Chronique de la quinzaine - 14 février 1860

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Chronique n° 668
14 février 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1860.


La nécessité d’écrire à jour fixe sur les événemens contemporains entraîne de nombreux inconvéniens ; le plus fâcheux à notre gré est la discordance qui existe souvent entre les dates marquées par une périodicité inflexible et le développement des faits politiques. Il faut juger la pièce avant d’en avoir pu suivre jusqu’au bout l’exposition confuse ou à l’instant où une péripétie capricieuse va la précipiter à un dénoûment imprévu : ainsi le veut le retour de ces dates fatales qui se jouent du synchronisme des événemens, et tel est le désagrément que nous éprouvons particulièrement aujourd’hui.

Il nous semble en effet que nous sommes arrivés au moment où certains courans politiques qui avaient marché jusqu’ici parallèlement s’embarrassent et se ralentissent en se rencontrant et en se mêlant. Ces eaux qui semblent s’arrêter reprendront bientôt sans doute un cours décidé ; mais nous devant qui à cette heure elles tournent sur elles-mêmes en un tourbillon paresseux, nous qui ne pourrions sans la plus sotte fatuité nous figurer que nous voyons à quelques pas devant nous, sommes-nous en état de prédire dans quelle direction elles finiront par s’écouler ? Expliquons clairement notre embarras. Nous sommes en présence de plusieurs faits généraux : l’alliance anglaise et la reconstitution de l’Italie centrale. La pente de l’alliance anglaise semblait déterminée et par le traité de commerce que nous avons conclu avec l’Angleterre, et par l’adhésion que notre gouvernement paraissait donner aux vues de l’Angleterre sur la réorganisation de l’Italie. Il semblait également que l’arrivée de M. de Cavour au pouvoir dût hâter la réorganisation de la péninsule dans les conditions du droit populaire et des principes libéraux. On allait donc à un dénoûment qui n’était pas sans doute exempt de difficultés et de périls, mais qui était clair et logique. Une donnée politique que nous ne voulons pas juger en ce moment, la perspective de l’annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France, a été récemment introduite dans les discussions publiques par des voies qui ne sont pourtant point officielles, et toute sorte d’incertitudes se sont aussitôt attachées aux solutions espérées. Un véhément débat de la chambre des lords a saisi en quelque sorte l’Europe de la question de Savoie ; aujourd’hui même la chambre des communes devait la discuter à propos d’une motion annoncée de M. Kinglake. Un des membres les plus éminens de la pairie anglaise, lord Grey, a exprimé le regret qu’avant de signer le traité de commerce, le gouvernement britannique n’eût pas demandé des assurances positives sur les projets que l’on prête à notre gouvernement à l’égard de la Savoie. À en juger par le langage de quelques hommes d’état anglais, on dirait que ce prétexte de la Savoie va être exploité comme une clause résolutoire contre les projets politiques qu’on eût crus le mieux arrêtés. Une réserve fondée sur un mystérieux sous-entendu est attachée pour ainsi dire à toutes les résolutions dont on attendait l’accomplissement.

M. Disraeli déclare nettement que, dans le jugement que les communes auront à porter sur le budget de M. Gladstone, les considérations politiques doivent dominer les considérations financières. Ce n’est point seulement le sort du traité de commerce que compromettent auprès de certains esprits ces singulières incertitudes. Des pessimistes, dont les impressions sont reflétées par la presse étrangère, y veulent voir une nouvelle source de confusion pour la conduite des affaires italiennes. Suivant eux, les relations de la France et de la Sardaigne seraient refroidies par les divergences de vues qu’aurait fait éclater entre les cabinets de Paris et de Turin la question de la Savoie et du comté de Nice. La réponse de l’Autriche, celle de la Russie, aux ouvertures que la France leur a faites en leur communiquant les quatre propositions de lord John Russell, ne sont pas encore connues. La France elle-même ne s’est pas encore engagée vis-à-vis de celle de ces propositions qui abandonne à l’Italie du centre la liberté de prononcer sur son futur état politique, et qui l’autorise implicitement à s’annexer au Piémont. Suivant les défians dont nous répétons ici les doutes, il n’y a encore sur ce point qu’une négociation ouverte : la France n’a pas dit son dernier mot, et, elle aussi, elle demeure libre de subordonner sa décision finale aux éventualités qui pourront se produire. Ces craintes sont peut-être par trop subtiles ; elles sont probablement absurdes, lorsqu’elles vont jusqu’à supposer un retour de la France à la politique de Villafranca et de Zurich. Elles peignent pourtant le caractère de la situation qui les inspire. Il y a certainement un lien secret, un obscur sine quel non, un mystérieux je ne sais quoi, par lequel les questions à cette heure engagées sont unies en une mutuelle dépendance. Nous ne voudrions pas croire que ce lien fût l’affaire de Savoie, si évidemment secondaire, lorsqu’on la compare aux grandes questions dont on prétend qu’elle peut compromettre l’issue. Quoi qu’il en soit, dans peu de jours, ces ténèbres, et les fantômes qui les peuplent, se dissiperont ; les grandes discussions qui vont s’ouvrir à la chambre des communes sur le traité de commerce et le budget de M. Gladstone verseront la lumière à flots sur l’état réel de l’Europe ; les réponses de l’Autriche et de la Russie seront arrivées. Mais l’on voit combien il est fâcheux pour nous d’être privés du bénéfice de ce court délai, et d’être séparés même de si peu du moment où les choses doivent au grand jour reprendre le droit chemin.

Du moins, avant de nous embarrasser dans les rapprochemens et les conjectures auxquelles sur beaucoup de points notre ignorance demeure condamnée, parlons de ce qui nous est connu, parlons du traité de commerce et du magnifique discours dans lequel M. Gladstone vient de tracer devant la chambre des communes l’exposé des finances anglaises et le plan de son budget.

Il était impossible de faire à la France les honneurs du traité de commerce que l’Angleterre a conclu avec nous par un chef-d’œuvre oratoire plus splendide que celui que vient d’accomplir M. Gladstone. Qu’on nous pardonne si nous nous abandonnons naïvement à la joie sereine qu’inspire une si savante, une si puissante et si aimable éloquence à tous ceux à qui répugne l’invasion de la barbarie dans la politique, à tous ceux qui rêvent de voir consacrer au gouvernement des sociétés civilisées les efforts les plus vigoureux de l’intelligence, les plus glorieuses prouesses du talent, les perfections les plus exquises de l’art. Voilà un simple citoyen qui vient expliquer à son pays — quoi ? ce que d’autres appelleraient ses intérêts les plus infimes, ses affaires de ménage, sa situation financière, son budget. Ce citoyen va faire plus encore : il est ministre des finances ; ses collègues, son parti, ses compatriotes, sa gracieuse souveraine, lui ont donné et lui reconnaissent le pouvoir d’arrêter le devis des dépenses de l’empire, et de soumettre à ses expérimentations les revenus publics. Il est le premier juge des efforts financiers que prescrivent à son pays l’intérêt de sa sûreté et le soin de sa grandeur ; il est le premier arbitre des impôts ; il remanie les taxes, il supprime les unes, il réduit les autres, il en crée de nouvelles. Il vient rendre compte de ce double travail et justifier les dispositions qu’il a prises. Dans cette œuvre, il rencontre les plus grands et les plus humbles intérêts : ceux du pays et ceux des particuliers, ceux des propriétaires et ceux des travailleurs, ceux des riches et ceux des pauvres, ceux des nations étrangères auxquelles il a préparé, par ses combinaisons ingénieuses et hardies, des avantages de consommation ou des débouchés de produits. Il prend l’un après l’autre ces intérêts à témoin des profits qu’il leur a ménagés, ou, avec une sollicitude éclairée et par une argumentation persuasive, il gagne leur consentement aux sacrifices qu’il leur demande. Qu’il soit parvenu à établir une balance équitable entre le devis qu’il a arrêté pour les dépenses publiques et l’estimation des recettes probables préparées par ses combinaisons, et ce premier succès sera le gage de l’adhésion générale qu’obtiendront ses plans. Cet homme, du reste, quel est-il ? Dans une nation de commerçans, d’industriels, de banquiers, chez un peuple qu’un génie attardé dans la guerre a si ridiculement appelé un peuple de boutiquiers, est-ce un praticien sorti de la poussière des comptoirs et grandi par le négoce ? Non, c’est un lauréat d’université, que les études littéraires ont façonné à la politique, un pur lettré qui hier encore, dans les vacances que lui donnait un éloignement momentané du pouvoir, commentait Homère avec passion ; c’est un esprit profondément cultivé, qui, à l’école de sir Robert Peel, s’est ouvert à tous les grands intérêts de son pays, aussi habile et aussi prompt à en expliquer les complexités qu’à les discerner et à les embrasser lui-même. Se présente-t-il avec ce pédantisme, cette morgue, cette intolérance oppressive que les peuples despotiquement gouvernés ont tant de peine à séparer de l’idée qu’ils se font d’un ministre ? Non, c’est un ' Jamais il n’a eu la sotte idée d’adorer dans sa personne le principe d’autorité et la féroce vanité d’inculquer à ses concitoyens, par des abus de pouvoir, ce culte absurde et odieux. Il est ministre d’un peuple libre, et par conséquent n’a d’autorité qu’à la condition d’avoir raison. Il ne songe donc pas à imposer ses opinions à des adversaires bâillonnés. Au contraire, il vient à une assemblée d’égaux, avec cette simplicité modeste qui est la meilleure parure de la supériorité véritable, soumettre le résultat de ses travaux, exposer ses convictions raisonnées. Il appelle la discussion sur ses projets tantôt avec une gracieuse bonhomie, tantôt avec une chaleur éloquente. Loin d’imposer silence à la contradiction, il la provoque au nom de l’intérêt public et d’une émulation généreuse. Il a l’estime et l’applaudissement de ses rivaux politiques : il est une des gloires vivantes de sa nation. Les étrangers intéressés à son budget par leurs traités de commerce se demandent avec regret pourquoi il n’en est pas des hommes comme des choses, pourquoi il n’est pas possible qu’entre deux grands peuples le libre échange des produits soit inauguré par le libre échange de tels talens, de tels caractères et de telles mœurs publiques.

Hélas ! le discours de M. Gladstone ne sera malheureusement point payé de réciprocité du côté de la France. S’il existe par hasard en France un homme capable d’expliquer avec ampleur au pays l’importance du nouveau traité de commerce et de la nouvelle politique commerciale au point de vue de nos finances et de notre développement industriel, grâce à certaines prohibitions conservées encore par la douane de la pensée, cet homme est inconnu du public, et vraisemblablement s’ignore lui-même. Dans notre indigence, approprions-nous au moins M. Gladstone : la circonstance ne nous autorise-t-elle pas suffisamment à faire de lui, en passant, notre chancelier de l’échiquier ?

Quand on examine le plan financier de M. Gladstone et le dessin de son vaste discours, on s’aperçoit aisément que le traité de commerce est le centre autour duquel vient s’arranger l’ordonnance de ses dispositions financières et de ses moyens oratoires. Quelle eût été, sans le traité, la position de M. Gladstone se préparant à dresser son budget ? La tâche de toute façon eût été pénible. Il fallait faire face à une dépense de 70 millions sterling, plus de 1,750 millions de francs. C’est l’accroissement des dépenses militaires et navales qui a porté à ce chiffre énorme, et qu’on eût cru impossible il y a peu d’années, les dépenses du budget anglais. L’armée et la milice absorbent seules, dans l’exercice qui va s’ouvrir, 395 millions de francs, et la marine un peu plus de 347 millions, ce qui fait, pour les deux chapitres réunis des dépenses de guerre, plus de 742 millions. Il fallait donc pourvoir à 1,750 millions ; les ressources fournies par le budget des recettes, établi sur les dernières bases légales, ne s’élevaient qu’à 60,700,000 livres sterling, soit en francs un peu plus de 1,517 millions. Le chancelier de l’échiquier était donc en présence d’un déficit de 233 millions. Il est vrai que ce déficit n’existait que dans la supposition où l’income-tax ne serait pas renouvelé pour le prochain exercice, et où l’on ne maintiendrait pas non plus la surtaxe provisoire qui a été établie sur le sucre et le thé depuis la guerre d’Orient. Cette surtaxe, dont la continuation est très impopulaire, donne à l’échiquier un produit annuel de 52 millions et demi. Dans cette situation, si M. Gladstone n’eût pas eu à s’occuper des élémens nouveaux de perturbation qu’apportait dans ses comptes le récent traité de commerce avec la France, il eût pu couvrir le déficit de deux façons : il aurait pu demander à la chambre des communes de maintenir encore pour l’année la surtaxe du sucre et du thé, et une taxe sur le revenu de 9 pence par livre, soit de 3 3/4 pour 100. C’eût été là, dans les idées anglaises, un triste budget, un budget stationnaire, sans innovation, sans progrès, sans adoucissement pour la masse des consommateurs, sans stimulant pour l’industrie et le commerce. L’effet en eût été d’autant plus pénible que cette année même expirait une charge importante des finances anglaises, le service de ces emprunts amortissables par remboursemens annuels que l’on appelait les longues annuités. De ce chef, l’année 1860-61 se trouvait affranchie d’un service de plus de 53 millions. Ce soulagement était attendu depuis plusieurs années comme devant fournir l’occasion de nouveaux dégrèvemens de taxes, de nouvelles expériences sur le revenu. Dans l’hypothèse du budget timide et restreint dont nous parlons, l’extinction des annuités eût été marquée par une déception pour les classes populaires. Si M. Gladstone eût voulu échapper à cette déception, il eût pu appliquer l’économie provenant de l’extinction des annuités à la suppression de la surtaxe du sucre et du thé ; seulement il eût eu besoin alors d’un impôt sur le revenu, qui se fût élevé au sou pour livre ou à 5 pour 100. De la sorte l’Angleterre, en augmentant son impôt direct, eût eu au moins la consolation de continuer ces dégrèvemens sur les contributions indirectes qui lui tiennent tant à cœur.

Mais le traité de commerce avec la France ne permettait point une combinaison aussi simple. La première conséquence de ce traité devait être d’accroître le déficit des finances anglaises. Au point de vue fiscal, le traité agit d’une façon contraire sur les deux pays. En France, le traité, remplaçant des prohibitions par des droits protecteurs, amènera l’importation de marchandises anglaises qui paieront à l’entrée, et il accroîtra le revenu de nos douanes. En Angleterre, l’effet obtenu sera différent. Les Anglais avaient conservé sur quelques marchandises produites par la France certains droits protecteurs : ils y renoncent, et font par là une perte sèche de revenu. Sur d’autres produits, les vins et les esprits par exemple, ils percevaient des droits fiscaux : ils opèrent des réductions considérables sur ces droits, et comme ils donnent le profit de ces réductions non —seulement à la France, avec laquelle ils ont traité, mais à toutes les provenances et à tous les pays, ils font un sacrifice notable de leur revenu. M. Gladstone estime ce sacrifice à 1,737,000 livres, ou un peu plus de 43 millions de francs : c’est en effet la somme dont profiteront les consommateurs anglais par l’abolition ou la diminution des droits ; mais 11 pense que, par l’accroissement de la consommation, le trésor recouvrera dès la première année 35 pour 100 des sommes dont il fait l’abandon. Cette prévision un peu optimiste laisserait encore à 30 millions de francs le déficit que le traité de commerce inflige au revenu britannique.

Devant cet accroissement de déficit que lui apportait le traité de commerce avec la France, M. Gladstone a pris un parti héroïque. Il a renoncé aux budgets de routine et d’expédiens, qui, tant bien que mal, mais sans gloire, pouvaient aligner le revenu à la dépense. Il a voulu construire un de ces budgets audacieux et savans qui impriment une puissante impulsion aux intérêts, saisissent les imaginations, et deviennent le type d’une ère financière. Ainsi avait fait sir Robert Peel en 1842, ainsi avait fait M. Gladstone lui-même en 1853. Dans sa pensée, 1860 devait laisser une empreinte semblable dans l’histoire financière de l’Angleterre. L’occasion était bonne pour frapper deux grands coups. D’un côté, il fallait signaler à l’Angleterre l’énormité de dépenses où la poussent la nécessité des temps ou ses propres entraînemens : M. Gladstone le pacifique, M. Gladstone l’ennemi des dépenses militaires n’a pas été fâché sans doute de redoubler l’enseignement de ce spectacle, en montrant avec éclat à son pays les efforts et les ressources de taxation que réclament ces attrayantes et ruineuses prodigalités. D’un autre côté, M. Gladstone a voulu apprendre à l’Angleterre que la nécessité des grandes dépenses ne laissait pas périmer la nécessité des grandes réformes qui aident aux progrès de l’industrie et entretiennent le bien-être au sein du peuple. C’est aux époques, a-t-il déclaré, où l’état demande le plus de sacrifices aux citoyens qu’il doit favoriser avec le plus de libéralité le développement de la richesse parmi eux, en les affranchissant des obstructions fiscales qui les embarrassent. Arrivé à cette résolution, où le conduisaient les conséquences matérielles et morales de notre traité de commerce, M. Gladstone en a pris à son aise avec le déficit. Au lieu d’user son ingéniosité et ses moyens d’action à replâtrer des lézardes et à boucher des trous, M. Gladstone a abattu des pans de muraille afin de rebâtir les parties ruinées de l’édifice. Il a profité de la maladie des faits pour redemander aux principes généraux leur saine vertu. Au déficit causé par le traité français il a ajouté ceux qu’entraînait la suppression des derniers abus ou l’opportunité d’heureuses réformes. On ne pouvait justifier le traité de commerce devant un public anglais qu’en le faisant coïncider avec la disparition des derniers vestiges des droits protecteurs. M. Gladstone a pris le tarif anglais ; il en a biffé tout ce qui avait encore l’apparence d’une protection ; il a fait lui-même ainsi de ses propres mains un déficit d’environ 26 millions de francs. Désormais le tarif anglais est bien le tarif du libre échange. Il comptait encore 1,163 articles en 1845, 466 en 1853, 419 en 1859. Après les changemens proposés par M. Gladstone, il n’en contiendra que 48, qui ne peuvent plus avoir d’effet protecteur, qui ne sont maintenus que comme moyens de revenus. M. Gladstone ne s’est pas arrêté là. Il a voulu donner à la classe des consommateurs un allégement sensible. C’était le cas, dira-t-on, de faire remise au public de la surtaxe du sucre et du thé. Le sacrifice eût été trop fort pour l’échiquier au gré de M. Gladstone, et d’ailleurs l’augmentation du produit des droits sur le thé et le sucre lui a paru prouver que ces droits ne pesaient pas trop lourdement sur la consommation. M. Gladstone a cherché ailleurs cette largesse qu’il voulait faire au public, largesse qui pût, avec l’effacement des protections, faire dignement cortège au traité français et léguer à l’avenir un souvenir reconnaissant de la présente année financière. Il l’a trouvée dans les droits sur le papier qu’il supprime, laissant ainsi dans le revenu un nouveau vide de 25 millions de francs.

Tous ces déficits extraordinaires, provenant du traité de commerce, de l’abolition des dernières protections et du droit sur le papier, de quelques réductions sur les droits d’excisé, équivalent, réunis, à une remise faite à la consommation commerciale annuelle anglaise de 4 millions sterling, ou environ 100 millions de francs. M. Gladstone, comptant qu’une remise aussi considérable faite au public donnera une impulsion énergique à la consommation, pense que l’échiquier regagnera dès la première année environ 21 millions sur cette somme, ce qui réduirait à 79 millions la perte du trésor. Il faut ajouter en conséquence ces 79 millions au déficit primitif qui résultait de la comparaison des dépenses avec les revenus ordinaires de cette année : or ce déficit s’élevait déjà à 235 millions. Il y avait donc à trouver les ressources nécessaires pour combler cette balance de 314 millions. M. Gladstone y pourvoit d’abord en maintenant la surtaxe du sucre et du thé, ensuite en faisant quelques économies peu importantes sur les frais de perception de l’impôt, ou en tirant de nouvelles ressources d’une taxe légère sur l’enregistrement des marchandises aux bureaux de douane, puis en recouvrant des droits dus par les brasseries et la production du houblon, droits dont l’administration ajournait jusqu’à présent de plusieurs mois la perception, et dont elle faisait ainsi en quelque sorte l’avance aux contribuables, enfin en demandant le renouvellement de l’income-tax sur la base de 10 pence pour livre, ou 4 pour 100 sur les revenus de 150 livres et au-dessus, et de 7 pence sur les revenus inférieurs à 150 livres, en stipulant l’acquittement de trois termes de cet income-tax avant la fin de l’année. Les crédits retirés sur le malt et le houblon procureront une ressource de 35 millions de francs ; les trois termes de Vincome-tax recouvrables dans le courant de cette année donneront environ 222 millions. Il y a une observation importante à faire sur les crédits du malt et du houblon : ils ne constituent pas une ressource permanente, ils ne profiteront qu’au revenu de cette année. Si par conséquent il ne devait pas y avoir l’année prochaine de diminution de dépenses, il faudrait les remplacer par une autre ressource. En ce sens, le budget des recettes de M. Gladstone ne présente pas tout à fait le type d’un budget définitif. On dirait que le chancelier de l’échiquier a voulu resserrer la liberté d’action de la chambre des communes et de son pays dans les termes d’une option étroite. « Choisissez, semble-t-il leur dire implicitement, entre la réduction de vos dépenses et l’augmentation de l’impôt du revenu ; ou vous dépenserez moins pour la marine et pour l’armée, ou vous paierez l’an prochain 1 shilling pour livre, ou 5 pour 100 de taxe sur le revenu. » La signification du budget de M. Gladstone est claire : la réduction des droits sur le sucre et le thé étant encore ajournée, le premier dégrèvement futur appartenant ainsi par droit d’antériorité à un grand impôt de consommation, il est évident que l’impôt direct sous forme de taxe de revenu devient un élément permanent des finances anglaises.

Tel est à grands traits le budget de M. Gladstone. On voit que c’est une conception courageuse, systématique et vaste. Nous serions fort surpris si ce plan, autant par les risques actuels qu’il affronte que par les principes qu’il engage pour l’avenir, ne soulevait pas au sein du parlement anglais une vive opposition. Des libéraux prudens pourront reprocher à M. Gladstone d’avoir de gaieté de cœur sacrifié, dans un moment de gêne, une trop grande portion du revenu ; ils pourront élever des doutes sur ses évaluations, peut-être un peu complaisantes, sur les accroissemens de consommation qu’il attend comme conséquence de l’abaissement de certains droits. Ils pourront dire que les avantages que le traité français promet au commerce anglais se produiront lentement, tandis que les effets de ce traité, au point de vue fiscal, se manifesteront par la diminution certaine et immédiate du revenu britannique ; ils objecteront surtout qu’il est pénible, pour la nation anglaise prise en masse, d’échanger une taxe comme celle sur les vins et les eaux-de-vie, qui n’affectait que les classes riches, qui la payaient volontiers pour leur agrément et leur plaisir, contre une aggravation de l’impôt du revenu, qui pèse si lourdement sur les classes peu aisées. Les membres du parti tory vont se réunir chez lord Derby pour concerter leur conduite dans la discussion du budget anglais. Nous serions surpris s’ils ne s’entendaient pas pour combattre le traité par des diversions cherchées dans la politique, et s’ils ne reprochaient pas au budget de M. Gladstone de préparer dans les finances anglaises la prédominance du système des taxes directes sur le système des impôts indirects, que préconise avec tant d’ardeur l’école de MM. Bright et Cobden. M. Gladstone a prévenu dans son beau discours la plupart de ces objections avec infiniment d’adresse, de bon sens pratique, de chaleur d’âme et d’élévation intellectuelle. Il a d’abord un grand avocat, la nécessité qui a porté les dépenses du gouvernement anglais au point où elles sont arrivées. Il a un puissant appui dans les principes de la liberté commerciale et de la politique financière, éprouvés déjà par tant d’expériences heureuses en Angleterre ; le succès de ces expériences ne lui fournit pas seulement toute sorte d’illustrations lumineuses en faveur de ses argumens, il lui donne la foi dans la réussite finale du système à l’application duquel il met la dernière main. Quels encouragemens dans les exemples qu’il peut citer ! Dans les dix années qui s’écoulèrent de 1832 à 1841, le gouvernement anglais n’avait diminué les droits de douane et d’excisé qu’à raison d’un peu plus de 3 millions par an. Pendant cette même période, le revenu indirect n’augmentait en moyenne que d’un peu plus de 4 millions annuellement, et les exportations annuelles de l’Angleterre ne s’accroissaient que de 38 millions. Quel changement dans les douze années écoulées de 1842 à 1853 ! Le trésor, dans cette période, remet à la consommation une moyenne de 25 millions de taxes par an : le produit des impôts indirects s’accroît annuellement de 5 millions et demi, et le commerce extérieur augmente ses exportations à raison de 107 millions chaque année. Les statistiques de l’income-tax confirment éloquemment ces chiffres. En 1853, trois catégories de revenus sur lesquelles la taxe était perçue, catégories représentant les profits de la propriété foncière, ceux du commerce et des professions, s’élevaient à la somme de Ix milliards 300 millions. En 1859, les mêmes catégories accusaient une somme de revenus de 5 milliards : en six ans, la richesse publique s’était accrue de 16 1/2 pour 100. Après de pareils faits, M. Gladstone n’est-il pas autorisé à présenter la remise de 100 millions de taxes qu’il est disposé à faire cette année comme devant être également féconde et pour le revenu indirect et pour l’extension du commerce anglais ? Sur le traité de commerce, sa grande habileté a été de montrer que de la part de l’Angleterre aucun principe du libre échange n’y était sacrifié, puisque ce traité n’accordait pas de privilèges aux produits français, et que tout ce qui était stipulé en faveur de ces produits serait accordé à ceux des autres nations. Abordant le côté politique de la question, il a dit éloquemment : « Les relations commerciales de la France et de l’Angleterre ont toujours eu un caractère politique. Quelle est l’histoire du système de prohibition qui s’était élevé entre les deux pays ? La voici. Ennemis au moment de la révolution de 1688, les deux peuples ont continué et perpétué leur hostilité par des droits prohibitifs. Et je ne conteste pas qu’ils n’aient ainsi atteint leur but, non au point de vue économique, — à cet égard le système était ruineux pour les deux pays, — mais au point de vue politique. C’est justement parce que cette politique n’a été que trop efficace que je vous invite à la renverser par une législation contraire. Si vous voulez lier d’amitié ces deux grandes nations dont les conflits ont si souvent ébranlé le monde, défaites, dans l’intérêt de vos vues actuelles, ce que vos pères avaient fait dans la logique des sentimens qui les animaient, et poursuivez avec constance un objet plus bienfaisant. Il y a eu une époque où des relations d’amitié existaient entre les gouvernemens d’Angleterre et de France : c’était l’époque des Stuarts, et c’est une sombre page de nos annales, parce que l’union était formée dans un esprit d’ambition dominatrice d’un côté, de basse et vile servilité de l’autre ; mais ce n’était pas l’union de deux peuples, c’était l’union de deux gouvernemens. L’union actuelle doit être, non celle des gouvernemens, mais celle des nations. » Qui n’applaudirait à un vœu si généreux, même lorsqu’on voit M. Gladstone oublier, dans la chaleur du discours, ce que reconnaissait lord Palmerston dans la discussion de l’adresse, à savoir que si la France eût été aussi éclairée que son gouvernement et aussi unie à l’Angleterre en matière de politique commerciale que M. Gladstone le souhaite, ce n’est point par un traité de commerce, c’est par une mesure législative que la France eût abrogé les prohibitions et réformé ses tarifs ?

À tant de talens et de qualités qui le rendent digne d’admiration et de sympathie, M. Gladstone joint une candeur généreuse, qui lui donne l’aimable physionomie d’un Grandison politique. Certes nous ne lui reprocherons point un excès d’effusion, nous qui voudrions de si bon cœur voir ses honnêtes romans transformer la réalité. Nous continuons au contraire à espérer que notre éducation publique gagnera aux réformes économiques auxquelles l’Angleterre nous encourage. Nous voulons croire que la liberté politique, qui seule peut maintenir ces unions de peuples rêvées par M. Gladstone, profitera chez nous des progrès de la liberté commerciale, et nous avons confiance que nous aussi nous serons capables de comprendre et d’applaudir des paroles aussi belles que celles par lesquelles M. Gladstone a terminé son exposé devant la chambre des communes. « En résumé, je puis le dire, j’espère que cette chambre ne reculera pas devant l’accomplissement de son devoir. Après tout ce qu’elle a fait en faveur des masses par le courage et la résolution de ses réformes commerciales, et non-seulement en faveur des masses, mais au profit de toutes les classes, au profit du trône et des institutions du pays, je suis convaincu que la chambre ne refusera pas de marcher hardiment dans la route où elle a déjà recueilli de si honorables récompenses. En agissant ainsi, vous pourrez répandre de nouveaux bienfaits sur le peuple, et les meilleurs des bienfaits, car vous ne forgez pas pour les hommes des soutiens artificiels avec lesquels vous vous chargiez d’accomplir pour eux ce qu’ils doivent faire eux-mêmes ; au contraire, vous élargissez leurs ressources, vous donnez à leur travail toute sa valeur, vous faites appel en eux au sentiment de la responsabilité, et vous ne paralysez pas leur indépendance. Autrefois, quand les souverains voyageaient, ils faisaient jeter de l’argent au peuple par leurs hérauts. C’était peut-être un beau spectacle ; mais, c’est un beau spectacle aussi, au temps où nous vivons, qu’une souveraine mise en mesure, par la sagesse de son grand-conseil assemblé en parlement, de distribuer ses largesses au peuple sous la forme de sages et prudentes lois, qui, sans ébranler les fondemens du devoir, brisent les entraves qui enchaînaient l’industrie, donnent au travail de nouveaux stimulans et de nouvelles récompenses, et qui conquièrent chaque année au trône et aux institutions du pays la gratitude, la confiance et l’amour d’un peuple uni. Qu’il me soit permis de dire à ceux qui se préoccupent justement de nos défenses nationales que ce qui nourrit la flamme du patriotisme au cœur des hommes, ce qui les unit, ce qui accroît leur confiance dans leurs chefs, ce qui leur apporte la conviction qu’ils sont traités justement, et que nous, leurs représentans, nous travaillons sans cesse à leur bien, n’est point une petite, une faible, une passagère portion de la défense nationale. Nous recommandons ce plan à votre impartial et pénétrant examen. Nous ne faisons appel ni à votre généreuse confiance, ni à votre compassion. Nous ne demandons qu’une enquête et une discussion impartiales ; nous savons que vous traiterez ce plan avec justice, et nous espérons qu’il obtiendra l’approbation du parlement et celle du peuple de cet empire. »

Pourquoi faut-il que ces nobles plans, ces glorieux labeurs, ces accens éloquens du gouvernement parlementaire, qui font tant d’honneur à l’humanité, soient troublés par de secrètes dissonances, et que le ricanement de la défiance vienne à tout moment glacer cet enthousiasme ? Avec la politique des réformes commerciales, avec la politique du travail et de la paix, tout devient clair et facile ; la sécurité rentre dans les esprits, on ne songe qu’à ce qui élève les peuples dans les voies du bien-être, de la liberté et de la dignité morale. Que les mystères, les convoitises, les jalousies, les chicanes de la politique extérieure se mettent de la partie, et tout au contraire se déconcerte et s’effare. On a pu, dans la même semaine, juger de ce contraste en Angleterre, en comparant la séance de la chambre des lords où il a été question des affaires de Savoie à la séance de la chambre des communes où M. Gladstone a présenté son plan financier. L’on en pourra peut-être juger encore par l’influence que les préoccupations de la politique extérieure exerceront sur la discussion du budget. Nous avons, quant à nous, exprimé notre opinion sur cette affaire de Savoie, et notre intention n’est point d’y revenir longuement. De toute façon, nous regardons la question comme malencontreusement et maladroitement engagée. Nous nous sentons assez bons Français pour ne point être indifférens à un agrandissement du territoire national, si cet agrandissement pouvait être obtenu par des moyens honorables et sans exciter contre nous d’irritation et de défiance. Nous sommes en même temps trop bons Français, nous avons une trop haute idée de la puissance actuelle et effective de notre pays pour croire que cette puissance ait besoin d’être accrue ou protégée par une acquisition quelconque de territoire. Nous craindrions au contraire de voir s’affaiblir le prestige moral de la France, si elle se montrait capable de sacrifier des intérêts importans et de soulever en Europe des difficultés graves pour la mince satisfaction de gagner un lopin de montagnes. Si nous regardons aux faits connus, il nous paraît téméraire d’engager dans l’opinion un débat sur l’annexion de la Savoie. D’abord il n’a pas été possible encore de citer une parole officielle ou un acte du gouvernement français d’où l’on pût inférer qu’il a émis avec précision une telle exigence, qu’il en a établi les conditions et fixé l’échéance. La version la plus plausible est que la cession de la Savoie eût pu s’accomplir dans le cas où la Vénétie eût été conquise sur l’Autriche et transférée au Piémont. Cette condition ne s’est pas réalisée : la remplacerait-on par l’éventualité de l’annexion de l’Italie centrale ? Le Piémont semble dire le contraire, si l’on en juge par les assurances de M. de Cavour, que lord Granville a fait connaître à la chambre des lords. La Savoie au surplus doit en tout ceci être consultée. Il faut tenir compte aussi d’un bon chien de garde, la Suisse, qui entend partager le déjeuner, s’il lui est impossible de le défendre et de le conserver intact. Les prétentions, pour ne pas dire les droits de la Suisse, nous détourneraient, quant à nous, de convoiter la Savoie. Pour nous donner la satisfaction d’une frontière naturelle, il nous faudrait en effet consentir à un partage. La Suisse aurait un morceau de la Savoie, le Piémont en garderait un pour protéger Turin, et nous nous adjugerions le troisième. Ce partage d’un petit pays, qui a une histoire glorieuse et qui possède des institutions libérales très avancées, nous paraîtrait une chose peu édifiante au siècle où nous sommes ; la France ne réaliserait pas une grande idée, et ne s’attirerait pas un grand honneur en y coopérant.

Une autre considération puisée et dans la disposition des esprits en Savoie, et dans l’état actuel de l’Italie centrale, augmenterait nos répugnances personnelles contre une telle combinaison. Le parti séparatiste en Savoie était, comme on sait, le parti clérical : le zèle annexioniste de ce parti s’était quelque peu refroidi depuis nos dernières difficultés avec Rome ; mais les événemens imminens dans l’Italie centrale peuvent ranimer l’hostilité des cléricaux savoisiens contre M. de Cavour et la politique italienne du Piémont. Nous touchons à la crise de l’Italie centrale. La France a transmis à l’Autriche les propositions anglaises. Si les analyses qui ont été publiées de la dépêche de M. Thouvenel sont exactes, la France s’approprie implicitement ces propositions : elle fait valoir l’œuvre de persuasion qu’elle a inutilement tentée dans les duchés, et se plaint que l’Autriche, en refusant de promulguer les réformes promises, ait rendu impossible l’exécution des stipulations de Villafranca ; elle demande donc à Vienne ce qu’elle a demandé à Rome pour la Romagne, non l’abdication d’un droit, mais la résignation pacifique au fait accompli. Nous croyons que les journaux ont parlé prématurément de la réponse de l’Autriche ; mais si elle n’est point arrivée encore, elle est aisée à prévoir. L’Autriche maintiendra par une protestation les droits que les traités lui confèrent, et regardera passer les événemens. Alors s’accomplira ce que nous appelons la crise de l’Italie centrale. Nous ne cherchons pas à deviner les moyens qui seront employés pour accomplir l’annexion. Y aura-t-il de nouvelles votations sur l’annexion même dans les duchés et dans la Romagne ? Emploiera-t-on le suffrage universel ou la loi électorale sarde ? L’opiniâtreté du dictateur de Florence, qui jusqu’à présent lui a si bien réussi, triomphera-t-elle encore ? Ces détails, obscurcis par des bruits contradictoires, nous paraissent peu importans. Quels que soient les moyens qui doivent être mis en usage, tout se prépare pour l’annexion. On annonce comme devant paraître incessamment un manifeste du roi de Sardaigne aux populations de l’Italie centrale. Le roi, dit-on, se prononcera dans ce document en termes si formels sur l’annexion, que les assemblées de l’Italie centrale devront regarder leur tâche comme finie. Elles se réuniront une dernière fois pour prendre acte de l’acceptation par le roi Victor-Emmanuel de leurs vœux d’annexion. Elles se dissoudront, et l’on procédera aux élections des députés au parlement piémontais, auxquelles on se prépare partout avec activité. À cette période, l’occupation militaire du centre de l’Italie par les troupes sardes, occupation prévue par les propositions anglaises, aura lieu. Ce sera un moment solennel et grave. C’est sans doute le moment qu’attendra l’Autriche pour lancer sa protestation. Nous persistons à penser qu’elle se contentera de protester, quoique l’ardeur avec laquelle le Piémont pousse ses préparatifs militaires et le travail de ses arsenaux semble annoncer d’autres craintes. On dit en effet que le Piémont achète six mille chevaux et mille mulets, et qu’il a commandé des canons par centaines en Suède et en Angleterre. Nous comprenons que le Piémont prenne ses précautions contre des événemens possibles, bien qu’il ne nous paraisse point que ce soit contre l’Autriche qu’il ait à utiliser immédiatement ces préparatifs. Non, au moment où se fera l’annexion et où s’accomplira matériellement la lésion du droit ancien qui régissait l’Italie centrale, la grosse affaire du Piémont ne sera point encore avec l’Autriche, qui ne lui opposera qu’une protestation diplomatique. La véritable, la grave difficulté se lèvera du côté de Rome. Cette difficulté, qui est prochaine, se présentera peut-être sous deux formes. Il y a des fermens d’insurrections dans les Marches et dans l’Ombrie : ils pourraient éclater inopinément par le fait seul de l’annexion, et amener un nouveau et périlleux démembrement de l’état pontifical ; mais lors même que les exhortations des chefs politiques parviendraient à contenir les impatiences des Marches et de l’Ombrie, il faut s’attendre à une explosion d’un autre ordre. On assure, et nous n’avons pas de peine à le croire, que l’on prépare à Rome une excommunication formelle contre le roi de Sardaigne, laquelle serait lancée au moment où l’annexion se réaliserait par l’occupation piémontaise de la Romagne. On fait courir bien d’autres bruits sur les résolutions extrêmes de la cour de Rome. On va jusqu’à dire que le pape prend ses mesures pour le cas où il se verrait privé de sa liberté, et aurait remis, tant les imaginations exaltées vont loin dans le chimérique et dans l’absurde, ses pouvoirs spirituels au cardinal Wiseman. Ce sont là de tristes et regrettables extrémités qui ne peuvent manquer de produire un grave ébranlement dans le monde moral. Nous avons toujours fait des vœux pour qu’elles fussent évitées, et nous espérons jusqu’au dernier moment que tous les tempéramens possibles seront employés pour les conjurer ; mais ce sont des conséquences qu’il faut bien avoir le courage de regarder en face, quand même on réussirait à les prévenir.

De telles éventualités ranimeront sans doute en Savoie un parti séparatiste en jetant l’irritation au sein du parti clérical. Les chocs de la politique piémontaise et de la cour de Rome pousseront certainement vers l’annexion à la France une portion de la population savoisienne ; mais nous poserons ici une simple question. Est-ce bien au moment où l’inexorable logique des faits consommerait en Italie, au profit de la Sardaigne, le déchirement des stipulations de Villafranca d’une part, le démembrement de l’état pontifical de l’autre, que nous serions fondés à réclamer de la Sardaigne une cession corrélative à des actes que nous accepterions dans le domaine des faits nécessaires, mais dont nous repousserions la solidarité légale ? Évidemment les journaux qui ont si intempestivement agité l’annexion de la Savoie n’ont pas songé à la gravité morale d’une semblable question, et ont mal compris le sentiment de l’honneur national. Lord Palmerston, en demandant aujourd’hui même l’ajournement de la motion de M. Kinglake relative à la Savoie, confirme l’opinion que nous avons exprimée dès le premier moment : c’est par étourderie que cette question a été introduite dans les discussions publiques, et les intérêts européens qui y sont engagés seraient compromis par des controverses prématurées. e. forcade.



Nous croyions que M. Richard Wagner avait terminé, au Théâtre-Italien, le cours de son expérimentation sur le public parisien, et nous pensions que les trois concerts qu’il a donnés l’avaient suffisamment édifié sur l’aptitude du peuple français à devancer les générations futures dans la compréhension de la musique de l’avenir. Notre jugement était prêt, lorsque nous avons appris que M. Wagner, qui est assez riche pour payer sa gloire, convie de nouveau le public à une quatrième épreuve, où il fera entendre des morceaux de sa composition que ne contenait pas, assure-t-on, le programme des trois concerts auxquels nous avons assisté. Ne voulant pas que le bruyant réformateur puisse nous accuser d’un déni de justice et nous opposer, comme on dit au palais, une fin de non-recevoir, nous retardons jusqu’au 1er mars la publication de notre étude sur l’auteur du Tannhauser et du Lohengrin. Il tempo è galant’uomo, disent judicieusement les Italiens. p. scudo.


V. de Mars.