE LEIPZIG.

Quel que soit le dégoût que l’on éprouve à descendre dans certaines questions, à s’occuper de certains hommes, il est des faits d’une telle audace et d’une telle jonglerie, que l’on est bien forcé, malgré soi, de les dénoncer à la conscience des honnêtes gens de tous les pays. Que si, en semblable occurrence, le langage n’est pas toujours dans le ton, d’avance on prie de le pardonner ; comment refouler tous les sentimens qu’inspirent et méritent si bien des adversaires qu’aucun scrupule, aucune pudeur ne saurait arrêter ?

Que l’officine de contrefaçons, à Bruxelles, qui a pour raison sociale Meline et Cans (un représentant prêtant son nom à un commerce de piraterie, belle recommandation dans un parlement !), multiplie les brochures les plus naïves, pour défendre in extremis son industrie, condamnée par toutes les voix morales de l’Europe, — et hier encore par l’Edinburgh Review, — c’est un droit accordé aux plus mauvaises causes. Aussi négligeons-nous les brochures de ces messieurs, qui ont trouvé d’ailleurs de rudes contradicteurs à Bruxelles même, car il faut bien savoir que tous les hommes considérés de la Belgique supportent avec peine le voisinage de la contrefaçon littéraire. Tout récemment, un éditeur intelligent de Bruxelles, M. Charles Muquardt, a fait justice de ces factums ; sans en avoir l’air, il a réduit à leur juste valeur leurs hâbleries et leur touchant appel au droit civilisateur dans un, écrit, qui juge la contrefaçon aussi sévèrement que nous pourrions le faire, et cela en vue même des intérêts de son pays. M. Muquardt a vu depuis vingt ans la contrefaçon à l’œuvre, et il démontre parfaitement ses torts et ses ruines en Belgique[6].

Nous voulons seulement dire un mot des supercheries nouvelles qu’inspire à cette honteuse industrie le sentiment de sa chute prochaine. Les événemens de décembre, qui la menacent particulièrement, lui fournissent pourtant jusqu’ici, le croirait-on ? le moyen d’abuser les lecteurs étrangers sur la valeur de sa marchandise. Ces honnêtes commerçans du bien d’autrui, à la tête desquels figure si plaisamment le député Cans, dont la position industrielle doit peser d’un certain poids à la dignité de la chambre des représentans, ne perdent aucune occasion de faire insérer dans les journaux des réclames qui n’ont d’autre but que de tromper le public européen. Ainsi nous avons lu dans les journaux belges et dans les journaux allemands, fourvoyés sans doute par les contrefacteurs, que la censure ne permet plus guère à Paris que des éditions mutilées, mais que la scrupuleuse contrefaçon belge va se charger du soin de restituer les parties supprimées dans des éditions authentiques et complètes dont la France seule ne jouira pas, si la contrebande des contrefacteurs ne réussit à les introduire par notre frontière du nord et de l’est. Les pays étrangers auront ainsi une édition authentique et seule complète (sic) des Mémoires de M. Alexandre Dumas, tronqués, dit-on, par la censure, lesquels volumes cependant n’ont pas été soumis à la censure ! L’autre jour aussi, on imprimait dans la Gazette de Cologne une fabuleuse anecdote sur l’Histoire de la Restauration de M. de Lamartine, mutilée aussi par la censure, qui n’a pas eu non plus à les examiner ; on annonçait en même temps que la contrefaçon allait restituer ces deux volumes dans leur intégrité. Si la contrefaçon belge veut devenir un instrument politique, cela ne nous regarde pas ; c’est le nouveau gouvernement que cela touche. Nous laisserons également aux écrivains et aux éditeurs de Paris intéressés dans la question le soin de démasquer ces fourberies ; nous nous contentons de répondre à des annonces non moins mensongères de la contrefaçon à propos de la Revue des Deux Mondes, et voici la note non confidentielle que nous adressons au journal de la librairie de Leipzig.


Paris, le 14 février 1852.

La direction de la Revue des Deux Mondes n’a eu que tardivement connaissance de l’incroyable annonce insérée dans votre journal du 30 janvier par les contrefacteurs Cans et Meline de Bruxelles.

Il faut que les contrefacteurs Cans et Meline aient une hardiesse plus qu’ordinaire pour oser dire publiquement que leur contrefaçon de la Revue, si grossièrement imprimée sur papier inférieur, est identique à l’édition originale de Paris, qu’elle en est la reproduction fidèle, et qu’elle contiendra nos cartes et nos portraits, nos portraits gravés sous la direction de M. Henriquel Dupont ! C’est avoir une singulière confiance dans la crédulité ou la complaisance des lecteurs étrangers que d’espérer qu’on leur fera admettre un seul instant des assertions aussi peu conformes aux faits, et dont il est si facile de vérifier l’énormité. Dans tous les cas, c’est abuser plus qu’il n’est permis, même à des contrefacteurs, des moyens de publicité qu’on croit avoir loin des fondateurs d’une entreprise littéraire honorable, afin de surprendre la bonne foi du public. Pour le mettre en garde contre de pareilles supercheries, une réponse est donc nécessaire.

Nous prions d’abord les hommes éclairés de l’Allemagne de comparer les deux éditions originales que nous envoyons à Leipzig[7] avec la contrefaçon Cans et Meline, imprimée sur méchant papier, paraissant beaucoup plus tard, contenant souvent des suppressions ou des additions que nous désavouons et que nous dénonçons au jugement de l’Europe lettrée. Que l’on prenne pour point de comparaison même notre petite édition, destinée à remplacer la contrefaçon belge, et on verra la distance qui sépare l’édition originale de la contrefaçon, indigne de figurer dans une bibliothèque.

Les contrefacteurs Cans et Meline prétendent contrefaire nos cartes et nos portraits ! Mais on ne peut contrefaire des œuvres d’art comme on contrefait, quoique fort grossièrement, une œuvre d’impression ordinaire. On ne contrefait pas surtout en dix ou quinze jours des cartes ou des portraits gravés par les premiers artistes de France, et qui leur demandent souvent trois ou quatre mois de travail. Cela est si vrai, que nous mettons les contrefacteurs au défi de donner les portraits que nous allons faire paraître, à partir du 15 mars prochain, dans nos livraisons, avec des articles biographiques et littéraires. Il est facile de voir, en effet, que le temps manquera aux contrefacteurs Cans et Meline pour faire la contrefaçon la plus grossière de ces cartes et de ces portraits. De deux choses l’une, ou les contrefacteurs reproduiront nos articles biographiques et littéraires sans les portraits, ou ils seront forcés de retarder la publication de leur contrefaçon pour donner une misérable lithographie de nos gravures. Les contrefacteurs Cans et Meline trompent donc sciemment le public allemand en faisant des promesses qu’ils sont dans l’impossibilité matérielle de tenir. En veut-on une preuve d’ailleurs ? Nous prenons pour juges les lecteurs mêmes de la contrefaçon belge. La Revue des Deux Mondes du 15 janvier dernier contenait une belle carte des Côtes de Chine, gravée par M. Jacobs, graveur du ministère de la marine, et accompagnant le curieux voyage de M. le capitaine de vaisseau Jurien de la Gravière. La contrefaçon de Bruxelles de notre n° du 15 janvier ne contenait pas la carte. Si les contrefacteurs donnent plus tard cette carte des Côtes de Chine, ce ne peut être qu’un décalquage, une lithographie, vaille que vaille, exécutée après coup et ne paraissant pas en même temps que le texte.

Que sera-ce donc quand il faudra contrefaire des portraits qui demandent tout le talent, tout le tact et toute la délicate patience du peintre et du graveur ? La contrefaçon belge, qui n’est pas assez riche ou qui n’est pas assez honnête (nous lui laissons le choix) pour payer le travail et les œuvres des écrivains qu’elle reproduit, est encore moins en mesure ou moins en humeur de consacrer 1,500 ou 2,000 francs à l’exécution de chaque portrait, ainsi que le fait la direction de la Revue pour l’édition originale. Ce dont est capable en ce genre cette triste industrie, on peut déjà le voir en comparant nos portraits de l’Annuaire des Deux Mondes, notamment ceux du sultan Abdul-Medjid et du général Rosas, avec les caricatures qu’elle met à la place dans la contrefaçon belge, qui n’a pas encore paru intégralement - depuis six mois que l’édition originale circule dans toute l’Europe.

Voilà les perfectionnemens que des contrefacteurs sans goût et sans littérature prétendent avoir ajoutés à une œuvre considérable, qui a coûté tant de travaux à la rédaction de la Revue ! Quant aux modifications que les contrefacteurs Cans et Meline se sont permis de faire à cet Annuaire, elles consistent en véritables soustractions, en falsifications et en additions intéressées que les auteurs de l’Annuaire des Deux Mondes dénoncent encore au monde littéraire et aux défenseurs autorisés du droit international intellectuel, qui veut qu’on n’attribue pas à des écrivains ce qu’ils n’ont pas écrit ni voulu écrire. C’est là ce qu’il est bon d’apprendre à ces trafquans sans droit des œuvres d’autrui, à ces violateurs insolens du nom et de la propriété de nos écrivains.

À la vérité, les éditeurs belges de l’Annuaire, — c’est ainsi vraiment qu’ils se nomment, — ont tenu à mettre dans leur contrefaçon quelque chose qui fût de leur crû. Comme pour justifier le reproche d’ignorance et de falsification que nous leur avions adressé dans ce livre même, ils y ont introduit des erreurs grossières avec quelques bribes pillées çà et là dans les journaux belges et français. Ils paraissent fiers surtout d’une transposition de chapitres dont le résultat est de rompre l’économie du plan : ils ont eu l’ingénieuse idée de détacher la Belgique des pays de race latine et de l’éloigner du voisinage de la France, pour la placer parmi les peuples germaniques, entre le Danemark et la Hollande, afin d’insulter du même coup la géographie, l’histoire et le bon sens. Ils nous enseignent que, si de Dunkerque à Maestricht, on tire ce que dans leur langage welche ils appellent une ligne un peu flexueuse, on partage la Belgique en deux zones ; et comme les populations de l’une de ces zones parlent, disent-ils, l’idiome thiois, ils en concluent que la constitution belge n’est point écrite en français, que l’on ne discute point en français dans les chambres belges (cela est peut-être vrai pour le député Cans ), que la Belgique en un mot, en dépit de ses traditions et de son génie, n’appartient point à la famille latine, et qu’elle tient justement le milieu entre la Scandinavie et l’Allemagne. Voilà ce que l’on démontre avec l’argument triomphant de la ligne un peu flexueuse et de l’idiome thiois ! Entraîné par son enthousiasme, le Vadius welche oublie jusqu’à son industrie, qui est peut-être la meilleure preuve qu’il vit au milieu d’une race française. — Est-ce en effet notre littérature ou la littérature germanique que vous détroussez depuis vingt ans ?

Les contrefacteurs sont peut-être encore moins heureux dans les rectifications de noms et de faits qu’ils ont tentées à plusieurs endroits, afin d’avoir l’air de comprendre ce qu’ils copiaient. Ils ont imaginé, par exemple, de suivre généralement l’orthographe allemande pour les dénominations d’hommes et de villes, au lieu d’adopter avec notre Annuaire l’orthographe particulière à chaque pays. C’est ainsi qu’ils substituent partout au mot danois Slesvig le mot allemand Schleswig. Ils pensent de même nous apprendre que l’héritier de la couronne de Russie porte un titre officiel qu’ils écrivent césarewitch. Puisqu’ils se piquent de raffiner, nous sommes obligés de leur dire que ce mot n’est pas plus russe que français. C’est tsésarévitch qu’ils devaient écrire. Ne nions point cependant leur génie inventif ; ils ont fait une découverte : l’impératrice de Russie n’est point, comme nous l’avons dit, la sœur du roi de Prusse actuel, mais de Frédéric-Guillaume III, son père[8] ! On conçoit que des écrivains de cette force sur les généalogies princières possèdent aussi une statistique qui leur soit propre, et qu’après ces substitutions d’actes de naissance ils ne se fassent aucun scrupule de vous débaptiser les gens par centaines de mille. Tant pis pour les Croates, qui se vantent d’être des catholiques de la plus pure orthodoxie : ils sont grecs schismatiques sans le savoir, — et il y a quelqu’un en Belgique qui le sait pour eux, c’est le député-contrefacteur Cans et compagnie ! Nous avouons qu’en apercevant les ridicules bévues de ces dignes compagnons, débitées avec ce ton de suffisance, nous n’avons pas pris la peine d’examiner de bien près les prétendues additions dont se vantent des industriels si adroits dans l’art des soustractions ; mais il n’est pas besoin d’un grand effort d’entendement pour reconnaître que ces curieux appendices ne leur ont pas coûté plus cher que notre Annuaire. Ils ont dévalisé en partie quelques pauvres almanachs qui ne valaient pas sans doute la peine d’être pillés entièrement. Ils ont dérobé jusqu’aux haillons dont ils affublent notre Annuaire, pour lui ôter sa couleur nationale, tout en le débitant sous sa marque française. — Quoi ! ces pauvretés elles-mêmes seraient au-dessus de leur génie ! — Oui, nous en avons l’assurance : il n’y a dans leur édition falsifiée que les sottises qui leur appartiennent sans conteste, et qui portent l’empreinte évidente de leur personnalité.

Maintenant, pour les erreurs de dates et de noms propres qu’ils nous attribuent, on nous permettra bien de nier la compétence des éditeurs welches, et ce qu’il peut y avoir de tant soit peu fondé sous ce rapport avait été corrigé déjà par nous dans un erratum que depuis six mois nous avons mis à la disposition de nos lecteurs. Faut-il donc apprendre aussi à ces scrupuleux et savans contrefacteurs que nous apportions une telle surveillance dans la révision de cette œuvre, que nous avons presque toujours eu recours à l’obligeance des agens étrangers résidant à Paris, les priant de relire les épreuves des chapitres de l’Annuaire consacrés à leurs pays ? M. le ministre de Belgique à Paris (nous lui demandons pardon de cet aveu, que nous arrache malgré nous la sotte jactance de ses compatriotes de la contrefaçon) nous a notamment rendu le service de revoir les épreuves du chapitre belge, que le copiste inintelligent prétend rectifier en y ajoutant des interpolations dont nous sommes obligés de désavouer l’esprit et le style. Eh ! de bonne foi, à qui persuadera-t-on que des hommes de cet ordre, des gens de ce savoir, puissent en remontrer à qui que ce soit, et à plus forte raison à des hommes qui ont leur place dans les lettres françaises ? Jusqu’ici, la contrefaçon s’était contentée d’exercer son industrie en silence et dans une prudente modestie à l’égard des gens qu’elle dépouillait ; il était réservé au député-contrefacteur Cans d’introduire les habitudes de M. Trissotin dans son code de la piraterie.

Les contrefacteurs Cans et Melime assurent aussi avec leur aplomb ordinaire qu’ils fabriquent mieux et à meilleur marché que l’imprimerie française. Ceci n’est pas plus exact que le reste, c’est une forfanterie plus risible encore. Ils n’offrent pas, tant s’en faut, même cet avantage aux lecteurs étrangers, tout en s’emparant, sans bourse délier, du travail et des œuvres des autres. En publiant une contrefaçon de la Revue des Deux Mondes, ils n’ont pourtant à supporter aucuns premiers frais d’établissement, ni dépenses de rédaction et de corrections, ni souci de travaux à faire ou à inspirer, de notes et documens à récrire ou à écarter ; ils en seraient certes, — ces mornes parasites des lettres, — bien incapables : chose qui met à nu mieux que tous les raisonnemens la moralité de leur industrie, car si les réimprimeurs Cans et Meline peuvent être des écrivains, s’ils sont capables de diriger une revue, pourquoi ne prennent-ils pas à Bruxelles ce rôle périlleux et difficile ? Pourquoi ne viennent-ils même pas l’essayer à Paris ? Il est plus facile de se poster à la frontière pour guetter sa proie au passage ! — Malgré tous ces frais, malgré tous ces soins dispendieux de moins[9], la contrefaçon des réimprimeurs Cans et Meline, d’une exécution déplorable, coûte aussi cher que notre petite édition originale, qu’on trouve chez MM. Michelsen et Twietmeyer à Leipzig, et qui contient les cartes et les portraits originaux. Les contrefacteurs Cans et Meline ne l’ignorent pas, car un grand nombre de leurs souscripteurs ont eu le bon esprit de quitter la contrefaçon pour recevoir l’édition originale. Dans leur propre pays, en Belgique même, où cette édition est envoyée seulement depuis le 1er janvier 1852, la contrefaçon s’est vue aussi abandonnée par une grande partie de ses lecteurs. C’est qu’en Belgique on connaît mieux encore qu’en Allemagne les retards et l’infériorité de la contrefaçon, et qu’on sait également que celle-ci touche à son heure suprême.

Les contrefacteurs Cans et Meline annoncent encore (que n’annoncent-ils pas !) que la contrefaçon fonctionne et fonctionnera en vertu d’un droit international, et qu’elle dédaigne de répondre aux attaques violentes des auteurs et des éditeurs français. — Voyez notre audace, voyez notre violence d’oser défendre notre bien ! — Il paraît que l’arme favorite de la contrefaçon est toujours le contrepied de la vérité, le contraire de l’état réel des choses. Jamais ce prétendu droit international de la contrefaçon n’a été admis en principe dans le code d’aucun peuple ; le droit opposé est même déjà écrit dans les lois de la plupart des pays civilisés, et le contrefacteur Cans, en sa qualité de législateur, ne peut ignorer que tous les gouvernemens, depuis deux années, ont négocié ou négocient pour faire reconnaître le droit de la propriété littéraire, que ce droit aujourd’hui est notamment admis par l’Angleterre, par la France, l’Espagne, le Portugal, le Hanovre et la Sardaigne, que maintenant même le gouvernement belge négocie avec le gouvernement français la reconnaissance des droits sacrés du travail intellectuel, pour effacer du sol de la Belgique une industrie qui lui pèse, qui lui suscite et peut lui susciter encore plus d’un embarras, qui ne l’honore guère d’ailleurs et l’enrichit encore moins. Les malheureux actionnaires des sociétés de contrefaçon, ceux de la société Cans et Meline entre autres, ne le savent que trop, eux qui ne sont guère moins à plaindre que l’écrivain que l’on prétend réimprimer à leur profit ! Nos maîtres-pirates savent aussi parfaitement, de leur côté, que la contrefaçon est condamnée en Belgique même par le gouvernement et par les chambres, comme par tous les hommes bien placés dans l’opinion et respectés dans le pays, et qu’elle devra disparaître avant la fin de 1852 ; mais les habiles gens se gardent bien d’aborder ce côté de la question. Loin de là, ils s’obstinent, en pécheurs endurcis, dans la mauvaise voie où ils sont engagés, promettant ce qu’ils ne pourront tenir, insultant maladroitement ceux qui les font vivre, et qu’ils devraient honorer. Il est vrai que leur rancune contre les écrivains et les éditeurs français, qui ne veulent plus être spoliés, a bien quelque fondement.

C’est sur les réclamations de ces écrivains et de ces éditeurs que succombe la contrefaçon. Leur voix a été entendue, elle le sera de plus en plus. Un de ces jours, la France reconnaîtra la propriété intellectuelle de la Prusse et de la Bavière, dont les lois nous offrent la réciprocité, et la contrefaçon belge sera chassée du territoire allemand, bien qu’elle menace (la pauvrette !) de porter ses officines à Leipzig. Quoi de plus simple, en effet, que le gouvernement français défende une gloire et une industrie de la France ? Voilà ce qui émeut les contrefacteurs Cans et Meline, eux qui ont eu la noble pensée de monopoliser l’honorable commerce de la contrefaçon à Bruxelles, qui ont imaginé une société commerciale pour étouffer et absorber toutes les autres à leur profit, qui ont voulu se créer une propriété littéraire vraiment, sans la payer et en niant celle des autres encore, et qui voient, hélas ! toutes leurs espérances englouties, une ruine imminente allant s’ajouter à toutes celles qu’ils ont faites. Leur trouble en est si grand, qu’ils invoquent en termes pathétiques le droit civilisateur, dont ils se proclament les ministres ! Ces intrépides disciples de M. Proudhon, qui ont déjà imprimé en tête de leurs plaidoyers : « La propriété littéraire n’est pas une propriété, » en viennent presque à dire : « La civilisation, c’est le vol. » Mais leur consolation, c’est d’ajouter : « Vous êtes des juges intéressés, puisque nous vous dépouillons. » Eh bien ! renvoyons-les au dernier numéro de l’Edinburgh Review, qui n’est cependant pas sous le coup de la contrefaçon de la société Cans et Bleline, et qui n’hésite point néanmoins à les traiter fort durement et nominativement de pirates.

La vraie question, la voici en dehors de toute invective (l’invective répugne, on le sait assez, à nos habitudes, quand nous avons devant nous d’honnêtes adversaires) :

Les auteurs et les éditeurs français défendent les droits de leur travail et de leur propriété. Les contrefacteurs Cans et Meline voudraient continuer à les violer sous le silence de la loi belge ; le sens moral est tellement oblitéré chez eux, qu’ils trouvent la chose toute simple, la plus simple du monde !

Telle est la situation réduite à ses véritables termes. Les honnêtes gens de tous les pays. prononceront ; ils prononceront d’autant mieux dans notre cause, quand ils sauront que la Revue des Deux Mondes, pour éteindre, en ce qui la touche, une industrie de rapine sans vergogne, sans utilité, funeste à la Belgique, dangereuse pour l’Europe, avait payé sa rançon comme un bâtiment arrêté sur mer en pleine piraterie, et que les libraires Meline et Cans sont encore sous le coup d’un jugement rendu contre eux contradictoirement, le 26 mai 1851, à Paris, pour avoir violé les conditions de la rançon.


Pour la direction de la Revue et la rédaction de l’Annuaire des Deux Mondes,

V. de Mars.


V. de Mars.
  1. Membre de la grande tribu des Chambas, dans le Sahara.
  2. Couverture de soie que l’on étend sur la croupe des chevaux aux jours de fête.
  3. Les Arabes, dans leur poésie, désignent sous ce nom leurs maîtresses.
  4. Noûn, lettre de l’alphabet arabe qui affecte la forme d’un arc.
  5. Aux jours fériés, on saigne, chez les musulmans, un grand nombre d’animaux qui sont ensuite dépecés et distribués aux pauvres.
  6. De la Propriété littéraire internationale, de la Contrefaçon et de la Liberté de la Presse ; Bruxelles, 1852.
  7. Chez MM. Michelsen et Twietmeyer.
  8. On nous le déclare par une note formelle de la page 724 de la contrefaçon, sans doute pour nous donner une leçon d’histoire contemporaine. Il est facile de voir que le député de Bruxelles n’a pas encore eu l’idée de contrefaire et de perfectionner l’Almanach de Gotha.
  9. Ces premiers frais seuls vont à plus de 100,000 fr. par an.